La critique du clergé dans le roman animalier au Moyen Âge
p. 79-89
Texte intégral
1La littérature animalière en général, aussi bien les romans que les fables, mettent en scène des animaux qui, tout en gardant les caractères essentiels de l’animal, se comportent comme des hommes : le masque animal, l’affabulation animale1 ont essentiellement une fonction de parabole derrière laquelle se cachent un enseignement et un message moral et politique, seul le masque animal en effet pouvait autoriser une critique acerbe de certains aspects de la société féodale, notamment de certaines catégories sociales, telle celle du clerc. C’est à ce problème que je vais consacrer cet exposé : je considérerai l’Ecbasis cujusdam captivi per tropologiam (l’évasion d’un captif par allégorie), l’Ysengrimus, le Roman de Renart auquel je confronterai l’adaptation allemande de Heinrich der Glîchesaere, le Reinhart Fuchs.
I Ecbasis cujusdam captivi per tropologiam (1039-10462)
2Cette œuvre, le plus ancien roman animalier connu du Moyen Age européen, poème en hexamères latins, écrit par un moine de Toul, comprend une histoire-cadre, à l’intérieur de laquelle se trouve une autre histoire.
3En l’an 812, un jeune veau, demeuré seul dans son étable dans les Vosges, s’ennuie et se sauve de la ferme pour rejoindre ses parents qui paissent dans les prés. Il rencontre le loup qui l’attire dans sa caverne pour e dévorer, mais le veau se réfère à la proclamation de paix du roi Henri (y. 131sqq.) – il s’agit sans doute de l’empereur Heinri 1er3 – et obtient un délai de grâce jusqu’au lendemain matin ; c’est alors qu’il est sauvé au dernier moment par les animaux de la ferme conduits par le goupil : celui-ci attire le loup hors de sa caverne et le fait tuer par le taureau tandis que le veau, délivré, rejoint les siens. Ceci est l’histoire-cadre : l’histoire centrale (v.392-1097) conte l’origine de la haine du loup contre le goupil ; le lion, souffrant d’une maladie des reins, convoque tous les animaux pour qu’ils lui conseillent un remède, seul le goupil ne vient pas ; il va être condamné à mort quand il survient et, après avoir convaincu le lion de son innocence, il lui conseille d’écorcher le loup et de s’envelopper de sa peau toute chaude. Le loup est écorché et le malade guérit.
4L’auteur veut montrer les dangers qui menacent un jeune moine à l’extérieur du couvent. Le loup est 1 incarnation du mal, des dangers de la vie à la cour et dans le monde, bref il est le diable, le veau est quant à lui l’incarnation de l’enfant prodigue qui échappe à la perdition grâce à l’intervention du troupeau de boeufs, c’est-à-aire la sainte communauté des moines. C’est l’histoire déguisée de l’auteur qui n’ayant pu supporter la règle de son ordre s’est échappé de son couvent à Toul et, rattrapé, se trouve condamné à la clôture perpétuelle4 s’il ne s’amende pas. Il écrit alors cette œuvre et obtient le pardon de son abbé.
5L’œuvre est aussi bien une satire du monde laïc de la cour que du monde ecclésiastique des monastères. C’est au second point que je m’attacherai ici.
6L’atmosphère est celle du couvent. Par exemple, les animaux se qualifient entre eux de fratres, confratres (ainsi au v.409), le goupil est appelé "cara soror vulpes" (v. 448 ;, chère soeur renard (le mot "vulpes" étant féminin en latin) ; le lion est leur supérieur, qu’ils appellent pater (v. 748) ; on célèbre la fête de Pâques, pendant laquelle on entonne en choeur des chants de joie, de saints cantiques, l’hymne de Pâques et on lit l’Evangile selon saint Jean (v. 935 sqq.) ; il est question de la lecture des psaumes, du chant d’hymnes divins et des mélodies du psautier, au cours des repas on fait la lecture à haute voix et à la fin on récite la prière.
7La satire porte sur la sécularisation de l’état monastique. Dans l’histoire-cadre le loup, qui porte des traits de moine et se vante d’avoir suivi pendant presque huit ans la règle de son ordre (il était peut-être titulaire d’une haute charge ecclésiastique et a peut-être intrigué contre le renard, un autre moine5), se fait passer vers l’extérieur pour un pieux ennemi du monde, pour un ermite fuyant le monde, alors que vers l’intérieur il est d’une concupiscence, d’une avidité, d’une voracité féroces : la loutre qui prend la défense du veau, reproche au loup, au cas où il dévorerait l’innocent, de fouler aux pieds le saint ordre monacal (v. 302 : "Nunc comedes vitulum, sanctum spernens monachatum"), de n’être un moine que selon le nom, qui dévie du droit chemin, ne pense qu’au crime et à renverser l’ordre sacré (v.305-306), et elle le conjure d’honorer ce que la règle de l’ordre enseigne (v.308-309) ; dans l’histoire intérieure le renard lui reproche avant tout sa bêtise. Ce sont l’hypocrisie et la rouerie qui sont les principaux caractères du goupil. Le hérisson, dans la réalité un tout petit animal, est dans la fable intérieure critiqué pour sa fatuité et son arrogance. Il doit préparer le repas, ce qu’il refuse parce que soi-disant il est issu d’une Duissante famille et que c’est là une tâche indigne de lui. Il est envoyé par le léopard dans la cuisine pour tourner les broches et boire de l’eau de vaisselle : aussi est-il possible que nous ayons aussi affaire ici à une satire dans le monde du couvent du ministérial qui veut s’élever dans la société, ce qui ne plaît pas aux aristocrates de souche6 ; dans l’histoire-cadre il est factotum de l’antre du loup : chapelain, chambellan et chef-cuisinier, conseiller, juge et grand-prêtre (vers 263), et par-dessus le marché un méchant vaurien, qui doit devenir le bourreau du veau, son portrait de fanfaron étant achevé par sa fuite peureuse quand les animaux apparaissent devant la tanière du loup (v. 1137sqq.).
8Vers le milieu du xiième siècle (après le désastre de la seconde croisade) naît une autre œuvre, écrite également en vers latins par un magister, Nivardus de Gent : c’est l’Ysengrimus, six fois plus étendu que le Ecbasis captivi et qui représente un cas exemplaire de formation cyclique d’une œuvre narrative.
II Ysengrimus7
9Dans l’Ysengrimus également, où sont rassemblées de nombreuses aventures du renard et au loup dans une ample construction romanesque et où les animaux reçoivent un nom alors que dans l’Ecbasis ils étaient anonymes, on découvre une critique acerbe aussi bien de la noblesse féodale laïque que du clerc et de l’Église.
10L’œuvre nous dépeint une société toute cléricale : il y est question de vêtements sacerdotaux et de rites liturgiques, et la vie des moines au monastère nous est décrite. Quand Ysengrimus se fait moine, il entre dans un véritable couvent : Blandinia claustra : le puissant couvent bénédictin de Saint-Pierre-au-mont-Blandin à Gand, où il rencontre de vrais frères et de vrais abbés.
11En effet, comme dans l’Ecbasis, le loup est moine, un moine défroqué, qui s’est sauvé du cloître ("Persuade alors que tous les démons du couvent avaient été lancés contre toi, pour enchaîner cruellement le moine fugitif que tu es", lui dit Renard, alors qu’il vient d’échapper, sans sa queue et couvert de plaies, après la pêche à la queue dans l’étang gelé, à une foule en furie (p. 95) ; il porte toujours un titre ecclésiastique : moine, abbé, évêque et doyen qui se propose de réunir l’assemblée de son synode (p. 166), pape, anachorète ou ermite ; il représente de fait le clerc cupide et stupide de toutes catégories ; il se caractérise lui-même : "Je ne donne rien, je méprise la mesure, et je maudis la loyauté"(p. 74). Ce sont la bêtise et la sottise qui causent souvent sa perte : il est par exemple vaincu par la ruse du cheval Corvigarus (p. 208sqq.) qu’il a menacé d’excommunication (p. 211) et qui amène son ennemi à se mettre à portée de son sabot dont il frappe le loup si brutalement sur la tête que le fer reste fiché dans le front d’Ysengrin. Sa voracité est légendaire, c’est ainsi qu’il s’empare et mange tout entier le jambon dérobe par Renard, voracité symbolique de son avidité de bénéfices, et il engraisse "à la manière des honnêtes abbés" (p. 96 par exemple). Ce sont les pâtés offerts par un cuisinier à Renard qui poussent le loup à entrer au couvent du Mont Blandin (p. 187). La gloutonnerie d’Ysengrin, qui a le nez rouge, symbole de l’ivrognerie (p. 206) est bien illustrée par cette phrase qu’il prononce : "Avec des brebis, mangeons toujours des brebis, encore des brebis. Je voudrais que tout ce qui est au monde soit brebis" (p. 194) ou encore (p. 201) "Un froc bien rempli (de vin et de nourriture) emporte l’âme au paradis". Dans ce monastère. Ysengrin qui était frère est invité à prendre la place d’un prêtre quon venait d’enterrer : aussitôt les autres ecclésiastiques du couvent le soupçonnent de "cacher sa perfidie" et de vouloir écorcher les brebis du monastère, c’est-à-dire de leur ravir leurs biens (p. 191). Et Ysengrin est tué dans d’atroces conditions, littéralement déchiqueté par plus vorace que lui, les porcs, truies et pourceaux qui n’en laissent plus une miette.
12Le renard lui aussi était moine au couvent, mais l’abbé, qui redoutait sa voracité lui a ordonné de partir (p. 69) ; il est qualifié de prieur du roi (p. 219). Il passe comme d’habitude pour astucieux, rusé, perfide ("Tant qu’il a les tripes pleines, il observe le traité, mais fini le traité quand il n’est plus rassasié", dit de lui le coq Sprotinus, p. 169) et trompeur, et il ne recherche que son intérêt. Tout comme Ysengrin Renard se caractérise lui aussi de açon pertinente : "L’expérience acquise compense la petitesse de mes membres, mes tours contrebalancent le fardeau de ma faiblesse" (p. 62).
13La satire est virulente. Les moines sont cupides, voraces, insatiables ("Lorsqu’un moine voit un gain à sa portée, il se me dessus comme l’éclair lancé dans un ciel d’orage, p. 75), de même que lâches, et ils ont des moeurs dissolues. Dans le livre V Nivard met dans la bouche d’Ysengrin prêtre la satire des moeurs monastiques, notamment de la règle de Saint Benoît : "Quoique votre conduite soit souvent excellente, je n’approuve pas totalement votre règle" (pp. 191-192) : et le poète nous fait lui-même la critique de la vie au couvent, nous décrivant une panique générale des moines au moment de l’office, panique déclenchée par Ysengrin qui convié à chanter par un signe du sous-prieur qu’il ne comprend pas, rompt le silence de l’église ; en même temps que par la satire le lecteur est frappe par le burlesque de la scène, où les moines appeurés, brandissant livres, vases sacrés et croix, courent de-ci de-là dans l’église.
14Les évêques sont également cupides : dans le livre V est mis en scène un abbé vorace et ivrogne "qui ne savait boire que du Faberne de cinq ans d’âge et dévorait beaucoup lui-même" (p. 200) et que le poète représente ivre et rotant ; Ysengrin se permet de le critiquer : "De même que notre abbé glouton et ivrogne est à la tête de nos frères par l’excellence de son titre, de même il est leur supérieur dans l’ordre de l’ivrognerie" (p. 206). Il pourrait s’agir de Siger qui dirigea le monastère du Mont Blandin de 1138 à 1158 et qui avait une réputation de cupidité vorace à cause des nombreuses donations et de prébendes qu’il se fit octroyer"8. L’abbé Walter d’Egmont et l’abbé Baudoin de Liesborn en Westphalie sont dépeints comme d’excellents hommes d’affaire, qui préfèrent les biens temporels aux biens spirituels. Stigmatisant la cupidité des gens d’Église, Renard prononce cette accusation inouïe : ’"L’homme est à vendre pour de l’argent, et Dieu aussi.’ Les peuples d’abord, puis les clercs, et pas seulement les évêques mais aussi le pape en personne, proclament ce principe.[...] Dans les filets qu’il jette, notre céleste pêcheur attrape d’innombrables pièces et peu d’âmes, car il ne se soucie pas de peser les hommes d’après leurs mérites, mais d’après leur fortune." (pp. 177-178) Nivard s’en prend ensuite à l’évêque de Tournai, Anselme, qui, n’apportant aucune fortune personnelle, exploita de façon éhontée son diocèse pour fonder en 1146 son évêché9 : "Le pasteur de Tournai a lui-même ecorché plus qu’à vif ses brebis, ses chèvres. [...] Il tourne autour des églises comme un lion affamé autour des enclos, et il ne laisse derrière lui que ce qu’il ne peut trouver. [...] Imitez les excellentes moeurs de cet évêque, qui prend comme Satan et garde comme l’Enfer !" (p. 178) Les évêques sont de véritables voleurs, ainsi Renard dit à propos d’eux : "Les brigands sont aujourd’hui les saints de notre docte siècle. Les évêques volent, les doyens sont les complices de leurs larcins, car s’ils volaient eux-mêmes, ils seraient vite la proie des premiers" (p. 229). Il est possible que Nivard fasse également la critique de la voracité du clergé allemand (p. 233)10.
15La critique s’adresse surtout aux moines évêques (Livre V, pp. 203-204), c’est-à-dire ceux qui abandonnent leur couvent pour le clergé séculier11, et dont Ysengrimus fait un portrait sans pitié : "Quant à moi, j’espère être nommé évêque au nom de ces mêmes moeurs : je proclame mon zèle, je dévore, je pille, j’ouvre une gueule béante" (p. 205), et il s’estime digne de par sa voracité d’obtenir une charge épiscopale.
16Tout aussi cupide est le pape : à la fin de l’œuvre figure dans la bouche de Renard une critique acerbe d’Eugène III, moine cistercien, dont la rapacité a causé la perte des croisés : "Notre fidèle pape veut sauver toutes les âmes, car tout homme lui a été confié par le ciel. C’est pourquoi il a pris l’argent du roi de Sicile, et convoite celui des rois de France, d’Angleterre, du Danemark, et celui de toute la terre. Il s’efforce [...] de sauver toutes les âmes humaines et veut anéantir l’horrible vice par tous les moyens possibles. [...] C’est dans cette intention qu’il s’emparerait des immenses richesses du monde entier." (pp. 250-251).
17Peut-être l’auteur est-il, comme le suppose E. Charbonnier, "un clerc qui n’aurait pu se soumettre à une règle déformée par les abus, et qui aurait été déçu et aigri par la vie de couvent"12. En effet il écrit :
Il est clair que tous les moines sont des fous, jeunes et vieux. Au début, quand ils entrent en religion, ils respectent et aiment leur couvent. Puis la règle qu’ils connaissent à peine perd de sa valeur, et quand ils ont appris qu’il y avait quelque chose à faire dehors et qu’ils sont sortis une seule fois, alors ils ne revisitent le couvent que bien malgré eux ou jamais, (p. 161)
18A côté de la satire, il y a la parodie de textes sacrés, de la règle bénédictine, par exemple :
Car on trouve écrit dans le livre de la règle sacrée : "Il convient que celui qui a besoin de plus prenne plus" et "Lorsque les cloches auront retenti et signalé aux frères qu’ils devaient venir, car la communauté se mette rapidement à table." Ysengrin soucieux de la règle sacrée, ne voulait pas transgresser les ordres des pieux principes (pp. 69-70),
19d’une épitaphe, celle de l’épitaphe d’Ysengrin par la truie Salaura, responsable de sa mort, et de la liturgie : ainsi le poète parodie la cérémonie d’excommunication (p. 211), ou encore celle de la consécration d’un évêque dans un passage burlesque (pp. 205-206), et surtout le martyre d’Ysengrin est assimilé à la Passion du Christ (en effet chaque instant est assimilé a un moment de la messe (pp. 236 sqq.13), calqué sur la liturgie qui précède l’offertoire), mais Nivard s’arrête avant que la parodie devienne blasphématoire14 ; cependant on pourrait trouver dans les paroles de la truie une grande ambiguité : une parodie du rituel de la communion et du sacrifice eucharistique :
"J’ai donc décidé d’unir ce qui m’est cher à ce qui m’est cher. Je voudrais que tu te rendes compte de l’amour que je te porte : tu vas pénétrer, mon bien-aimé, dans mon ennemi bien-aimé, comme souvent tu as introduit ma chère famille dans ton ennemi. Et pour que l’amour sacré se répande partout, tu entreras en nous tous. Je ne mérite pas de jouir seule d’une telle chance de salut." (p. 242)
20De 1171 (peut-être même avant) à 1250 une vingtaine d’auteurs différents écrivent les différentes branches du Roman de Renart en prenant entres autres sources l’Ysengrimus pour modèle, en effet presque tous les épisodes de l’œuvre latine ont leur équivalent dans le Roman de Renart. Vers 1162 ou dans la dernière décennie du xiième siècle un poète alsacien du nom de Heinrich von Glîchesaere (« l’hypocrite, le grimacier ») écrit le Reinhart Fuchs. C’est vers lui que je vais me tourner en le comparant au Roman de Renart.
III Reinhart Fuchs et Roman de Renart15
21On sait que le Reinhart Fuchs utilise le matériau que l’on retrouve dans les branches I, Ib, II, III, IV, V, Va, VIII, X et XIV du Roman de Renart français16.
22Dans le Reinhart Fuchs nous avons, à côté de la critique dirigée contre le roi, notamment contre l’empereur Frédéric Barberousse, à côté de la critique de la société féodale du xiième siècle et des valeurs sociales honorées à la cour ainsi que du fonctionnement de la justice, à côté de la satire de la conception courtoise de l’amour et de la poésie courtoise de la seconde moitié du xiième siècle, une critique acerbe de la religion chrétienne en général (celle des pratiques religieuses, du culte des saints et des reliques, de la canonisation des martyrs, de la justice immanente, des visions de l’au-delà etc.17) et du clergé aussi bien séculier que régulier en particulier ; je me limiterai à ce dernier point, qui est un lieu commun dans l’épopée animale, aussi bien dans Ecbasis captivi que dans l’Ysengrimus ou dans le Roman de Renart. Heinrich ne fait donc que suivre l’exemple de ses prédécesseurs, et surtout celui de son modèle, le Roman de Renart, auquel nous allons le comparer.
23Contrairement aux œuvres latines ni Isengrin ni Renart ne sont des clercs. Cependant l’ours Brun est chapelain et chancelier du roi. Et nous voyons apparaître bon nombre de clercs humains, curés, moines, abbés et prieurs.
24Dans le Reinhart Fuchs il n’y a aucun membre du clergé qui soit vu positivement comme dans le Roman de Renart, tel le pélerin, seins hom et prestre (v.3184), dont le poète loue la sainteté et la pieté (v.3193), et qui à la fin de la branche Ib ("Renart teinturier, Renart jongleur") sépare Hersant et Hermeline en train de se battre et les envoie faire la paix avec leurs époux respectifs, Isengrin et Renart (v. 3189sqq.). Tous sont l’objet de la critique voire d’une satire vive de la part du poète allemand.
25Il y a d’abord à la suite du Roman de Renart la critique des moines, essentiellement cisterciens (moines blancs), dont le rôle au xiième siècle était très important en raison de l’épanouissement de la réforme monastique de St Bernard (mort en 1153). Les abbayes cisterciennes étaient fort nombreuses et orientées essentiellement vers une agriculture fort prospère. Aussi comprend-on pourquoi nos héros vont chercher de la nourriture dans les couvents : en effet leurs caves sont pleines de vin (nous pensons à l’épisode de la cave où dans le RF Isengrin et les siens s’enivrent – v. 505 sqq.) et leurs fermes riches en volailles (RF 827 ; RdR IV, 83) et en moutons (ainsi RF 863). Cependant leur richesse même amène les pauvres qui souffrent de la faim à les envier et à les calomnier, ou à exagérer leurs vices. Aussi la vie des moines est-elle souvent représentée comme celle de noceurs qui mènent une joyeuse vie à l’opposé de la règle d’abstinence et d’abandon du monde qui est la leur ou qui devrait l’être. Et c’est justement cette joyeuse vie et ce penchant pour la bonne chère qui incitent Isengrin dans l’épisode de la pêche à la queue à devenir moine puisque, dans le RF (v. 687), c’est le poste de chef-cuisinier qui lui est promis ; dans le RdR ce sont les fromages tendres et les poissons à large tête que mangent les moines qui attirent Isengrin : de la sorte il ne souffrira plus de la faim. Bien qu’Ysengrin n’ait plus le rôle du moine-loup qu’il avait dans les œuvres latines, le thème est ainsi conservé dans cet épisode (ainsi que dans celui du puits) : même Renart, pour le flatter, lui dit que si Isengrin devient moine, il fera de lui son directeur spirituel, car il sait qu’il sera élu prieur ou abbé avant la Pentecôte (III 309sqq.) ! Il accepte même, avec réticence dans le RdR, de se faire tonsurer et raser par le goupil, qui le fait d’atroce façon, puisqu’il l’ébouillante. La critique du poète vise les cisterciens en bloc puisque d’une part Reinhart/Renart prétend appartenir à cet ordre (dans le RdR III 236/7 ce sont des chanoines de l’ordre de Tiron, fondé en 1113 puis réuni à celui de Cîteaux), d’autre part parce que dans le RF le loup, cocu et châtré, demande à y être admis. De même, dans le RdR, le fils du curé de campagne, Martinet, après avoir passé sa jeunesse à poser des lacets pour capturer des bêtes sauvages, prend plus tard le froc et se fait moines rendus (845), moine reclus : l’église est le refuge des bons à rien. L’ours Brun, le chapelain du roi, quant a lui, est perdu par sa gloutonnerie (mais aussi par sa bêtise dans le RdR) : avide de miel, il se fait prendre par Renart/ Reinhart au piège de l’arbre dans lequel avait été enfoncé un coin ; pour échapper à ses poursuivants il se dégage, mais y laisse ses oreilles et sa peau (RF 1590-1591) ; dans le RdR sa peau se déchire et sa tête se brise, il perd beaucoup de sang et laisse dans l’arbre fendu le cuir des pattes et de la tête (I 642 sqq.).
26Peu flatteuse pour les clercs (et là ce sont les curés de campagne qui sont concernés) est l’aventure du chat Tibert/Dieprecht chargé de convoquer Renart/Reinhart à la cour du roi et que le goupil fait tomber dans un piège qu’un curé (ou le fils du curé, Martinet, RdR I 844sqq.) avait destiné au renard dans sa maison. Dans le RdR le prêtre de la paroisse est représenté mener la même vie que les paysans : on le rencontre en train d’étendre son fumier, une fourche à la main (I 670sqq) et surtout il est ruiné par une "putein" qu’il entretient et qui lui a donné un fils, le petit Martinet. Lorsque le chat est pris au piège, le curé aux cris de Martinet, en son poing sa coille (1868) saute du lit et, prenant le chat pour le goupil, le roue de coups. Celui-ci se venge en lui arrachant un des pendans (878), sur quoi la femme s’évanouit de douleur et le chat parvient à s’échapper après avoir rongé les lacets dans lesquels il était pris. En comparaison du RdR, le texte de Heinrich est édulcoré, tout en étant aussi satirique pour le curé. Il n’a certes pas de fils, mais il est question de l’épouse du curé (1717) et d’une camériere (1722), peut-être la maîtresse du curé : celle-ci en effet sauve le curé de sa femme qui le roue de coups après qu’en raison d’une maladresse inouïe il a permis au chat de s’échapper. A la fin la camérière l’arrache à sa femme, lui sauvant la vie, et il implore pitié (il est significatif que dans les fragments du ms. S, qui date du xiiième siècle, le rôle du curé soit tenu par un paysan, ce qui brise la pointe anticléricale, alors que le copiste du xiveme siècle la conserve). Mais il n’est pas rare que le bas-clergé, surtout rural, vive en concubinage ; cette situation, théoriquement condamnée par l’Église, fut en fait très longtemps tolérée par la hiérarchie – et admise par les fidèles.
27Les deux poètes ne se moquent pas seulement des habitudes des moines et des prêtres, mais aussi de leur bêtise. Pour ce qui est du curé de campagne, il est dessiné par Heinrich comme quelqu’un d’extrêmement maladroit : se levant en sursaut il prend une serpette, mais dans l’obscurité, en frappant, il coupe le lacet en deux (1712/ 13) ce qui permet à Dieprecht de s’échapper. D’un autre côté le poète allemand se moque de l’ignorance en théologie ou prieur dans l’aventure du puits : le loup qui a été de nouveau trompe par le goupil est roué de coups par les moines après qu’il a été sorti du puits : seuls le sauvent les signes extérieurs des mauvais tours de Reinhart : c’est-à-dire la tonsure et la queue coupée, car le prieur dans son ignorance théologique le prend pour un pénitent, circoncis qui plus est selon la loi de l’Ancien Testament (RF 1011). Les remarques du prieur au sujet des mutilations d’Isengrin touchent même au blasphème (RF 987-1023). Dans le Roman de Renard les critiques du clergé sont autres dans cet épisode que Heinrich a profondément remanié18 : les serviteurs des moines sont paresseux (IV 373), les moines peureux : pris de panique en voyant Isengrin dans le puits, ils s’enfuient (IV 400 sqq.) : enfin le prieur est cupide : il veut s’emparer de la peau du loup, mais l’abbé l’en dissuade, lui disant qu’elle est trop abîmée (IV 437). On le voit, les critiques et satires du clergé sont dans le poème français bien plus anodines et plus conventionnelles que chez Heinrich.
28Il en est de même de l’épisode du chameau. Le poète français raille dans un passage en jargon franco-latino-italien mis dans la bouche du chameau, qui est légat du pape, le cardinal-légat Pierre de Pavie, dont le français mêlé d’italien faisait rire19 (Va 457-494). Ici aussi Heinrich a profondément modifié le texte : il y a bien une chamelle, experte en droit comme le chameau dont il est dit qu’il est bon juriste (Va 451) : c’est la chamelle de Tuscalan qui a pris dans un premier temps la défense du goupil (RF 1437 sqq.) ; pour la "récompenser" Reinhart lui fait donner par le roi Vrevel l’abbaye d’Erstein, couvent alsacien au sud de Strasbourg ; cependant la chamelle se fait trouer le cuir par les styles des nonnes scandalisées : battue à mort, la chamelle est traînée jusqu’au Rhin. On peut voir une satire des ecclésiastiques à l’affût d’une prébende dans cet épisode de la chamelle-abesse d’Erstein qui ne voit dans sa charge nullement la dignité religieuse, mais la puissance qu’elle lui confère, et qui est punie pour cela.
En résumé
29Les attaques de Nivard contre les moines et le clergé en général de même que ses parodies qui frisent le blasphème sont pour ainsi dire uniques dans la littérature médiévale : elles dépassent de loin celles de l’Ecbasis et ne seront pas atteintes par ses successeurs, les auteurs des différentes branches du Roman de Renart où la critique des clercs prête plutôt à rire ou est conventionnelle, seulement peut-être par le Reinhart Fuchs, où la satire est bien plus mordante, plus grinçante que dans le Roman français et dont l’atmosphère générale est du moins aussi sombre et désespérée que celle de l’Ysengrimus.
Notes de bas de page
1 Cf. mon article "L’anthropomorphisme dans le Reinhart Fuchs", in : Tierepik im Mittelalter I La littérature animalière au Moyen Age, Greifswald, Reineke Verlag, 1994 (WODAN 44), pp. 23-32.
2 Introduction à l’édition de l’Ecbasis cujusdam captivi per tropologiam – Die Flucht eine Gefangenen (tropologisch), Text und Übersetzung mit Einleitung und Erläuterungen hg. von Winfried Trillitzsch, historisch erklärt von Siegfried Hoyer, Leipzig 1963, pp. 15 sqq.
3 Ibidem, pp. 15sqq.
4 Le vers 58 "claustrali carcere saeptus" a été interprêté à tort comme punitionb au cachot : c’est tout le couvent qui était considéré par le poète comme une prison (cf. note n°2, pp. 11 sqq.).
5 Ibid., p. 40.
6 Ibid., p. 39.
7 Cf. Le Roman d’Ysengrin, traduit et commenté par Elisabeth Charbonnier, Paris, Les Belles Lettres, 1991.
8 Cf. note n°7, p. 265 (note n° 26).
9 Cf. note n°7, p. 263 (note n° 2).
10 Cf. note n°7, p. 269 (note n° 7).
11 Cf. J. Mann, Ysengrimus, Leiden, 1987 (cité par E. Charbonnier).
12 Cf. note n°7, p. 51.
13 Cf. note n°7, p. 269 (note n° 13) et p. 270 (note n° 15).
14 Cf. note n°7, p. 41.
15 Nous nous référons aux ouvrages suivants : Le Roman de Renart I. Texte établi et traduit par Jean Dufournet et Andrée Méline. Introduction, notes, bibliographie et chronologie par Jean Dufournet. Paris, Flammarion, 1985. Pour la comparaison de l’œuvre allemande au roman français voir mon article, "Le Reinhart Fuchs, adaptation allemande du Roman de Renart : une approche", in : Tierepik im Mittelalter I La littérature animalière au Moyen Age (cf. note n°1), pp. 33-55.
16 Le Roman de Renart français n’est certes transmis que par des manuscrits du xiiième siècle, mais les chapitres, ou branches, ont été écrits plus tôt. K. Varty émet même l’hypothèse que les branches II/Va, qui passent pour les plus anciennes, ont déjà été "made up by several authors, composed on different occasions, and eventually brought together to make one of the earliest written anthologies of Renartcentred stories." Il est ainsi possible que Heinrich se soit appuyé sur l’une de ces anthologies, qui comprenaient des histoires indépendantes l’une de l’autre et écrites par des auteurs différents.
17 Cf. par exemple W.Spiewok, mon article "L’anthropomorphisme dans le Reinhart Fuchs", in : Tierepik im Mittelalter I La littérature animalière au Moyen Age (note n° 1).
18 Cf. mon article, "Le Reinhart Fuchs, adaptation allemande du Roman de Renart : une approche", in : Tierepik im Mittelalter (note n° 1), pp. 33-35.
19 Cf. Le Roman de Renart I. Texte établi et traduit par Jean Dufournet et Andrée Méline (note n°15), p. 358, note n° 1.
Auteur
Université d’Amiens
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