Figures de clercs dans Girart de Roussillon
p. 113-132
Texte intégral
1A constater le petit nombre d’intervenants qui ont choisi de parler des clercs "épiques", on est amené à conclure qu’il y a là peu abondante matière, ou qu’elle a déjà été presque épuisée par des études antérieures, ces deux explications ne s’excluant d’ailleurs pas, bien au contraire. Le chant aux bellatores cantonne nécessairement dans ses marges ceux qui assurent le ministère de la parole (oratores) et se définissent comme inermes1. De surcroît, écrit du point de vue des premiers, il tend à méconnaître la valeur des seconds et de leur mode de vie. Il ne saurait y être question de "débat du clerc et du chevalier" et, a fortiori, la raison du premier ne saurait y être considérée comme la meilleure2.
2C’est sur ce fond de rareté des clercs en épopée et de l’anticléricalisme 3 présidant à leur peinture que l’on situera l’analyse de Girart de Roussillon.
3Le premier point qui frappe est le nombre et la variété des personnages. Tous les ordres de l’institution ecclésiastique y sont attestés.
4Séculiers et réguliers sont représentés par de grands dignitaires dont les charges font l’équivalent de ces grands seigneurs que sont Girart, Fouque, Thierry de Scanie et tous les autres. Archevêques et évêques d’un côté (l’archevêque de Reims, laisse 35 ; l’évêque Florent, 1. 22 ; l’évêque de Soissons, 1. 28 ; l’évêque Brocard, 1. 401 ; Barthélémy, l’évêque d’Autun, 11. 410 et 665 ; Augis, l’évêque d’Orléans, ll. 546 et 609-6104). Abbés de l’autre (l’abbé de Saint Rémy, 1. 21 ; l’abbé de Saint Denis, 11. 27-28 ; l’abbé de Sainte Lée à Orléans, 11. 116 et 119 ; l’abbé Cafroi, 1. 131 ; un abbé breton, 11. 347-348 ; frère Bormon, le prieur de Saint Sauveur à Troyes5, 11. 461-472). A un rang institutionnellement plus modeste, qui n’est pas en rapport nécessaire avec celui, littéraire, qu’ils jouent dans la chanson, des moines (Garsent, 11. 645 et 667.. sans oublier celui qui a un statut tout particulier en la "personne" de l’auteur, 1. 3), des ermites (11. 513-524), et nombre de clercs, pour la plupart séculiers, mais dont le statut ecclésiastique n’est pas toujours aisé à préciser car l’histoire n’est pas racontée de leur point de vue. On rencontre ainsi, au cours d’une bataille, Arbert "lo cierge de vilemaur" (v. 6532), Aymar, "clers de Paris" (v. 7787) qui se trouve à la cour de Charles, ou "dous clers rius e letraz" (v. 8752) qui apportent de l’argent à Girart, ou encore les trois clercs témoins de l’entrée finale de Berthe et de Girart dans la basilique de Vézelay (laisse 664). Plus faciles à situer sont Bienassis, le chantre de l’église cathédrale d’Orléans (laisse 545) et le chapelain de Berthe (11. 648 et 661).
5A côté de ces personnages non toujours nommés, mais toujours individuellement désignés, il faut ajouter des groupes, généralement nombreux, de gens d’Église (évêques et abbés) mentionnés à plusieurs reprises : à la cour de Charles (laisse 4) ou suivant son armée (1. 348), faisant partie de l’ambassade envoyée à l’empereur de Constantinople (1. 11) ou dans l’entourage de la reine Elissent (1. 612).
6Enfin, les couronnant tous, le pape est très présent dans tout le début de la chanson (laisses 1-29) et, symétriquement, dans sa dernière partie (laisses 620, 627 et surtout 636-39).
7Leurs rôles sont de natures si diverses, qu’on a du mal à trouver un principe de classement qui n’en omette aucun.
8Ces rôles ont en commun de les montrer en tant qu’auxiliaires de l’action épique, et non pour eux-mêmes. Si l’évêque Florent 6 est préposé à la garde du trésor des reliques constitué par l’empereur de Constantinople (tâche qui paraît bien convenir à un ecclésiastique de haut rang), il apparaît dans la chanson seulement parce que l’empereur veut impressionner les ambassadeurs occidentaux en les leur montrant ; si Bienassis est le chantre de l’église cathédrale d’Orléans, le poète, qui le présente comme tel, ne le fait intervenir que parce que la reine Elissent aura recours à lui pour héberger Girart et Berthe avant la réconciliation du comte avec le roi ; le chapelain de Berthe n’apparaît pas en tant qu’aumônier de la cour comtale mais parce que la comtesse l’a choisi pour l’accompagner dans sa participation nocturne au chantier de Vézelay : il est le témoin et le garant de l’honnêteté de sa conduite. Le gauchissement de la fonction statutaire à l’emploi épique peut être considérable : des trois moines mentionnés, l’un est chargé d’une mission diplomatique (frère Bormon en messager), le second intervient pour interpréter un songe (Garsent), le troisième est (se dit) l’auteur de la chanson. Les condamnations que la règle de saint Benoît et/ou l’Église médiévale portent sur les moines gyrovagues, l’oniromancie et la littérature profane rendent paradoxales ces figures et soulignent à l’évidence leur caractère fictionnel.
9Auxiliaires de l’action épique, les clercs le sont d’abord sur le plan matériel.
10Ils sont rares à pratiquer l’auxilium au sens féodal et guerrier. L’évêque Brocard et le clerc de Vilemaur, seuls à jouer ce rôle, n’occupent que quelques vers : le premier n’a que le temps.. ou l’espace (vv. 6005-014) de brèves paroles belliqueuses démenties par Boson, et le second (vv. 6533-542) dispose du même pour être mis hors de combat par Fouque.
11En revanche, plusieurs pratiquent l’hospitalité, – dans des contextes très différents. A Orléans, l’abbé de Sainte Lée se réjouit de la venue de Fouque à Bourg-l’Abbé et lui fait bel accueil (vv. 1912-13). Les deux ermites mentionnés ci-dessus donnent asile à Girart fugitif et à Berthe et les hébergent pour la nuit : le premier leur offre "de pomaz qu’il a fait e pan d’avens" (v. 7403), "Enuit prendez arbergeson" (v. 7436) les invite le second. Enfin, le chantre Bienassis logera lui aussi Berthe et Girart.
12Cette aide peut encore se manifester par le don d’argent et par la communication de nouvelles. C’est ce double rôle que jouent auprès de Girart les deux "clers letraz" de la laisse 598 et l’évêque d’Autun auprès de Fouque (laisse 410).
13Très souvent, ils apparaissent comme participant à la vie de la cour et du royaume à des niveaux et dans des circonstances très variés.
14Dans la vie quotidienne, c’est un clerc qui règle la distribution des aumônes (nourriture et vêtements) à la cour royale (Aymar, laisse 540)7.
15Dans l’ordre du politique, en temps de paix comme en temps de guerre, évêques et abbés, et parfois de moins grands clercs, sont constamment présents. Ils assistent aux "cours" réunies par le roi : celle sur laquelle s’ouvre le récit mentionne leur présence nombreuse :
Entre bibes e abes mais de mil son.
v. 61
Cf. aussi v. 32
16Prélats et grands seigneurs y sont mis sur le même plan :
Ne lai intre doncel ne liu frichcon,
Se molt n’est granz persone o riu baron.
vv. 58-59
17Leur présence aux "conseils" qui rythment, entre les batailles, le conflit opposant le comte au roi est parfois mentionnée, même si leurs prises de parole sont rarement rapportées (l’abbé Cafroi au conseil de Fouque, l’évêque d’Autun à celui de Charles). Surtout ils interviennent dans les processus de négociation où ils représentent un pouvoir avec lequel il faut compter et qui ne se confond pas avec celui du roi ou du feudataire : à ce stade sans doute n’est-il pas entièrement satisfaisant de parler d’"aide". Car ils agissent aussi par eux-mêmes8. Par exemple, après la bataille de Vaubeton, évêques et abbés sont chargés de tâches rituelles et sanitaires :
Les bibes es abas funt demandar :
Comandent lor lo camp bien a gardar,
les mors a sofoïr, (les vis sanar).
vv. 3182-84
18mais avant cela, ce sont eux qui ont obtenu de Girart qu’il accepte un accord avec Charles :
Tant meinent la razon li bibe el par
Que ferent les compaignes senz desarmar
E dant Girart de peiz au rei annar..
E la feide des mors fant pardonar,
E le vis qui sunt pres funt deliurar.
vv. 3175-181
19Partout où nous parlerions de démarche diplomatique, des clercs interviennent. Un clerc peut être le messager d’un des protagonistes (frère Bormon), même s’il n’y a pas là de domaine réservé, puisque des laïcs remplissent aussi, et plus souvent, ce rôle. Les grandes entreprises politiques, qui concernent le royaume (de France) et, plus encore, la chrétienté, ne vont pas sans eux. La seconde ambassade envoyée par Charles à l’empereur de Constantinople est composée pour moitié de gens d’Église (laisse 11). Le pape en fait partie et il y jouera un rôle important de porte-parole (11. 16 et 20)9. Il est présenté en parallèle avec Girart ainsi que d’autres clercs :
Premiers vait l’apostoiles e dus Girard,
E li saive dutor de tos les ars.
vv. 196-97
20Au retour, les discussions avec Charles, qui ne voudra pas entériner l’accord conclu, mettront essentiellement en valeur les orateurs ecclésiastiques qui tenteront de le faire revenir sur son refus : l’abbé de Saint Denis, l’évêque de Soissons et le pape. C’est l’archevêque de Reims qui rédigera l’accord finalement intervenu entre Girart et Charles (v. 482). La conclusion définitive de la paix entre les deux héros à la fin de la chanson donnera beaucoup d’importance au rôle du pape. Il apparaît comme l’intermédiaire nécessaire :
Per conseil Andicas e Bedelun,
Qui lauant a Girart e a Folcon
Qu’aduient l’apostoile en lor reion
Por faire paz de lor e de Carlon ..
vv. 9065-68
21On le voit s’adresser successivement aux chefs des deux partis (laisse 636), puis à tous ceux qui les suivent.. ou les précèdent sur le chemin de la guerre pour les amener à résipiscence (11. 636-37).
22Mais s’ils parlent et agissent en politiques, ils tiennent conjointement un discours moral10, et c’est donc aussi un rôle de conseillers spirituels qu’ils assurent. Leur fonction leur permet de passer sans heurt de l’un à l’autre. Quand Elissent demande à l’évêque Augis de s’entremettre auprès de Charles pour que celui-ci se réconcilie avec Girart, elle lui demande une intervention dans l’ordre du politique. Et c’est bien ce qu’il fait, tout en donnant à son discours une inflexion particulière par la place faite aux torts causés aux gens d’Église (vv. 8912-17 – 8937-8943). Plus nettement, le pape mêle paroles à portée politique et religieuse. Il explique au roi comment Girart s’est conduit de façon à lui faire honneur, en bon vassal, en faisant couronner empereur son fils Pépin (vv. 8963-64). Le roi répond dans le même registre, objectant au pontife qu’une majorité de ses gens ne veut pas entendre parler de la paix, mais que lui, "en Deu amor" (v. 9365) serait prêt à la faire. Le pontife conclut :
"En nos pregerem Deu que hui labor".
v. 9368
23Lorsqu’il s’adresse à la foule, dans laquelle se trouvent les foudres de guerre mentionnés par Charles, il se présente en chef de l’Église :
"Nos em de Sainte Glise li drez pastor,
Dunt Deus fist de saint Pirre son jujador"
vv. 9383-84
24et il rappellera qu’il parle au nom de Dieu, ce qui lui confère une autorité qui le fonde à commander à tous les chrétiens (v. 9395). Ce n’est plus un discours diplomatique et politique mais un sermon qu’il prononce :
"Breu sermon vos ferai de veritat"
v. 9431
25Le thème de cette homélie, c’est l’orgueil et l’humilité :
"Dirai vos que Deus fait en magestat ;
Orguel besse e cha(r) ten humilitat".
vv. 9432-33
26Il y est question non seulement de l’intérêt, de l’honneur et du droit des hommes, mais de péché et de pénitence (vv. 9396-97), de l’honneur .. de Dieu (v. 9403) et du salut des âmes (vv. 9405-06). Déjà, lorsqu’évêques et abbés étaient présentés comme approuvant la conduite de la reine (et critiquant celle du roi), ils mettaient l’accent à la fois sur son sens politique et sur ses vertus (vv. 8978-882). Enfin, le second ermite11 rencontré par Girart jouera bien pour lui ce rôle de conseiller spirituel que ses semblables assurent avec les chevaliers de la Queste del Saint Graal :
"Por Deu, si vos requer conseillezon."
E l’ermites (li) dis : "Molt l’aurez bon".
vv. 7434-35
Li sainz om li a fait de bien enprance.
v. 7450
27S’il dénonce l’incohérence de Girart qui prétend tuer Charles alors qu’il n’a pu le faire du temps de sa puissance (vv. 7463-65), il condamne surtout le péché auquel le comte est en train de succomber :
"Granz pechaz, dis Termites, t’i desenance".
v. 7462
La formule est reprise v. 7474
28Dans la laisse 522, il reproche au héros de reproduire le péché d’orgueil qui fut celui des anges révoltés, – et déchus, le montre séduit par le diable :
"Pecaz e enemis t’a decobut" ;
v. 7488
29et en danger de damnation :
"En iste voluntat criem que te tut.
Aiduns t’aura tôt quite conquesut".
vv. 7485-490
30Dans les vers 7497-7511, il évoque longuement le sort qui attend le traître à son seigneur : la justice des hommes le condamne à être écartelé, celle de l’Église, selon "la lei au Redemptor" l’expose à mourir impénitent et damné. Là encore, il s’agit donc bien d’un "sermon". Ce qui est en cause, dans le discours de l’ermite, c’est l’avenir politique de Girart et son avenir spirituel : s’il renonce à son projet criminel et fait pénitence :
"Enquor aras barnat, terre e onor".
v. 7520
31s’il s’obstine, il met en jeu le salut de son âme, s’entend-il dire.
32Ainsi, même compte tenu de son point de vue épique, l’auteur de Girart de Roussillon conserve à "ses" clercs ce qui les définit d’abord : leur rapport à la parole dite ou écrite ; ils sont, pour lui, des oratores, qu’il s’agisse de transmettre un message, de donner des conseils politiques, moraux, spirituels, de prêcher ou de prier. Certes, ils n’ont pas le monopole de tous ces rôles, – une des qualités de ce Fouque, présenté comme l’idéal incarné du chevalier n’est-elle pas sa maîtrise de la parole et son éloquence (il est "enparlaz", v. 4987) ? Mais ils sont les seuls à pouvoir les assumer tous, et seulement ceux-là. Il y aura donc lieu de s’interroger sur ceux qui, combattant, font exception à la règle. En revanche, ne pose évidemment pas question la pratique de vertus comme l’hospitalité, la générosité qui n’ont pas de valeur définitoire pour un (seul) groupe social.
33La première partie de cette étude ne s’intéressait pas, en principe, à l’éclairage positif ou négatif des clercs de Girart sur lequel il nous faut à présent nous interroger. Notre texte se différencie à nouveau de la tradition épique la plus couramment attestée par une représentation majoritairement positive de ces personnages.
34De tous ceux que nous avons énumérés, quatre seulement sont des personnages négatifs, et, de surcroît, ne jouent que des rôles très secondaires, jamais indispensables à l’action.
35Deux sont des "clercs combattants". L’un est Arbert, "lo cierge de Vilemaur" (laisses 448-450). Le marquage négatif est d’ailleurs très peu explicite. Il me paraît cependant indéniable dans la mesure où Arbert est montré comme attaquant Fouque de façon délibérée au cours d’une bataille, alors que celui-ci est le héros positif par excellence du poème. Le récit, très bref, rétablit la hiérarchie évidente : Fouque l’emporte sans mal sur un adversaire qui est présenté de manière neutre, et en particulier ni comme un lâche, ni même comme un outrecuidant. Le cas de l’évêque Brocard, comparable, est, lui, sans équivoque. Le poète prend parti en le traitant de "clerges malaës" (v. 6006), en le montrant détenteur d’un savoir et d’une intelligence pervers ("de males arz", v. 6006, avec la connotation diabolique de l’expression), parent du roi (v. 6007) qui n’a pas le beau rôle dans la chanson, et de surcroît dans une alliance suspecte avec celui dont il est le "fraires bastarz" (v. 6007). Ajoutons qu’il est qualifié de "bebes gras" (v. 6028), classique "reproche" épique adressé aux gens d’Église12 : à lui seul, l’adjectif suggère cette vie de paresse et de bombance supposées qui s’oppose à la vie d’épreuves et de manques qui est celle des chevaliers. Boson, un parent de Girart, fera aussitôt justice de lui d’un seul coup d’épée (l’évêque n’est donc pas un combattant valeureux) et accompagnera sa mort d’un sarcasme insultant :
Pois li rovet cantar seculas.
v. 6034
36qui le remet, si l’on peut dire, à sa place de "latinier"13.
37Un autre clerc marqué négativement est Aymar, celui qui cherche à écarter Girart de la distribution des aumônes royales :
E quant il veit Girart, fait un fein ris :
"Veez vos ceu truant a ceu cap gris !
Enquel pout gaainar de qu’el garis" ..
E cis se trait vers li, per poin le pris :
"Dun vilan patuners, ke ca quesis ?
Si nen iere por Deu, eu vos feris".
vv. 7788-7795
38On peut le taxer d’avarice même si ce ne sont pas ses deniers qui sont en cause. On doit retenir contre lui l’abus qu’il fait de son pouvoir, brutalisant un pauvre et se moquant de lui, et son absence d’esprit de discernement, – puisqu’il voit un simulateur dans un homme animé de bonnes intentions, puisqu’il imagine le Mal là où est le Bien, à moins que, pire, il faille penser que, s’il avait reconnu Girart, il aurait agi de même, comptant au nombre de ceux qui ne veulent pas d’une réconciliation entre le comte et le roi. En tout cas, l’avarice ou la cupidité, contraires à l’esprit de largesse qui doit animer le chevalier dans sa fonction de redistributeur des richesses, est aussi une des critiques épiques les plus souvent formulées à l’égard des gens d’Église14.
39Enfin, celui qui a le rôle le plus développé est le risible frère Bormon qui introduit une rare note comique dans Girart. Le choix effectué par Girart en l’occurrence a ses raisons :
N’i osa trametre orne de grant valor,
Que trop sat grant la guerre e la iror.
vv. 6666-67
40mais le clerc ainsi désigné ne s’acquittera pas au mieux de sa mission. Peut-être le poète a-t-il voulu seulement amuser son public en écrivant une variation sur le thème bien connu du moine peureux, attaché aux "biens"15 de ce monde, dont la conduite sert de faire-valoir à la fierté chevaleresque. La fonction de messager est à la fois peu gratifiante et dangereuse16. Tout le passage va donc être centré sur le leitmotiv de la peur anticipée du prieur ("Mais non ac anc (ogut) tan grant poor", v. 6675), puis bien justifiée par le cours des événements, au moyen de vers qui terminent plusieurs laisses :
El moinges, quant l’oït, vougre esser loin.
v. 6693
Cf. aussi vv. 6700 et 6724.
41ou qui introduisent des variantes comiques en cours de laisse. La brutalité et la grossièreté de Charles :
"E vo, qu’aveiz furnit aiquest besoin,
Consuiraz sui des coiz c’on vos vergoin".
vv. 6691
Cf. aussi v. 6699 et 6732
42servent un peu à qualifier négativement le roi, mais bien davantage à faire rire le public aux dépens du prieur, associé au registre bas des fonctions sexuelles17 et pressé de fuir la cour en un mouvement qui n’a rien à voir avec la fuga mundi censée être à l’origine de son choix de vie :
E tem noil face torre la genitence,
Cal ore qu’en fust fait la penitence.
Parlet com saives om de grant creence :
Don li conjat de Deu e la lecenze.
"Tornaz m’en vourie estre a l’obience".
vv. 6703-07
43Voilà Yorator réduit au silence :
E monges, quant l’auit, ne sout que dir,
Mais prest per poin son fame, encan eisir,
E poiget al peiron ; non cuit pois vir.
vv. 6733-35
44Comique prolongé par l’évocation de la fuite de frère Bormon "o cheval gras" (v. 6738), – tel cheval, tel maître. A eux deux, Brocard et Bormon synthétisent la silhouette de Sancho Pança sur sa mule, tandis que le prestige des os et des muscles, sans un pouce de graisse (on voit bien la valeur de l’opposition) héroïse le chevalier : frère Bormon sert à mettre en valeur Pierre de Mont-Rabei le messager "laïc" (11. 228-310) à propos duquel le poète ne tarit pas d’éloges.
45Si l’on veut chercher, au delà des topoï très consciemment utilisés par un auteur qui est lui-même un "clers letraz"18, on constate que, d’intention ou de fait, tous ces personnages parlent et/ou agissent contre la paix qui est la valeur première célébrée par le poète et le but qu’y recherchent tous ses héros positifs. Arbert et Brocard participent en personne à la violence guerrière ; mais surtout le discours de l’évêque est un discours belliqueux : s’il adresse des reproches à son frère, c’est parce qu’il le juge trop vite prêt à renoncer, et, le traitant de lâche, il trouve la critique irrecevable par un bellator, la mieux faite pour prolonger les hostilités. Par sa pusillanimité, Bormon ne donne pas une chance au discours de Girart : Charles a trop facile de réduire au silence un homme qui craint pour moins que sa vie, et de repousser le message de qui l’a envoyé sans même le discuter19. Par sa brutalité rapace, Aymar manque de faire avorter la réconciliation entre les deux protagonistes : découragé par ce méchant accueil, le comte quitte la cour :
Gran joi en a Girarz can le gerpis,
E ven a la contesse e si li dis :
"Pechaz nos a menat en is païs".
vv. 7797-7799
46et il faudra toute l’insistance de sa femme pour qu’il se risque à une autre tentative (1. 541).
47Tous les autres sont des personnages positifs.
48Rien que d’attendu pour les ermites20. Il est cependant intéressant de voir quelles sont les qualités que le texte leur prête puisqu’on peut les appréhender comme des personnages exemplaires. C’est surtout le portrait du second qui est détaillé : "le saint ome" (v. 7407, repris aux vv. 7439 et 7450), ce seul mot résume tout. Parmi les traits escomptés, car ils justifient à la fois le rapprochement avec la vie chevaleresque (mutatis mutandis) et les éloges qui s’ensuivent, on note l’austérité d’une vie toute consacrée à la prière et à la mortification (1. 517). Ce qui est moins attendu est l’accent mis sur une sagesse fondée sur le savoir, – c’est ce qui différencie le second ermite du premier qui est un homme pieux, charitable et de bon conseil mais qui n’a pas l’autorité que donne la connaissance (vv. 7364-65) dont dispose le second :
Molt fu saives de letres, tant a lescut.
v. 7476
49Tout son discours est donc celui d’un sage, – d’un homme de sens, de science, de vertu .. et de Dieu. On remarque aussi la sévérité du ton et la franchise du propos : le bon conseiller spirituel est celui qui ne flatte pas son pénitent, qui dit la vérité au nom de Dieu, au contraire des "losengiers" de toute sorte. Et on est sensible à sa sagesse : il met Girart en garde mais cherche aussi à ne pas le désespérer. On a là un modèle de pédagogie pénitentielle. Cet homme retiré du monde sait bien qu’il s’adresse à quelqu’un qui, lui, est dans le monde et lui demeure violemment attaché, à quelqu’un aussi qui n’est pas un homme de réflexion et d’étude. Il utilise donc tous les arguments qui peuvent l’ébranler : l’attente d’une réconciliation humaine et la mise en garde contre un projet irréaliste, l’incitation au repentir, la crainte de la damnation et l’espérance en Dieu. Il faut évidemment un personnage fort pour qu’il ait une chance d’être entendu de Girart21 et pour que l’auteur puisse donner validité à sa vision du monde. Aussi place-t-il dans sa bouche22 l’idée qui informe toute la chanson : l’opposition entre l’humilité qui sauve et l’orgueil – péché des guerriers – qui damne.
50Que devient cette représentation lorsqu’il s’agit des autres clercs, ceux aux dépens de qui s’exerce souvent l’anticléricalisme épique ?
51On peut dire qu’elle est maintenue et que c’est donc l’ensemble de la cléricature qui en sort grandie, et pas seulement tel(s) de ses membres.
52Certes, tous les clercs de Girart n’ont pas droit à des portraits aussi "soignés" que celui du second ermite, mais si, pour certains, leurs actes parlent suffisamment pour eux, pour d’autres, l’auteur mentionne les qualités qui les caractérisent.
53Elles sont essentiellement au nombre de deux.
54La première montre en eux des hommes de sens et de science. Le pape en particulier est présenté comme un homme de "sen soutil" (v. 253) ; il est un "cierges molt sapiens" et "paraulet molt saives a covinent" (vv. 444-45) ; le même thème sera repris à la fin de la chanson :
E tinent lo por sage parleor.
v. 9380
55Mais il n’a pas le monopole de cette sagesse. Dans la mesure où, en particulier dans le premier épisode de la chanson, il est entouré d’abbés et d’évêques (abbé de Saint Denis, archevêque de Reims, etc ..) qui pensent et parlent comme lui, on est fondé à considérer qu’ils ont les mêmes qualités que lui, et le poète précise d’ailleurs :
Per pau li cons le roi ne desafie,
Se nel tangues li sanz de la clersie.
vv. 399-400
56La sagesse de ces clercs contraste évidemment avec l’emportement, la sensualité et l’égoïsme de ce roi indigne qui ne pense qu’à lui mais ni au royaume ni à la chrétienté. Quant au comte, ce n’est pas de lui-même qu’il s’élève à ce sens de la mesure : il a besoin des exhortations des gens d’église. La même remarque peut être faite pour "li bibe li plus senat" (v. 8978) qui approuvent la conduite d’Elissent ou par "li saive dutor de tos les ars" (v. 197) en ambassade à Constantinople.
57Sagesse et science ne se distinguent pas vraiment mais sont les deux faces d’une même force vertueuse. Si le deuxième moine est "letraz", les deux clercs qui font largesse à Girart (1. 598) le sont aussi et le poète accorde beaucoup d’importance à cette détermination dont aucun bellator ne bénéficiera, pas même l’idéal Fouque23, puisque c’est ainsi que lui-même se présente :
Sestu, mongres corteiz, clerz de moster
v. 2424
58Le poète de Girart s’inscrit ainsi à l’encontre de tous les autres auteurs épiques qui ne prennent jamais en compte l’aspect intellectuel de la vie cléricale. Dans la mesure où celle-ci ne comporte pas les difficultés inhérentes à la vie de chevalier, ils n’y trouvent que mollesse, oisiveté et goinfrerie ; d’ailleurs, notre auteur utilise le topos puisque deux (mais deux seulement) de ses clercs sont suspects de ce vice ; encore, pour frère Bormon, n’est-ce que par métonymie. Ils ne mentionnent même pas l’application à l’étude, l’ascétique apprentissage de la sagesse dans la fréquentation assidue des livres qui associe scola caritatis et studium literarum. En insistant sur les valences de l’étude comme moyen d’accéder à la sagesse, l’auteur de Girart redonne toute sa dignité à la clergie et il montre a contrario quel outil de maîtrise d’eux-mêmes et du monde manque aux bellatores (le roi en est un au même titre que Girart), alors que le gouvernement des terres et des hommes qui leur est confié, le leur rendrait nécessaire. Au début de la chanson, celui qui a le plus de sens politique, c’est le pape ; ce ne sont ni le roi, ni le comte, qui ne pensent qu’en termes de relations interpersonnelles.
59La seconde qualité dont sont doués éminemment les clercs de Girart, c’est la sincérité, la loyauté. On peut citer à nouveau le pape :
L’apostoiles parlet cum hom leiaus.
v. 9462
60mais aussi remarquer le retour de la même affirmation à propos de personnages secondaires, – par exemple dans le portrait de l’abbé qui accueille Fouque à Orléans et dont celui-ci déclare :
"car il nen est, dis Folche, mige ipocriz"
v. 1845
61ou dans ce jugement qui concerne un groupe nombreux de dignitaires ecclésiastiques :
Lai ai tantes persones25 a cuer vrai !
v. 32
62Là encore, l’auteur s’inscrit en faux contre le stéréotype qui, pour mieux valoriser les chevaliers et montrer les clercs sous un jour négatif, fait de ces derniers autant d’hypocrites et de traîtres en puissance.
63Face à la "folie" (sottise et orgueil) des bellatores, les "sages" clercs sont les partisans de la paix, et l’auteur fait d’eux ses porte-parole. Face à un roi trop guerrier pour être vraiment souverain, ils parlent à la fois en légistes (par souci de l’équilibre des forces politiques à l’intérieur du royaume de France) et en hommes de Dieu (par souci de la chrétienté). Charles, lui, n’a aucun intérêt de cette sorte et il ne semble même pas avoir le sens de ce que c’est qu’être roi (il aspire seulement à être le seigneur d’une plus vaste terre que Girart, son puissant vassal), ni la pensée que l’existence de la chrétienté lui crée des devoirs d’une autre nature. Osons un anachronisme : les clercs savent qu’il y a une question d’Orient, Charles ne voit dans l’empereur de Constantinople que le père de deux jolies filles et il souhaite mettre la plus belle dans son lit.
64Le pape pense à l’échelle de la chrétienté. Sa présence à la "cour" sur laquelle s’ouvre la chanson a une raison précise. Il n’est pas là par intérêt personnel (il le précisera), ni pour rehausser le prestige de l’assemblée en y célébrant la messe en personne. Son sermon rappelle l’urgence et la nécessité de la croisade (vv. 68-74 et les 11. 7 et 8). L’alliance matrimoniale demandée par l’empereur de Constantinople, qui est en train de se conclure sous ses auspices (11. 7, 16 et 20), mise en relation avec le "péril sarrasin" (vv. 75-76), lui apparaît comme le meilleur moyen d’y faire pièce, pour peu que Charles n’en récuse pas les dangers. D’où ses efforts pour ramener celui-ci à la raison, aidé par plusieurs prélats, lorsque ce dernier repousse les modalités de l’accord qui devait lui donner une épouse fille d’empereur et l’Italie tout en faisant de lui le défenseur de Rome, et le désigner comme soutien naturel de son beau-père c’est-à-dire de l’empire d’Orient. Il fait valoir que la parole du roi a été engagée par ses émissaires (vv. 391-94) et que celui-ci cherche là "fole auchaison" (v. 382) : (vv. 419-426). Mais il sait aussi chercher des accommodements politiques : c’est lui qui a l’idée de l’échange des fiancées entre le roi et Girart (1. 31), façon d’éviter un scandale, voire une rupture diplomatique avec l’empereur. Il sait plaider avec éloquence cette cause auprès du comte, et comme il n’ignore pas à qui il a affaire (un homme plus sensible aux relations interpersonnelles qu’aux visions d’ensemble), il emploiera l’argument de l’amitié :
"Girart, fei ou per me ; corteis om gens,
Per que tant sui amis e bin voillens,
E per l’amor del paire qu’est tant vaillens,
Qui nos faiz tal onor e granz presens".
vv. 446-449
Cf. aussi v. 454
65et pas seulement celui de l’intérêt général :
(Si Girart acceptait, cela serait)..
"E saluz a nos toz e ga(r)imens".
v. 453
66A la fin de la chanson, il parlera plus haut : le long conflit entre Charles et Girart qui a ruiné France et Bourgogne lui donne évidemment le meilleur appui qui soit pour développer un discours pacifique qui fait sa place à l’honneur du roi et à celui de Dieu, à l’intérêt du royaume et à celui de la chrétienté, et à la prière (vv. 9358-368). Mais, pour faire la paix, il faut être deux à la vouloir. Aussi, le pape s’adresse-t-il également à Girart et compte-t-il sur l’appui de Fouque le pacifique :
Li papes mande al duc qu’a son seignor
Vienge cum cil qui paz quert e amor ;
E a Folcon cui menbre de sa valor.
vv. 9369-371
67Son prêche dénonce les horreurs de la guerre qui a tant nui à l’Église et au peuple, – de tels passages sont plutôt rares dans les chansons de geste :
"Mais iste gerre l’ait mise en error :
Gerrer e males genz e robeor
Les unt arses a fuc e a calor,
Qu’en sunt li monge sanz e li prior
E l’ordres Deu tornas a desonor,
E paubre genz at mise en grant dolor,
E de toz crestianz aucis la flor,
Dunt sunt tornat li loc ric en sotror
E li publes menuz en crid e plor".
vv. 9385-9393
68Cette guerre, dit-il, – et cela est encore plus rare – a fait des pécheurs de ceux qui l’ont menée. La paix, une paix sincère, celle des cœurs, serait donc à la fois de leur intérêt matériel (la fin des ravages et des morts) et spirituel (elle leur permettrait de se réconcilier avec Dieu) :
"Ostaz vos tot de gerre e de gramor,
De viel’ire e d’orguel e de feror,
E toz vos cors d’envie e de felor,
E tornaz les en pas a en dolcor.
Enluminaz de clar le tenebror,
E ferez vos profit e Deu honor,
E arunt i grant prou vostre ancessor".
vv. 9398-9404
Cf. aussi la laisse 639 adressée au roi.
69Il dénonce aussi des "vaintador .. pervaïdor" (vv. 9416-17) dans ceux qui se moquent de ses paroles et veulent continuer d’en découdre, et annonce, discours difficile à tenir à des guerriers, l’avènement de l’humilité et l’abaissement de l’orgueil :
"Qu’an Damledeu m’en fi, le creator,
Qu’ancui verra orguel jazer sotror,
E sainte humilitat tote sobror,
Blanche, resplendissant d’une color.
Ja contre li n’aurez castel ne tor".
vv. 9418-422
70Ce qui est solennellement amplifié avec le pape est plus discrètement signifié avec d’autres figures de clercs qui apparaissent, un temps, au fil des laisses. Tous, à leur façon, œuvrent pour la paix, parfois par leur action, plus souvent par leurs paroles. On l’a étudié en détail pour l’ermite qui tente de convaincre Girart de renoncer à sa vindicte contre Charles, on l’a signalé pour l’évêque Augis qui, sur la prière de la reine, prêche la paix au roi qui continue de nourrir des pensées hostiles contre Girart, on y a fait allusion en signalant que l’action diplomatique du pape au début de la chanson était appuyée par l’abbé de Saint Denis, l’archevêque de Reims, l’évêque de Soissons. Leur nombre empêche sans doute l’élaboration d’un personnage unique et, donc, littérairement plus fort, à l’instar de Turpin dans le cycle du roi ou d’Ysoré dans Aiquin. Mais il permet de mieux réhabiliter l’ensemble de la clergie.
71Dans quelle autre épopée un clerc est-il le porte-parole de l’auteur ?
72Porter la parole est une chose. La voir suivie d’effet en est une autre. Il reste à apprécier dans quelle mesure les clercs de Girart y parviennent. Ou encore d’appréhender leur rapport à l’action.
73La première limitation est que Girart demeure, cela va de soi, une chanson de geste, c’est-à-dire un récit et un chant centrés sur les actions des guerriers. Quand, dans les deux premières laisses, l’auteur présente ses personnages, il mentionne Girart, Fouque et Fouchier, Charles, mais, de clercs, il ne nomme que lui-même. La "matiere" de son poème, qu’il annonce aussi, c’est la guerre qui va longuement opposer le feudataire au roi. Tout se passe donc entre guerriers, qu’il s’agisse des combats, mais aussi des "conseils" qui s’insèrent entre eux, car ce sont les chefs de guerre qui les constituent et qui y portent à peu près exclusivement la parole26. La seule façon de donner à un clerc une place qui fasse de lui un héros présent dans la continuité de l’œuvre, ce serait d’en faire un combattant : or, l’auteur de Girart, précisément parce qu’il comprend et respecte la spécificité de la clergie, s’y est refusé, sauf à stigmatiser, précisément, cette sorte de transfuge qu’est l’évêque Brocard (et, si l’on veut, ce moine déplacé qu’est frère Bormon). Par conséquent, toute la partie centrale de l’épopée, celle du conflit entre Girart et Charles, qui est entièrement guerrière, ne laisse que peu de place aux clercs. L’auteur en a cependant introduit quelques uns, – dont certains négatifs ce qui est révélateur -, d’autres positifs mais qui restent cantonnés dans les marges de l’action : tels l’abbé hôte de Fouque à Orléans, l’abbé breton qui préside à l’enterrement des morts après Vaubeton (11. 347-48) ou les rares clercs présents aux conseils.
74Pour la plupart, ils s’inscrivent dans le temps de l’avant-guerre ou de ce que, faute de mieux, on appellera l’avant-paix. On a vu comment le pape qui est le personnage de clerc dont le rôle est de beaucoup le plus développé intervient dans l’épisode initial de la chanson, et dans son dernier épisode, c’est-à-dire dans les 500 premiers vers et, à la fin, dans 100 autres vers environ (vv. 9355-9470). C’est peu, sur 10.000 vers. Tous les autres ne sont que des utilités, y compris le couple d’ermites : ils interviennent pendant moins de 200 vers (vv. 7350-7530). Il est notable que l’auteur ait voulu multiplier ces personnages ; il l’est aussi que jamais il n’ait voulu faire de l’un d’eux un héros de son poème27, respectant en fait, à la fois, la spécificité littéraire de la chanson de geste et celle, historique et spirituelle, des clercs.
75Les maîtres de l’action et du monde, donc de la guerre et de la paix, ce sont Charles et Girart. Ce sont eux qui ont le pouvoir, pour le pire (d’après la représentation qu’en donne le poème) plus que pour le meilleur ; mais on ne conçoit pas de les en déposséder. Les clercs n’ont qu’un pouvoir de proposition : par cet outil qu’est la parole, ils peuvent menacer, argumenter, prier. Mais, en définitive, ils n’ont aucun pouvoir de décision. Pour influer sur l’action, ils doivent convaincre. On voit bien ce jeu des pouvoirs dans les deux épisodes initial et terminal de la chanson. Le premier se solde par l’échec des clercs, car :
Mais qui qu’en die oc, e Caries non.
v. 390
76C’est la raison pour laquelle le pape et les autres dignitaires ecclésiastiques en sont réduits à chercher des accommodements. Encore faut-il que Girart accepte l’échange des fiancées qu’ils ont imaginé comme la moins mauvaise solution. Encore la mauvaise volonté du roi la rendrat-elle quasi-vaine. Certes, l’unité de la chrétienté sera sauvegardée, mais le long conflit entre Charles et Girart amoindrira le royaume et le duché, portant atteinte aux forces chrétiennes. Dans la dernière partie du poème, le ton plus autoritaire du pape ne fait pas oublier ses allées et venues entre les deux camps, les discussions avec l’un puis l’autre, et le compte à tenir, aussi, de ces forces difficilement contrôlables par les deux chefs, celles des "juvenes" qui se moquent du pontife et ne sont d’accord entre eux que pour en découdre. A la fin, un avenir paisible semble s’ouvrir. Il y faut la conversion définitive à l’humilité et à l’esprit de paix des deux guerriers. Celle de Girart, un temps considérée comme acquise, l’a d’ailleurs été, en fait, moins par les objurgations de l’ermite que par la supplication et l’assistance de sa femme : sur le plan spirituel, qui est essentiellement le sien pourtant, le clerc, si sage et savant qu’il soit, n’arrive pas forcément (seul) à ses fins. En définitive, elle est remise en cause ; sa retraite du monde est un premier coup de force que le héros s’impose à lui-même, mais son remplacement par Fouque, – idéal, trop idéal – est-il convaincant ? La conversion de Charles, elle, est acquise par un autre coup de force, le second baptême en quelque sorte que le pape opère sur la personne du roi :
"Carles Martels tes aives fest molt granz maus,
E tu de ton juvent fus altretaus.
Per qu’ogis non Martels. Cis nuns fu faus :
Er deiz mais non aver Caries li Caus.
Or es ris de baron e d’amis claus ;
Or aime Deu e paz e pren repaus".
vv. 9464-69
77Mais cette mutation, pour être conforme à la psychologie romane, emporte-t-elle l’adhésion ?
78Puisque le pape ne peut être roi, il faudrait un roi qui représentât l’esprit du droit selon la première fonction dumézilienne, c’est cela que suggère cette transfiguration de Charles Martel en Charles le Chauve, -du guerrier en sage.
79On voit finalement comment l’auteur de Girart, qui connaît les topoï de la représentation des clercs en épopées, ne s’en contente pas. Il les met en œuvre parfois mais pour mieux s’en écarter dans l’ensemble. Réguliers et séculiers, abbés, moines et ermites, prélats, pontife ou plus modestes clercs, il les campe majoritairement en figures positives ; il les fait parler pour la paix, c’est-à-dire en son nom28 ; et il se donne comme l’un d’entre eux.
80En même temps, il les cantonne soigneusement dans leur rôle, tant sur le plan littéraire que sociologique : ni protagonistes de sa chanson, ni rois ou chefs de guerre, dans le même temps que l’Église s’efforce de promouvoir la trêve et la paix de Dieu, de mettre un frein aux guerres féodales pour mieux rassembler les forces chrétiennes contre l’Infidèle, et refuse aux siens l’usage des armes.
81Il se revendique lui-même non comme jongleur mais comme clerc opposant les maladresses du premier qui expliquent l’insuccès initial de la chanson à la science du second, – la sienne :
Per toz vilans juglarz l’ame deduche.
ja ne voil qu’en ait uns la caire suche
Car un came treis vers, tote iert destruche.
vv. 4-6
82s’opposent à :
Sestu, mongres corteiz, clerz de moster,
S’estaveit desos l’ombre d’un auliver,
E fermat en son cuer un cosïer.
vv. 24-26
Bone canchon e ville vos ai aduche..
Per oc s’es lius e clare, plane e duche ;
v. 1 et 8
83la fin du poème constate la fin des "geste" et le début des "obres" (v. 9998). Ne peut-on penser que ces œuvres pies peuvent aussi désigner les "ver premer" (v. 27) du "mongres corteis, clerz de moster" (v. 23), et tous ceux qui vont les suivre ?
84Les citations et références sont données d’après l’édition de Girart de Roussillon par W. Mary Hackett, 3 volumes, Paris, 1953.
Notes de bas de page
1 Pour des exceptions à cette règle, voir la communication de D. Collomp.
2 Si les ermites y sont le plus souvent épargnés, c’est que leur mode de vie est appréhendé comme apparenté à celui du chevalier ; aussi le chevalier qui quitte le monde devient souvent ermite .. et, de ce fait, les ermites épiques sont souvent d’anciens chevaliers : voir l’exemple canonique donné par les deux versions du Moniage Guillaume.
3 L’anticléricalisme épique est le seul aspect nombreux de la bibliographie en la matière. Il ne saurait être question ici de la donner de façon exhaustive. On se contentera de renvoyer à les chansons de geste du cycle de Guillaume d’orange, vol. III (Hommage à J. Frappier), Paris, 1983, et à la communication d’A. Moisan à ce colloque.
4 Est-ce lui ou un autre évêque qui est désigné (laisse 636) comme "li bibes del moster Saint Salvador" ?
5 Il s’agit en fait d’une chapelle dont le service était assuré par un chanoine.
6 Pour les références de tous les exemples ci-dessous, voir la première partie de cette étude.
7 C’est ainsi que j’interprète son intervention, qui peut aussi être appréhendée comme circonstancielle.
8 Nous reviendrons plus loin sur ce point.
9 Sans doute faut-il comprendre qu’il a déjà fait partie de la première ambassade quand il rappellera :
"Draugon vi a os Carie l’une cherir,
A os son fil Girart l’autre plevir"
vv. 80-81
10 Cf. la suite de cette étude.
11 Le second essentiellement, mais pour une raison elle-même spirituelle : le premier ne fait qu’envoyer Girart chez l’autre car c’est la première étape que le héros effectue ainsi dans sa conversion de vie volontaire.
12 Mais le plus souvent aux moines.
13 Certes, Boson est souvent présenté en fauteur de guerre qui ne sait maîtriser ni ses pensées, ni ses paroles, ni ses actes. Mais, ici, le poète ne le stigmatise pas de cette façon.
14 Là encore à l’égard des moines, mais aussi des séculiers. Par exemple, le début de Garin le Lorrain s’en prend à ce clergé enrichi de legs en terres et biens divers aux dépens des chevaliers et seigneurs mais qui se refuse à contribuer financièrement à la guerre contre les agressions sarrasines.
15 La raison de ces guillemets apparaîtra bientôt.
16 Quand la thèse de J. Cl. Vallecalle sur Le messager dans le cycle du roi sera parue, on pourra y renvoyer avec plus de précision que par cette générale indication.
17 On pense évidemment aux analyses de M. Bakhtine.
18 Il se présente comme tel au début du poème, on l’a vu.
19 Notons cependant que Charles critique frère Bormon d’une façon autre et qui mérite d’être prise en compte :
"Melz vos fure el moster la messe dir,
E dedinz vostre clostre libre lezir,
E ome mors mantaire e sofugir,
E vostres saumes dire e Deu servir,
Quel message Girart a mei furnir".
vv. 6726-730
Ainsi, le prieur aurait usurpé une tâche qu’il ne lui convenait pas d’assurer : il aurait manqué à sa fonction. Cela pourrait passer pour recevable, mais Girart, avec le pape, des évêques et abbés, contient de nombreux exemples d’hommes d’Église que l’auteur approuve d’intervenir dans les affaires du siècle pourvu que ce soit dans un sens pacifique, ce qui est le cas ici. On peut alors comprendre ce que dit le roi seulement comme une menace : "Vous auriez eu intérêt à"..
20 Cf. n. 2.
21 Mais le sera-t-elle ? Nous y reviendrons.
22 Cf. la première partie de cette étude.
23 Seule Berthe pourrait être qualifiée de "letraz" (vv. 237-39).
24 Plutôt que de considérer "Sestu" comme un nom propre, on doit sans doute lire "S’est uns mongres" .. Je comprends "clers" comme désignant celui qui a fait des études approfondies en rapprochant :
Demande ! s’en is loc aveit clerjer,
E l’ermites respont : "Non escoler".
vv. 7363-64
et :
Molt fu saives de letres, tant a lescut.
v. 7476
qui marquent la différence entre les deux ermites : le premier, bien que prêtre, refuse pour lui les noms de "clerjer .. escoler".
25 "persones" = "personnes consacrées".
26 Cette réserve à cause des quelques clercs qui y sont épisodiquement mentionnés, nous l’avons dit.
27 A titre de comparaison : l’ambassade de frère Bormon occupe environ 100 vers, celle de P. de Mont Rabei, 800 ! Les nombres parlent d’eux-mêmes.
28 Même s’il a, avec l’irréprochable Fouque, et à un moindre degré, avec Thierry de Scanie (était-il pensable qu’il n’y ait pas de guerrier positif dans cette chanson où la plupart d’entre eux le sont si peu ?) et avec (c’est moins attendu, peut-être) les personnages féminins de Berthe et Elissent, d’autres porte-parole.
Auteurs
Université de Provence
Université de Toulouse-Le-Mirail
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