L’Histoire d’Aymeri de Narbonne (2)
p. 251-260
Texte intégral
Cy parle de Aymery de Nerbonne, de ses enfans et de Charlemaine
Diligence, grant soing et souvenir
Font souvent l’omme a hault bien parvenir.
1L’istoire qui ores ne veult racompter que mots veritables, jasoit ainsy que par ce elle a en aucuns lieux menti, dit en parlant d’Aymery de Nerbonne voire en brief pour parvenir a la fin de ce present et nouvel traittié, sans faire trop longue narration de sa vie, qui est au long escripte et contenue en ung autre livre1, fait et composé des fais, des aventures et vaillances que firent lui et ses enfans, lesquelz furent tant chevalereux que belle en est la matiere a escouter. Sy la puet l’en veoir ailleurs au long jusques a la fin, en especial du duc et noble combatant Guillaume d’Orange, lequel regna et feny aprés Charlemaine et durant la vie de Loÿs [270r] son filz, du quel l’istoire a intention de parler non mie au long mais seulement qui fut sa mere, comment il fut receu en France et amené par Aymery de Nerbonne et par ses enfans, voire comme par force avecq le bon droit qu’il y avoit et le tort que Charlemaine faisoit a sa mere par ma[u]vais conseil, l’istoire le recordera. Et pour fonder raison sur les deux vers cy avant escript[z] et rimez, comme par maniere de proverbe, racomptera l’istoire en brief de la diligence, du soing et du souvenir du conte Aymery, lequel fut par ce en si hault degré en son temps, et a si grant honneur parvint que une siene fille espousa Louis filz de Charlemaine et fut royne et empreïs de France en son temps, comme on le voit et treuve l’en és livres anciens, parlans d’icellui temps et mesmement ou livre de Guillaume d’Orange filz d’Aymery, le quel le couronna malgré tous ceulx qui empescement y vouloient mettre.
2Vous avez ouÿ comment Charlemaine assega Nerbonne et comment il commist Aymery pour la garder et de fait lui donna et lui laissa gens pour la cité garder et le pays deffendre contre les payens, se aventure les amenoit devant la cité pour la cuidier reconquerir. Et si avez oy et entendu les noms des princes qui avecques lui demourerent, lesquelz lui eurent grant mestier, car ilz estoient aagez, assez sages, riches, preux et de bon conseil garnis. Ilz se maintindrent avecq Aymery ung certain espace de temps et tant que le pays environ fut labouré et la cité mise en estat souffissamment pour tous les payens du monde atendre a siege, [270v] se besoing en fust venu, ce que ouy ne demoura mie longuement, car de France le vieulx admirai estoit ung jour a Cordres, et alors que les deux rois Esclammart et Abel s’en partirent le plus secretement qu’ilz peurent, cuidans leur vie sauver, comme si firent eulx, dont ilz menerent grant joie et non sans cause.
3Tant esploiterent Abiaux et Esclamart le roy de Nubie, quant ilz furent hors de Nerbonne, qu’ilz vindrent a Cordres et la trouverent le vieulx admirai, qui encores ne savoit aucunnes nouvelles de la prise de Nerbonne. Et dit l’istoire qu’il avoit esté en Raincevaulx contre la puissance chrestienne en l’ayde de Marcille alors, qui fist guaittier et detranchier les pers barons et la chevalerie françoise, dont il a depuis esté, est et sera memoire perpetuelle. Mais mie ne fut oncques avecques Langalie ne avecques Baligant, le roy des Auffrigans, quant Charlemaine les desconfist. Et quant l’admirai Desramé, estant acompagnié de son filz Desramé, du roy Fernagus d’Arrabe, qui moult fut puissant, riche et doubté en son temps, et d’autres2 pluiseurs rois et grans signeurs, vist les deux rois venir, il leur demanda qu’on faisoit en Nerbonne, en Nismes, a Besiers, a Orenge, a Beaucaire et a Monpellier, a quoi Abiaux respondi et lui racompta la malle avanture qui a ceulx de Nerbonne estoit en especial survenue, la maniere et comment Charles le grant estoit survenu, devant lequel avoit illecq posé son panon, voulant par samblant l’asseger. Puis racompta [271r] comment il avoit ordonné ung tournoy devant la maistre porte, au quel toumoy ceulx de la cité que avoyent fait une issue pour vaillance faire en armes, ad ce que les chrestiens ne cuidassent qu’il3 luy eust la dedens assez gens pour la cité garder. Enaprés lui dist comment ce pendant cauteleusement les chrestiens assaillirent la muraille et entrerent dedens par derriere a si gros peuple que a paine eurent ilz loisir d’eux sauver. Et quant Desramé le vieulx entendi le meschief que le roy Abiaux lui racompta de Nerbonne, qui avoit perdue ainsy laschement du peuple qui tant souloit [estre] bon et certain en leur loy, qui tout estoit tourné a martire ou a conversion de la loy chrestienne, il fut si dolant qu’onques plus n’avoit esté et dessira sa barbe lors, esgratina son menton, ronga par fin despit un baston qu’il tenoit, et mieulx sambloit fourcené qu’il ne faisoit estre homme raisonnable. Et fin de compte ne savoit parler, tant estoit plain d’argu.
4Desramé le jeune, qui moult beau chevalier estoit, si que en cent mil n’eust l’en finé son pareil, le regarda lors, et quant ainsy le vist aÿré, le reprist en lui donnant courage ferme en renouvellant sa pensee, qui estoit comme confuse et tournee en esbahissement. Et pareillement fist Fernagus, le vieux roy d’Arrabe, le quel avoit ung filz grant, jeune et bien fourmé qu’on apelloit Thibault. Cellui Thibaut vesqui depuis son pere longuement, et avecq Desramé le jeune [27lv] maintint si long temp la guerre contre Guillaume d’Orange4 et contre les enfans Aymery que tout perdirent quanqu’ilz avoient deça la mer durant le temps Charlemaine et aprés sa mort, durant le regne de son filz Loÿs et de sa femme qui, comme dit est, fut seur Guillaume et fille Aymery. Et fut icellui Desramé le jeune moult fier en son temps, grant comme ung jayant et yssu d’un linage ou il avoit.xiiii. jayans, dont il estoit compté et fut compté pour l’un. Cellui Desramé fut pere de Guibour, que Guillaume conquesta en Orange et qui ainsy la fist nommer en fons de regeneracion, et si fut pere de Renouait au tinel, qui en l’aage de.iiii. ou.v. ans lui fut emblé et amené en France, presenté et donné a l’empereur Louÿs, qui longuement le noury a sa court et puis le donna a Guillaume d’Orange, qui sceut qui il estoit par le moyen de Guibour la dame, la quelle estoit sa seur. Mais de tout ce ne racompte l’istoire sinon en gros, pour ce que ilz y a ung livre qui en parle tout au long et ne veult l’istoire synon cheoir sur la matiere principale5 pour parler de Charlemaine et de ses enfans.
5Fin de compte Desramé le vieulx, par le conseil de son filz, du roy Femagus et de son filz Thiebault, conclud qu’il yroit Nerbonne assegier, et moult menassa Aymery et ceulx qui en son ayde estoient et seroient, disant par ses bons dieux [272r] que ja si bien ne s’en garderaient qu’il ne les eust par force, par assault ou autrement. Et lors fist il son mandement, et tant assambla de gens entour soy, tandis que d’oultre mer lui en pouoit venir que bien. Se trouverent de.xxx. a.xl. mille, qui tous jurerent la mort de Aymery et de ses aydans chrestiens. Il fist appareillier vaisseaulx et vivres chargier en iceulx pour mieulx fournir et advitaillier son ost. Et quant tout son oirre fut appareillié, lors se mist il a chemin, mais atant se taist de lui l’istoire et parle de Aymery de Nerbonne.
Comment Aymery de Nerbonne, pour mieulx diligenter et prendre soing, se maria par le conseil de ses amis, pour obvier a pluiseurs inconveniens
6Ung sage racompte par maniere de proverbe qu’il met en deux vers ainsy rimez, qui font assez a noter :
Estre advisié sur les choses doubtables
Fait prendre soing sur les plus prouffitables.
7Aymery de Nerbonne, soy veant en honneur, ayant la charge de la cité et du païs a gouverner icelle, car autrement ne puet l’un sans l’autre valoir neant, plus c’un roy n’est riens sans peuple, ne ung peuple ne pourrait sans roy ou seigneur, ainsi ne vault ou puet une cité valoir ne ung pays entour l’un sans l’autre. Il assambla ung jour ses barons, et en leur remoustrant pluiseurs poins qui le mouvoient a parler, leur [272v] dit que voulenté lui estoit venue d’avoir femme, pourveu qu’elle feust bonne, noble, riche et a son plaisir. Sy lui respondirent Huguon de Berry et Gerart cellui de Roucillon voire par la bouche de l’un d’eulx : « De femme serez vous bien pourveu, Sire, font ilz, et ja avions autrefois pourpensé ce que de vous mesmes nous dittes. Il vous en fault une voirement qui soit de noble lieu, car vous en estes issus qui soit belle. Nous en avons une choisie, non mie choisie mais marquee et advisiee, sy que nous croions que bien vous souffira de la ricesse. Ne pouons nous mie bonnement parler jusques au traittié qui se fera sur ce. Ne reste plus que la bonté et vostre plaisance, se elle s’y assiet. De ce ne vous pouroit nul de nous asseurer, car une dame se fait d’elle mesmes selon les meurs dont elle est paree, et se vive [sic, ?] en toute bonté ou en toute mauvaistié et veritablement qui a bonne femme puet assener, il est moult eureux6. Et cellui qui autrement se adrece n’a mie laissé7, ains est en langueur et forte maladie au regart de la plaisance. C’est a vous seul que ce point doit demourer, car quant nous l’aurions pour vous choisie et retenue, elle ne vous seoit, si n’averions nous rien fait, et n’en prendriés point, se bon ne vous sambloit. »
8[273r] Quant Aymery entendy les sens de ses princes, il fut moult joieux et leur dit : « Vostre mercy, beaulx signeurs, fait il. J’aperçoy clerement que par vous essamment ou autrement ne seray ja deceu que vous puissiés. Il m’est besoing d’en avoir une. Je la vueil belle quoy qu’il soit, car qui n’a plaisance en ce monde, il a trop petit de joie. Je la vueil noble avecq ce, pour ce que je sui de nobles gens venu et aussy que de ses amis me pouray aidier et fortiffier en aucun temps. De sa bonté pourrez bien estre informez, de sa maniere et conversacion, avant que pour moy l’ayés acordee. De sa ricesse ne me chaut : je sui jeune, assez j’ay bon vouloir, mes voisins sont plains d’or et d’argent, si n’en cuide ja pis valoir du surplus. Je vous prie et charge, affin que le plus tost que faire se poura, elle soit pour moy requise et amenee8 en Nerbonne. Sy l’espouseray, car il me samble que en toutes ces marces mon nom en sera plus craint et exaulcié, et ja me tarde que ce soit fait et acomply. — Par foy, Sire, ce respondi Hugues de Berry, dedens tiers jour nous mettrons nous a chemin, puis que c’est vostre gré d’avoir femme, et tant vous faisons nous bien savoir que jamais en ville, en bourc ne en cité ne serons a repos plus hault d’un jour et d’une nuit, se fortune ne nous est trop perverse, tant [273v] qu’en Lombardie serons arivez et venus devers Boniface, le roy lequel a une damoiselle belle sur toutes autres, bonne9 par ouïr racompter, noble et de hault linage d’amis, bien garnie et de si grant gracieuseté qu’il n’est nouvelle que de sa façon ne joie que de oïr parler de son maintieng. Et croy que du surplus convendrons avecq le pere en telle maniere que s’elle n’est changee de beaulté et demeure, nous la vous amenerons, et la deussions nous acheter a fins marcs d’or comptens. »
9Dieux, comme fut joieux Aymery le Nerbonnois d’ainsy ouïr ses princes parler ! Il les fist apointier le mieulx qu’il peust et leur bailla or et finances pour despendre en chemin, et bien leur pria de son honneur garder et leur commanda estre larges et habandonnez sans nulle faulte, car a ung tel ambaxade faire ne convient il aucunne acheté. Et quant vint au jour que aprest fut fait, lors s’en partirent ilz de Nerbonne, acompagniés notablement, et tant exploitierent, pour la matiere abregier, qu’ilz vindrent a Pavie. Et la se herbegierent et firent tant, sans amentevoir les parolles, qui d’une part et d’autre y furent dittes, que la damoiselle leur fut octroyee et delivree pour emmener avecq eulx en Nerbonne. Mais vous devez savoir qu’elle fut acompagniee de maint noble homme et de pluiseurs damoiselles qui puis furent richement mariees a la court du conte Aymery. Sy la convoya le [274r] roy Boniface son pere tant et si longuement que Hugues de Berry et Gerart de Roucillon lui donnerent congié, mais mie ne les laissa le roy Boniface aler sans lui baillier jusques a.viic. combatans, preux, vaillans et bien armez, qui grant besoing leur eurent deppuis, ainsy que cy aprés vous sera declairié.
Comment l’admiral Desramé vint assegier Nerbonne et comment le siege fut secretement levé a la confusion des payens
10En cellui temps que le mariage se traittoit de la fille du roy Boniface et de Aymery de Nerbonne, estoient les Sarasins en chemin pour venir mettre le siege devant lui. Et n’est rien si secretement fait qu’il ne soit congneu et sceu. Aussy le sceut Aymery, qui gaires n’en fut joieux pour l’aventure qui pooit sourvenir a l’estrayne premiere de son mariage. Il assambla Guion de Pierelee, Amaury de Mellans et pluiseurs aultres secrez et vaillans chevaliers et leur dit : « Vous veez, beaux signeurs, fait il, le grant mestier que j’ay de bon conseil. Sy vous requier que ad ce present besoing ne me vueilliés faire faulte. Il est voir que l’empereur, de qui je tien ceste cité et ce pays en mon obéissance, se fie tant en moy d’en faire bonne garde que je pour nulle chose ne lui devroye faire faulte. J’ay envoyé mes chevaliers en Lombardie pour moy cerchier femme, comme chascun de vous scet, de voir de quoy j’ay la chiere doubteuse pour tant que nouvelles me sont venues de l’admirai de Cordres, qui a bien.lx. mil payens, [274v] vient ceste cité assegier. Or est la ville bien garnie ; la vecy Dieu de gens d’armes, d’artillerie et d’autre[s] vivres pour atendre siege et tenir si longuement que, s’il estoit mestier, on eust esté devers l’empereur a Paris ou autre part, la quelle chose il ne plaise ja a Dieu que je face. Mais pour le mieux ay avisé que de ceans me partiray a certain nombre de gens, que je meneray secretainement10 en ma compagnie, et vous demourrez cy atendans le siege, qui dedens.viii. jours sera devant vous posé au plus tart, et vous donnerez garde d’un de mes hommes que je commetray a faire11 ung signe de feu par nuit une heure ou deux devant le jour, lequel signe vous signifiera le secours que je vous ameneray lors. Sy soyés tous prés et armez pour issir d’un costé quant vous verrez mon ost esmené de l’autre, car par ainsy aurons nous les Sarasins mors, desconfis ou mis en chace. Sy demoura leur finance or bagage et argent pour faire bonne chiere a mes nopces. »
11Acest adcort furent les Nerbonnois et bien promirent a leur seigneur de ce conseil tenir secret. Il prepara et choysy partie de ses hommes, avecq lesquelz il se party en icelle nuit, et tant chevaucha qu’il eust la cité assez eslongnié. Et fin de compte traversa pays et aproucha le païs ou mieulx cuidoit trouver son ambaxade sur chemin, [275r] car moult doubtoit perdre sa femme et ouïr mauvaises nouvelles de ses barons. Lesquelz chevauchoient joieusement et bien acompagniés des.viic. compagnons armez de bon harnois de Pavie12 et de Lombardie, sans les variés et garçons, qui le bagage de la fille Boniface conduisoient et menoient tant en charroys comme autrement sur sommiers, mule et palefrois, dont en avoit larguement baillié a Her]mengart la noble pucelle. Et ainsy que le noble conte chevauchoit, vist devant lui comme a demie lieue ung poulcier, grant et mervilleux, sourdre d’en bas13 et voler amont en l’air. Sy s’aresta et dit que c’estoient gens qui a puissance venoient chevauchant, et finablement devina que c’estoit ce qu’il atendoit. Il se mist et fist retraire ses gens apart et les embuchast si celeement de guet apensé en ung bosquet, qui a costé de lui estoit, que jamais on n’en se feust apperceu jusques atant que l’embusce se fust descouverte. Et ainsy laissa Aymery aprochier ceulx qui venoient de Lombardie. Sy avoit il intention d’aler a Pavie requerir ayde au roy Boniface, se en chemin ne les eust rencontrez, comme il fist.
12Tant aprocierent les ambasadeurs et Lombars des Nerbonnois qu’il convint soy moustrer sans faire bruit ou noise, pour doubte que la damoiselle ne se feust aucunnement effrayee14. Et quant [275v] Aymery se moustra, lors fut grant la joye que s’entrefirent les barons. Gerart celui de Roucillon et Huguon de Berry l’amenerent a la dame lors et lui presenterent noblement, disans : « Soiés joieuse, font il, damoiselle, veez cy cellui qui de vos amours vous15 aporte nouvelles certaines ! » Et lors le regarda la pucelle en soy ung petit hontoyant et muant couleur, et bien pensa que c’estoit Aymery, ad ce qu’elle le vist rougir quant il la regarda. Aymery l’embracha adont et la descendy du cheval ou elle estoit assise et la baisa moult doulcement et a longue alaine, car elle le souffry humblement. Et lors se alierent leurs deux ceurs si amoureusement que leurs amours furent fermees et noees comme a forte clef et au droit neu. Sy furent de ce tant comptens les princes que merveilles, et ce fait chevauchierent en traversant devers le païs de Viennois non mie loing mais en lieu ou l’ost peust estre couvertement et bien pour avoir ce qui leur pouoit estre necessaire. Et fin de compte demanda Huguon de Berry pour quoy il ne mettoit paine de aprochier la cité de Nerbonne, et il leur respondi qu’il avoit a parler a eulx.
Comment Hermangart la pucelle fut envoyee a Vienne la grant devers le duc Gerart, qui vint au secours de son nepveu Aymery
13[276r] Aymery de Nerbonne, veant la damoiselle plaine de si grant beaulté et de si humble maintien, pensant a lui seul que trop seroit a lui grant reprouche de perdre une si belle pucelle, si riche et de si noble lieu, apella ses milleurs amis lors et leur dit : « Vous en irez en Vienne, beaux signeurs, fait il, devers le mien oncle Gerart, qui plus est mien voisin prochain que nul autre et en qui aussy j’ay plus grant fiance tant que a present. Sy le me saluerez en lui presentant la chose ou monde que je le mieulx aime, c’est Hermengart la belle, que je ne vueil mettre en quelque dangier ou avantureuse fortune, la quelle me pouroit tost troubler au commenchement de mon mariage. Sy ne la quier ja essaier en ce cas, ains ayme mieulx obvier a rencontre de loing que de prés, puis que j’en ay temps et espasse. Et se vous demandiés pour quoy je n’emmene la16 pucelle droit en Nerbonne, je vous dy que Desramé l’admirai de Cordres, Fernagu d’Arrabe, Esclamars de Nubie, Abel et Glorion ont entrepris de moy assegier la dedens et tant faire qu’ilz me auront en leur subgection, se fortune le vuet consentir. Et pour ce m’en sui je parti a telle puissance que cy pouez veoir pour estre en secours a ceulx de leans sy tost comme j’averay17, gens pour les aler assaillir. Vous direz a mon oncle que je lui prie qu’il retiengne la pucelle par devers lui et qu’il m’envoie.xii. de ses hommes pour moy servir avant que les payens ayent leur siege fortiffié, fermé et clos. Et je atendray cy vostre response, se la quelle [276v] n’est brieve. J’ay grant doubte que mon fait ne soit mie en seurté, car bien say que les payens se hasteront atoute diligence. »
14Hugues de Berry se party lors du conte Aymery. Si firent Gerart de Roucillon et deux cens hommes en leur compagnie, lesquelz menerent la damoiselle avecq tout le train et gens d’office, si qu’il ne demoura que les gens d’armes et de deffense avecq Aymery. Et finablement se mirent droit a chemin a Vienne, ou ilz ariverent en brief jours, car la besongne requeroit que on se hastast et delivrast. Ilz aprochierent Vienne au fort et envoierent devant quatre escuiers faire leur venue savoir, affin que le duc Gerart feust tout informé de leur venue et apresté de la damoiselle recepvoir. Or estoit en sale Gerart a icelle heure, qui ouÿ nouvelles de la pucelle et estoit assis devant Fourques, qui depuis fut sires de Candie et filz du duc Millon de Pueille, lesquelz s’esbatoient a l’eschiequier. Mais en peu d’eure se le n’erent quant ilz entendirent ce que les.iiii. escuiers leur racompterent. Chascun demanda ung cheval lors et en leur amena, si monterent comme eulx plus de mil chevaliers et grans, gentilz hommes, car l’ostel du noble duc Gerart en estoit tousjours noblement garny. Vindrent a l’endevant des Nerbonnois, aux quelz ilz firent chiere joieuse, et bien les congnoissoient, puis receurent la pucelle comme leur propre niepce, seur ou cousine et la festoierent [277r] ce jour au mieulx qu’ilz peurent. Le souper fut appointié, drecié et servi, et aprés tous més fut de pluiseurs choses parlé, entre lesquelles fut par les Nerbonnois fait le message au long du conte Aymery. Et en effect assambla Gerart de Vienne jusques a x. combatans, nobles et vaillans hommes. Avecq ce ne dit point l’istoire combien de variés et d’autres gens deffensables il y eust. Et jura Dieux Gerart qu’il seroit lui mesmes en l’ayde de son nepveu Aymery.
15En peu de temps furent les Viennois aprestez. Sy s’en party le duc Gerart, et tant exploita au convoy qu’il eust qu’il se trouva avecq Aymery. Et lors fut grant la joie que firent les barons l’un a l’autre, et en especial Fourques de Candie et Savary son frere, lesquelz deviserent en chevauchant de pluiseurs choses, entre lesquelles fut amenteü Galien Restoré, qui moult bien retraioit a leur linage de vaillance, de proesse et de haulte honneur. Et puis chevauchierent tant par leur journees qu’ilz approchierent Nerbonne ainsi comme a deux lieues, et non point plus prés pour cause de la nuit, qui surprenoit le jour et lui faisoit perdre sa clarté. Les grans ostz furent a repos lors, et convint que Gerart et Aymery envoiassent gens propres par nuit devant la cité espier et savoir l’estat et la couvine du siege sarrasin, qui de nouvel estoit mis et posé. Et dit l’istoire que ja [277v] faisoit l’admirai Desramé charpenter engins et faire oultilz et habillemens de guerre pour assaillir, cuidant qu’il n’y eust comme nulle gens de deffense la dedens. Et quant ceulx qui de par Aymery furent commis a aler veoir l’estat des payens furent illecq arrivez et ilz seurent comment ilz se gardoient et comment ilz s’estoient fortiffiez, lors se mirent ilz au retour voire devers les Viennois pour leur racompter et faire savoir ce qu’ilz avoient sceu, veu et trouvé. Et quant tout fut assez et bien examiné par les princes, lors conclurent ilz de leur departement et envoierent deux de leurs hommes alumer feu et brandons sur une montaigne haulte, seant comme a une grosse demie lieue de la cité, ad ce que ceulx qui faisoient ou devoient faire guait aux murs et portaulx de Nerbonne le peussent veoir clerement et estre asseurez de leur secours avoir.
16Ainsi comme au point ou ung peu devant le jour vindrent Aymery, Gerart, Fourquon, Savary, Huguon de Berry, Gerart de Roucillon et ceulx de Vienne et Lombardie ferir sur l’ost des Sarasins, qui plus furent esbahis que nul ne diroit quant ilz sentirent leurs loges ardoir et ilz oïrent crier « Nerbonne », « Vienne », « Pueille », « Lombardie » et « Montjoie ». Adont cuiderent eulx estre tous perdus sans remission aucunne et mie n’eurent loisir de leurs armes endosser, car on abatoit tentes, pavillons, trefz et logis, [278r] et s’enfuioient l’ost de logeïs en autre, les ungs sans frain, sans coliers et sans selles, si n’eussent les payens sceu ou le recouvrer pour eulx mettre a deffence ou en fuite. Et d’autre part se mirent aux champs ceulx de la cité, rendans si grant huy et si grant son sur eulx que nul d’eulx ne savoit ou soy retraire. Et finablement ne furent mie les roys Femagus, le roy Desramé le jeune, le grant roy Crosle de Tartarie, Esclamart de Nubie ne les autres consequanment endormis : chascun d’eulx se retrahy au tref de l’amiral de Cordres, qui se faisoit armer atendant a ouïr racompter de l’affaire des chrestiens et de savoir s’ilz vouloient bouter gens nouveaulx dedens la cité ou comment, et se on les combatoit point ou non. Et quant les rois payens dessus nommez furent avecque le vieulx Desramé comme ou millieu et plus fort de l’ost, car ainsy estoit il logié, lors s’armerent chascun en son endroit de leurs harnois c’on avoit aprés eulx aporté. Et firent haultement sonner trompes et bondir cors sarasinois, qui si grant son donnoient que tout l’ost faisoient tentir environ. Et adont se mirent Sarrasins a deffense, mais les chrestiens, qui ja avoient commenchié a les chassier18 et ocire, se ferirent parmy comme ung lou et ung troupel de moutons, et tellement les esparpillierent que maugré eulx les convint [278v] le dos tourner, dont le vieulx Desramé fut comme tout esragié. Et n’eust esté Fernagus, qui roy estoit des Arrabes19, il se feust illecque laissié occire sans nulle contradiction, mais il l’emmena jusques aux champs et eulx deulz tindrent le chemin d’Orange, que bien savoient de long temps ; Croste s’en ala a Nismes, Abeaux le roy s’en ala vers Beaucaire et Esclamart a Bedzier, et ceulx qui sauver ne se peurent avant que le soulail feust hors de son lieu, ilz furent ocis, pris et emmenez vilainement et meschanment demenez, car on leur moustroit clerement c’on ne les aymoit tant ne quant. Et ainsy fut le siege levé de Nerbonne.
17En la cité fut la joie moult grant du secours que leur seigneur leur avoit amené, et tant en furent les bourgois contemps qu’il ne fust puis que ceulx qui par avant avoient esté Sarasins et lesquelz s’estoient chrestiennez n’en vaulsisent mieulx. Aymery fist partir.lx. chevaliers tant de Nerbonne comme des hommes de son oncle Gerart pour chevauchier a Vienne et aler querir Hermengart la pucelle que plus desiroit que rien du monde, et dist que avant que son oncle Gerart partist de leans, il la vouloit espouser. Les chevaliers s’en partirent au fort et tant exploi[279r]tierent qu’ilz vindrent a Vienne, et la chargerent la damoiselle et l’amenerent a Nerbonne par devers Aymery, qui presens l’archevesque, Gerart de Vienne et ses nepveux Fourques de Candie et Savary son frere et veans Huguon de Berry, Gerart de Roucillon et pluiseurs autres nobles hommes, cytoyens et bourgois l’espousa. Mais qui demanderoit quelle feste on y fist, quelle joie on y demena et combien elle dura ! On doit penser que la chiere fut haulte pour ce que nouvel avoient leurs ennemis desconfis, et la feste y fut solempnelement exaucee et maintenue longuement par les bourgois et bourgoises, qui tous joieux estoient de leur seigneur, qui une telle dame avoit trouvee. Et aprés celle feste convint congié donner et prendre pour retourner chascun en son lieu, car l’empereur Charlemaine, voulans ses princes et barons festoyer, faisoit adoncq un mandement grant et merveilleux, auquel se voulu trouver Gerart de Roucillon, qui par aventure y estoit mandé entre les autres. Gerart de Vienne s’y trouva aussy, car a Nerbonne lui vint ung message de par Charlemaine, qui rien n’avoit sceu du siege de Nerbonne.
18Au congié prendre fut grant l’onneur que les princes porterent et firent l’un a l’autre et les signes d’amours qui la furent demoustrez. La court se departi au fort, et demoura Aymery [279v] en Nerbonne avecq He[r]mengart la dame, qui si plaisamment se maintint avecq lui que avant le bout d’un an premier elle delivra d’un filz, qui puis fut bon chevalier, preux et hardy, et fut en son temps duc de Brebant. Puis d’an en an labourerent si amoureusement ensamble que en la dame engendra.xii. enfans, dont les.vii. furent masles et les cincq filles tous et toutes pourveux richement, comme l’istoire le recite ou livre20 sur ce fait, du quel l’istoire ne veult mie au long racompter presentement. Et quant Gerart se fut parti de son nepveu Aymery et il fut a Vienne, lors pensa il a son nepveu Aymery, qui tant avoit en soy grant vaillance et plain estoit de bonne et grant conduitte que tout en fut reconforté. Il pensa aprés a son nepveu Olivier, qui sur tous les chevaliers du monde avoit le pris en21 son temps, et au duc Rolant, qui par mesavanture estoit finé lors qu’il devoit Aude la belle, fille de Regnier de Gennes son frere, espouser. Il pensa enaprés au duc Millon de Puille son frere, qui deulx si beaux damoiseaux avoit, nommé[s] Fourques et Savary. « Et moy, fait il, qui tant ay belle et gente dame eue ne puis ung seul enfant avoir qui mon honneur, [280r] ma terre et mon païs gouvernast aprés moy, de quoy je me tiens a mains eureux. »
19Ainsy se complaingnoit le noble duc a par lui, et tant fut en ceste pensee que la ducesse vint illecq, qui lui enquist de ses nouvelles. Sy lui convint adont changier propos, et lui souvint du mandement que faisoit l’empereur. En demandant a la dame se elle savoit point pourquoy il vouloit si belle assamblee amasser a sa court en nom Dieu, « Sire, fait elle, je croy qu’il veult avoir femme nouvelle, car celle que vous savez dont, et pour quoy la guerre fut entre lui et vous, est finee ja a long temps. Sy ne say je mie veritablement se il y a aultre cause, mais ainsy l’ay je cuidié entendre. » Et ainsy d’en saus se passa le temps, et revint ung jour au quel il le convint partir pour aler a court, pour ce que le temps se aprochoit qu’il se convenoit la trouver comme les autres22.
Notes de bas de page
1 Allusion aux Narbonnais.
2 ms. tautres.
3 ms. qui.
4 Allusion à Guillaume d’Orange et aux Narbonnais.
5 ms. principales.
6 Mot illigible dans la marge.
7 ms. laissee.
8 ms. amener.
9 ms. bonnes.
10 ms. secertainement.
11 ms. affaire.
12 ms. Milant.
13 ms. dembas.
14 ms. effraye.
15 ms. vous vous.
16 ms. la la.
17 ms. jameray.
18 chargie biffé à l'encre rouge.
19 ms. des Arrabes roys.
20 Allusion aux Narbonnais.
21 ms. en en.
22 Le chapitre suivant est intitulé Comment Charlemaine envoya demander et querir femme en que lautre estoit trespassee.
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