Les paradoxes des clerici regis : l’exemple, à la cour d’Henri II Plantegenêt, de Giraud de Barri
p. 47-61
Texte intégral
1Lorsque Giraud de Barri naquit vers 1146 dans une famille de la petite noblesse normande des marches du pays de Galles, il était le plus jeune de quatre fils. Son père ne semble pas lui avoir laissé beaucoup d’illusions sur la seule voie qui s’offrait à lui dans ces conditions, en l’appelant dès son plus jeune âge « mon petit évêque »1. Si Guillaume de Barri visait d’emblée pour lui le sommet de la cléricature, c’est que l’enfant avait immédiatement manifesté d’étonnantes dispositions pour la carrière et fait de ce destin classique de cadet de famille une vocation. Nous apprenons ainsi dans son autobiographie que dans les concours de pâtés de sable qui l’opposaient à ses frères sur les plages galloises, il mettait un point d’honneur à bâtir, non des châteaux, mais des églises et des monastères, et que dans les discussions sur les pouvoirs des clercs et des laïcs, il prenait toujours le parti des clercs2. L’énergie avec laquelle il s’est acquitté des charges – malheureusement pour lui modestes – qui lui ont été confiées et a participé, dans de nombreux écrits, aux débats cléricaux de son temps, atteste suffisamment un indéfectible dévouement à l’Église, et particulièrement à la réforme de celle-ci. L’appel de la « littérature », dans l’acception très large du terme qui à cette époque englobe tout ce qui se transmet par l’écrit, n’a pas été moins vif, ni, comme il aime à le répéter dans les préfaces de ses œuvres, moins immédiat :
« Chacun est entraîné par son plaisir. Moi l’amour des lettres m’a entraîné dès l’enfance (...) et j’ai suivi cette vocation... »3
2Dix années de formation – en lettres, droit et théologie – et d’enseignement dans les écoles parisiennes, de longues années (une vingtaine en tout) de retraite studieuse à Oxford, Hereford et Lincoln, et surtout une œuvre considérable, à laquelle aucun genre du temps – poésie, lettres, ethnographie, histoire, récit de voyage, hagiographie, mémoires, miroir des princes, pastorale, polémique – n’a été étranger, et que jusqu’à la veille de sa mort son auteur n’a cessé de revoir et d’augmenter, témoignent très concrètement d’une vie tout entière animée par la passion de l’étude.
3Si les deux faces traditionnelles de la cléricature médiévale ont été chez Giraud de Barri des vocations précoces et jamais démenties par sa longue (il est mort vers 1223) et tumultueuse carrière, il n’en va pas de même d’une troisième, plus moderne, qui n’a peut-être pas été inventée par Henri II Plantagenêt, mais qui, dans la deuxième moitié du xiie siècle à la cour de ce prince, fait figure de phénomène de société, la haute fonction – on ne saurait déjà dire publique mais – curiale, le statut encore flou de clericus regis4. Giraud n’a été fonctionnaire royal que pendant dix ans, entre 1184 et 1194, et il n’aura pas assez des trente années qu’il vécut ensuite pour expier ce qu’il présente comme une fatale erreur5. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir hésité, comme il le raconte dans son autobiographie :
« Bien qu’il fût très réticent et très récalcitrant – car de même qu’il prise la vie d’écolier plus que toutes les autres, de même il exècre celle de courtisan –, il finit par céder aux instances, ainsi qu’aux promesses et aux injonctions du roi, et accepta de suivre la cour et de devenir clerc royal »6.
4Les arguments qui ont vaincu les réticences de Giraud sont clairs : si la cour d’Henri II a drainé tout ce que l’Europe comptait alors d’hommes de lettres et de savants, devenant ainsi le creuset de la « Renaissance du xiie siècle », c’est grâce à une politique de mécénat efficace, venue pallier la précarité de la condition d’intellectuel au Moyen Age. Le roi d’Angleterre a assis la première monarchie centralisée d’Europe sur la collaboration des clercs – et des laïcs – les mieux formés de son temps7, en offrant en retour à ces collaborateurs haut-de-gamme la possibilité de « faire carrière » ou à tout le moins d’améliorer leur situation en acquérant prébendes et bénéfices. Nul doute que Giraud, qui se voyait évêque depuis sa petite enfance, ait vu là l’occasion de réaliser la prophétie paternelle.
5Le motif de ses réticences est tout aussi clair : l’opposition de la schola et de la curia n’est pas le moindre paradoxe des clerici regis. Ce n’est pas le seul, et ce n’est sans doute pas le premier.
Le service du prince et le service de Dieu
6Il était assurément paradoxal, pour un homme de Dieu, d’entrer au service d’un prince qui avait aussi nettement formulé, dans la constitution de Clarendon, sa volonté d’émanciper le pouvoir temporel de la tutelle du pouvoir spirituel. D’autant que l’inévitable conflit des intérêts de l’Église et de ceux de l’État avait été, quinze ans auparavant, dramatiquement et symboliquement consommé par le meurtre de Thomas Becket – Thomas, qui, pendant ses années de chancelier, avait été courtisan au point d’oublier d’être clerc, mais qui, devenu primat d’Angleterre, avait déclaré à la cour une guerre qu’il savait devoir payer de sa vie. Le paradoxe était plus grand encore pour un clerc engagé depuis sa jeunesse, pendant laquelle il avait subi à Paris l’influence de Pierre le Chantre, dans la réforme de l’Église. Les idéaux grégoriens qu’il mit en pratique dans ses fonctions ecclésiastiques et qui se retrouvent dans toutes ses œuvres peuvent se répartir en deux catégories8 :
- ceux qui concernent la réforme morale du clergé : parmi les vices cléricaux, Giraud attaque surtout le mariage et le concubinage, le népotisme et l’héritage des bénéfices, la simonie et l’ignorance des prêtres. Il insiste sur la prédication et sur l’importance des sacrements – tout particulièrement du mariage que les clercs tentent d’imposer aux laïcs au xiie siècle ;
- ceux qui concernent la défense de la « dignité » de l’Église, c’est-à-dire la reconnaissance de prérogatives aussi concrètes que le paiement des dîmes, mais surtout la distinction entre le domaine clérical et le domaine laïc : la critique du mode d’élection des évêques, qui n’a plus rien de canonique, mais est le fait du prince, et le plaidoyer pour la libération de l’Église de tout pouvoir temporel seront des thèmes récurrents des œuvres de la deuxième moitié de sa vie, dans lesquelles il n’aura pas de mots assez durs pour les « tyrans normands » qui ont abusé du pouvoir et spolié l’Église.
7Mais pendant les dix années où il servit ces princes et chercha à obtenir leur faveur en les flattant dans des œuvres qu’il leur dédicaçait, sa défense de la libertas Ecclesiae fut singulièrement discrète. Il faut, pour lui rendre justice, noter que dès ce moment pourtant il nuance ses panégyriques d’Henri II en évoquant le peu de zèle du roi pour la religion -comparé à son zèle pour la chasse – ainsi que sa tendance à confondre les droits du regnum et ceux du sacerdotium et à s’approprier les biens de l’Église9. Mais ces réserves sont éclipsées par l’éloge enthousiaste du nouvel « Alexandre de l’Occident » doublé du princeps litteratus qui pouvait faire de lui un évêque.
8Quant à la purification des mœurs ecclésiastiques, c’est dès cette époque chez lui une préoccupation majeure, mais dans une aire géographique bien spécifique : dans ses ouvrages sur l’Irlande et sur le pays de Galles, il dénonce avec vigueur les particularismes qui éloignaient l’Église celtique du modèle romain et les coutumes ancestrales que, dans des domaines théoriquement soumis au contrôle clérical comme le mariage, les laïcs continuaient d’observer. L’offensive réformatrice de Giraud contre les pratiques non canoniques des Irlandais et des Gallois a vraisemblablement été d’autant plus vigoureuse qu’elle rencontrait une offensive très séculière – celle, justement, des princes dont il s’agissait d’obtenir la faveur. La réforme a été la plus noble justification de l’invasion normande des régions celtiques et un instrument non négligeable de leur colonisation. En Irlande elle a eu un rôle décisif à l’origine même de la conquête10.
9On voit que ce qu’il faut bien appeler une forme d’opportunisme et des circonstances historiques particulières – la politique royale dans les régions celtiques – ont permis à Giraud d’assez bien s’arranger de la première contradiction des clerici regis. Même l’ombre encombrante de Becket ne ternit pas trop à cette époque la gloire du Plantagenêt. A propos du meurtre dans la cathédrale, son analyse – comme celles de Pierre de Blois et même de Jean de Salisbury11 – a évolué : si à la fin de sa vie il n’hésite pas à présenter le roi comme l’auteur du crime12, pendant ses années de courtisan, il considère que celui-ci a été commis propter ipsum et non per ipsum13.
10Le second paradoxe des clerici regis ne pouvait être contourné par des arguties de ce genre.
Le service du prince et le service des Muses
11Tous les intellectuels devenus courtisans d’Henri II Plantagenêt se sont plaints de la difficulté qu’il y avait à sacrifier aux Muses à la cour d’un roi toujours à cheval, d’un bout à l’autre de son vaste empire. Quand par hasard la cour cessait de voyager, c’était le tourbillon des tâches qu’elle suscitait et la vaine agitation des intrigues qu’elle sécrétait qui y interdisaient tout travail serein. Gautier Map explique ainsi le fait qu’il n’ait jamais mis en forme ni terminé son De Nugis curialium (Contes pour les gens de cour) :
« J’ai écrit ce petit livre à la hâte à la cour du roi Henri, sur des feuilles volantes, me forçant à ouvrir mon cœur pour obéir aux ordres de mon seigneur. Je détestais ce qui en sortait et luttais pour en finir, mais je n’y arrivais pas. Bien que les Muses fuient toutes les cours, elles évitent la nôtre plus que les autres, car ici on se détourne d’elles avec plus d’hostilité qu’ailleurs. Il faut dire que l’agitation ne laisse pas assez de temps pour dormir, encore moins pour écrire14. »
12Les tribulations des clercs d’Henri ont reçu dans leurs œuvres le même traitement métaphorique : la cour de Londres a été assimilée à l’Enfer, et plus particulièrement à la troupe infernale du roi breton Herla, condamné, après un séjour chez les morts, à une errance perpétuelle15. En fait, explique Gautier Map, la cavalcade de la Mesnie Hellequin – Herlethingi familia -n’a plus été aperçue depuis la première année du règne du roi Henri, comme si la cour de celui-ci s’était alors substituée à celle du roi fantôme16. Cette métaphore résume de façon saisissante les paradoxes des clerici regis, leur mauvaise conscience tant vis-à-vis de Dieu que vis-à-vis des Muses. Recouvre-t-elle pour autant une réalité ? L’état fragmentaire de l’œuvre de Gautier Map pourrait le faire penser. L’énorme correspondance de Pierre de Blois, rassemblée et publiée à la demande du roi, ainsi qu’une œuvre poétique dont on mesure aujourd’hui la qualité et l’ampleur permettent de s’interroger sur la sincérité des plaintes de celui qui a le premier comparé les courtisans aux « chevaliers d’Herlewin »17. La production littéraire de Giraud de Barri invite également à la circonspection. Lui aussi s’est plu, après son retrait de la cour, à filer la métaphore infernale et à opposer radicalement l’Enfer des courtisans et le Paradis des clercs :
« Entre les différents divertissements de cette vie, deux modes de vie me semblent particulièrement notables : la cour source de soucis, l’école source de délices. L’une ne s’intéresse qu’aux biens terrestres et est insatiable. L’autre, amie de l’éternité et de la tranquillité, est louable par sa mesure et son scrupule. L’une, conduite par l’excès et la convoitise, agitée par les frivolités temporelles, sacrifie aux désirs du corps. L’autre, pensant à temps que ce temps n’est que transitoire, imprègne et instruit plus soigneusement le cœur de l’homme. La cour, pleine de tumulte mondain, pleine de mensonges, pleine de malignité, est comme la mort au milieu de la vie et un Enfer insatiable sur terre : elle aspire toujours aux biens terrestres, fait choir les âmes de leur haute demeure et les enfonce dans les profondeurs. L’école, dédiée aux délices de l’étude, est comme la vie au milieu de la mort et un second Paradis sur terre18. »
13Mais ce lieu-commun hérité du Policraticus, où Jean de Salisbury avait déclaré inconciliables l’agitation vaine de la cour et le loisir studieux de l’étude19, ne résiste pas à l’examen de son œuvre : le meilleur de celle-ci a été écrit à la cour et est directement lié à son activité de courtisan. Giraud a été promu fonctionnaire royal à cause de ses relations familiales avec les principaux chefs du pays de Galles et avec les premiers conquérants cambro-normands de l’Irlande et s’est donc vu confier diverses missions diplomatiques dans ces régions instables. Lorsqu’en 1185 il accompagna le prince Jean – nouveau dominus Hiberniae – en Irlande, il réunit la documentation de ses deux ouvrages sur ce pays et commença à écrire la Topographia Hibernica, terminée à son retour. Il n’avait pas achevé la rédaction de l’Expugnatio Hibernica lorsqu’en mars 1188 il fut chargé de seconder, cette fois dans le pays de Galles, l’archevêque de Canterbury qui allait y prêcher la croisade. Au cours de la campagne de prédication il tint un journal de voyage dont il tira l’Itinerarium Kambriae (1191) et la Descriptio Kambriae (1194). Il écrivit aussi à cette époque la Vita Galfridi archiepiscopi Eboracensis. Les années passées à la cour ont donc été celles où il a composé les œuvres irlandaises et galloises qui l’ont rendu célèbre et que l’on s’accorde à reconnaître comme ses chefs-d’œuvre. Ce sont aussi ces années de curialis qui ont inspiré l’autre œuvre majeure, terminée trente ans plus tard, qu’est le De Principis instructione.
14Concilier son travail d’écrivain et ses activités de courtisan n’a sans doute pas été toujours aisé. Il est significatif que dans l’épître dédicatoire de l’Expugnatio Hibernica il revienne sur l’opposition traditionnelle de la cour et de la clergie20. Dans la préface du second livre en effet, il demande au lecteur de l’excuser d’avoir dû le bâcler un peu parce que les préparatifs de la croisade accaparaient son temps :
« Le lecteur ne devra donc pas rechercher d’ordre dans la narration ni d’élégance dans le style. Il était inévitable, en raison des circonstances, que les événements décrits se présentent en désordre, reflétant ainsi les grands désordres des temps21. »
15Et s’il n’a pas un instant songé à abandonner la rédaction, il explique à quel prix elle a été achevée :
« C’est ainsi qu’au beau milieu des préparatifs d’une si grande entreprise, et déjà, pour ainsi dire, en tenue de route, je m’appliquai à terminer le présent ouvrage, non sans hâte excessive et non sans y travailler de nombreuses nuits22. »
16Il faut peut-être attribuer à une constitution exceptionnellement robuste le fait que Giraud se soit finalement accommodé du second paradoxe des clerici regis. Cela n’a été possible, en Irlande et en Galles, et dans les conditions d’inconfort des voyages au xiie siècle, que par des nuits entières consacrées à réunir ses notes et à les mettre en forme.
17Le retour au nobile otium auquel il avait tant aspiré sera paradoxalement catastrophique pour son œuvre.
L’œuvre paradoxale des fonctionnaires royaux
18L’analyse désenchantée qu’il fait dès 1195 de son expérience de courtisan indique clairement pourquoi celle-ci a tourné court :
« J’abandonnai donc, pour mes péchés, mes études pour la cour, à la demande d’un roi qui ne souciait de rien moins que de ne pas mentir, et qui ne désirait rien tant que tromper, différer et torturer, par ses atermoiements, l’esprit de ceux qui le suivaient et qui le servaient. Je passai presque dix ans à la cour de ce prince, et, quand il mourut, de son fils et successeur (plût à Dieu qu’il n’eût pas été aussi, par un malheur irréparable, le successeur de ses vices), sans jamais recevoir d’eux autre chose que de vains tourments et des promesses vides23. »
19Les promesses des princes n’ont pas été tenues. Giraud a quitté la cour comme il y était venu, simple archidiacre. S’il n’a pas obtenu l’évêché qui aurait dû, selon lui, récompenser ses mérites, c’est en partie à cause de ses origines galloises, qui l’ont rendu aussi suspect qu’utile aux souverains anglais, en partie à cause d’une erreur d’analyse : celle que ses œuvres lui vaudraient, auprès de princes aussi pragmatiques qu’Henri II et Richard Ier, de hautes fonctions dans l’Église. Gautier Map et Pierre de Blois n’allèrent pas non plus au-delà de l’archidiaconat. Wace aussi dut se contenter des promesses d’Henri :
« Mult me dona, plus me pramist,
E se il tot doné m’eûst
Co qu’il me pramist, mielz me fust24. »
20Charles Homer Haskins a recensé les œuvres dédiées à Henri II et montré que dans l’impressionnante production de la cour Plantegenêt, les plus représentatives n’étaient pas les œuvres littéraires mais les œuvres administratives25. Henri a été un grand administrateur et a récompensé chez ses curiales les talents administratifs (Hubert Walter en est un bon exemple) plutôt que les talents littéraires. Giraud n’a pas compris que les belles-lettres conduisaient dans l’intimité des princes, mais non à de plus grands honneurs.
21Il abandonna donc la cour comme un lieu de perdition, et en même temps qu’il se détourna de ses activités séculières, il se détourna des œuvres séculières qu’elles avaient inspirées pour écrire des vies de saints, des ouvrages pastoraux et apologétiques et des écrits polémiques. Il avait donné la mesure de son talent dans des œuvres puissamment originales par leur sujet – les confins celtiques du monde connu, dont il décrivait la géographie, la faune, le folklore et la civilisation – et par leur ton – une curiosité insatiable pour les phénomènes de la nature et de l’homme et une verve intarissable pour conter des faits curieux et des histoires étranges. En retournant à la théologie et en se consacrant désormais à des sujets religieux, il devint conventionnel. Ce ne sont ni ses écrits au service de l’Église, ni ses écrits autobiographiques et polémiques sur ses tentatives d’obtenir l’évêché de Saint-David qui ont fait de lui une figure marquante de la littérature du xiie siècle. Ce sont ses œuvres irlandaises et galloises si représentatives de la cour anglo-normande, de l’intérêt passionné qu’y rencontraient la géographie et l’histoire naturelle – mais aussi toujours les bestiaires -, les traditions populaires en général et le folklore celtique en particulier, la description ethnographique de pays et de civilisations jusque là inconnus.
22L’abandon de ces écrits profanes pour des écrits d’inspiration religieuse traduit les limites de l’humanisme et du rationalisme chrétiens du xiie siècle, et les tensions qu’ils avaient engendrées. La confiance nouvelle dans les progrès de l’esprit humain et dans sa capacité de comprendre le monde soulevait la question des limites de cette compréhension. Bien avant de quitter la cour, dans le premier ouvrage où il déclarait vouloir « décrire (...) observer (...) dévoiler (...) connaître » non seulement l’Irlande, mais aussi « l’univers entier (...) et les causes de l’univers, enfin tout montrer »26 , Giraud en éprouvait une sorte de remords, et développait, dans une interminable digression accumulant les citations bibliques, une interprétation toute personnelle d’un topos des bestiaires, celui de l’aigle consumant ses ailes aux rayons du soleil :
« Nous devons nous souvenir, sans nous montrer ingrats, que nous sommes admis à une part de connaissance, et non à la totalité de l’intelligence et de la quête du savoir27 . »
23Dès cette époque il posait deux questions :
« Qu’y a-t-il de plus contraire à la raison que d’entreprendre par la raison de transgresser la raison même ? Et qu’y a-t-il de plus contraire à la foi que de ne pas vouloir croire tout ce que l’on ne peut pas appréhender par la raison ?28 »
24Il a écrit ses œuvres d’histoire naturelle dans les années 1200. Mais il est demeuré aussi éloigné des scientifiques du xiie siècle qui, comme Adélard de Bath, Guillaume de Conches et Thierry de Chartres, recherchaient les causes rationnelles de toutes choses sans s’embarrasser de théologie29 , que des scolastiques pour qui la théologie elle-même devait faire appel à la raison et devenir une science. A la fin de ce chapitre consacré à l’aigle, il reprend, en le déformant, un passage des Confessions :
« Quelqu’un allant jusqu’à s’enquérir de ce que faisait Dieu avant la création du monde, Augustin répondit avec beaucoup d’esprit – à l’homme plus qu’au propos : ’Il préparait la géhenne pour ceux qui posent de folles questions’30. »
25Quand, dans la Topographie de l’Irlande, il décrit des monstres, il est toujours tiraillé entre une envie irrépressible de comprendre et d’expliquer, et le principe que « les miracles divins » – ou « la vengeance de la nature » -« doivent être admirés, non discutés et interprétés par un esprit humain »31. Comme l’a écrit Robert Bartlett,
« the tensions Gerald felt between naturalistic and theological explanation, between the incomprehensibility of the divine and the strivings of human intellect, between faith and reason, are symptomatic of the most productive hiatus in western culture, felt at this time more acutely than ever before32. »
26Ce malaise, plus que l’amertume du curialis déçu, explique l’abandon des œuvres séculières où il avait donné libre cours à la curiosité de son temps pour les phénomènes naturels et surnaturels. A ce malaise s’ajoutait le remords du clerc pour qui la théologie devait primer sur toute autre science.
27Dans la première préface de la Descriptio Kambriae, alors même qu’il rappelait son projet-jamais réalisé – d’écrire une Topographie de la Grande-Bretagne et qu’il semblait très conscient de s’être fait de l’histoire et de la description des îles Britanniques une spécialité admirablement adaptée à son talent, il exposait les critiques dont ses œuvres irlandaises et galloises faisaient l’objet auprès de « ses amis » – c’est-à-dire du clergé :
« Certains trouvent à redire à mon travail. Dans leur sollicitude pour moi, ils me comparent à un peintre riche de couleurs précieuses, un second Zeuxis, le maître de son art en quelque sorte, qui met tout son talent et tous ses soins à donner de l’éclat à une humble chaumière, ou à quelque autre sujet par sa nature bas et méprisable, quand on espère et que l’on attend avec impatience de lui qu’il peigne un palais magnifique ou un temple. Ils s’étonnent de ce que parmi tous les sujets insignes et illustres qu’offre l’univers, je choisisse de célébrer dans mes écrits et de parer des couleurs de ma rhétorique ces confins extrêmes du monde que sont l’Irlande, le pays de Galles et la Grande-Bretagne.
D’autres ont des mots encore plus durs et disent que l’on ne doit pas gaspiller un don venu d’en haut sur des sujets aussi bas, ni le perdre en veilles inutiles à louer des princes qui ne sont ni lettrés ni généreux, et qui ne savent plus récompenser et louer les œuvres littéraires de valeur. Ils ajoutent que les talents émanant du Ciel doivent plutôt être employés à des sujets célestes, et pour la plus grande gloire de Celui de la plénitude de qui nous avons tout reçu...33 »
28A ces critiques feront écho beaucoup plus tard, dans son ultime retraite à Lincoln, celles des chanoines qui, après avoir dans un premier temps reçu avec reconnaissance dans leur bibliothèque la Topographia Hibernica et l’Expugnatio Hibernica, jugèrent ensuite ces œuvres immorales, et celles du chancelier de l’église Guillaume de Monte, qui reprocha à leur auteur de n’avoir pas mis sa plume au service exclusif de la théologie34.
29Giraud a été sensible à ces attaques et après la Descriptio Kambriae a renoncé aux sujets séculiers auxquels il ne reviendra que dans le De Principis instructione. Le tourbillon de la cour d’Henri II ne lui avait pas laissé le loisir de tirer les conclusions de sa mauvaise conscience. Ses activités de courtisan et la stimulation d’un milieu d’intense foisonnement intellectuel lui avaient imposé la matière et l’esprit de ses œuvres. C’est donc paradoxalement la cour qui, dès lors qu’il était en mesure de surmonter les paradoxes des clercs curiaux, lui a permis de dépasser pour un temps le paradoxe fondamental du clerc, écartelé entre Dieu et les Muses, et d’apporter sa contribution à une littérature résolument moderne. Dès la préface de la Descriptio Kambriae, il opposait à ses détracteurs un argument de poids :
« Nous n’avons jugé ni inutile ni indigne de louanges, en écrivant sur ces matières banales, de dévoiler les secrets de notre pays et de tirer des ténèbres des hauts faits qui n’ont pas encore été consignés par écrit ni mis en lumière par un travail. Que pourraient ajouter nos efforts grossiers et dérisoires à la chute de Troie, à Thèbes, à Athènes et aux rivages du Latium ? Faire ce qui a déjà été fait revient à ne rien faire. C’est pourquoi nous avons jugé bien meilleur et préférable d’écrire l’humble histoire de notre pays, qui a jusqu’ici été presque entièrement négligée par les autres.35 »
30Et dans une lettre écrite vers 1210 à Guillaume de Monte pour répondre à ses attaques, il défend l’originalité de ses œuvres « historiques » :
« Nous voulons vous faire savoir que nos œuvres historiques, qu’aujourd’hui vous méprisez tant, vivront – nous le croyons, nous en sommes même sûr – beaucoup plus longtemps et seront beaucoup plus prisées par la postérité que de très nombreux écrits théologiques, qui viennent surabondamment s’ajouter à une abondance et à une surabondance d’écrits théologiques. Ces écrits sont entièrement constitués d’autres écrits, sont tirés – avec quelques transpositions trompeuses et quelques changements de titres – de travaux remarquables de grands auteurs, et sont présentés comme des productions nouvelles. Mais c’est une nouveauté trompeuse : ces ouvrages récents, patchworks d’œuvres anciennes et authentiques d’autres auteurs, peuvent enlever leur gloire à ceux qui en sont dignes et l’acquérir à d’autres qui en sont indignes. Nous en revanche, quand dans nos jeunes années nous avons exposé l’histoire de nos régions irlandaises et galloises, nous nous sommes attaché à une matière vierge. Nous nous sommes appliqué en quelque sorte à extraire d’une enveloppe très dure et d’un coquillage non encore brisé, jusque-là inaccessible à quiconque, les perles cachées, et à les mettre à jour non sans discernement.36 »
31Ce plaidoyer pour la novitas de ses œuvres profanes37 situe Giraud parmi les précurseurs qui ont contribué à promouvoir, au xiie siècle, une forme de modernité. Il n’est pas surprenant que parmi les promoteurs des termes modernus et modernitas à cette époque, on trouve aussi Gautier Map38, dont l’œuvre est la plus proche de la sienne, car cette promotion n’est pas sans liens avec le phénomène curial.
32Nous voudrions souligner pour conclure que Giraud de Barri n’est pas le seul intellectuel des années 1200 à qui ses fonctions de clericus regis ont paradoxalement permis d’être pleinement clerc Si toute l’œuvre de Pierre de Blois procède, comme on l’a brillamment soutenu, d’une littérature du sic et non, emblématisée par le jeu-parti du courtisan et du détracteur de la cour Quod amicus suggerit39, où l’hésitation constante entre le refus du siècle et l’engagement dans le siècle qui structure sa personnalité et ses écrits aurait-elle mieux trouver à s’exprimer qu’à la cour ? Gautier Map a été un courtisan moins torturé, même si à la fin de sa vie, il semble avoir éprouvé des remords. La question se pose pourtant de savoir pourquoi il n’a pas mis à profit la vingtaine d’années qu’il vécut loin de la cour après la mort du roi pour terminer son livre. Sans doute les milieux cléricaux qu’il fréquenta alors l’auraient-il vu d’un mauvais œil remettre sur le métier ses nugae40. On peut aussi se demander si le mondain dilettante qu’était Gautier a jamais voulu faire un « livre » ; si les histoires inventées pour détendre les officiers du palais épuisés par leurs tâches41 devaient prendre une autre forme que celle de carnets, de billets d’humeur et d’humour, qui n’avaient plus lieu d’être – ni d’être repris – hors du tourbillon de la cour.
33Par delà les paradoxes des clercs devenus courtisans d’Henri II et l’expérience inédite, pour ces intellectuels, de la difficile coexistence de l’action et de la réflexion, du pouvoir et de la vertu, la cour anglo-normande a vu la floraison d’une littérature latine profane exceptionnellement riche42, alimentée aux courants les plus novateurs de la Renaissance du xiie siècle et au phénomène curial lui-même, dont la veine se tarissait dès que les auteurs la quittaient.
Notes de bas de page
1 De Rebus a se gestis, I, 1, p. 22, vol. 1 des Giraldi Cambrensis Opera, J. S. Brewer, J. F. Dimock et G. F. Warner éd., Londres, Longman (Rerum Britannicarum Medii A evi Scriptores), 1861 -1891, 8 vol.
2 Loc. cit.
3 Préfaces de l’Expugnatio Hibernica – éd. et tr. A. B. Scott et F. X. Martin, Dublin, Royal Irish Academy, 1978, p. 8 – et de la Descriptio Kambriae – Opera, vol. VI, p. 163. La citation initiale est de Virgile, Bucoliques, II, 65.
4 L’établissement d’une administration gouvernementale avec des fonctionnaires aux attributions précises appartient au xiiie siècle. Sur le phénomène curial pendant la deuxième moitié du xiie siècle, voir E. Türk, Nugae curialium. Le règne d’Henri II Plantagenêt (1145-1189) et l’éthique politique, Genève, Droz, 1977.
5 Cf. première préface du De Principis instructione – Opera, vol. VIII, p. lvii, et De Rebus a se gestis, II, 8, p. 57.
6 De Rebus a se gestis, II, 8, p. 57.
7 Cf. E. Tûrk, op. cit., p. xvii : « Avant ses pairs, Henri II avait donc saisi l’importance des écoles comme pépinière de cadres pour la construction d’un État. »
8 Pour une analyse plus détaillée, voir R. Bartlett, Gerald of Wales, 1146-1223, Oxford, Clarendon Press, 1982, I, 2, « Gerald the Ecclesiastic ».
9 De façon voilée dans la Topographia Hibernica, III, 48 – tr. J.-M. Boivin, L’Irlande au Moyen Age. Giraud de Barri et la Topographia Hibernica (1188), Paris, Champion, 1993 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Age, 18), p. 268 – puis tout-à-fait explicite dans l’Expugnatio Hibernica – éd. et tr. A. B. Scott et F. X Martin, p. 124-132.
10 Cf. J.-M. Boivin, L’Irlande au Moyen Age.
11 Cf. R. R. Bezzola, Les Origines de la littérature courtoise en Occident (500-1200), Paris, Champion, III/1, 1963, p. 22 et E. Türk, Op. cit., p. 146-147. Pierre de Blois, qui a été fonctionnaire royal pendant les mêmes années que Giraud, opposait au premier paradoxe des clerici regis l’idée, tirée du Policraticus, du clerc envoyé par Dieu au prince pour le corriger : « O clerice curialis, nunquid Dominus misit te ad regem ? » i. e., comme il l’indique dans la phrase précédente, « ad correctionem et eruditionem regum » (Migne, Patrologie Latine, t. 207, col. 45).
12 « Auctor facinoris » : Vita sancti Remigii, Opera, VII, p. 70 – dont on n’a conservé que la deuxième version, écrite c. 1214, mais dont une première version perdue a circulé c. 1197. Dans son autobiographie, écrite entre 1208 et 1216, il présente Becket comme son saint patron (Opera, I, p. 49 et 55), et dans l’histoire dramatique du règne d’Henri II qu’il brosse vers la même période dans le De Principis instructione, le meurtre de l’archevêque reçoit, parmi les grands péchés qui ont précipité la chute du roi, une charge symbolique toute particulière, puisqu’Henri est acculé à la mort par ses fils charnels comme il a acculé à la mort son père spirituel.
13 Expugnatio Hibernica, I, 39, p. 108.
14 Gautier Map, Contes pour les gens de cour, IV, 2, tr A. K. Bate, Paris, Brepols, 1993, p. 224.
15 Cf. L. Harf-Lancner, « L’Enfer de la cour : la cour d’Henri II Plantagenêt et la Mesnie Hellequin (dans l’œuvre de Jean de Salisbury, Gautier Map, Pierre de Blois et Giraud de Barri) », L’État et les aristocraties : xiie-xviie siècles, France, Angleterre, Ecosse, Paris, Presses de l’Ecole Normale Supérieure, 1989, p. 27-50.
16 Cf Contes pour les gens de cour, I, 11, et IV, 13 – tr. A. K. Bate p. 91-93 et 268-269. Sur le thème de la chasse sauvage, voir Ph. Ménard, « Une parole rituelle dans la chevauchée fantastique de la Mesnie Hellequin », Mélanges R. Fromilhague, Toulouse, 1984, p. 1-11, et J.-C. Schmitt, « Temps, folklore et politique au xiie siècle », Le Temps chrétien, Paris, 1984, p. 489-515.
17 Lettre 14, PL, t. 207, col. 44.
18 Première préface du De Principis instructione, écrite c. 1195, Opera, VIII, p. LVII. Tr. L. Harf, art. cit., p. 37-38.
19 Cf sous-titre du Policraticus « sive de nugis curialium et vestigiis philosophorum » (« les futilités des courtisans et les chemins que tracent les philosophes ») et analyses de L. Harf, art. cit.
20 « Puisque notre nature est double et rassemble le temporel et l’éternel, partageons-nous équitablement entre le temps et l’éternité. Consacrons la partie de nous qui est terrestre et transitoire aux occupations transitoires et frivoles selon la part temporelle. Mais selon la part d’éternité qui est en nous, aspirons à la gloire de l’éternité. Que la cour ait un temps notre corps. Mais que notre esprit, noble et libre, que l’on ne peut ni enfermer ni emprisonner, qui ne se soumet ni à notre pouvoir ni à celui d’un autre, se consacre toujours à ce qui lui revient et se glorifie de sa liberté. » Expugnatio Hibernica, p. 20-22 – tr. L. Harf, art cit., p. 44-45.
21 Expugnatio Hibernica, p. 134.
22 Loc. cit.
23 Première préface du De Principis instructione, p. lvii. Cf. De Rebus a se gestis, II, 8, p. 57.
24 Wace, Roman de Rou, v. 11426-11428 – éd. A. J. Holden, Paris, Picard (SATF), t. II, 1971, p. 307.
25 Ch.-H. Haskins, « Henry II as a patron of literature », Essays in medieval history presented to Th. F. Tout, Manchester, 1925, p. 71-77.
26 Topographie de l’Irlande, « introduction à la lecture publique », – tr. J.-M. Boivin, op. cit., p. 157.
27 Ibid. I, 13, p. 179
28 Loc. cit., p. 178.
29 Cf. T. Gregory, « La Nouvelle idée de nature et de savoir scientifique au xiie siècle », The Cultural context of medieval learning, J.E. Murdoch et E.D Sylla éd., Dordrecht et Boston, D. Reidel, 1975, p. 193-212.
30 Topographie de l’Irlande, I, 13, p. 179.
31 Ibid., II, 19 et II, 21.
32 R. Bartlett, op. cit., p. 153.
33 Descriptio Kambriae, première préface, p. 156.
34 Cf. R.B.C. Huygens, « Une Lettre de Giraud le Cambrien à propos de ses ouvrages historiques », Latomus, XXIV, 1965, p. 90-100.
35 Descriptio Kambriae, première préface, p. 157.
36 Le texte latin de cette lettre est donné par R.B.C. Huygens, art. cit., p. 100.
37 Cf. aussi J.-M. Boivin, op. cit., p. 51-52.
38 Cf. A. K. Bate, intr. de sa traduction des Contes pour les gens de cour, p. 37-41. Sur l’« explosion » du concept de modernité au xiie siècle, voir la note 38.
39 P. Dronke, « Peter of Blois and poetry at the court of Henry II », Mediaeval Studies, vol. XXXVIII, 1976, p. 185-215. Voir aussi R. R. Bezzola, op. cit., p. 31-87 et E. Tûrk, op. cit., p. 124-158.
40 Il semble s’être trouvé à Lincoln vers l’époque où les chanoines jugèrent les œuvres irlandaises de Giraud immorales.
41 Contes pour les gens de cour, III, I, p. 181.
42 L’importance de la production littéraire française de cette cour n’est plus à démontrer. C’est le chant du cygne d’un type de littérature latine qui nous intéresse ici : cf., pour le domaine de la fiction, A. K. Bate, « La Littérature latine d’imagination à la cour d’Henri II d’Angleterre », Cahiers de Civilisation Médiévale, 34, 1991, p. 3-21.
Auteur
Université Paris XII – Val de Marne
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