Un chirurgien-clerc : Guy de Chauliac
p. 33-44
Texte intégral
1Le clerc au Moyen Age, une entité bien difficile à saisir qui recouvre en fait toute une série de personnages différents. Parmi ceux-ci, le médecin, medicus ou physicus, presque une sorte de philosophe, à côté du théologien ou du juriste. Mais beaucoup plus étonnant, le chirurgien-clerc, tant l’association des deux noms peut sembler contre nature pour les mentalités médiévales. J’évoquerai ici la figure d’un des plus célèbres d’entre eux, Guy de Chauliac, auteur d’une Chirurgie1 en latin, si largement diffusée et vulgarisée, qu’on fera de lui le père de la chirurgie didactique, laissant à Amboise Paré, la paternité de la chirurgie opérative. Il ne faudrait pas voir en Chauliac le représentant d’une catégorie socio-professionnelle (encore en gestation au xive siècle), il s’agit d’une personnalité exceptionnelle, appartenant à la lignée des grands compilateurs et vulgarisateurs, à la fois médecin et chirurgien, intellectuel et homme de l’art.
2S’il est considéré comme une des personnalités marquantes de la science médiévale, de nombreuses incertitudes demeurent sur ses origines, sa formation et sa pratique véritable. D’origine fort modeste, ce fils de paysans du diocèse de Mende, se serait fait remarquer par ses qualités de rebouteux et aurait bénéficié de la protection des seigneurs de Mercoeur dont dépendait le village natal du chirurgien, le village de Chaulhac (situé dans le département actuel de la Lozère) : il aurait pu partir ainsi se former d’abord à Mende, puis à Montpellier. Différents lieux sont mentionnés dans son œuvre (Montpellier, Bologne, Lyon, Paris) et sont associés aux noms de ses maîtres. Tous n’étaient pas des maîtres de l’Université car l’apprentissage, les rencontres et échanges divers sont des modes de formation fondamentaux au Moyen Age ; et, comme le rappelle Danielle Jacquart, si la formation universitaire est réservée aux futurs médecins, il n’est pas sûr que tous les médecins aient fréquenté une université2. Où Chauliac a-t-il obtenu ses grades universitaires, en particulier le titre de magister in medicina qui apparaît dans l’intitulé de son œuvre ? Vraisemblablement à l’université de Montpellier, évoquée à plusieurs reprises dans l’ouvrage comme nostra scola montispessulani. Quoi qu’il en soit, l’université de Montpellier en a fait un de ses maîtres incontestés, une faveur que le temps ne démentira pas puisqu’aujourd’hui encore le Centre Hospitalier Universitaire de Montpellier porte le nom de Chauliac. Chauliac semble avoir connu plusieurs lieux d’exercice : d’abord Lyon (où en 1344, il fait partie du Chapitre de Saint-Just), puis Avignon, où Clément VI a été élu pape en 1342 ; il est au service de ce dernier en 1348, au moment de la grande Peste qu’il évoque dans la Chirurgia Magna, c’est la translation de mortalité3. Chauliac restera au service des deux papes suivants, Innocent VI (1352-1362) et Urbain V (1362-1370) comme medicus et capellanus comensalis4.
3Son appartenance à la cour des papes est-elle la cause ou la conséquence de sa renommée ? Difficile de répondre, en tout cas, elle a créé les conditions favorables à l’élaboration et à la diffusion de son œuvre, matériellement et intellectuellement comme on le verra par la suite.
Un chirurgien-clerc
4Guy de Chauliac fait partie, comme Henri de Mondeville, d’une catégorie particulière, celle des chirurgiens-clercs. Catégorie très peu représentée, en effet Danielle Jacquart n’a répertorié que sept cas (dont ceux de Chauliac et Mondeville) qui peuvent recouvrir deux types de situations5. D’abord, celle du médecin qui pratique la chirurgie en dépit des interdits canoniques : depuis le Concile de Latran (1215), les clercs munis des ordres majeurs se sont vus interdire l’exercice de la chirurgie, puis l’interdiction a été étendue à l’ensemble des universitaires. Mais de nombreuses dispenses ont été accordées, en particulier aux médecins de Montpellier (cas de Chauliac) : en effet, comme le souligne Danielle Jacquart, "la période qui vit le plus grand nombre de médecins munis des ordres majeurs fut celle des papes et anti-papes d’Avignon. 56,8 % vécurent au xive siècle"6. Ce devait être encore plus fréquent pour les clercs munis des ordres mineurs. Autre situation possible, celle du chirurgien qui a reçu une formation médicale à l’Université, sans pour autant être pourvu d’un titre universitaire (cas probable de Mondeville).
5Chauliac est un médecin formé à la chirurgie, un "médecin spécialisé dans la chirurgie"7. C’est donc un chirurgien exceptionnel car la masse des praticiens est illettrée, sans la moindre culture livresque. D’ailleurs Chauliac, tout comme Mondeville, n’a de cesse de se démarquer des "mécaniques". Il revendique sa double qualité de médecin et de chirurgien, puisque les deux désignations cyrurgicum magistrum in medicina sont juxtaposées dans l’intitulé et il rappelle encore au coeur du Chapitre Singulier ses deux titres Et ego Guido de Cauliaco cururgicus magistrer in medicina. Et, comme son prédécesseur Mondeville, il déplore la séparation de la médecine et de la chirurgie :
Et vsque ad eum (il s’agit d’Avicenne) inueniuntur omnes fuisse phisici et cyrurgici. sed post. uel. propter lasciuiam uel occupationem curarum nimiam separala fuit Cyrurgia et dimissa in manibus mechanicorum8.
La destination de l’œuvre
6Face à la pauvreté culturelle de la majorité des chirurgiens, on peut se demander à qui étaient destinés les ouvrages d’un Mondeville ou d’un Chauliac. A quel public s’adressait cet inventarium seu collectorium in parte cyrurgicali medicine ? Dans l’introduction de sa Chirurgie, Mondeville distingue trois catégories, les disciples lettrés de la chirurgie, les chirurgiens illettrés non rebelles et les chirurgiens orgueilleux et illettrés et annonce que son ouvrage est fait surtout pour les premiers, mais qu’il peut profiter également aux seconds (à ceux-là notre doctrine sera profitable comme Dieu ne refuse pas le pardon à ceux qui le demandent humblement) ; pour la dernière catégorie, il n’a que mépris, son ouvrage ne sera pour eux d’aucune utilité comme Dieu lui-même ne vient pas en aide à ceux qui le dédaignent9. Chauliac choisit, lui, de dédier son ouvrage à ses pairs :
A vous messeigneurs les medecins de Montpellier, de Boulongne, de Paris et d’Avignon et principalment a ceulx du pape avec lesquelz en oyant, lisant et ouvrant, ay esté nourry et qui (m’ont) acompaigné au service des sains peres de Romme /.../ assembleray et reduiray en ung livre les principaux ditz des Anciens (Prologue, f. 9 v°).
7Cette destination explicite n’est pas une simple formule rhétorique, elle est confirmée par le devenir même de l’œuvre : en effet, l’étude de la tradition manuscrite10 fait apparaître une destination essentiellement médicale. Certains manuscrits latins ont été copiés par des étudiants en médecine11, d’autres ont été possédés par des médecins anonymes ou connus : au début du xve siècle, Boniface de Sannevières, maître de la faculté de médecine de Paris, médecin de Louis, duc d’Anjou et roi de Sicile, médecin de l’abbaye de Cluny, à qui il légua ses manuscrits ; au milieu du xve siècle, Jacques Angely et Pierre de Thumery, possesseurs successifs d’un manuscrit de Chauliac, acheté à la foire de Beaucaire ; enfin, à la fin du siècle, le médecin Léonard de Serre. 11 ne faudrait pas croire que ces manuscrits conservés possédés par des médecins célèbres sont des exemplaires exceptionnels, au contraire ce sont des copies de qualité courante, souvent abondamment annotées, des exemplaires de travail en quelque sorte.
8Ce type de destination souffre cependant deux exceptions dans l’ensemble des manuscrits conservés : vers 1430, le chirurgien Jean Tourtier commanda pour son maître le duc de Bedford une copie de la Chirurgia Magna12 et, dans les années 1470, Nicolas de Blanchecourt, "barbier juré et bourgeois parisien", fit copier plusieurs manuscrits dont le texte latin de Chauliac et une traduction française de ce texte13. Ce personnage est un témoin de l’ascension économique et culturelle des barbiers. Un siècle sépare le chirurgien auteur et le barbier lecteur de l’œuvre. Il a fallu du temps pour que l’œuvre parvienne à cette couche culturellement défavorisée de la population médicale. Et on peut se demander si la possession du manuscrit latin - et Blanchecourt semble bien lui aussi une exception - ne reste pas encore seulement une marque extérieure de culture. Car un fossé sépare la Chirurgia Magna des collections de textes chirurgicaux pour barbiers étudiées dans notre thèse.
Le chirurgien idéal selon Chauliac
9Le Chapitre Singulier qui ouvre la Chirurgia Magna constitue une sorte de "Défense et Illustration" de la Chirurgie et du métier de chirurgien. Chauliac évoque les conditions ou qualités que doit réunir le chirurgien : celui-ci doit être à la fois litteratus, expertus, ingeniosus et morigeratus.
Les conditions requises au cirurgien sont quatre. La premiere qu’i soit lettré. La seconde qu’i soit expert. La 3e qu’i soit ingenieux. La quarte qu’i soit bien moriginé14.
10Chacun des quatre termes donne lieu à un développement sensiblement équivalent, sauf le premier six fois plus long que les autres : si Chauliac parle de l’expérience, de l’habileté technique et de la moralité, il insiste surtout sur les connaissances que doit posséder le chirurgien :
Il est donques requis premierement que le cirurgien soit lettré, non pas tant seulement en principes de cirurgie mais aussi de phisique et ce tant en la theorique comme en la pratique. En la theorique, fault qu’il congnoisse les choses naturelles et non naturelles et contre nature. Car premierement il doit sçavoir les choses naturelles et principalement l’anathomie car sans icelle, riens ne se puet faire en cirurgie comme il apperra cy dessoubz. Aussi convient qu’il congnoisse la complection car selon la diversité des natures des corps, fault diversifier la medecine comme dit Galien contre Thesilum in toute Therapeutice /.../ Les choses naturelles sont l’air, le mengier et le boire car icelles sont causes de toutes maladies et de santé par quoy est neccessaire de les congnoistre. il fault pareillement qu’il congnoisse les choses contre nature comme est la maladie car d’icelle est proprement prise l’intención curative. La cause de laquelle ne doit aucunement ignorer car se le guerissoit sans en faire inquisition, ce ne seroit pas de sa grace mais par fortune En la pratique, il fault qu’i sache donner diete et (farmacie) car sans ces choses, ne puet estre cirurgie parfaitte, laquelle est le tiers instrument de medecine. Aussi appert que il fault que le cirurgien artificialement ouvrant sache les principes de medecine et avec ce, il lui est decente chose et convenable chose de sçavoir aucun pou des autres ars /.../ se les bons medecins n’avoient mestier et besoing de sçavoir aucune chose de geometrie, d’astronomie, de logique15 et des autres, tantost tous les mecaniques autres comme couroieurs, charpentiers, fabres et autres delesseroient leurs ars et vouldroient estre medecins16.
11Le chirurgien doit donc connaître à la fois la chirurgie théorique, la médecine théorique et pratique et les bases des autres arts : c’est d’ailleurs cette "culture générale" qui lui permet de se démarquer des "mécaniques". La médecine (physique) théorique et pratique recouvre un savoir essentiellement livresque et non une opposition entre la théorie et la pratique au sens moderne d’expérience. Nicaise17 reprend à propos de ce passage une note intéressante de l’édition de Laurent Joubert18 :
Il dit toujours physique pour dire l’art de medecine. Or quant a ce qu’il requiert du cirurgien toute la medecine, il ne s’en fault émerveiller ; veu qu’il propose icy un chirurgien accomply de tous points tel que luy-mesme a esté, non pas un simple operateur ou artiste.
12Comme l’a bien vu Joubert, le portrait du chirurgien idéal sur lequel s’ouvre l’œuvre est aussi indirectement un autoportrait de Chauliac.
Chauliac : un lettré
Et ego Guido de (C)auliaco /.../ vidi operationes multas et multa scripta19.
13L’œuvre de Chauliac n’est pas une simple chirurgie, c’est l’œuvre d’un lettré. Dans la rapide histoire de la chirurgie des origines jusqu’à lui, il ne s’intéresse pas aux pratiques chirurgicales de ces prédécesseurs mais énumère les livres qui ont été écrits avant lui, avec la tâche pour son livre de récapituler les meilleurs d’entre eux.
Je ordonneray et metteray par ordre comme en ung cathalogue les noms des ouvriers de cest art, desquelz la congnoisance et doctrine est devers moy et desquelz les ditz seront trouvez en ce present œuvre affin que on sache lequel a mielx dit de l’autre. Le premier de tous fut Ypocras lequel comme on treuve en l’Introductoire de medecine surmonta tous les autres et fut celluy qui premier mena et mist en vraie clareté et lumiere entre les grecs la science de medicine, comme dit Macrobe et Ysidore ou quart livre des Ethimologies et comme il est recité ou prologue de toute Continence /.../
14Puis Chauliac dresse la liste de tous ceux qui ont écrit à sa suite des ouvrages de chirurgie, Galien longuement, Paul d’Egine, Rhazès, Albucasis, Haly Abbas et Avicenne. Cependant ces auteurs admirés et loués cèdent la place à des figures plus contestées, au fur et à mesure que l’on se rapproche de son époque.
/.../ Rogerius, Rolandus et les quatre maîtres qui ordonnerent les livres separés de cirurgie et moult d’emperiques meslerrent en iceux. En aprés est trouvé Jamerius qui composa une cirurgie comme brutale en laquelle il mist pluseurs sotes choses En aprés vint Brunius qui assés discretement assemble les ditz de Galien et d’Avicenne et les operations d’Albugravis. Incontinent aprés lui vint Thedoricus lequel ravisant tout ce qu’avoit dit Brunius et avec aucunes fable de Hugo de Luca son maistre fit et composa son livre. Guillaume de Salicet fut vaillant home et en phisique et en cirurgie, deux sommes composa et quant a mon jugement il traitta bien. Lanfrancus aussi escript ung livre ou quel il ne mist gueres de chose fors ce qu’il avoit prins de Guillem mais toutesfois il le mua en autre ordre. En ce temps, maistre Arnaud de Villeneufve fut fleurissant et composa molt de beaux livres. Henricus de Mondeville commença a Paris ung traittié par notables ou quel il devoit faire le mariage de Theodoric et de Lanfran mais prevenu de mort, ne peult acomplir ledit traittié. (f. 12)
15Chauliac en arrive alors aux sources de son propre ouvrage, théoriques et pratiques, suivant la double définition de la chirurgie (science et art) donnée dans les premières lignes du Chapitre Singulier :
Toutesfois verité est que cirurgie est consideree en deux manieres, c’est assavoir l’une qui enseigne et a laquelle le nom de science est aproprié, laquelle homme puelt avoir posé que jamais n’ait ouvré de cirurgie ; l’autre est celle qui use a laquelle le nom de art est aproprié et celle ne puelt nul sçavoir s’il ne l’avoit veue. (f. 10)
16Les sources livresques sont d’abord évoquées et ainsi mises au premier plan : Chauliac présente son œuvre comme le point d’aboutissement de toute une tradition, il veut assembler et réduire en ung livre les principaux ditz des Anciens. Mais l’entreprise est ambitieuse car il ne s’est pas contenté de reprendre ce que ces prédécesseurs immédiats avaient écrit, il a étudié lui-même les œuvres des Anciens, en particulier celles de Galien20. Pour certaines des œuvres de ce dernier, il eut même la possibilité de comparer la traduction faite par l’intermédiaire de l’arabe, à celle plus récente de Nicolas de Reggio, qu’il préfère21.
17A ces sources livresques s’ajoute l’expérience d’un praticien qui a par long temps ouvré en pluseurs et diverses parties ; il donne d’ailleurs la liste de ses maîtres :
cirurgiens ouvrans, a Tholose maistre Nicolas Cathelan, a Montpellier maistre Jehan Bonnet, filz de Lanfrancus, a Boulongne maistre Pelerin, maistre Metridatus, a Paris /22 / maistre Pierre de Bonnanto, en Avignon maistre Pierre de Arlante et mon compaignon maistre Jehan de Parma/.../ (f. 13)
La Chirurgia Magna : un monument de la médecine scolastique23
18Le terme scolastique peut être appliqué à la littérature médicale de la fin du Moyen Age, c’est-à-dire à des œuvres marquées par l’importance des autorités, l’influence de la philosophie d’Aristote, l’utilisation du raisonnement et la rigueur de la construction. Toutes ces caractéristiques se retrouvent dans l’œuvre de Chauliac. Il proteste certes de sa médiocrité24 mais il retrouve ainsi la pose de tous ceux qui sont au fond persuadés de faire une œuvre utile ; car l’œuvre écrite au seuil de la vieillesse est l’œuvre de toute une vie d’étude et de pratique chirurgicales. Chauliac veut transmettre ce savoir accumulé mais comme Mondeville, il le destine à ses pairs (des chirurgiens lettrés comme lui), puisqu’il écrit en latin. Il insiste d’ailleurs à plusieurs reprises sur l’importance de la langue, quand il admire Arnaud de Villeneuve tres eloquent et Nicolas de Reggio tresparfait en langue greque et latine ou quand il juge les traductions de ce dernier de plus hault et de plus parfait stile.
19La pratique de la compilation, de l’inventaire pour reprendre le terme de Chauliac, n’a rien de déshonorant ; courante au Moyen Age, elle est au contraire revendiquée par Chauliac. Mais elle ne correspond plus à nos normes intellectuelles, c’est bien ce qui transparaît dans certains jugements des historiens contemporains, comme celui de M. C. Pouchelle qui, comparant Chauliac et Mondeville, marque une nette préférence - un parti-pris dans la mesure où elle met sur le même plan conformisme intellectuel et statut économique et social :
Mondeville laissait une place vide que s’est empressé d’occuper, quelques décennies ensuite, Guy de Chauliac, médecin et chirurgien des papes d’Avignon confortablement prébende, plus prudent, plus conformiste que Mondeville, moins inventif aussi...25
20Elle déplore ensuite l’oubli dans lequel a sombré Mondeville, qui contraste avec l’autorité reconnue à Chauliac jusqu’au xviiie siècle, au lieu de chercher les raisons d’un tel déséquilibre26. La réhabilitation de Mondeville n’imposait nullement une condamnation de Chauliac et de son prétendu conformisme intellectuel. Reprenant dans le Prologue de l’œuvre la formule de Bernard de Chartres, Chauliac résume sa conception d’un savoir qui progresse par additions et montre ainsi qu’il ne regarde pas en arrière par paresse ou nostalgie :
car par ajoustemens et additions furent faittes les sciences car il n’est pas possible une mesme science par ung seul homme estre commencee et finie. Par quoy nous sommes comme enfans mis au col du geant car nous poons veoir ce que le geant voit et ung petit plus. (f. 9)
21Certes, les autorités occupent une place considérable dans la Chirurgia Magna ; à la suite de Joubert, Nicaise dans son édition a répertorié les références de Chauliac, elles sont au nombre de 3247, essentiellement des auteurs médicaux27. Rien que dans le Chapitre Singulier, on dénombre 46 références et dans la moitié des cas, la source est citée avec précision. Mais ces références livresques, ni gratuites ni ornementales, ne sont jamais isolées. Les autorités sans cesse invoquées, le plus souvent confrontées et discutées28, nourrissent son discours29. La lectio débouche sur une disputatio car Chauliac refuse l’obéissance aveugle et le respect servile :
De une chose toutesfoys je m’esmerveille que tous ainsi s’ensuivent come grues et ung ne dit autre chose que l’autre a dit. Je ne scay ce c’est par doubte ou par amor ou qu’ilz ne veullent oÿr fors les choses acoustumeez et prouvees par auctorité et certainement il n’ont pas leu le dit d’Aristote ou second de Methaphisique demonstrant que les choses qui plus empeschent verité sont doubte et amour, il fault donques delesser telle amour et telle crainte et doubte car jasoit que Socrates ou Platon soient amis mais verité doit estre plus amye car c’est sainte chose de prehonnorer verité, (f. 13 v°)
22Le savoir est transmis de manière claire et rigoureuse. Constamment, Chauliac explicite sa démarche et les articulations majeures de son discours. Pour être compris, le savoir doit être divisé et exposé dans un ordre logique - comme le corps humain quand on veut exposer son anatomie30 - et, dit-il, on doit proceder au commencement des choses communes aux especiales. Le plan de l’ouvrage est annoncé et justifié à la fin du Chapitre Singulier, lui-même suivi par une table détaillée des différentes rubriques des traités qui composent l’œuvre. Celle-ci est divisée en 7 traités, eux-mêmes divisés en deux doctrines, chacune d’elle divisée en plusieurs chapitres (5 ou 8) et pour les plus longs d’entre eux, on peut retrouver à l’intérieur de nouvelles subdivisions. Chaque traité, presque chaque chapitre débute par des définitions31 : c’est à partir d’elles que se construit le savoir anatomique ou nosologique, c’est pourquoi elles sont souvent sujet à discussion. Il faut d’abord s’entendre sur les mots utilisés car plusieurs termes peuvent être utilisés pour désigner une même entité ou, à l’inverse un même mot peut recouvrir des réalités différentes. Le discours chirurgical s’appuie constamment sur des catégories logiques empruntées à la scolastique quand il distingue essence et accident, genre et espèces ou différences. Ainsi au début du traité des apostèmes :
Apostume selon son essencialité est diffinye de Galien ou premier De la maladie et des accidens et par Avicenne en son Canon ou premier livre, que c’est maladie composee de trois magnieres de maladies come assemblee en une grandeur. // El ceste diffinicion est demonstree estre parfaitte par le Consiliateur et Albert de Boulongne et leurs sectateurs car elle constitue la chose diffinye en son estre et la fait differer de toute autre chose. El en ceste diffinicion est mise maladie pour genre et les autres choses sont mises pour la difference des autres magnieres de composicion qui sont nombrees par Galien ou lieu dessusdit. Mais quant a l’accidentalité, elle est descripte par Galien en son livre De Tumoribus preter naturam ouquel il a plus entendu a magnifester l’apostume a sentement que a l’entendement quant il dit apostume est chose qui advient au corps et qui est demonstree par ce nom tumor et non pour quelconque inflation mais pour celle qui est grande et qui empesche evidamment les actions de nature /.../ laquelle description a declairé parfaittement Haliabbe ou Ville sermon de la premiere partie de son livre De la Realle Disposicion, quant il dit que aposlume est inflation contre nature, en laquelle matiere qui remplit et extend est assemblee. Inflation, s’elle est grande, est mise pour la generalité et s’elle est petite, est mise pour l’accident ou premier livre De Morbo /.../ Des apostumes sont pluseurs espesses et differences car les aucunes sont prinses de la sustance de la chose, les autres de la matiere et les autres des accidens, les autres des menbres, les autres des causes efficientes /.../ (f. 24)
23Chauliac utilise là des catégories connues des lecteurs formés à l’université mais qui sont inaccessibles aux praticiens peu lettrés. Autre présupposé de l’ouvrage, les principes de médecine théorique comme les choses naturelles, non naturelles et contre nature sont évoqués rapidement, Chauliac ne juge pas bon de les définir puisqu’il écrit une Chirurgie et que ces principes sont censés être connus de son lecteur. Même si Chauliac n’est en définitive à nos yeux qu’un compilateur, dans le monde médiéval, une telle œuvre est d’une richesse et d’une complexité telles qu’on ne les saisit bien qu’a contrario en étudiant sa diffusion vers des praticiens non lettrés. Les textes dérivés de la Chirurgia Magna qui apparaissent dans les manuels de barbiers du xve siècle et qui sont édités aux siècles suivants montrent les transformations opérées pour rendre le discours accessible. Il a fallu fragmenter le texte originel (ce sont les abrégés et florilèges, ces Fleurs de Guidon souvent éditées aux xvi et xviie siècles), le réduire en éliminant ce qui n’était pas assimilable. Ainsi les références disparaissent-elles dans leur majorité, en tout cas dans les textes dérivés du xve siècle, ne subsistent le plus souvent que de vagues formules scandant un discours assertif, "selon X"32. En même temps, apparaît un effort d’explicitation, dans les commentaires mais aussi dans les questionnaires qui transmettent définitions et généralités extraites de l’œuvre ou qui développent des concepts utilisés sans explication par Chauliac : c’est le cas des choses naturelles, non naturelles et contre nature dans les manuscrits du xve siècle33. C’est également le cas dans les textes dérivés imprimés à la Renaissance des catégories logiques utilisées par Chauliac, comme ce commentaire du Chapitre singulier par Canappe (1595) qui juge nécessaire de préciser avant d’aborder la définition proprement dite de la chirurgie :
Or diffinition (comme dict Quintilian au septiesme livre de l’Institution Oratoire) n’est autre chose sinon une enonciation (c’est-à-dire oraison, ou explication) propre, clere, et brieve, de la chose proposee. Or il y a deux manieres de diffinition. L’une est essentiale et l’autre occidentale. Diffinition essentiale, c’est celle qui est composee du genre, et de la difference L’autre diffinition est occidentale, appellee description /.../
Quand Guidon diffinit chirurgie, que c’est science de curer les maladies, etc. Science, comme nous avons dit, est genre, et tout ce qui s’ensuit, est difference34.
24En fait, les chirurgiens aux siècles suivants n’auront de cesse de se conformer au portrait du chirurgien modèle de Chauliac et aspireront à une reconnaissance à la fois sociale et intellectuelle.
25Si nous avons mis surtout l’accent sur l’aspect livresque, intellectuel de l’œuvre de Chauliac parce qu’il le revendique très clairement et montre ainsi qu’il demeure un clerc, il ne faudrait pas oublier tout ce qui, dans cet ouvrage, manifeste l’émergence du praticien laïc, l’élimination du religieux dans le discours et la pratique35, et dans un autre registre, le souci des procédures concrètes36, la place occupée par les opérations chirurgicales proprement dites avec leurs techniques et leurs instruments. Le chirurgien lettré n’est pas seulement un homme d’étude, il doit avoir les dois gresles, les mains fermes, non tremblans et les yeux clers et nets. Ainsi le parfait chirurgien selon Guy de Chauliac réalise-t-il le difficile équilibre entre théorie et pratique, entre science et art.
Notes de bas de page
1 Il n’existe pas d’édition moderne du texte latin de Chauliac, à l’exception du Chapitre Singulier et du premier traité anatomique, édités par Björn Wallner, en appendice dans The Middle English translation of Guy de Chauliac’s Anatomy, with Guy’s Essay on the history of Medicine, Lund, C.W.K. Gleerup, 1964. Pour l’ensemble de l’ouvrage, il faut consulter les manuscrits et les éditions anciennes, par exemple l’Ars chirurgica Guidonis Cauliaco, Venise, 1546 ou l’édition de Joubert, Chirurgia Magna Guidonis de Cauliaco, Lyon, 1585. L’édition française de Nicaise (La grande Chirurgie de Guy de Chauliac, chirurgien maistre en médecine de l’université de Montpellier, Paris, Alcan, 1890) fondée sur des principes contestables est à utiliser avec beaucoup de précautions. Nous avons préféré la traduction française d’un des trois manuscrits du xve siècle transmettant une version française de la Chirurgia Magna, le manuscrit Paris, Bibliothèque Nationale, fr. 24249. La première édition imprimée de Chauliac est celle de Nicolas Panis (Le Guidon de Guy de Chauliac, Lyon, B. Buyer, 1478).
2 Danielle Jacquart, Le Milieu médical en France du xiie au xve siècle, Genève, Droz, 1981, p. 59.
3 Tr. II, doct. 2, chap. 5.
4 Chapitre Singulier (B. Wallner, op. cit., p. 159).
5 D. Jacquart, op. cit., p. 57-59.
6 Ibid., p. 159.
7 Selon la formule volontairement anachronique de Danielle Jacquart, op. cit., p. 212.
8 B. Wallner, op. cit., p. 158.
9 Voir M. C. Pouchelle, Corps et chirurgie à l’apogée du Moyen Age, Paris, Flammarion, 1983, p. 27.
10 Pour plus de précisions, voir noire thèse Essai sur la diffusion et la vulgarisation de la Chirurgia Magna de Guy de Chauliac, université de Paris-Sorbonne, 1994, p. 19-52.
11 Certaines de ces copies ont servi de point de départ à une diffusion élargie vers l’Europe du Nord et de l’Est.
12 Manuscrit Bristol, City Reference Library, n° 10.
13 Ce sont les manuscrits Paris, B. N.. lat. 17846 et fr. 24249. Voir note 1.
14 Paris, B. N., fr. 24249, f. 14. Pour le texte latin, voir B. Wallner, op. cit., p. 161.
15 Latin dyalectica.
16 Ibid.
17 E. Nicaise, op. cit., p. 17.
18 Laurent Joubert, médecin de la fin du xvie siècle a édité le texte latin de Chauliac (1585) ainsi qu’une traduction française (1580), reprise en grande partie par Nicaise bien qu’il s’en défende : La grande Chirurgie de maistre Guy de Chauliac... restituée à sa dignité par Laurent Joubert, Lyon, E. Michel, 1580 (rééditions : 1592, 1598, 1609, 1611, 1632, 1641, 1649, 1659).
19 B. Wallner, p. 159.
20 Voir M. S. Ogden, "The galenic works cited in Guy de Chauliac’s Chirurgia Magna", Journal of the History of Medicine, 24 (1973), p. 24-33.
21 En icellui temps en Calabre, maistre Nicolas de Regio tresparfait en langue greque et latine, a la requeste du roy Robert, translata pluseurs livres de Galien et les nous envoya a la court et semble que soient de plus hault et de plus parfait stile que ceulx qui sont translatez de langue arabique.
Les livres possibles de trouver d’icellui Galien ay eu tant de la translation de chacune langue et avec la plus grande diligence que j’ay peu les ay estudié. (f. 12v°-13) Voir E. Wickersheimer, Dictionnaire biographique des médecins en France au Moyen Age, Genève, Droz, 1979, t. 2, p. 576 (Nicolas de Reggio) et D. Jacquart, Supplément, p. 216-217. "Les traductions de Nicolas de Reggio se distinguent par leur caractère littéral par rapport au texte grec."
22 Lacune. Il manque le passage correspondant au texte latin : Petrus de Argentenia. in Lugduno vbi practicaui longo tempore.
23 Voir Luke Demaître, "Scholasticism in compendia of practical medicine, 1250-1450, Manuscripla 20 (1976), p. 81-96.
24 Auquel riens du mien n’ajouteray si non par aventure aucunes 1res petites choses, lesquelles je repute petites selon la petitesse de mon entendement... (f. 9v°)
25 M. C. Pouchelle, op. cit., p. 9.
26 Voir dans notre thèse (op. cit., p. 9-11), une ébauche d’explication.
27 Les plus cités sont Galien (890 références, soit 27,4 % du total des références), Avicenne (661 références / 20,3 %), Albucasis (176 références / 5,4 %), Rhazès (161 références / 5 %), Haly Abbas (149 références), Hippocrate (120 références), puis viennent les contemporains, Lanfranc (102 références), Guillaume de Salicct et Henri de Mondeville (68 références).
28 Un exemple parmi beaucoup d’autres (tr. 2, doct. 2, chap. 5) : Es apostumes des mamelles, est a doubler d’une passion appellee mania selon Ypocras ou Vme des Amphorismes. Car, quant aux femmes, le sang n’est point converti aux mamelles, ce signifie mania. Et ja soit que Galien ail ledit amphorisme pour suspect, toutesfois il le verifie quant le sang refuse a estre converti pour cause qu’il est mordant ou qu’il en y a trop grande multitude, par quoy il poeut blechier le cervel. Toutesfois Lanfranc tesmoigne qu’il l’a veu mais je ne le viz onques ne aussi ne fist Galien comme il certiffie ou Comment, mais Avicenne voeult bien que sirsen soit resolvee a l’apostume des mamelles ou pleuresis mais non au contraire, (f. 72)
29 M. S. Ogden, op. cit., p. 25.
30 Est autem anathomia recta diuisio et determinatio membrorum corporis.
31 Dès le Chapitre Singulier qui s’ouvre sur la définition de chirurgie : nous dirons donques premierement quel chose est cirurgie...
32 Ce sont bien sûr les noms les plus connus qui subsistent, comme Galien et Avicenne. Dans certains textes, selon .G. a été mal compris et le copiste a développé l’abréviation .G. en Guidon, c’est-à-dire Guy de Chauliac lui-même, au lieu de Galien. Ainsi les multiples références médicales et chirurgicales du texte originel ont-elles été remplacées par la seule autorité de Chauliac, dans les textes de vulgarisation.
33 Le développement sur ces notions, absent de l’œuvre de Chauliac, provient des auteurs arabes, en particulier Iohannitius. Voir S. Bazin-Tacchella, op. cit., p. 163 et 385.
34 Puis Canappe distingue trois sortes de différences, les différences communes, propres et les plus propres ; ce qui fait au total cinq catégories, les cinq voix, ou predicables, dont la cognoissance est necessaire a tous chirurgiens. C’est a savoir genre, espece, difference, propre et accident.
Canappe, Les Fleurs du Grand Guidon Auquel est adjousté le prologue, et chapitre singulier..., Niort, Thomas Portau, 1595, p. 11.
On retrouve encore ces notions, en particulier les deux définitions, essentielle et accidentelle, dans le Parfait Chirurgien d’armée de Scipion Abeille (1696).
35 Chauliac marque ainsi sa distance à l’égard d’une médecine "populaire" :
La Vme (secte) est des femmes et des ydiotes personnes lesquelz de toutes leurs maladies recourent aux sains, tant seulement eulx fondans en ce dit : Dieu le ma(l) donne et ainsi luy a pleu. Dieu le m’ostera quant il lui plaira, (f. 13 v°)
36 Les operacions des cirurgiens /.../ sont trois, c’est assavoir departir le continu, joindre le separé et extirper le superflu. Le continu est departi en seignanl et scarpellant, le separé est joint en consolidant les plaies et en ramenant les decollacions, le superflu est extirpé quant les apostumes sont curees et les glandules resequees et ostees. (f. 10 v°)
Auteur
Nancy
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