Le clerc et le troubadour dans les Vidas provençales
p. 63-78
Texte intégral
1Les Vidas provençales1 ont fait l’objet de maintes études. Ces notices biographiques, rédigées au xiiième siècle, et, parfois, au début du xivème, proposent des renseignements sur 101 troubadours. Certaines, véridiques, esquissent déjà une histoire littéraire propice, pour l’auditeur-lecteur, à une meilleure connaissance, et appréciation, de l’auteur dont il va ensuite entendre les poèmes. D’autres, véritables fictions narrativisées, mettent en scène un imaginaire recréé à partir de l’œuvre même du troubadour, devenu héros à son tour. Néanmoins, une étude lexicale laisse percevoir des éléments intéressants quant à l’origine, ainsi qu’au savoir de ces hommes et de ces femmes dont l’œuvre, sous le nom de lyrique courtoise, a perduré jusqu’à nos jours. Il est un aspect qui mérite peut-être une étude plus approfondie, touchant à l’enseignement qu’ils ont reçu. Pour le moyen-âge, cela présuppose une approche du monde du clerc ; quel lien existe-t-il donc entre le clerc et le troubadour ? Cette question une fois posée, s’ensuit son corollaire : pourquoi deux termes semblent-ils se partager le reflet de ce savoir : lettrat – ensenhat ?
Les Vidas et la réalité, ou le refus des classes sociales
2Les Vidas, du moins dans leur première partie, se présentent comme de véritables documentaires. Les renseignements afférant au lieu d’origine, à la famille, ainsi qu’à la condition sociale du troubadour sont, pour la plupart, exacts. Cette crédibilité à leur accorder pose cependant un certain nombre de questions, notamment quant au sens exact à donner à quelques termes et à quelques expressions. Nommer ainsi les conditions ayant favorisé la formation initiale par des formules quasi tautologiques permet une (re)connaissance rapide du personnage ; (cela rappelle par ailleurs l’utilisation des clichés dans la poésie troubadouresque et le recours à l’hétéroréférentialité que nous constatons chez les troubadours eux-mêmes) ; les replacer dans un cadre sociologiquement différent, mais scripturalement identique, entraîne leur acceptation immédiate par un public déjà prévenu.
3La seconde partie, celle concernant les amours du troubadour, lorsqu’elle existe, est beaucoup plus sujette à caution, et constitue alors une sorte de Comédie Humaine aux rebondissements parfois multiples. Quelquefois, le biographe tente une description, portrait-type de l’homme courtois : "avinent de la persona, presat d’armas, de cortesia, larc, etc...",2 sont des termes récurrents. Les qualificatifs, peu nombreux, reprennent les topoï du fin’amant. Par contre, la situation sociale, plus personnelle, reproduit mieux la réalité, dont elle est un miroir plus fidèle. Toutes les catégories sont représentées. Pauvre ou riche, de naissance obscure ou de haut lignage, le troubadour évolue, grâce à son art, dans une certaine aisance. Il côtoie les grands de ce monde, lorsqu’il n’en est pas un lui-même, est admis dans les cours, et bénéficie de la reconnaissance due à son talent, à son intelligence, à son savoir, et à son métier, car l’art poétique, pour certains d’entre eux, en est bien un, supposant une bonne connaissance de l’art musical et de l’art verbal, ou des deux à la fois. Cette conception, largement diffusée par les Vidas, revendiquée au moyen-âge par les méridionaux, est confirmée dans un Ensenhament d’Arnaut de Mareuil : pour lui, les qualités morales et intellectuelles, régissant le comportement du chevalier, de la dame et du clerc, contribuent plus à augmenter leur pretz que la richesse ou la naissance3.
4Ce savoir, pour certains, a été acquis à l’école. Les chercheurs contemporains appellent clercs certains troubadours lorsqu’ils rédigent leur biographie. Il n’en est pas toujours de même dans les Vidas médiévales, il est dommage, pour cela, de ne pas connaître le nom des biographes eux-mêmes (seul, celui d’Uc de Saint Circ est assuré, ainsi que celui de Michel de la Tour4. En effet, leur présentation est schématiquement identique quant à la première partie. Les mots employés, dans le même environnement, ont alors la même connotation sémantique et le même référent contextuel. Cette tendance à la "standardisation" nous amène alors à nous demander quel est le sens exact de ces mots utilisés dans les mêmes séries.
Des clercs – troubadours
5Parmi les 101 troubadours cités, 5 sont directement désignés comme étant d’anciens clercs, l’un l’est indirectement :
- Aimeric de Belenoi, neveu de Peire de Corbiac, lui-même poète (xiiième siècle, Bordelais ; auteur de cansos, d’un partimen, d’un descort, d’un planh, et d’une chanson à la Vierge).
- Arnaut de Mareuil, troubadour érudit, maître du Salut d’amour (xiième siècle, Dordogne ; auteur de 25 cansos, de 5 saluts d’amour, d’un ensenhamen).
- Peire de Bussignac (Périgueux ; auteur de sirventès).
- Uc Brunet (Aquitaine ; auteur de cansos ; se retire dans l’Ordre de Cartosa, où il meurt).
- Uc de Saint Circ, connu comme auteur de biographies, de tensos, de partimens, de sirventès, et d’une quinzaine de cansos (Aquitaine).
6Le sixième est Gui d’Ussel. Mais son biographe ne prononce pas le mot clerc. Il est appelé ainsi non dans la Vida, mais dans la Razo. Encore faut-il rectifier cette remarque. En effet, ce sont des paroles rapportées qui mentionnent son appartenance à la clergie : "Ennanz qe [.1] lasses, el s’ennamoret d’una autra dompna de Proença c’avia nom Na Gidas de Mondus, neçza de Guillem de Monpeslier, cosina germana de la raina d’Aragon. Longament l’amet e la servi e fetz mantas bonas chansos d’elle e la mes en gran pretz e gran lausor. Et pregan leis, ella dis : "Gui d’Usels, vos es un [s] gentilz hom, ja siatz vos clerses, et setz fort pregiatz e grasitz"5. Dans ce cas, clerc rattache bien Gui d’Ussel à son état de chanoine de Brioude et de Montferrand.Une autre Razo transcrit les paroles de l’un de ses cousins :
"En Gui d’Usel, un cavalier valen
Valetz vos be a tot mestier plasen ;
Mas de cierge no.s /es/ acostumat
Que dompa l’am, anz es tot/z temps/ blasmat".6
7Peire ironise ainsi sur lui en lui rappelant son état antérieur, qui devrait lui interdire de courtiser une dame. Cela renvoie au débat du clerc et du chevalier. L’antagonisme du chevalier et de l’intellectuel parcourt tout le moyen-âge, instauré par l’essor des villes qui offre au second une place dans la société. Ces rapports conflictuels se développent, en littérature, à travers la rivalité face à une femme. Mais ces débats existent surtout dans le Nord. Dans le Midi, le clerc est souvent vaincu par le chevalier, lorsqu’il courtise une Donna (cf. la Vida d’Uc Brunet ; cf. aussi la canso "Farai un vers pos mi sonelh", de Guillaume d’Aquitaine). Un Ensenhament du chevalier-troubadour (partisan ?) Arnaut Guilhem de Marsan (du dernier tiers du xiième siècle) explicite d’ailleurs ce thème. Les Vidas s’en font l’écho. Les portraits des troubadours d’origine noble ressortissent du vocabulaire courtois du parfait chevalier. Ceux des non-nobles, lorsqu’ils sont donnés, entrent dans la même catégorie. Mais, dans la plupart des cas, c’est grâce à leur art que tous sont agréés par les donnas, auditrices d’autant plus complaisantes que les chants les valorisent. Mais il s’agit alors du troubadour, non du clerc reconnu comme tel. Parfois aussi, la dame se détourne ! Les Vidas ne différencient pas les deux catégories, troubadours/chevaliers, qui n’apparaissent pas comme antinomiques.
8La Vida de Gui d’Ussel, ce nonobstant, le signale en tant que canorgue, non en tant que clerc. Pour aucun de ces troubadours, en fait, la Vida n’établit un rapprochement entre clerc et clergé. Il n’y a pas, apparemment, hésitation, fluctuation. Or, les troubadours, d’origine non nobiliaire, fréquentèrent aussi des écoles dans lesquelles on enseignait les "ars dictamini, ars predicandi ou arengi". La grammaire et la rhétorique étaient au programme. Les textes bibliques, comme ceux des écrivains latins, étaient étudiés. Lecture profane et lecture sacrée convergeaient pour donner à l’étudiant une formation aussi complète que possible.
9Cinq troubadours sont signalés comme ayant appartenu, ou appartenant toujours, au clergé :
- Daude de Pradas, canorgue, auteur de cansos non inspirées par l’amour et d’un traité de fauconnerie (Aveyron, Rouergue).
- Gaubert de Poicibot, monge (Aquitaine).
- Gui d’Ussel, donc, canorgue, auteur de cansos, de pastourelles, de tensos ou jeux-partis (Limousin).
- Le moine de Montaudon, canorgue ; il composa notamment des chansons satiriques, d’inspiration parfois gaillarde, rappelant alors celle des Goliards, ces anciens clercs devenus jongleurs ou/et poètes. Influencé par la poésie latine, il prône une vie assez incompatible avec son état (Auvergne, Cantal).
- Peire Cardenal, canorgue ; il critique les faux clercs dans son œuvre, ce que souligne sa Vida. Sa culture, religieuse et théologique, est très étendue (Velay, Toulouse ?).
- Peire Rogier, canorgue ; il aurait abandonné la maîtrise pour devenir jongleur et fut un adepte du trobar leu (Auvergne).
10Enfin, comme cela fut le cas pour Gui d’Ussel, un renseignement indirect est donné sur Guilhem Rainot d’Apt. Sa Vida ne signale pas qu’il a probablement été moine, ni qu’il a abandonné cet état pour devenir troubadour. Mais cela ressort d’une tenso qu’il eut avec Magret :
"Guilhem, de la claustra, us vim
Issir enceint ab un vim"7
11La canso "A tornar m’er enquer al premier us" évoque aussi ce fait. Peut-être ont-ils tous fréquenté les abbayes du Limousin et du Poitou, centres culturels dans lesquels la poésie était enseignée8.
12Les clercs et les moines ne sont pas les mêmes (même si nous pouvons supposer que les premiers ont reçu la tonsure). La distinction est nette entre les deux. La synonymie ne joue aucun rôle. La vision des biographes, identique, incite à considérer leur conception du clerc comme différente de celle de leurs prédécesseurs9.
13Parmi les 5 clercs cités, 3 sont devenus jongleurs10.
- Aimeric de Belenoi : "e fez se joglars".
- Uc Brunet : "fez se joglars".
- Uc de Saint Circ : "ab aquel saber el s’ajoglari".
14Mais Uc de Saint Circ a été contraint d’être clerc. Ses frères l’ont en effet, dit la Vida, envoyé à l’école à Montpellier : "E volgron lo far clerc, e manderon a l’escola a Monpeslier". Un peu plus loin, nous lisons : "Gran ren anparet de l’autrui saber et voluntiers l’enseignet ad autrui"11. La transmission de son savoir rappelle, en s’en faisant l’écho, qu’il est le biographe de quelques Vidas. Peut-être aussi est-ce une façon de montrer qu’il n’a pas oublié ses études !
15Un autre parcourt le monde, Arnaut de Mareuil : "el s’en anet per lo mon". Il reflète ainsi, en quelque sorte, le portrait de l’un des intellectuels médiévaux : un errant, qui va dans les villes pour apporter son savoir, et s’enrichir de celui des autres. Les Goliards, issus de cette catégorie, pratiquent cette mobilité sociale, devenant même, parfois, jongleurs pour gagner leur vie. Mais il est difficile de dire que nos clercs devenus troubadours s’apparentent à eux, car leur poésie, écrite en provençal, n’a pas pour thème exclusif, même si cela émerge quelquefois, la critique de l’ordre social.
16Une Vida ne comporte aucune mention (sauf celle de clerc), celle, d’ailleurs très brève, de Peire de Bussignac. Les troubadours ont abandonné leur premier état parce qu’ils ne pouvaient pas en vivre, ou parce qu’ils préféraient leur art. D’autres éléments apportent ces compléments d’information. Arnaut de Mareuil devient jongleur "car no podia viure per las soas letras"(ce qui n’implique aucune allusion à la clergie elle-même) : de plus "lesia romans".
17Ses connaissances littéraires, éclectiques, étaient en effet très grandes. P. BEC a relevé par exemple dans son œuvre des références à Roland, à Samson, au Psalmiste, à l’Ancien Testament, à Salomon, à Platon, à Homère, à Virgile et à Porphyre. Probablement a-t-il aussi été influencé par Ovide.
18Deux jongleurs sont aussi des transfuges, ayant commencé par la prêtrise :
- Gaubert de poicibot : "Lo monges Gaubertz de Poicibot si fo gentils hom de l’evesquat de Lemogas, fils del castellan de Poicibot. E fo mes morges, quant era enfans, en un mostier que a nom Saint Lunart. E saub ben letras e ben cantar e ben trobar. E per voluntat de femna issi del mostier, e venc s’en a selui on venian tuit aquil que per cortesia volion onor ni benfait, a N Savaric de Malleon, et el li det arnes de joglar, vestirs e cavals ; dont el poi anet per cortz e trobet e fetz bonas cansos’12.
- Peire Rogier : "Peire Rogiers si fo d’Alverne e fo canorgues de Clarmon ; e fo gentils hom e bels e avinenz, e savis de letras e de sen natural ; e cantava e trobava ben. E laisset la canorga e fetz se joglars, et anet per cortz,..."13.
19Les cinq clercs pré-cités ne se destinaient donc pas automatiquement à la prêtrise. En effet, si cela avait été le cas, Gaubert de Poicibot et Peire Rogier auraient été inscrits par les biographes dans cette catégorie. Ont-ils même été apprentis prédicateurs ? Leur école d’origine pouvait être une école abbatiale ou une école épiscopale. Gui d’Ussel était destiné à l’église ; en tant que séculier, ou que régulier ? Cependant, les étudiants fréquentant les universités, même si, juridiquement, ils appartenaient à l’Église, pouvaient se destiner à l’enseignement, universitaire ou autre (le magister professe dans les écoles urbaines accueillant les enfants de commerçants, d’artisans, ...). Les écoles cathédrales, quant à elles, dont la fin du xiième siècle voit l’essor, permettent aux clercs de toutes origines de bénéficier d’une formation scolaire suffisante pour pouvoir briguer, du moins pour certains d’entre eux, un travail auprès des cours ou dans l’enseignement lui-même. Cela favorise la naissance des écoles canoniales, ouvertes aux auditeurs extérieurs, et celles des écoles "libres", "privées". Le clerc devient alors l’intellectuel capable de dispenser le savoir qu’il a acquis, ce qui ne l’enrichit pas toujours, d’ailleurs ! Son insertion sociale, en effet, à moins qu’il ne soit maître dans une université, ou qu’il ait embrassé la carrière religieuse, reste parfois précaire. Certains clercs, n’ayant pu achever leurs études, mettent leur savoir au service des laïcs, ou deviennent des vagants. Telle est l’image réfléchie par les Vidas de ces troubadours. Mais pourquoi ne pas avoir désigné les deux derniers comme des clercs ? Fait-on allusion alors au fait qu’ils ont simplement fréquenté la faculté des arts, mais n’avaient pas continué avec celle de théologie ?
20Il ne faut pas oublier que la vision du clerc donnée par les cansos ou les sirventès est loin d’être toujours positive. Certains troubadours l’ont, parfois, violemment critiqué, l’assimilant alors, cependant, au clergé, (cf. par exemple "Clergue si fan pastor", ou "Tartarassa ni voutor", de Peire Cardenal ; "Fort m’enoja si l’auses dire", du Moine de Montaudon, etc). De plus, depuis la Croisade albigeoise, les clercs français n’ont pas bonne presse auprès du public de langue d’oc. C’est peut-être pour cela que la Vida hésite à nommer clerc un troubadour. Les prêtres, défroqués ou non, ont donné une image plutôt négative du clerc, image transmise par d’autres, comme Peire Vidal dans "A per pauc de chantar no.m lais", vitupérant contre le Pape et le roi de France, où il qualifie les clercs de "fol" et de "peccador". Mais les autres chanoines ont pratiqué parallèlement leur ministère monastique et leur état de troubadour"14. Nous avons affaire ici à d’anciens clercs, ou à d’anciens prêtres, devenus jongleurs et/ou troubadours.
21Les Vidas, cependant, distinguent nettement ces deux catégories. Cette distinction traduit-elle l’opposition qui s’est érigée entre séculiers et réguliers, notamment à partir de la "règle" de Saint Augustin, de 1067, les séculiers se mouvant entre les réguliers et les laïcs ? Gratien, dans son décret, renvoie quant à lui le sens de séculier dans un contexte profane, que semblent ainsi récupérer les Vidas. Cette altérité se manifeste aussi bien dans les termes désignatifs que dans leur culture de base. Or, l’éducation scolaire tenait une grande place dans le métier du clerc. Cette remarque ramène à une autre Vida, celle de Giraut de Borneil : "mas savis hom fo de letras e de sen natural" = mais il fut un homme avisé par son savoir et son esprit naturel. A aucun moment n’est employé le mot clerc. Cependant, poursuit le biographe, "tot l’invern estava en escola et aprendia letras" = tout l’hiver il était à l’école et enseignait les lettres. Cette traduction n’est-elle pas erronée ? Dans ce cas, cela signifierait que l’hiver, il perfectionnait sa technique par un apprentissage personnel et continu. Le clerc a, constamment, la possibilité de s’instruire, car, très tôt, il est en contact direct avec le livre, et avec l’écriture. Il conserve cette habitude, la mettant ensuite soit au service de ceux pour qui il travaille, soit à celui de son art lorsqu’il devient troubadour. Grâce à lui, le patrimoine culturel, conservé, est en même temps enrichi par les apports nouveaux. Le clerc troubadour génère alors une double contribution : il joint à son savoir universitaire un idéal chevaleresque et un idéal sentimental qui transforment quelque peu sa vision du monde. Il provoque ainsi la fusion de deux mondes, de deux doctrines, grâce aux influences multiples auxquelles il est soumis.
22Le terme clerc recouvre alors un usage particulier divergent de l’énoncé collectif ordinaire, mettant en scène une acception introductive d’une connotation historique. L’ecclésiologie traditionnelle perd l’un de ses clercs, ou du moins son représentant, qui ne participe plus, alors, de l’office sacerdotal. Le clerc des Vidas n’est plus un prêtre, (des recueils d’exempla, par ailleurs, dissocient ces deux rubriques) ; l’ordre des clercs échappe ainsi à l’Église, même si la Razo de Gui d’Ussel, indirectement, le ramène dans son giron. Mais les paroles reproduites, le poème cité, sont antérieurs d’une centaine d’années environ à la Razo elle-même. Un glissement sémantique s’est opéré, témoin, peut-être, d’une désacralisation du clerc, du moins de celui représenté par nos cinq troubadours. Au xiième siècle, une réforme est intervenue, promulguée par Geoffroy Babion, archevêque de Bordeaux. Elle veillait à la christianisation des laïcs, correspondants des clercs dans l’ordre du monde. Apparemment, un ou deux siècles plus tard, notre clerc est devenu un laïc, et le mot, alors, convient mieux pour désigner celui qui a suivi des études. Il apprend la grammatica, c’est-à-dire la langue latine, base de toute culture, commentant les auteurs anciens, postclassiques et modernes, la grammatica faisant partie du Trivium, auquel s’ajoute ensuite le Quadrivium.
Lettrat – ensenhat
23Une autre distinction se révèle alors lorsque nous étudions les occurrences de deux qualificatifs correspondant à ces deux états : lettrat, ensenhat. Le premier est utilisé 13 fois (soit sous forme d’adjectif qualificatif, soit sous forme de substantif, letras, introduit alors par un verbe transitif : "saber letras, amparar letras"), le second 16 fois. Dans certains cas, le troubadour n’est doté ni de l’un, ni de l’autre. Pourquoi le biographe ne signale-t-il pas son degré de culture ? Pourquoi ne mentionne-t-il rien pour plus de la moitié des troubadours ? Dans le tableau suivant apparaissent ces occurrences par rapport au clerc et au prêtre, mais aussi par rapport à 2 (ou 4) autres catégories sociales :
24Ces deux termes sont-ils synonymes, ou dévoilent-ils une différence dans l’instruction reçue ? Constatons d’abord un fait : les deux semblent assez bien répartis. Il n’y a pas d’hésitation. Parfois existent plusieurs versions, disséminées dans différents chansonniers. Chacune est alors cohérente avec les autres, inscrite dans la même logique sémantique, et ne propose pas d’alternance entre lettrat – ensenhat. Le même terme est utilisé quelle que soit la version. Il n’y a pas non plus association dans le même texte. Nous avons les mêmes rapports quant aux clercs et aux moines. Considérés séparément, ou ensemble, ils sont plus lettrats qu’ensenhats. Cela s’inverse dès qu’il s’agit des nobles. De plus, aucune trobairitz, (qui appartient, elle-aussi, à la noblesse) n’est lettrada ; par contre, la moitié d’entre elles sont ensenhadas. Les Vidas proposent le nom de huit trobairitz :
- Almuc de Castelnou.
- Iseut de Capieu.
- Azalais de Porcairaguas, "gentils domna et enseingnada".
- Na Castelloza, "gentils domna... Et era domna mout gaia e mout enseingnada et mout bella".
- La comtesse de Die, "bella domna e bona".
- Na Lombarda, "gentil e bella e avinens de la persona et insegnada".
- Maria de Ventadorn.
- Na Tibors, "cortesa fo et enseignada, avinens e fort maïstra".
25Les femmes apparaissent dans la plupart des Vidas. Egéries des troubadours, elles inspirent leur amour, et leur chant. Elles sont parfois décrites, mais d’une manière stéréotypée ; c’est la Muse du temps, belle, avenante et courtoise. Elles peuvent aussi être cultivées. Le terme employé est ensenhada, jamais letrada. La femme, qu’elle soit trobairitz ou simple réceptrice, est instruite, non lettrée. Nous pourrions supposer que les Vidas reproduisent le discours misogyne tenu par l’Église, et imité par Matfre d’Ermangau dans son Breviari d’amor (1288-1289) : la femme a moins de sens et d’instruction que l’homme. Mais cela est infirmé par l’application du même qualificatif aux hommes nobles. En fait, les membres de la noblesse, du moins ceux qui n’appartiennent pas, aussi, au clergé, sont ensenhats. Mais l’infléchissement qui se manifeste là traduit une autre conception. L’homme supérieur, culturellement parlant, est-il le prêtre, le clerc ou le noble ? La culture des nobles est d’une autre nature.
26La femme reçoit le même enseignement que l’homme, ce qui confirme l’emploi du même qualificatif. Les nobles, depuis le xiième siècle (mais quelques-uns d’entre eux le faisaient déjà avant), cherchent à s’instruire au même titre que les clercs. Leurs lectures portent cependant plutôt sur des textes rédigés en langue vernaculaire. Ils gardent de leurs études le goût de l’histoire, romaine, troyenne, sainte, goût qu’ils partagent avec les clercs. La différence tient à ce que les clercs, 3/5 de nos Vidas, lisaient aussi le latin.
27Nous avons vu que letras est régime d’un verbe, l’expression ayant alors un sens actif. Ensenhat, toujours au participe passé (sauf lorsque, mais rarement, les troubadours deviennent à leur tour pédagogues), a, quant à lui, un sens passif. Voici les définitions que donne le Petit Levy : "ensenhar : montrer ; enseigner, apprendre ; instruire-ensenhat = instruit, bien élevé. Letrat, a.q. : écrit ; orné de lettres, d’une inscription ; lettré ; savant – n.c. : lettré, savant" : Letrat participe alors du sémantisme d’érudit, terme neutre représentant celui qui a étudié, qui a des connaissances livresques. Maîtrisant la lecture et l’écriture, il est à l’aise dans le monde des mots, oral ou écrit, possède le latin. Mais ses connaissances ne lui ont probablement pas été transmises comme elles l’ont été pour l’ensenhat, ni dans le même but. Un autre terme est quelquefois mentionné, "savis" = sage, avisé, savant. Les clercs apprenaient probablement d’abord la grammaire. Ils étudiaient le droit, la théologie. Certains devaient s’intéresser à la littérature latine, mais aussi à celle en langue vernaculaire, plus contemporaine, plus "moderne". La Vida d’Uc de Saint Circ offre le même verbe, amparar, comme noyau verbal avec, pour régime, letras, ou ce qu’il apprend : "E quand il cuideront qu’el ampares letras, el amparet cansos e vers e sirventes e tensos e coblas, e.ls faich e.ls dich dels valens homes e de las valens domnas que eron al mon, ni eron estat"15.
28Malheureusement, les Vidas ne renseignent pas sur les écoles, ou les universités, fréquentées. Simplement apprenons-nous qu’Uc de Saint Circ est allé à Montpellier, centre scolaire important, déjà, au xiième siècle. L’enseignement du droit y est développé dans une école juridique, celui de la médecine dans l’Université. En 1165-1170, un juriste de Plaisance, donc transalpin, permet aux étudiants montpelliérains de connaître les méthodes de Bologne16. Or, depuis le xème siècle, une révolution urbaine a favorisé l’implantation, puis l’essor, des écoles dans les villes. L’école urbaine, normalement ouverte à tous, concurrence parfois l’école monastique. Le développement des universités, dans certaines cités du Midi, permet à de jeunes nobles, mais aussi à de jeunes bourgeois, ou même à de jeunes paysans, de bénéficier d’un enseignement donné par des maîtres parfois célèbres. Le terme ensenhat recouvre alors, peut-être, une acception plus laïque. Mais les Vidas suggèrent aussi une différence entre le clerc et le moine. Lettras renvoie à la littérature, et à la culture, d’origine latine. Ces deux dernières s’opposent, ou se superposent, à une culture et à une littérature plus modernes. La Vida d’Uc de Saint Circ évoque probablement cette dichotomie.
29On a souvent dit qu’un grand nombre d’écrivains médiévaux étaient des clercs. Remarquons que, sur 101 troubadours cités, seuls 5 sont appelés ainsi, 6 canorgues (ou manges) = 5,05 % ; 6,06 %, les deux ensemble = 11,1 %. Le rapport, apparemment, s’inverse dans ce spectacle dans lequel s’imbriquent fiction et réalité. Cela traduit peut-être une méfiance vis-à-vis du clerc, le biographe se refusant alors à qualifier ainsi un troubadour, chantre de l’amour courtois, et représentant d’une société qui se veut idéale. Le clerc des Vidas a suivi l’enseignement des écoles et des universités, sans pour autant se vouer à la prêtrise. Il a été étudiant, mais étudiant laïc. Or, cette nouvelle classe d’intellectuels se développe surtout dans le courant du xiiième siècle. C’est ce glissement de sens que les Vidas enregistrent en distinguant clerc et prêtre. Gui d’Ussel vit au xiième – début du xiiième siècle. Peire d’Ussel est déjà mort en 1225. Le clerc auquel il fait allusion est encore proche du clerc primitif. Le biographe, un siècle plus tard, fait la différence. Au début du Xllème siècle, l’apparition d’une nouvelle classe ébranle le clivage traditionnel église/chevalerie. Dans le Midi, ces deux protagonistes avaient accès au savoir. Un troisième s’insère, partageant le même savoir (du moins pouvons-nous supposer que clerc représente bien celui qui a un savoir), qu’il va contribuer à modifier, le clergé régulier et le noble bénéficiant alors d’enseignements différents. Le clerc nouveau, l’intellectuel laïc, s’imprègne de la culture cléricale traditionnelle, témoignant par ailleurs d’une évolution de cette société en cours d’élaboration. Pauvre souvent (4 sur 5), il trouve sa place grâce à la culture, qui favorise ainsi son insertion dans un groupe qui le reconnaît désormais comme l’un des siens. La société occitane d’alors n’est pas une société close, telle est l’idée largement diffusée par les Vidas. Mais cette représentation s’applique-t-elle au xiiième siècle, ou aux deux siècles précédents ?
Notes de bas de page
1 Edition J. BOUTIERE et A.H. SCHUTZ, Biographies des troubadours. Textes provençaux des xiiième et XlVème siècles. 2ème édition ; traduction française des textes provençaux par I. – M. CLUZEL. A.G. Nizet, Paris, 1973.
2 "avenant, apprécié pour ses faits d’armes, sa courtoisie, généreux, ...".
3 Il s’agit de l’Ensenhament "Razos es e mesura".
4 Sans ce dernier nom, il serait tentant de faire d’Uc de Saint Circ le seul auteur ; cela expliquerait l’apparente homogénéité des Vidas ainsi que la raison pour laquelle elles cessent de proposer des noms postérieurs au moment où Uc cesse d’écrire.
5 "Avant d’abandonner /la poésie/, il s’éprit d’une autre dame de Provence qui s’appelait Gidas de Mondus, nièce de Cuillem de Montpellier, cousine germaine de la reine d’Aragon. Il l’aima longtemps, la servit, fit à son sujet de nombreuses bonnes chansons, et la mit en grande valeur et louange. Et, comme il la priait, elle lui dit : "Gui d’Ussel, vous êtes un gentilhomme, bien que clerc, et vous êtes fort apprécié et loué".
6 "Gui d’Ussel, vous valez bien un chevalier valeureux en toute conduite agréable ; mais il n’est pas habituel qu’un clerc soit aimé d’une dame ; au contraire, il en est toujours blâmé".
7 "Guillem, de la clôture nous vous vîmes sortir enflammé par le vin".
8 La vida de Sail d’escola, assez brève, ne dit rien sur ce personnage, sinon qu’il se fil jongleur. Il faut néanmoins remarquer le surnom qui lui est donné ; plusieurs hypothèses ont été émises pour sa traduction : "Saute-de-Cloître" (THOMAS), "Transfuge de l’école" (JEANROY) ; prénom Assalide, avec aphérèse du a- initial (CHABANEAU et SCHULTZ), "pédant" (BRUNEL). Signalons aussi que certains troubadours se retirèrent, à la fin de leur vie, dans des Ordres religieux, notamment de Dalon.
9 Remarquons toutefois que, dans la canso de Guillaume IX, ce dernier laissait peut-être apparaître une différence, même minime : "Mas s’ama o monge o clergal/Non a raizo" (Mais si elle aime un moine ou un clerc, elle n’est pas raisonnable), v.9-10. Existe aussi l’image du moine courtois, clerc, l’auteur de Girard de Roussillon, dont a parlé Mr. LABBE.
10 Ce terme est très ambigu : en général, le jongleur est considéré comme un simple interprète. Cette confusion entretenue par les Vidas n’est cependant pas prise en compte ici, dans la mesure où, seul, le vocabulaire du biographe est étudié, et où d’autres sont appelés troubadours. Il faut supposer que le joglar est un auteur-compositeur-interprète.
11 "Il apprit beaucoup du savoir des autres et l’enseigna volontiers à autrui".
12 "Le moine Gaubert de Poicibot fut un gentilhomme de l’évêché de Limoges, fils du châtelain de Poicibot. Il fut mis dans les ordres, quand il était enfant, dans un moutier qui s’appelle Saint Léonard. Il connut bien les lettres, sut bien chanter et bien trouver. Par désir de femme il sortit du moutier, et vint auprès de celui vers lequel venaient tous ceux qui par courtoisie voulaient honneur et bienfait, Savaric de Mouléon ; celui-ci lui donna un équipement de jongleur, des vêtements et des chevaux ; il alla ensuite à travers les cours et fit de bonnes chansons".
13 "Peire Rogier fut d’Auvergne, chanoine de Clermont ; ce fut un homme noble, beau et avenant, savant grâce à ses lettres et à son sens naturel ; il chantait et "trouvait bien". Il abandonna la chanoinie, se fit jongleur et alla à travers les cours...".
14 Le Moine de Montauban remettait l’argent, ou autres récompenses perçues pour ses poèmes, à son couvent, sans que personne, pas même les religieux, ne s’offusquât de ces pratiques.
15 "Alors qu’ils croyaient qu’il étudiait les lettres, il étudiait les chansons, les vers, les sirventès, les tensons, les couplets, ainsi que les faits et les dits des hommes et des femmes de mérite qui vivaient alors ou avaient vécu".
16 L’université de droit de Montpellier est véritablement instituée par une bulle du 26 octobre 1289, "Quia sapientia", de Nicolas IV. Mais ses statuts datent de 1220.
Auteur
Université de Provence
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