L’Histoire de Galien le Restoré (2)
p. 215-250
Texte intégral
Comment Galien conquist Montsuzain, ou estoit la belle Guirande, et tout par le moyen du Sarrasin Mauprin de Turquie, qu’il avoit de mort respité
1Or dit l’istoire que, quant l’empereur Charlemaine se fut parti d’Espaigne, ou il laissa Galien le filz Olivier de Vienne et il lui eust baillié [232r] gens avecq lui pour le pays garder et pour le surplus guerroyer ou mettre en obeïssance, lors assambla Galien ses milleurs amis, et devant eulx fist venir le chevalier turquois Maulprin et lui dist, si que chascun le peust ouïr : « Qu’est il de faire, Sarasins ?, fait il. Ja scez tu que en bataille t’ay conquis et ay ton corps de mort respité par ainsi que tu m’as convenancés sur ta loy et sur ton honneur d’estre chrestien et moy faire avoir Monsuzain, ou quel lieu tu m’as dit qu’est la plus belle damoiselle d’Espaigne, vers laquelle tu dois pour moy traitier vers elle en telle maniere qu’elle renoncera ses dieux et croira en cellui qui toutes choses fist et fourma. Sy te somme cy presens mes hommes, parens et amis que envers moy te vueilles loyaulment acquitter. Et me dy presentement ta pensee, affin que je me tienne pour tout seur de toy et que je n’aie cause nulle de toy traittier malgracieusement. » Sy ne fut Maulprin gaires esbahy, ains lui respondi : « C’est vray, Sire, fait il, ce que tu dis et ne me requiers sinon de raison. Vray est que pour doubte de mort me sui a toy rendu voirement, et point ne vueil encore morir a mon pouoir ou essient. Et n’est en ce monde rien que je ne consentisse, promeisse ou acordasse pour la mort eviter et veritablement n’eusse point voulu mort recepvoir. Comme Sarasin je say tous les passages, les destrois et chemins d’icy a Monsuzain, et si congnois les officiers de layens et [232v] la damoiselle Guinande mesmement, vers la quelle je feray mon devoir tant et si bien, se croire me voulez tous, que Galien, qui cy est, se poura vanter d’avoir la plus belle pucelle du monde. Et se vous me demandiés comment, je vous respons en effect et conseille faire ainsy que vous veniés ceste nuit avecq moy, vous.lxme. de compagnons, et le surplus de vos gens demeure ensamble. Les.lx. compagnons choisis a vostre plaisir seront embuschiés soubz Montsuzain si secretement que ja ne le pouront savoir ceulx de dedens. Je yray a la porte a certaine heure et appelleray le portier, que bien congnois par son non, et vous.xme. des.lx. hommes enterez la dedens et ferez selon ce que bon vous samblera estre fait. Mais quoy qu’il soit, je vous mousteray Guinande, et si bien vous adreceray que veoir la pourez et parlerez avec elle, se bon vous samble. Et selon le langage de vous a elle pourez vostre cor sonner, et le demourant de vos gens bouter en la place pour avoir la seignourie et dominacion du lieu. »
2La ou Mauprin le Sarasin parla a Galien estoient deulx damoiseaux, enfans de Milon le duc de Puille, nepveux de Regnier de Gennes, de Hernault de Beaulande et de Gerart de Vienne, cousins germains de Olivier et de Aymery de Nerbonne. L’ung appelle Fourques, qui depuis conquist Candie1, et l’autre nommé Savary. Ces deux damoiseaux, [233r] plains de grant vaillance, oyans le Turc Maulprin ainsi parler a Galien, respondirent que de l’un n’estoient point comptens et qu’il sambloit qu’en son fait eust trahison et mauvaitié, pour tant qu’il ne conseilloit mener avec leur cousin Galien que.lx. hommes et que en Montsuzain se peussent estre armez et trouvez les plus fors deux ou trois mil Sarasins, lesquelz eussent en ung moment les.lx. compagnons detranchiés et occis. Galien, nentmains desireux et ardans de l’amour Guinande par jeunesse et folie meslee ensamble, delibera de soy fier ou Turcq, et en lui faisant son serment renouveller lui dist : « Ne t’entremetz de moy trahir, Sarasin, fait il, car je mettray ma personne soubz ta garde et en aventure de mort, la quelle te sera prochaine et avancee de par moy, se je apperçois aucunnement qu’il y ait en toy faulseté. — A vostre bon plaisir, Sire, ce respondi Maulprin, mais tant sachiés que en moy vous pouez tout seurement fier. » Et adont assambla Galien.lx. compagnons bien choisis, sans tache de nesune couardie, et quant il fut temps et heure, se mirent a chemin. Et les mena Maulprin jusques a l’eaue de Puille, ou la avoit ung gué, que bien savoit de pieça. Sy se fery Maulprin dedens pour moustrer le chemin aux autres, qui tous y passerent et se mirent en ung bosquet assez grant, couvert et fueillu, ou quel nul ne les senty entrer ne ouÿ du murail, sur le quel avoit gardes, pour ce que tout le païs estoit doubteux pour les raisons [233v] sy devant racomptees.
3Quant assez eurent sejourné Maulprin et les barons chrestiens, lors appella Maulprin Galien et lui dist : « Or pensez de moy sievir, Sire, fait il, et se de moy aucunnement vous doubtez, si amenez toute vostre compagnie. Et escoutez ce que je diray, et retenez en vostre cuer ce que sur ce sera bon de faire. » Il se party lors et vint comme au pié de mur du hault chastel, qui tant fort estoit que jamais sans ayde ne peust estre pris. Il hucha le portier lors par son nom et lui requist que leans le boustast. « Et qui es tu, amis, ce respondi le portier, qui a ceste heure veulz en cestui chastel entrer ? » Adont lui respondi Maulprin de Turquie : « Fait il d’urgant, beaux sire, et me nomme l’en Maulprin, qui cy sui envoyé de par le roy Baligant parler a Guinande la damoiselle. — Or m’atendez doncques, Maulprin, et je yray devers elle savoir sa voulenté, car mie n’oseroie le pont de cestui chastel abaissier ne homme nul dedens sans le congié d’elle, qui le m’a deffendu2 sur certaines paines que je ne vouldroie encourir. » Il se party a itant, et tant exploita qu’il vint vers la dame, laquelle s’esbatoit a ung eschiequier [sic] pour le temps passer et soy oster hors d’ennuy, car son pere et ses milleurs amis avoient esté occis en Rainchevaulx. Il racompta son message au fort a la damoiselle, qui respondi que volentiers oroit parler Maulpin. Elle se party adonc et vint a une [234r] fenestre assez basse entre deux tours, du quel lieu elle apella le Sarasin Maulprin et lui demanda qui il estoit et qu’il vouloit. « Vers vous m’envoye le roy Baligant vostre oncle, damoiselle, fait il, vous faire savoir qu’il n’est mie bien seur de vostre personne, pour ce qu’il scet que de nouvel sont mors vostre pere et de vos milleurs amis. Et pour ce qu’il scet que chrestiens sont fors en ces marces et que peu de confort pouez avoir de vous mesmes, vous envoye il avecq moy.lx. compagnons de Turquie, grans et fors, pour toutes seuretez, ausquelz il vous a sur toutes riens recommandee. Et a moy que bien pouez entendre et congnoistre a la parolle, m’a chargié de vous dire certaines choses de bouche, lesquelles sont a celler jusques ad ce que vers vous soye arrivé. » Sy fut la damoiselle de creance bien legiere et congnust, comme dit l’istoire, Maulprin au langage ; [a] laquelle congnoissance la porte lui fut ouverte par le portier, qui fut a la pucelle obeïssant.
4En la porte entrerent premiers Galien, Fourques et Savary, ses deux cousins, avecq Gerart de Secille, puis y entra Maulprin et le surplus des.lx., mais a la porte demourerent.x. compagnons, lesquelz y avoient esté commis par Galien. Et.x. autres furent menez a une autre tour, a ce que nul ne peust de cellui chastel eschapper. Les autres.xl. chevaliers et nobles furent guidez et conduis amont [234v] par Maulprin, qui autrement sur sa vie n’eust osé besongnier. Et la trouverent la damoiselle, qui ja estoit retournee et se seoit devant cellui qui ja avoit commencié a jouer a elle. Or y avoit il layens plus de cinqante Sarasins, sy richement et pompeusement habilliez, comme nobles hommes en leur loy mais nulle armeures ne habillemens pour eulx deffendre ne pour assaillir autruy n’avoient entour eulx et mie ne se doubtoient de l’aventure qui ce jour leur advint, car les chrestiens, si tost qu’ilz veuent [sic] l’assamblee, mirent mains aux espees et legierement3 les mirent a mort sans mercy, et cerchierent le chastel hault et bas pour en avoir du tout la seignourie, comme ilz l’avoient dit, devisé et empris. Sy est assavoir que la damoiselle fut ausques esbahie, et bien y avoit raison. Elle appella le Sarasin turquois lors et lui demanda quelz gens il lui avoit amenez et qui ainsy les avoit instruis a tel mauvaistié faire comme de lui mettre ses hommes a mort devant elle. « Helas, noble et franche damoiselle, fait il, mercy ! Verité vous diray sans faillir. Sachiés que ce me fist faire doubte de mort que me presenta ung chevalier qui ceans est, lequel est chrestien, gentil, bel, rice, plaisant, courtois et plain de si grant vaillance que jamais de son pareil n’orez parler. Il m’a tenu en subgection si grant que je lui ay convenancés livrer cestui [235r] chastel et vostre corps, qu’il aime tant que ja ne quiert autre dame avoir sinon vous, pourveu toutevoies que chrestiene vueilliés devenir. Et moy mesmes lui ay convenencié moy faire baptisier4. »
5Dieu, comme regarda Guinande le Sarasin quant elle entendi ses parolles ! Elle fut joieuse en partie pour les nouvelles d’amours qu’il lui aporta, et si fut dolantement navree au cuer pour ceux qu’elle vist ainsy murdrir devant elle. Elle ne se peust taire non pourtant, ains respondi : « Trop sont vos5 nouvelles mervilleuses, Maulprin, fait elle, qui en mon hostel avez gens amenez, lesquelz je ne congnois, qui en ma presence ont mes hommes occis et mon palais par vostre moyen et pourchas conquesté et qui par force et maugré moy me constraindront aux dieux relenquir que j’ay toute ma vie servis. Et oultre plus ne dittes comme pour excusacion que ce vous fist faire paour et doubte de mort. Et pour vostre fait cuidier fortiffier, me dittes que ceans avez amené le plus bel, le plus avantureux, le plus redoubteux, le plus vaillant, le plus hardi, plaisant, jeune et courtois chevalier de France, le quel est de m’amour tant feru qu’il me promet a femme prendre, s’en moy ne tient. Savoir vous fay, sire Maulprin, que le non du chevalier congnois je assez par oïr dire, mais lui non, et de ses fais ay tant ouy racompter qu’il en [235v] fait mieulx aprisier du lieu dont il vient, de sa noblesse, bonté et gracieuseté. Comme son renon le porte, devroit une dame estre contempte et bien paree, mais tant y a qu’il a mon oncle Pinart, le roy de Brimseille, occis, mon oncle Malatran de Montescler et autres mes cousins et amis prochains, dont tant me doit peser que moult envis m’acorderoie a ce que dit m’avez, se premierement ne le voy. Et bien poura estre, quant je le verray, qu’amours me poura de son cuer faire tel present qu’en ung moment et par ung seul regart lui pouray le mien octroyer et que pour lui me feray baptisier et mettray en sa mannoye mon corps, mon avoir et mon païs, si que de lui et moy ne sera que une mesme et seulle chose. »
6Dieux, comme fut joieux Maulprin quant il entendi la conclusion de la pucelle ! Il la mena ou estoit Galien lors avecq ses barons, qui le chastel avoient vuidié et despechié des Sarasins. Et quant Galien apperceut la damoiselle, qui tant estoit belle, il lui vint au devant lors et moult la salua gracieusement en muant couleur par amoureux desir, sy qu’elle vist clerement et lui rendi son salut et dist : « Occis avez mes hommes, sire chevalier, fait elle, cy en ma presence, et paravant avez mon oncle [236r] Pinart desconfit et mort, mis en champ mon frere Malatre pareillement et mes autres amis et parens que ja doy plorer et avoir en regret. Sy vouldroie bien savoir quelle amende vous m’en voulez faire orendroit. » Galien le chevalier, oyant la damoiselle, qui si doulcement parloit a lui comme asseuree sans aucun effroy, regarda6 moult courtoisement et lui dist : « De vos hommes se je les ay occis ou fait occire, damoiselle, fait il, en vostre presence ne vous devez merveillier, car pour ung en pourez recouvrer trois ou.iiii., non mie selon la loy qu’avez tenue. Et de vostre oncle Pinart, dont cy me parlez, ne de vostre frere Malatre, desquelz vous avez dueil, ce ditte[s] vous, car le bien, l’onneur et la signourie que avez a tenir vous venoit de par eulz. Savoir vous fay que ja plorer ne les devez, car vous n’avez rien perdu, s’en vous ne tient. Et se vous me demandiés comment il se puet faire que riens n’ayés perdu, vecy mon corps, qui se presente devant vous en signe d’amende que requise m’avez pour vous prendre et recepvoir a dame et amie et met mon cuer en la prison et mercy du vostre, requerant que me vueilliés retenir et renoncier premierement a la loy que vous tenez, car je autrement ne seroie avecq vous d’acord. »
7[236v] Dieux, comme fut joieuse la damoiselle de ainsi ouïr Galien parler ! Elle lui respondi lors : « Bien vous ay entendu, Galien, doulz amis, fait elle, et assez avez assené la ou je vouloie venir. Je vous promet et jure par la foy que je doy au souverain Dieu qui tout le monde soustient et fait vivre c’onques n’aymay tant corps donné comme je say le vostre, que jamais n’avoye veu en avant de ce jour. Sy vous pardonne tous maltalens et vous offre mon corps pour baptesme recepvoir premierement, pour espouser enaprés et faire au surplus ce qu’il vous plaira. Et sy vous fay avec ce signeur et roy de Montsuzain, de Montescler et d’autres villes et places voisines, par lesquelles vous pourez assez conquester en Espaigne. » Et a ces parolles acola Galien la pucelle, qui les fist mengier et reposer jusques au jour que chascun se leva. Lors manda elle de ses bourgois une certaine quantité de ceulx en qui elle avoit plus de fiance, et ilz y vindrent jusques a vint, lesquelz elle tira apart et leur denonça sa desconvenue et tout l’afaire d’elle et du filz Olivier, disant qu’elle se vouloit faire baptisier et prendre Galien a seigneur, pour ce que sur tous les chevaliers du monde il emportoit le renon d’onneur de beaulté et de vaillance. Sy en y eust l’un d’iceulx vingt qui mie ne fut contempt d’elle, ains s’en yssi de leans secretement, sy que nul [237r] homme ne l’avisa, et tandis que les autres parloient a la damoiselle pour lui remoustrer ce qu’il leur estoit, ains sur ce se mist icellui enmy la rue et tellement effroya le peuple qu’il en fist armer plus de deux milliers, lesquelz, comme commun effroyé et sans arest, se mirent a chemin droit au chastel et leverent ung huy si grant que grant paour en eurent les chrestiens.
8Fort fut l’assault contre les.lx. chrestiens, qui en hault du chastel estoient et se deffendoient de tout leur pouoir contre les Sarasins, qui par la cité s’estoient courux armer. Mais advint que Maulprin le Turc se devala lors qu’il ouy le bruit et tant subtillement exploita qu’il s’en issy du chastel par la porte par la quelle Galien et les autres chrestiens estoient leans entrez, et vint a l’ost, ou il savoit certainement qu’il estoit logié. Se fist congnoistre, declara7 son cas en brief et fist les chrestiens armer, qui moult furent dolant de l’aventure de Galien. Ilz se partirent au fort et vindrent au gué de Pinelle, par ou Galien avoit esté pour ce qu’il estoit en lieu couvert et avantageux pour entrer ou chastel, ou lors n’avoit guet ne demy, mais si grant debat, sy grant hui et si mervilleux assault que le pere n’eust la recongneu le filz. [237v] Sy se mirent pesle mesle dedens, et crians « Vienne », « Gennes » et « Puille » a haulte voix, se ferirent en ly les payens, qui en petit de temps furent surpris si asprement et malement demenez que habandonner leur convint le chastel et eulx retraire en la ville a si grant besoing que avecq et parmy eulx se mirent les chrestiens, et tant ferirent sur eulx que tout mirent a mort ceulx qui batesme ne volurent requerir. Et ainsy fut Monsuzain conquis et la damoiselle Guinande mise en la mercy du chevalier Galien, le quel la promist a prendre a femme et royne. Et finablement l’espousa et conquist des terres en Espaigne que l’istoire ne nomme mie tant qu’a present. Et quant il fut espousé, lors commencha la joie entre lui et Guinande son amye, qui avant tout ce fut baptisee sans lui changier son non, et les nopces faittes notablement maugré tous les Sarasins du monde. Et ce jour furent espousez en couronnes d’or, selon l’estat et le temps d’adoncques.
Comment Galien ouy nouvelles de sa mere, qui estoit en prison8 pour la mort du roy Huguon, que ses deux filz avoyent empoisonné
9Grant fut la court que tint le jeune chevalier Galien et notable la feste qui y fut faitte des haulx et nobles princes et riches barons de la court, dont il eust si belle compagnie que merveilles. Sy la fist le noble chevalier durer ung mois, durant le quel il fist chiere joieuse, grant et plainiere, et aprés le mois se maintint avecq sa femme si amoureusement [238r] que en elle engendra ung hoir nommé en fons de baptesme Maalars, qui eust tant de fortunes en son temps que chose mervilleuse seroit a racompter. Et dit l’istoire9 que cellui Maalars fut fugitif et bany de France avecq ung jone damoisel comme lui nommé Lohiers, le quel fut filz de l’empereur Charlemaine. Sy n’en puet mie en cest present livre faire l’istoire mencion, car trop pouroit estre ennuieuse et longue. Et aussi n’est mie encores ne pouroit estre la matiere ad ce descripre disposee. Fin de compte Galien ne fut mie longuement en joieuseté, car en10 celluy temps lui vint ung messagier de par l’evesque de Naples, le quel lui fist reverence, comme a ung seigneur appartenoit, et le salua de cellui qui souffri Passion pour tous peceurs. « Bien viengnes tu, amis, ce respondi Galien, dy moy qui tu es, dont tu viens et ou tu vas. — Par foy, Sire, ce respondi l’escuier, je sui de Grece, dont vous venistes premierement, et viens de devers l’evesque de Naples vostre oncle, lequel m’envoie par devers vous pour vous faire de ses nouvelles savoir, lesquelles vous conforteront. Mais d’autres vous en racompteray, de quoy vous serez a grant paine joieux. — Saint Gabriel, ce respondi lors Galien, puis que du bien y a aussi comme du mal, car cellui qui de l’un s’esjoïst et de l’autre n’a aucun remors ne puet savoir que c’est de la vie de cestui monde. Et au fort se l’un m’est desplaisant, je seray par l’autre conforté. Sy me tarde que ja le me faces savoir. »
10[238v] Le message, escuier et bien emparlé, regarda Galien, qui par samblant estoit ausques asseurez, et lui dit assez courtoisement : « Vers vous m’envoie l’evesque de Naples, Sire, fait il, vous faire savoir qu’il est besoing que vous faciez secours a vostre mere Jaqueline, la quelle est en mortel peril comme celle qui a esté accusee de la mort du roy Huguon c’on a empoisonné en Grece. Sy ont vos deux oncles ses freres saisis le gouvernement du pays et ont imposé a la dame le fait, disans que pour couronner vostre pere Olivier, lequel vous promeistes amener a court par dela elle, a pourchassié la mort du roy son pere. Et pour ce cas l’ont faitte prisonniere et mandez tous leurs amis pour asseoir sur son corps ung mortel jugement, lequel se doit brief donner contre elle par faulte de garant, c’est a dire de champion, car les deux freres ont ung chevalier tout prest pour combatre et maintenir que le mendre est pourpensé de par la dame, qui tant a bonne grace ou pays que chascun la pleure et qui tant la plaint qu’a merveilles. Mais nul ne offre son corps contre cellui chevalier, par qui elle est ainsi enculpee. Or a esté l’evesque mandé a Naples la cité, le quel est tant dolant de l’empechement de la dame que pour ce sui je par lui vers vous envoyé. » Et quant Galien entendi l’escuier, il fut plus dolant c’onques mais pour sa mere qu’il regreta adont moult piteusement, puis fut joieux en soy pour le bon evesque qui [239r] vers lui avoit si apoint envoyé et si secretement que nul des trahitours n’en avoit rien sceu. Il acola l’escuier lors et lui demanda le temps que l’en devoit le jugement donner, et l’escuier lui en dit ce qu’il en savoit. Galien fist escripvre hastivement lors et manda a Gennes devers Regnier le duc son grant pere. Il escripsi [sic] a Beaulande devers Hernault11 et a Milon en Puille, qui vers lui venissent hastivement pour le plus grant affaire qu’il avoit jamais eu. Si se partirent les messages et tant esploiterent qu’ilz amenerent a Montsuzain les trois freres, lesquelz furent receus et festoiés de Galien il ne fault mie demander comment.
11A grant joie ariverent en Espaigne les trois princes, et mie n’avoit long temps que de France estoient partis pour aler chascun visiter son païs, car pour lors estoit Charlemaine a Paris a sejour, dont grant besoing avoit pour les paines et travaulx qu’il avoit endurez en Espagne. Chascun s’entracola par grant amour, et Guinande mesmes, qui tant d’onneur savoit que nulle plus fist si grant chiere a ses oncles que nul ne le diroit, et au duc Regnier par especial, pour ce qu’il avoit cellui engendré du quel elle avoit le filz espousé. Puis embrassa Milon le duc de Puille et baisa pour l’amour de ses deux fils Fourques et Savaris les nobles escuiers, qui depuis furent moult vaillans en retrayant [239v] a la lignie dont ilz estoient issus. Et fin de compte fu le disner apresté, et la baronnie servie si richement et honnourablement qu’il les convint. Et aprés le disner s’en alerent pourmener par le palais en devisant de pluiseurs choses, entre lesquelles fut amenteue la cause pour quoy Galien les avoit mandez. Sy furent les princes moult dolans de l’aventure et jurerent Dieux que avecq Galien se mettraient a chemin a telz gens qu’ilz avoient avecq eulx amenez. Et quant il entendi le bon vouloir que ses amis avoient envers lui, il appella l’escuier qui de par son oncle de Naples [estoit] venu et lui dist : « Tu t’en iras, amis, fait il, devers le mien oncle, lequel tu me salueras en lui disant que je le mercie du bon vouloir qu’il a moustré vers moy pour l’amour de la dame qui me porta et qui me noury si doucement que nature ne saurait envers moy tant pourchassier ne faire que a ung tel besoing par especial ne a quelque autre affaire lui peusse ou deusse faillir. Je seray en son secours si brief que de ma venue pouront ceulx estre dolans qui a tort l’ont empechiee, dont Dieux soit mercié, qui grace me doint de la purger et delivrer a bon droit et de prendre vengance de ceulx qui pour trahison l’ont encoulpee, car comme dit le sage en ung proverbe notable :
Trouver a tort sur autruy a redire
Donne achoison d’oïr de soy mesdire. »
12[240r] Le messagier s’en est parti a itant et a pris congié de Galien et des barons, puis se mist a cemin, et tant exploita qu’il retourna dont il estoit parti pour son message faire et racompta a l’evesque de Naples ce qu’il avoit fait devers Galien et le mandement que il avoit fait pour venir au secours de Jaqueline la dame.
Comment Galien vint a Constantinople au jour que sa mere devoit estre jugiee a ardoir
13Aprés ce que l’escuier de l’evesque de Napples eust le congié demandé a Galien, firent les barons leurs preparatives pour eulx en partir le plus tost qu’ilz pouroient, car la besongne requeroit diligence hastive. Ilz prirent congié a Guinande, qui en son cuer fut ausques marie, et non sans cause, comme l’istoire le devisera ça enaprés, car pendant la guerre que Galien mena en Gresse contre les filz du roy Huguon, qui sa mere avoient trahie et son pere12 occis par poisons, se assamblerent Sarasins a grant peuple et nombre de gens et assegierent Montsuzain, comme vous orrez en ce present livre. Les barons se partirent au fort et tant firent — par mer ou par terre ne racompte mie l’istoire — comment qu’ilz veirent la grant cité de Constantinople, en la quelle avoit Galien esté natif. Ilz entrerent dedens, car a nulz n’estoit l’entree reffusee, et tant y avoit d’autres princes, chevalier[s] et nobles hommes que a paine y [240v] pouoit l’en fuier de logis. Et qui demanderoit pourquoy tant de peuple s’estoit la assamblé, dit l’istoire que c’estoit pour faire et veoir faire jugier la dame. Sy nommera cy aprés l’istoire les nons des chevaliers, princes et seigneurs, qui furent contre elle et qui furent pour elle en l’ayde de Galien.
14Galien se pourmena parmy la grant cité, vint et ala tant qu’il se trouva devant Sainte Souffie. Sy y avoit illecq ung hostel, grant, spacieux et d’anciene façon, vieulx et ruyneuyx, ou quel nul ne s’estoit herbegié. Sy y fist mettre ses chevaulx, et la dessendirent Milon, Regnier, Hernault et leur compagnie, dont du nombre ne fait encore l’istoire mencion. Et quant chascun fut apointié, lors s’en alerent au moustier faire leur devocion, puis se mirent au retour et viseterent icellui grant et vieulx hostel, ou quel a l’un des coings seoit et estoit fondee une moult forte tour et assez deffensable pour ung besoing, et la quelle fut depuis si propre que tous eussent esté en dangier de mort se leans ne se fussent mis a sauveté, comme cy aprés sera devisé.
15Et quant heure et temps fut d’aler au palais pour ouïr et veoir l’assamblee et le jugement c’on devoit prononchier sur la dame par oppinion de ceulx qui la en presence devoient comparoir et assister, et lesquelz estoient arrivez en la cité par mandement des enfans Huguon, [241r] qui tant avoient donné, presenté et promis aux ungs et aux aultres que pluiseurs en avoit attrait a sa partie. Lors se mirent eulx a chemin et regarderent tant de peuple quy y aloit c’on n’y congnoissoit les ungs entre les autres. Et quant ilz furent en la presse, lors virent ilz l’ordonnance et la maniere des barons, qui de renc en renc estoient seans environ Thibert et Henry, enfans du roy Huguon, lesquelz estoient haultement assis en lieux, richement parez et noblement aournez de draps d’or et de soie pourtendus tout entour l’auditoire ou quel ilz presidoient comme juges et signeurs royaulx, et entour eulx ung degré plus bas les princes et barons de la terre et des contrees voisines au pays de Constantin et de Grece13, par le conseil desquelz le jugement se devoit getter. Et la grant salle estoit toute pourtendue a tappisserie riche et noblement ouvree, pourtraitte et figuree a l’esguille et autrement de l’istoire de Troye la grant, du ravissement de la belle Helaine que Paris le filz Priant, frere de Troylus et de Hector esleva de Grece et emmena14 en son païs, du mandement que les Grieux et le roy Menelaus envoierent au roy Priant pour rendre Helaine, du reffus qui en fut fait, de l’armee que firent les Gregois pour aler a Troie, du grant siege qui longuement dura, des fais d’armes, assaulz et saillies que firent les ungs contre les autres, comment Acilles tua Hector en bataille, [24lv] comment Troylus et leurs freres en moururent, comment le parlement fut fait par quoy le siege des Gregois se leva et se retrahy a Thenodon et comment la cité fut prise et conquise en icelle nuit et le Paladion emblé secretement. Et tant estoit la tappisserie15 plaisant que chascun s’amusoit a la veoir.
16Tandis que le monde s’assambloit la de tous pars, vist Galien Henry et Thibert ses oncles, lesquelz faisoient traire la dame hors de prison pour amener devant eulx. Sy se mist Galien en lieu dont mieulx le pouroit veoir, et ce pendant enquist et demanda secretement les noms de ceulx qui ou parlement seoient pour les noter, marquer et congnoistre selon l’ayde ou nuisance qu’ilz feroient a la dame. Et quant ilz orent une piece illecq sejourné, lors s’eleva ung bruit mervilleux, au quel s’avanca d’aler si grant peuple que a paine se pouoit l’en contourner la. Sy s’avancerent Galien, Hernault, Regnier, Fourques, Savary et les aultres et virent la dame c’on amenoit toute deschevellee, descoulouree, palle et destainte, povre et lasse comme celle qui autre jour ne cuidoit jamais veoir. Sy devez savoir que moult eust a son cuer grant douleur Galien d’ainsy veoir mener celle qui en ses costez l’avoit porté [242r] et qui du païs deust estre dame et maistresse. Elle fut menee devant ses freres, qui devant eulx la firent getter a genoulz. Et adont parla Henry haultement, sy que chascun le peust clerement ouïr, et dit : « Veez cy une dame, beaux signeurs, fait il, de la quelle il convient faire jugement, pour ce qu’elle est chargee d’avoir le roy Huguon mon pere enherbé, qui est chose de sy mauvais exemple que le cas ne doit mie demourer impugny. Pour quoy, fait il, beaux signeurs qui cy estes assamblez de pluiseurs contrees, je vous somme. A tous prie et requier que devant vous soit la dame de rechief examinee sur le cas qui lui est imposé, affin, s’elle le confesse, qu’elle soit par vous jugee a mourir selon ce qu’elle l’aura desservi, et s’elle le nie, nous lui admenistrerons tesmoings, lesquelz deposeront contre elle et maintendront a l’espee, se mestier est, qu’elle a l’empoisonnement fait et la mort brassee de son pere le roy Huguon et le nostre. »
17Sainte Marie, comme fut la dame dolente de soy oïr ainsy blasmer et sans cause nulle ! Elle respondi en plourant si piteusement que maint cuer fist illec assouplir : « Ainsy me soit Dieux aidant, fait elle, beaulx signeurs, comme ceste cose m’est a tort mise sus. Et mieulx aymeroie mourir par cent fois que une seule fois me feust advenu d’avoir pensé telle cruaulté comme mon pere murdrir ! Or avoye je journee a livrer ung champion [242v] pour moy purgier et deffendre de ceste trahison ! Las, j’avoie parlé et requis tous mes parens et amis pour estre en mon ayde, mais je ne treuve cellui qui son corps ose exposer et combatre contre cellui qui de ceste mauvaistié m’a acusee et que mes freres croient et soustienent a tort contre moy, qui sui de ce cas pure et nette sur la mort que j’atens a avoir ! Sy prie et requier a tous bons et loyaulx chevaliers que en ceste journee m’en vueille l’un seulement secourir ! » Sy ne s’en esmeust16 oncques homme ne aucun samblant ne fist de son corps armer, ains n’en firent les pluiseurs que plourer de pitié, et tant fut plainte et regretee que piteux en estoient les reclains. Et n’avoit la cellui qui son vouloir en osast veritablement descouvrir. Et adont rompy Galien la presse, passa oultre, s’en entra ou part, s’adreça vers la dame, la prist par la main et lui demanda de par qui elle estoit accusee et qui estoit le champion qui la trahison vouloit soustenir. Sy fut chascun tant esbahy que merveilles du chevalier qui ainsy s’avança de parler devant tant de gens comme la avoit assamblez.
18Ung chevalier grant, fier et oultrageux, craint et doubté ou païs de Grece plus que nulz, chargié de par les deux enfans du roy Huguon de la mauvaistié soustenir, nommé en son non Burgalant, se leva lors et audiemment respondi : « Se sui je, fait il, contre [243r] qui la dame a a respondre et a besongnier, qui l’ay accusee a bonne et juste cause pour tant qu’elle marchanda a moy des enfans faire par herbes et poisons mourir, aprés ce qu’elle eust son pere mesmes et le leur mis a mort. Et pour ce faire comme faulse et mauvaise, me promist prendre a signeur et a mary et me promist faire couronner du royaulme que tint le roy Huguon, que j’ay loyaulment servi jusques a sa fin. Et depuis ay servi et sers encore les enfans, desquelz me prist si grant pitié que jamais a leur destruction n’eusse entendu ne en l’amour de la dame ne me feusse seurement fié pour bonne chiere, pour bel parler ne pour quelque autre plaisir mondain que j’eusse trouvé en elle, car comme racompte le proverbe d’un sage, disant en deux vers :
Fais dissolus, quelqu’en soit la plaisance,
En la parfin tournent en desplaisance.
19Et pour tant n’ay je, fait il, voulu moy acorder a sa grant mauvaistié, ains ay son fait accusé pour ma loyaulté garder, et vueil de mon corps soustenir ce fait et maintenir qu’elle est digne de mort qui a droit vouldra jugier. » Et quant Burgalain eust ainsi parlé, lors respondi la dame tout hault, si que bien fut entendue : « Tu mens, fait elle, faulx trahitre deloyal et mauvais chevalier ! Onques ne m’avint que je pensasse si grande faulseté et telle inhumanité comme de mon pere et mes freres murdrir ! Que pleust or a Cellui qui me fist que je feusse ung homme comme je sui femme, je te feroie au jour d’ui desdire et confesser dont te puet venir et [243v] qui ceste grant trahison a pourpensee ! » Et lors respondi Galien en la regardant piteusement : « Aiés pacience, dame, fait il, et Dieux, qui tant scet vous aidera ! — S’il lui plaist, vous dittes voir, sire chevalier, fait elle, je me fie en sa grace sur toute rien et sui preste de la mort endurer s’il m’est destiné que je doie ainsy honteusement a tort mourir ! A tort est ce, si soit Dieux aidant a mon ame, et a bon droit se pouroit pour moy seurement combatre ung chevalier qui auroit en son cuer pitié de mon fait. »
20A ces parolles parla haultement Galien et dit : « Or m’escoutez en general, beaux signeurs, fait il, je voy ceste dame seulle et esbahie par faulte de ayde et de conseil, dont elle est despourveue en tant qu’elle ne treuve ne voit chevalier, escuier ou vassal qui de son fait soustenir s’entremette ou avance. Et sy aprouce l’eure qu’elle cuide mourir par jugement que ses deux freres requierent estre fait contre elle, qui comme elle depose, jure et afferme sur le jugement et mort qu’elle atent que de ce c’on lui impose elle est quitte, nette, pure et in[n]ocente, sans quelque tache de trahison ou mauvaise pensee avoir eue en ce cas. Et pour ce que cestui chevalier l’a acusee et que de son corps veult soustenir et maintenir qu’elle a son pere empoisonné et ses deux freres voulu faire mourir pour la seignourie et le païs avoir et gouverner, je offre mon corps et presente pour combatre au contraire a cheval, a pié et ainsi qu’il plaira aux barons qui cy sont du champ et de la bataille ordonner. Et requier estre receu en [244r] livrant mon gage que j’en donne, disant que la dame n’a point mort desservie et qu’elle n’offensa oncques envers son pere ne elle n’a commis trahison ne mauvaistié envers ses freres. Et prouveray ce chevalier menteur de ce qu’il maintient avoir a elle parlé ne elle a lui sur ceste matiere. »
21Se la dame fut joieuse de cellui qui ainsi se voulu pour lui combatre, il ne fait mie a demander. Mais de ce furent tant dolans Henry et Thiebert que nul plus, et le chevalier qui Burgalain se faisoit nommer le regarda par grant despit, disant : « Trop estes jeune, sire vassal, fait il, et bien pert que grant orgueil vous demaine qui ne veistes oncques mais ceste dame, et pour elle voulez le vostre corps a mort habandonner. Je vous respons que ja a vous n’auray bataille, se je ne say premierement qui vous estes, dont et qui vous meult et se des princes qui ci sont n’estes avant tout ce advoué. — De ce que vous chaut, sire chevalier, ce respondi Galien, tel que cy me veez, sui je chevalier comme vous estes ; dont je viens ne dont je sui ne devez vous riens savoir, car tous chevaliers peuent par droit et par tous païs aler leurs adventures cerchier. Et se j’ay cy trouvee la mienne, elle me poura, se Dieux plaist, valoir et a la dame, a qui vous faittes tort, ce me samble. Et ne lui sera faitte raison se pour son corps deffendre contre le vostre ne sui receu des signeurs, princes et barons, qui en ce present consistoire sont assamblez. » Sy furent dolans Henry et Thiebert son frere plus que ne le [244v] racompteroit l’istoire quant ainsi virent Galien apresté du chevalier Burgalain combatre.
22En la grant sale paree et tendue, comme dit a esté paravant, avoit moult de nobles hommes et grans princes avecq autres prelats d’eglise, lesquelz estoient illecq venus pour le jugement veoir. Et a eulx appertenoit en tant que ilz estoient les aucuns parens et amis de la dame et du linage du roy Huguon, et autres y avoit aussi ducs et contes, supos hommes et bienvueillans du royaulme. Sy estoient la entre les autres l’evesque de Naples, le conte d’Esture, le prinche de la Marche, cellui de Tarante, Gaultier d’Anthiennes, et pluiseurs autres assis de renc en renc, ausquelz Henry demanda les oppinions. Sy en y eust qui soustindrent en langage que par raison ilz ne devoient le chevalier estrange recepvoir pour la dame secourir ou conforter, et ja l’eust l’en debouté quant l’evesque de Naples, advoué des contes et princes cy devant nommez, se leva et dit : « Par Dieu, beaux signeurs, fait il, vous avez cy une besongne commencee de la quelle je fay grant doubte, se vous ne menez a fin par ordre de droit. Et qui de verité oseroit parler, vous ne feriés mie raison a la dame, se vous ne recevez son champion qui qu’il soit, puis qu’il veult son corps pour elle exposer en bataille. Et sambleroit que trop eust grant faveur d’une partie plus que de l’autre, et [245r] comme racompte le notable en deux vers rimez :
Entre les moines et abé d’un couvent
Meult des debas par faveur moult souvent.
23Je sui du linage du roy Huguon, je doy donques supporter les fais des enfans. La dame est seulle, laquelle se voit de trahison acusee par ung chevalier qui par aventure est son malvueillant. Elle a de par vous jour a soy excuser de ce cas et amener champion pour la deffendre et purgier du crisme qui lui est imposé. Or est son champion venu, lequel vous ne voulez recepvoir, ains le voulez debouter par les oppinions d’aucuns cy presens, assistens soubz la bonne corection, desquelz nous disons par deça que recepvoir le devez sans quelque difficulté et les faire presentement habillier et mettre ou champ, lequel est apresté par vostre ordonnance. Et se ainsy ne le voulez faire, nous vous respondons que la dame doit estre delivree, du mains de mort respitee et cellui qui l’a acusee constraint a soy desdire presens tous judiciairement, ad ce qu’elle soit en son honneur remise comme devant. »
24Moult fut grant le bruit en la salle des ungs et des aultres eslevé de toute pars et en especial du commun peuple, qui tant plaingnoit la dame que merveilles. Burgalain le trahiteur, oyant la voix, se leva lors et dit : « Je te reçois, chevalier, ou non, fait il, par ains que au jour d’ui te feray [245v] la vie du corps partir. » Et a ces parolles se sont les princes levez et ont les deux freres fait Burgalain mener en une chambre painte richement, en la quelle on le fist armer si noblement et bien qu’il esconvenoit. Et la lui fut moustree la leçon de guerre, dont il savoit largement. Neantmains puis lui fut ung destrier amené, grant, gros, fort et hault pour ung empereur ou pour ung soudant. Et quant il fut apointié au mieulx que faire se peust, lors conclurent les freres et amis ensamble et lui firent promesse de le resqueure et lui aydier contre le chevalier s’ilz en veoient le besoing. Et moult enquirent qui ilz pouoit estre ne dont il estoit venu, ce qu’ilz ne peurent mie adoncques savoir. Et non fist mie l’evesque de Naples ne ceulx qui de son aliance estoient, lesquelz l’emmenerent du palais en son hostel armer et mettre en point pour le trahiteur combatre. Et qui demanderoit que la dame devint ce pendant, dit l’istoire que les deux freres lui avoient bailliez gardes, lesquelz en penserent et l’amenerent veoir le champ, ou elle fut en grant douleur, de paour qu’elle avoit pour son champion, qu’elle ne savoit mie congnoistre. Finablement ilz furent menez en champ non mie ensamble, mais l’ung aprés l’autre, car le premier y entra Burgalain comme tout asseuré tant de son fait comme pour les proumesses qui lui avoient esté faittes. [246r] Et tandis parla l’evesque a ses hommes et aux signeurs a lui aliés, et comme doubtans ce qui avint, commanda leurs hommes armer et aprester pour resister17 s’il feust de ce mestier a l’entreprise et mauvaise voulenté de leurs ennemis. Sy fist Galien pareillement a ses oncles, les quelz ne lui furent mie faillans a son besoing.
25[tiers de page laissé libre pour illumination]
Comment Galien fut receu a combatre pour la dame Jaqueline contre Burgalain et fut desconfit par Galien
26Grant fut la presse a veoir Galien mener ou champ, et moult fut regardé d’uns et d’autres, qui tous le benissoient en chevauchant et disoient que en lui avoit beau chevalier, grant, jeune, droit et bien formé, et prioient assez a Jhesucrist qu’il lui voulsist grace envoyer de la trahison esclarcir pour quoy on avoit la dame ainsi honteusement formenee. Il vint en champ au fort et se presenta devant Burgalain en lui demandant sur quelle querelle il se vouloit a lui combatre. A itant firent illecq apporter les livres et corps sains pour les [246v] faire jurer selon les coustumes qui couroient et qui depuis ont esté en pluiseurs païs maintenues. Premiers y mist Burgalain la main et jura et afferma ce que autrefois avoit dit et maintenu contre la dame, la quelle presente lui respondi haultement qu’il n’en estoit rien, en mettant la main et la bouche sur les saintes et dignes reliques. « Vous mentez faulsement, chevalier desloial, ce respondi lors Galien au trahiteur, je vueil contre vous maintenir c’oncques celle dame ne pensa la mauvaistié que au jour d’uy vous feray congnoistre de vostre bouche. » Et lors est monté sur Marchepin, que lui donna Olive la ducesse de Gennes, mere de Olivier le sien pere, et fist ung tour que bien apperceut la dame, qui adont prist a penser a son amy Olivier. Helas, s’elle eust sceu que ce eust esté Galien le sien filz, quelle douleur l’eust lors a son cuer atainte ! Elle n’eust pour nul tresor mondain souffert que contre Burgalain se fust combatu, ains eust mieulx aymé mourir18. Elle se mist en orison lors et devotement se humilia de cuer envers Dieu, priant que ainsy comme elle n’estoit coulpable de cellui meffait, il voulsist son champion sauver et garder de mort et de meschief. Et en contemplant a Dieu se mist le visage contre terre et demena son dueil si secretement et prudentement que nulz ne s’en apperceut.
27Ainsi comme la dame se doulousoit et contenoit piteusement a par elle, estoitent les deux chevaliers l’un devant l’autre enmy le champ, atendant l’aventure pour vivre ou pour morir. Et veritablement n’y [247r] avoit cellui qui de l’autre n’eust grant paour. Ilz desrengierent sans menassier adont et s’en revindrent si arreement qu’il n’y demoura sangle, culliere ne poitrail que tout ne feust despecié et rompu par force des horions qu’ilz s’entredonnerent des lances, dont ilz se entreassenerent és escus, qui aux colz leur pendoient, si que tout convint verser enmy le champ et maistres et chevaulx. Mais tant y eust que des horions donner et recevoir furent les champions en sy mauvais point que a chascun convint la face rafreschir d’eaue fresche et d’aigre vin, et geurent si longuement pamez au sablon que tous en furent leurs gardes esbahis. Chascun se revint et leva a chief de piece, et quant ilz furent en estant, lors mirent eulx mains aux espees, dont longue piece se combatirent et de coups ourbres [sic], oribles et pesans s’entredonnerent voire et tous leurs harnois decopperent et entamerent jusques au cler sang, dont chascun des deux estoit comme taint et moullié. Et racompte l’istoire en soy abregant, sans reciter tous les horions qui la furent donnez et receuz, que enfin mena Galien a oultrance le grant Burgalain par ung cop qu’il lui donna, du quel il lui porta le bras atout l’espeule par terre et qu’il convint Burgalain verser. Et lors se aproucha Galien, qui de l’autre cop lui entama le chief et fendi jusques és dens.
Comment Galien fut entrepris et assailli trahitreusement par ses deux oncles, qui firent prendre la dame et transporter du champ
28[247v] Grant fut le dueil que demenerent les trahitres, les quelz estoient consentans de l’accusacion de la dame, et mesmement Henry et Thiebert plorerent moult la mort de leur amy Burgalain et bien dient a eulx mesmes que trop grant leur est le dangier s’ainsy eschappe le chevalier, qui leur champion a vaincu, s’il n’est par force de leurs amis vengié. Hz se partent d’ilec adont et assemblent leurs suppos, lesquelz estoient ja tous prest[z], advisez et induis de ce qu’ilz devoient faire. Et s’en vienent pour cuidier prendre ou faire saisir ou mourir Galien et les autres vers la dame, qui comme joieuse rendoit graces a Nostre Signeur du secours et de la belle aventure qu’il lui avoit envoyee. Mais mie ne se porta la journee comme ilz cuidoient, car d’autre part vindrent les princes et vassaulx de France pour leur parant, amy et seigneur Galien deffendre. Sy commencha le grant bruit lors et la bataille mervilleuse des ungs et des autres, pendant lequel debat fut la dame eslevee et menee hors d’ilecq par force et par le commandement des deux freres, qui a autre chose ne tendoient sinon a lesver et mener en leur mannoye, possession et dangier. Ilz se partirent lors atout elle, et quant ilz furent en la cité, lors firent ilz leurs communes et bourgois armer a si grant nombre que par force convint les François retraire en leur logis, se mourir ne voulsissent sur le pavement. Mais comme ja a esté dit cy devant, estoit une tour et ung retrait si fort leans que jamais par force ne les eust l’en pris ne eus par [248r] assault. Et quant Galien, qui naturellement pensoit a sa mere, se vist leans enclos, il demanda a son hoste s’il pourroit par voye nulle du monde issir de la. « Et pourquoy voulez vous de ceans issir, Sire, fait il. — Pour tant, beaulx amis, ce lui respondi Galien, que j’ay paour de la dame qu’elle ne soit par aventure transportee et destoumee du champ et menee en lieu ou ses ennemis ne lui feussent aucun desplaisir. Sy lui vouldroie aidier jusques a la fin, puis que sy avant me sui pour elle entremis. »
29Or fut moult comptent l’oste quant en preudommie entendi Galien ainsy parler. Il lui respondi adont moult debonnairement : « De ce ne vous doubtez, sire chevalier, fait il, car de ceans vous mettray hors tout a vostre plaisir, et pour la dame secourir vous mettray je en tel chemin que ja ne fauldrez a savoir quelle part elle sera menee. Et tant vueil je bien que vous sachiés qu’elle n’est plus ou champ ou quel vous l’avez veue. Et se vous me demandiés comment je le say, je vous dy bien que elle a esté eslevee, prise et bailliee és mains de cincq hommes, qui tant sont plains de mauvaistié qu’en eulx n’a fiance nulle sinon de la conduire en lieu ou elle poura mort recepvoir. » Et lors fut mis Galien dehors par ung huis secret, si c’oncques ne fust apperceu de ceulx qui par devant tenoient la garde de l’entree et de l’issue et qui moult asprement se combatoient pour cuidier occire et mettre [248v] a fin les chevaliers de France et leurs hommes, les quelz eussent esté en mortel dangier ne feust l’evesque de Naples, le seigneur de Duras, le signeur de la Moree et cellui d’Anthiennes et moult d’autres, veans la faulse trahison des deux freres, qui favourablement estoient contraires a la dame. Galien chevauça fin de compte aux adresses et enseignes de son hoste, qui la dame avoit veue passer. Et tant exploita qu’il vint aux champs, regarda ceulx qui sa mere emmenoient et oy sa clameur, disant : « Adieu païs de Grece, ou je deusse estre honnouree, prisee et servie sur toutes les dames du monde, adieu cité de Constantinople ou je fus nourrie si doulcement que tous mes desirs y ay ens acomplis pour ung certain temps, et desplaisir de ce monde y ay enx [sic] partie non mie jusques a fin comme je le cuiday, adieu chier et loyal Olivier de Vienne, qui si longuement ay atendu que plus ne puis, adieu, car jamais ne vous verray dont plus m’est l’ennemy grief que la mort que j’atens a recepvoir, adieu Galien, filz de noble homme, adieu, comme19 j’ay de doleur a mon povre cuer pour la pensee que j’ay a vous, comme dure destinee m’est au jour d’ui presentee. Lasse, quelle departie et comme de couroux s’en poura enfuir ! Or m’en vois sans prendre congié de vous et de cellui pour qui j’espoir que tout ce mal m’en puet estre venu ! C’est vous, Olivier, mon amy, que Galien devoit en si brief temps amener, [249r] lasse, or20 je perdu le filz et le pere ! Sy ne say plus en quoy me reconforter synon en cellui qui de son corps a au jour d’ui exposé pour mon honneur soustenir et relever, du quel on m’a eslongnee et me veult l’en tant eslongnier que jamais mercier ne congnoistre ne le pouray ! Ne de lui ne d’autre savoir ne enquerir n’auray loisir qui cy en mon ayde et secours l’a envoyé ! »
30Ainsi que la damoiselle faisoit lamentations piteuses, la poursievoit Galien de loing, qui bien veoit que c’estoit elle, et moult brochoit fort le bon destrier Marchepin affin qu’il ne perdist la veue de ceulx qui la menoient et lesquelz mettoient toute paine a la mettre ou parfont d’un bois que ja avoient tant aprouchié que a paine les pouoit plus veoir. Galien, qui s’efforcha lors de chevauchier asprement, et fist tant par exploit que il vint ou bois, mais il ne sceust quelle part ilz estoient tournez ne par quel chemin il devoit aler pour le mieux, car ilz s’estoient desracés et ferus dedens le plus couvert par haies, par buissons, par arronces, aiglentiers et espines, qui tous les draps, robes et vestemens de la dame rompoient et dessiroient, voire ses mains, sa face et sa char blance et tendre esgratinoient, si que le sang lui filloit par pluiseurs lieux, par quoy elle estoit contrainte a soy plaindre, demener dueil et crier si haultement que bien l’ouÿ Galien reclamer le [249v] non de celle qui porta le filz de Dieu. Et quant il entendi la voix, il mercya Nostre Signeur lors et tira celle part ou mieulx en cuida nouvelles avoir, et tant chevaucha sans mot sonner qu’il veist les cincq ribaulx qui la dame cuidoient remonter ou palefroy, duquel elle s’estoit laissee cheoir par fine destresse de mal qu’elle souffroit.
31Galien s’escria lors a haulte voix, si que bien le peurent les gloutons ouïr. « La dame laisserez, fait il, faulx gloutons trahitres, car ja plus ne l’enmenrez avant ! » Et quant les cincq ribaux le perceurent venir, ilz le congneurent legierement et se preparerent pour le recepvoir et laissierent la dame toute desolee et deschevelee, laquelle, si tost qu’elle se senti delivre de leurs mains, se fery ou bois sans penser ne regarder quelle part et sans espargnier sa char ne avoir regart a montaigne ne a valee ne penser a beste nulle, privee ou sauvage, ne a quel heure ou comment elle en pouroit issir, ne oncques ne regarda le chevalier combatre, mais bien ouy le bruit qu’il fist a sa venue. Il avoit une espee ou poing, dont il entama le premier qu’il ataigni et le fendi jusques és espaulles. Et adont fut il assailli des autres quatre moult asprement, et tellement le menerent que son cheval lui affolerent et lui mesmes navrerent en pluiseurs lieux, car ilz estoient grans, fors et hardis a merveilles. Et fin de compte il fut victorien, et des quatres [sic] ne s’en [250r] eschappa que l’un, dont il fut tant dolant que merveilles. Et au fort s’en retourna quant avoir ne le peust et cuida la dame trouver, qui ja s’estoit eslongnee et perdue par la forest du moins en la garde de cellui qui toutes choses puet sauver.
32Dieux, comme est Galien le noble chevalier dolant quant il ne puet sa mere trouver ! Il escoute de foix a aultre et met toute s’entente a la cherchier et trouver le chemin par ou elle est alee, mais c’est neant, dont il maine dueil merveilleux et se complaint a par soy en disant : « Las, moy dolant chevalier maleureux, fait il, que m’est il au jour d’ui advenu, qui ay celle adiree ! Que dy je adiree, non mie adiree, certes, mais perdue21 et vilment habandonnee au dangier des bestes sauvages et des larrons, dont il a souvent és bois et forestz que je deusse maintenant conforter, veoir a mon aise et lui donner de moy connoissance, la baisier par grant amour, lui faire mon estat savoir et la remettre en son honneur, qui tant a esté villipendee et abaissiee22 qu’elle a esté comme jugiee a mourir devant tous les signeurs de Grece, dont nul n’a osé son fait et juste querelle soustenir pour doubte de ses freres, qui sa mort avoient conspiree et juree comme trahitres, telz qu’ilz sont, et comme il est notoirement aparu ! »
Comment Jaqueline la dame fut trouvee par ses deux freres, qui occire la vouloient et resqueuse par son filz Galien
33[250v] Vous avez ouy en l’istoire comment la dame s’en parti des cincq vassaulx, ausquelz elle estoit bailliee en garde, et par commandement avoient ordonné les deux freres l’amener ou plus destroit et couvert lieu de la forest, ce qu’ilz eussent fait, n’eust esté l’empescement qui par Galien leur survint. Et pour ce qu’ilz savoient l’intention des cincq gardes et que c’estoit le plus secret, plus couvert et parfont lieu de la forest, tirerent les deux freres celle part ou la dame s’estoit [qch. manque] par aventure, qui ainsy l’avoit conduitte et boutee, voire pour soy cuidier sauver et garentir de mort. Elle chemina tant fin de compte, cuidant trouver lieu seur pour estre de mort garandie, qu’elle arriva en ùng lieu qui estoit comme trouble et obscur par force de arbres haulz et fueillus, seans entre.iiii. ou.vi. chemins aboutissans et cheans tous sur une fontaine, ou quel lieu on pouoit toutes nouvelles ouïr et savoir de la forest et de ceulx qui y passoient et conversoient. Et quant la dame Jaqueline se trouva illec et qu’elle ouy le bruit du ruissel qui couroit roidement et le vent des fueilles, qui se demenoient et tempestoient pour cause du temps, qui contre la vespree estoit ausques impetueux, elle commencha ung peu a fremir et avoir comme paour et non sans cause, car le cuer apporte souventefois nouvelles de ce qu’il puet avenir. Elle s’aresta la au fort, beust de l’eaue et ne menga point, car elle n’avoit quoy, puis se mist a genoulx, pensant a sa vie, a Olivier son amy, pour qui tel mal et tant de fortunes lui estoient [251r] presentees, pensa enaprés a son filz Galien, qu’elle ne cuidoit jamais veoir, maudist Burgalain, qui envers ses freres l’avoit faulsement et a tort acusee de trahison. Et finablement pria pour le chevalier, qui ja par deux fois avoit son corps de mort garandi. Et en ceste pensee s’escria si haultement par maniere de souspir que bien l’oÿrent ses deux freres, qui venoient et aprouchoient la fontaine pour nouvelles ouïr des cincq ribaux qui la dame avoient eue en garde.
34Henry et Thiebert, les deux trahitres, desirans la mort de leur seur, cuidans certainement ouïr nouvelles d’elle et des cincq gardes, chevauchoient droit a la fontaine, la quelle estoit situee sur.v. ou.vi. chemins adrechans l’un a l’autre. Mais plus hastivement y ariverent quant ilz entendirent la voix de la dame, qui ressonnoit comme de lamantacion. Et quant ilz arriverent celle part et ilz la veirent, vous devez savoir qu’ilz la congnurent legierement. Ilz la saisirent lors et lui dirent : « Folle garce, or t’avons nous en nostre subgection ! Si te ferons mourir maulgré le garçon qui au jour d’ui s’est pour toy combatu ! » Et atant prist Thiebert la parolle et dist : « Il fault que tu recongnoisses, fait il, que cy t’a ainsy seulle amenee ! Et que sont devenus les cincq souldars, ausquelz je baillay la garde de ton corps ? — Helas, chiers freres, fait elle, pour Dieu mercy ou non de cellui qui tant est misericors qu’il laisse vivre les pecheurs et leur [251v] donne espace de temps jusques ad ce qu’ilz se soient mandez ! Laissiés moy vivre, s’il vous plaist, et aler la ou aventure me poura mener, par ainsi que je vous prometray que jamais en Constantinople ne me trouveray, ains serviray Dieu en ce bois comme femme comptente du monde et repentant des maulx que je puis y avoir fais. Et ad ce que plus soiés enclin[s] la priere ouïr et exaulcier de moy qui sui la vostre suer, vous racompteray ce que je say des demandes que premier m’avez faittes, c’est a dire qui cy me mena et que devindrent ceulx en quelle garde vous me meistes au partement du champ de bataille. »
35Il advint ains comme la dame vouloit le fait racompter des cincq compagnons que par aventure, qui les gens maine aucunnes fois a mauvais port, arriva illecq soudainement Alexis, qui estoit escappé lui seul des cincq a Galien, et quant il se trouva a la fontaine, vous devez savoir qu’il ne fut mie trop asseur jusques a ce en especial qu’il eust congnoissance de ses maistres, qui ja avoient la dame saisie et si bien liee que jamais ne feust eschappee sinon par divine grace ou secours qui lui feust venu comme par miraculeuse aventure. Il salua les deux trahitres, qui tost lui demanderent ou estoient ses.iiii. compagnons. Et il leur racompta adont du commenchement jusques en fin comment trop bien estoient eslongniez de la cité, comment ilz estoient ou bois et comment le [252r] chevalier les avoit poursievis jusques dedens et comment d’eux cincq n’en estoit que lui seul demouré. Sy n’en voulurent plus ouïr, ains prirent leur seur et par les cheveulx la firent pendre a ung arbre soubz icelle fontaine. Mais avant qu’ilz la peussent par loisir atachier, s’escria la dame a si hault son et de voix si piteuse que bien fut ouÿe de Galien son enfant, qui parmy les forest[z] n’avoit cessé de la querir et cerchier. Il chevaucha a cellui cry tant qu’il se trouva en l’un des chemins qui ne lui failly jusques ad ce que il se trouva sur la fontaine, ou il apperceut les trois gloutons, qui ja avoient la dame a une brance atachee et pendue par les tresses, mais ce n’avoient ilz mie fait si legierement que trop ne lui eussent fait de maulx endurer. Il s’adreça sur eulx lors en courant vers l’arbre, l’espee en son poing toute nue en fery ung coup si grant que la branche cheï. Si convint il faire le corps de la dame, qui tant estoit plain de destresse que merveilles. Et ce fait s’escria haultement : « A mort, felons trahiteurs, a mort, car ja ne m’eschaperez, s’il plaist a cellui qui grace m’a donnee de vous avoir trouvez en ce lieu ! » Il haucha l’espee lors pour cuidier sa mere vengier, mais les deux freres ne furent gaires esperdus, ains se mirent si vail-lanment a deffense que moult eust Galien a souffrir et plus eust ne feust une aventure qui lui advint, laquelle ne fait mie a oublier.
36[252v] Vray est que, quant Galien se fut de son logis parti par le consentement de son hoste, et les chevaliers et barons de France se furent combatus a ceux de Grece, contre lesquelz ilz eussent eu moult a besongnier ne eussent esté l’evesque de Naples et ses alies, qui ung bel secours leur amenerent, lors demandent Savary et Fourquon ou estoit leur cousin Galien. Sy n’y eust la cellui qui rien en sceust dire synon l’oste, le quel leur respondi ou il estoit alé et leur enseigna la voie. Ilz se mirent a chemin adoncq et jurerent Dieu que jamais de bon somme ne dormiroient jusques a ce qu’ilz l’eussent trouvé. Et tant exploiterent qu’ilz arriverent, comme se bonne fortune les eust conduis et guidez, ou chemin par ou la dame s’en aloit pour soy mettre a sauveté, tandis que les trois chevaliers se combatoient. Et dit l’istoire que si tost comme elle se peust veoir descombree, elle n’atendi pas ne heure ne demie ne elle ne s’amusa aucunnement a veoir les chevaliers mais se mist en fuitte le plus tost et premier chemin qu’elle trouva. Et la fut rencontree de Savary et Fourquon, qui mie ne la recongneurent, et non de merveilles, car sa face estoit descoulouree, pale, blesme et dessiree de ronces et d’espines et ses vestemens tous pendans par paleteaulx par les haliers, qui ainsy l’avoient malmise et desciree. Savary l’aresta premier et lui demanda [253r] qui elle estoit et dont elle venoit. « Par foy, beaux signeurs, fait elle, qui je sui, le pouez vous assez clerement veoir, et de moy pouez vous dire que c’est une povre dame, lasse, esgaree et dolante. Mais se l’achoison de mon grief mal voulez savoir, il est vray que j’ay deux freres, desquelz ne say pourquoy je sui haÿe et ay esté tant ennuiee qu’ilz ont jugement sur moy assis et maintenu que je vouloie leur pere et le mien empoisonner. Pour quoy il m’a convenu deffendre. Or ay je ung champion en qui son corps a en bataille exposé pour moy, et a le trahitre subjugié, desconfit et maté. Ce non obstant j’ay esté prise depuis et par trahitours emmenee et conduitte pour faire mourir jusques en ceste forest, ou le chevalier mesmes m’a suivie et resqueussee23 des mains de ceux qui me emmenoient. Et pour ce que le chevalier estoit seul contre cincq, me meis je dedens le plus fort de la forest et me rendi par grace Dieu soubz une fontaine cy dessoubz seant. Mais mie n’y feus seurement, car en peu d’eure y survindrent mes deux freres, lesquelz m’eussent fait vilainnement mourir quant avanture amena a ung cry, qui de24 ma bouche yssy, le chevalier propre qui ja m’avoit par deux foix de mort sauvee et garantie. Et quant je veis cellui chevalier assaillir mes deux freres, lors me embaty je ou bois pour mon corps mettre a sauveté, car bien me faisoit mon cuer savoir que mourir m’eussent [253v] fait se le chevalier eussent mis a fin. »
37Moult furent dolans les deux freres de ainsy ouïr la dame parler et plaindre Galien, qui de bataille estoit entrepris. Fourquon lui demanda : « Et ou laissastes vous le chevalier, dame, fait il, qui pour votre querelle est ainsi entrepris ? — En non Dieu, seigneurs, fait elle, cy bas le pourez vous trouver en grant dangier de mort se briefment n’est par vous ou par autres secouru, car il est de soy lassé, vuide de sang, chargié de sueur et travaillié de paine qu’il a eue au jour d’uy en triple maniere. » Les chevaliers laisserent la dame lors et devalerent le chemin par ou la dame estoit venue, mais gueres25 ne furent eslongniés que ilz oÿrent le son des espees qui sur le harnois tentissoit, et ja avoient Galien le chevalier deschevauchié et mis a pié, le quel estoit aculé contre ung hault arbre, l’espee ou poing, dont il se combatit a ses oncles. Mais sans la grace de Dieu en feust a paine sain ou sauf eschappé26 pour cause qu’il estoit lassé et traveillié et que ses oncles estoient auques frais et repossez.
38Tant chevaucherent les deux freres27 Fourques et Savary de Puille et si bien tindrent le chemin que la dame leur avoit enseigné qu’ilz se trouverent ou lieu ou estoit Galien comme maté et recreans. Il estoit, comme dit est, aculé contre ung arbre, l’espee ou poing, pour soy deffendre contre les deux felons trahitres, qui sy asprement l’assailloient [254r] qu’il ne savoit au quel entendre, et tout ainsi que font mastins ung porc ou autre beste sauvage le faisoient la eschauffer et escumer de fin aïr. Et ja lui eust convenu perdre la vie ou soy mettre en leur mercy, qui eust esté inremissible, quant illecq vint poingnant Savary, lance ou poing baissee et couchee, dont il assena Henry si trés lourdement que contre terre le porta mais mie ne le navra ou corps en maniere qu’il ne se relevast legierement. Et quant Galien vist ses deux cousins venir a son ayde, lors reprist il vertu en lui et haulcha l’espee et s’aproucha de Thiebert, au quel il donna ung si pesant coup sur son heaulme que tout le porta estendu enmy le champ. Et de cellui coup eust illec esté occis par Fourques, qui par le heaulme le saisi et le vouloit mettre a mort, quant Galien lui escria : « Ne l’occisiés, beau cousins, fait il, ains me soit tout vif rendu ! Sy feray de lui justice devant tout le monde telle qu’il appertient faire d’un trahitour ! » Adont fut Thiebert pris et saisy, et Henry son frere assailli si asprement qu’en peu de temps fut conquesté et mis en subgection comme le sien frere. Et lors furent liez et estroitement emmenez chascun la hart en son col en signe d’estre pendus et traÿnez.
39Dieux, comme furent joieux les trois princes d’avoir en si peu de temps si bien besongnié comme avoir acomply et parachevé ce qu’ilz avoient entrepris ! Ilz se mirent legierement a chemin lors, car moult desiraient arriver en lieu ou ilz peussent [254v] Galien appareillier, qui tout estoit affolé et plaing de sang. Sy avint ainsy qu’ilz chevauchoient par la forest le chemin par ou ilz estoient venus — non mie qu’ilz seussent ou il aloient certainement, mais ainsy que aventure laisse les gens aler, car il ne desiraient si non yssir des bois —, virent en leur chemin ou a costé d’icellui la dame qui tant avoit eu de paine qu’elle s’estoit comme lassee et recreantee28, ombroiee d’un grant gros et espés arbre, qui d’un costé lui rompoit le vent. Et la avoit en elle determiné de soy reposer pour la nuit, car le jour aloit fort a declin. Sy fut Galien tant joieux en son courage qu’il loua haultement les dignes vertus de Nostre Signeur, puis s’adrecha celle part et lui dist : « Dame, moult m’a huy convenu endurer de meschief pour vostre amour, mais puis que trouvee vous ay, je sui ausques de tous mes maulx reconforté, car je disoie en moy mesmes que toutes mes paines n’estoient que choses perdues se trouvee ne vous eusse. Or vous en venez, douce dame, sy serez en vostre honneur a bon droit remise et les trahitours, qui ce mal vous ont pourchacié seront en prison et pugnis selon l’offense qu’ilz ont a grant tort faitte et pourpensee. — Grace a Dieu et vostre bonne mercy, franc, doulx, courtois et naturel chevalier, fait elle, voirement m’avez vous si hault service fait que trop ne m’en pouroie louer ne bien ou assez ne vous saveroie recompenser des grans biens et courtoisies que m’avez faittes. Et a veritablement parler, sans mensongne dire, je ne tien ma vie que de grace divine et de vous, qui par trois fois avez mon corps [255r] aydié et secouru de mort, la quelle, comme je puis prendre sur mon ame a jour du trespas qu’elle fera de ce monde, je ne desservi oncques ne je ne commis ou pourpensay le cas pour le quel vous avez vostre corps vaillanment pour le mien exposé en bataille. Or vous en a Cellui qui tout scet si bien aidié que vous et moy en sommes quittes et espurgiés, et plus ne nous puet l’en nuire qui a tort ne le vouldra afaire. »
40Galien, oyant sa mere, qui ainsy certainement s’escusoit devant ses freres, les quelz ne respondoient ung tout seul mot, ains estoient en subgection et comme gens atendans leur jugement, charga la dame devant lui sur le col de son destrier. Et tirerent leur chemin pour issir hors de la forest, en la quelle ilz estoient parfondement entrez, et vindrent en une grant lande, dont ilz virent et pouoient veoir clerement Constantinople, s’il ne feust si basse heure. Et en regardant devant et entour eulx apperceurent leurs amis charnelz et leurs hommes aprés, querant le traché et chemin pour ou mieulx les eussent sceu trouver, et mesmement estoient sur les champs a cheval et en armes l’evesque de Naples et les plus haulz princhiers, barons et chevaliers du païs, qui tous s’estoient mis en la queste de la dame et qui piteusement regretoient le chevalier qui s’estoit pour elle combatu. Ilz s’entrecongnurent au fort et joieusement se festoierent, et en leurs avantures racomptant entrerent en la cité. Et Dieux scet quelle chiere on fist a la dame et a son chevalier a leur bien[255v]venue et entree. Vous devez savoir au contraire quelle douleur et quelle desplaisance avoyent les trahitours et en quel soussy et paour mortelle estoient leurs complices et aliés de la trahison et mauvaistié qu’ilz avoient pourpensee et soustenue contre la dame Jaqueline en voulant son honneur aneantir et sa vie mener jusques a honteuse mort. Ilz furent mis en forte prison pour celle nuit, et les barons alerent souper et reposer quant il fut saison, temps et heure.
41Lendemain par matin fut la court tenue et assamblee faitte par les princes qui le jugement vouloient bien veoir des deux filz Huguon, lesquelz par l’oppinion et conseil de leurs oncles avoient celle trahison brassee. Ilz furent amenez ou palais et tenus ou lieu ou quel la dame avoit autreffois son jugement atendu, et presente la dame, qui en estoit piteuse par bonne et vraye nature, qui ad ce l’amonnestoit presens Galien, Regnier, Hernault de Beaulande, Milon et Fourques et Savary de Puille, le noble evesque de Naples, le signeurs de Duras, cellui de Moree, le conte d’Esture, le conte d’Anthiennes et d’autres sans nombre furent examinez les deux trahiteurs et tant pourmenez par parolles que voluntairement, sans constrainte, de ge-haine recongnurent la trahison et requirent pardon a la dame, qui de leur mort ne voulut estre consentente, ains leur pardonna et du surplus se raportast aux princes du païs, lesquelz [256r] firent leur jugement. Et finablement furent traînez et penduz. Se ilz eurent grant repentance ne quelle, ne dy rien l’istoire, mais bien ramentoit a ce propos le notable proverbe d’un sage, qui dit en deux vers :
Les biens d’autmi acquerir mal a point
Font ame et corps souvent mettre en dur point.
Comment Galien se fist recongnoistre a sa mere et aux princes de Grece et de Constantinople
42Comme ouy avez, moururent les enfans Huguon par la mauvaistié qu’ilz confesserent. Et demoura le païs sans seigneur, qui bonnement ne pouoit estre gouverné ne maintenu qui n’en esliroit ung. Et pour ce et pour ouïr aussi la voulenté des princes et chevaliers illec assistens parla Galien, disant : « Vous savez, beaux seigneurs, comment et pour quoy Thiebert et Henry enfans du roy Huguon ont la seignourie de ce royaulme perdue et que sans signeur ne puet mie bonnement ne longuement demourer la terre sans estre pourveue et admenistree d’un prince souffisant et sage, lequel soit a la value d’icellui gouverner et maintenir honnourablement et au prouffit du commun peuple. Or est ainsy que ceste dame, a la quelle doit legitivement competer et appertenir l’onneur et signourie, est a pourveoir de mary. Sy conseille c’on lui en quiere ung tel, comme bien le saurez choisir et comme il lui vendra a plaisir, affin qu’elle puisse regner avec vous et le commun peuple et aussy que chascun de vous puisse estre d’elle et de cellui au quel elle sera donnee [256v] contempt. » Et quant la dame entendi Galien, qui de marier lui parla, elle respondi en larmoyant piteusement : « De moy marier ne vous travailliés plus, sire chevalier, fait elle, car vostre paine auriés en cestui cas perdue. Sy vous remercie non pour tant de ce qu’il en plaist a dire et croy certainement que c’est pour mon grant bien et pour cellui de tous les princes et gens du païs, mais tant y a que j’ay promis et jamais ne m’en quier desdire que ja a chevalier, roy, prince ne autre homme vivant ne seray assignee par mariage sinon au conte Olivier de Gennes, au quel je feis promesse et lui a moy samblablement. Sy ne me soit Dieux aydant quant de ma part seray a nul autre acordee. Et se vous me disiez qu’il [manque] trop longuement, je vous respondroie que je ne say quelle part il est, qu’il puet avoir a besongnier ne pourquoy il est si longuement sans venir par deça, com[m]e j’espoir et atens que si sera il brief, se Dieux plaist, car j’ay ung filz de lui nommé Galien, lequel est ja longtemps alez par devers lui et m’a permis de l’amener par deça. Et adoncques pourrons nous seulement parler du mariage de lui et de moy. »
43Sainte Marie, comme Galien eust grant douleur au cuer d’ainsy ouïr parler sa mere ! Les larmes lui partirent du cuer lors et, en la regardant, getta ung souspir et dist : « Pour neant en parlez, dame, fait il, car toutes nouvelles vous en ay aportees, et tant vueil je bien que chascun oÿe et sache : je sui Galien, que Olivier engendra en vostre corps ou temps qui [257r] passa. Vous me portastes et nourristes, tant que je fus aagié pour aprendre tous geux, et bien me souvient que je jouay ung jour aux eschecs a ung mien oncle, au quel je donnay ung mat, par quel despit il me blasma et me nomma bastart, dont je fus dolant, car veritablement je n’avoie oncques mon pere congneu ne veu adoncq. Et pour ceste cause me party je de vous et du roy Huguon et vous convenançay voirement que jamais ne arestroie tant que j’eusse Olivier le noble combatant trouvé et que je le vous amaineroie. Mais je ne congnoissoie mie encores fortune ne pas la congnois encores, en maniere que je y aie parfaitte fiance, car en elle n’a aucunne seurté. Et qu’il soit vray : elle n’a voulu consentir que je l’aie jusques cy amené29 ; sy l’avoie je trouvé par aventure qui si tart me conduisy vers lui que ja avoit la veue comme troublee et perdue par fine force de horions qu’il avoit donnez et receux en la journee qui bien doit estre mise a memoire et qui jamais ne sera oubliee. Et qui demanderoit ou ce fut et quelz il y mourut et comment, je diroie qui ce fut30 en Espagne en ung val grant et plain, tout avironné de bois et de montaignes nommé Raincevault. La est le noble conte mort avecq son compagnon Roland, les.xii. pers de France et la plus grant part de la chevalerie Charlemaine. Et pour ce, mere, n’ayés plus a lui pensee, car je vous jure qu’entre mes deux bras l’ay [257v] vif et puis mort tenu. Sy en ait Dieux l’ame ! » Et a ses paroles sont le filz et la mere ceux d’angoisse, et les convint relever et rafreschir, qui estoit piteuse chose a veoir.
44Au palais de Constantinople fut la criee grande et la pitié exaulcee, si que chascun larmoyoit et faisoit mate chiere. Et a chief de piece se rapaiserent, car ung dueil seroit infini s’il durait tous jours, et traitterent ensamble de pluiseurs choses, entre lesquelles la dame requist estre rendue nonne en une abbeÿe et que son filz Galien voulsist recepvoir la couronne, a quoy tous les nobles barons se consentirent voulentiers. Et pour l’istoire abregier, il fut couronné et la dame ordonnee estre en abbaye, disant que pour l’amour de Olivier son amy premier jamais ne vouldroit autre compagnie d’omme avoir.
Comment Galien s’en retourna a Montsusain secourir sa femme Guynande, que les Sarasins assegierent, tandis qu’il estoit en Grece
45Dieux, comme grant chiere firent les Gregois au couronnement de leur seigneur Galien ! Le disner avoit esté si notablement apointié comme pouroit mieulx souhaidier, et estoit toute la court raemplie de joie en plain disner. Et a l’eure mesmes que ung messagier vint illec de par la dame Guinande, et s’aucun demandoit qui estoit cellui mesagier, respond l’istoire que c’estoit Maulprin, le vaillant chestien, qui jadis avoit esté bon Sarasin, le quel pour sa grant loyaulté estoit en grace de Guinande, tant qu’en autre ne se vouloit fier. Elle l’avoit [258r] envoyé devers Galien lui faire de ses nouvelles savoir. Galien le recongnust legierement, et si tost comme devant lui le veist mettre a genoulz, sy lui demanda dont il venoit. « De Montsusain, Sire », ce lui respondi Maulprin. — Et quelles nouvelles m’en aportez ta, Maulprin ? Beau sire, fait il, que fait Guinande la royne, que g’y laissay n’a mie longtemps ? — A vous se commande, Sire, fait il, plus que oncques mais, et grant mestier a de vostre ayde, se le voir vous en ose racompter ». Galien s’effroya ung peu lors et lui demanda comment. « Mon Dieu, Sire, fait il, elle est enclose de Sarasins tellement qu’il n’est homme qui de Montsusain sache ou ose partir. Et si sont bien.xv. rois et admiraulx assamblez a si grant nombre de payens que tout le païs ont ausques destruit et gasté, et croy que jamais secours ne pourez donner a l’heure a la ville, et le chastel mesmes [est] en dangier, car tous vivres y failloient quant je me party de leans. — Or me dy dont, fait lors Galien, qui sont ceulx qui telle armee ont illec assamblee et la cause pour quoy, se tu en as aucunement ouy parler ? — Ouy, Sire, fait Maulprin, voirement est il grant bruit des nons de ceulx qui la sont : les roys Faussaron et Rubion sont les premiers venus, le roy Salibrant de Sebille, le roy de Marogres, le roy d’Arragon, Corbon de Portugal, les rois de Chippre et de Coïmbres, Macabee et Tursier de Lucebonne et autres, qui [258v] tous ont juré qu’ilz destruiront Guinande la dame, pour tant qu’elle se converti a la foy chrestienne. Si ne laissiés pour quelque autre chose que a cestui besoing ne soit secourue, ou autrement elle, vos hommes et vostre pays sont en voye de perdicion. » Sy fut lors la court troublee en pluiseurs lieux et Galien ung peu esbahy pour ce que si nouvel estoit en cellui païs comme esleu et constitué de la journee.
46Moult fut dolant Galien des nouvelles qui lui estoient sourvenues, et bien s’en apperceurent ses oncles et parens, les quelz lui respondirent qu’il ne se souffrast et que assez auroit gens pour les payens lever par bonne subtilité. Adoncq parla l’evesque de Naples et lui dist : « Ne vous doubtez, beaux nieps, fait il, car a secours ne ferez vous ja faulte ; ne pensez sinon de adviser la maniere comment vous pourrez Sarasins trouver a vostre avantage. Et nous vous ferons tant de gens delivrer que vengier pourez tout le desplaisir que fait vous auront les payens. » Sy s’acorderent tous les princes et haulz barons de Grece, de Naples et des pays a eux subgés d’aler en personne en sa compagnie contre les Sarasins et de le conforter et aidier comme leur naturel et legitisme seigneur, dont Galien n’oublia mie a les remercier. Il fist appareiller vaisseaulx et navire[s] lors et les commanda chargier, garnir et avitaillier de tout ce dont il pouoient avoir necessité, et oultre plus fist certains vais[259r]seaulx garnir de vivres pour bouter a besoing dedens Montsusain, a ce que la dame et ses hommes ne perissent par famine. Et fin de compte se assamblerent ceulx de la terre et qui promis lui avoient ayde, et a ung jour se trouverent bien cent mil qui tous se chargierent en mer. Et si fist Galien pour le plus grant exploit, mais a sa mere laisa sa terre a garder avecq chevaliers et gens de grant preudommie plains. Sy ne fait l’istoire nulle mencion des plains, des pleurs et du dueil que la mere demena a son partement, car il lui souvint de son amy Olivier, qui par sa promesse avoit enconvenencié de l’espouser. Et au fort se charga en mer, et pour la matiere abregier tant singlerent au vent qui leur fut bon qu’ilz aprochierent la contree d’Espaigne et virent Montsusain, qui tant hault estoit assis que bien les eussent ceulx du chastel peu veoir se a leur venue eussent pensé. Mais assez avoient autre part a besongnier, car ce meismes jour avoient les payens assailly Montsusain et tellement menez ceulx de la ville que par une force et par puissance les avoient conquis, pris, liez, occis et emmenez ceulx du mains qui retraire ne se peurent ou chastel.
47Dieux, comme fut grant la douleur que Guinande la dame eust au cuer d’ainsy veoir la ville perdue a perdicion et son peuple que les [259v] Sarasins emmenoient, tant hommes comme femmes par troupeaulx, liez chascune l’un a l’autre pour doubte de les perdre31. Mais qui moult lui desplaisoit et qui de pitié la faisoit larmoyer, elle les veoit inhumainement batre, bouter et demener enmy les champs hors de la ville en les cuidant conduire et garder, conduire et guider a Cordres et ailleurs, ou ilz servoient et adouroient les ydoles pour illecq les faire martirier ou renier le non du benoit Jhesucrist. « Helas, Maulprin, douz amis, fasoit elle par maniere de lamentacion, comme j’ay grant paour que des payens n’aiés esté par aventure rencontré, lesquelz vous ayent emprisonné ou fait mourir pour le secours empeschier de Galien, vers le quel alastes ja a long temps. Certainement je fay grant doubte que ce ne soit le secours Charlemaine, qu’il donna en Espaigne, n’a pas [qch. manque] grantment a Rolant, a Olivier et a la chevalerie chrestiene. Je le dy pour tant que ja avons huy nostre ville perdue et demain nous peuent nos ennemis ceans assaillir et par force prendre, se Dieux n’a de nous pitié, car ceans n’avons vitaille comme nulle et sont mes hommes comme mors de famine et si foibles que en eulz n’a comme nulle deffence. Helas, Galien, beaulx amis, or seray de ceans eslevee, dont je souloie estre royne clamee, prisee, sivie [260r] et honnouree, et menee en terre sarasine comme chetive, dolante et maleuree ! Et ou despit de vous et de la loy, que j’ay pour vostre amour tenue, violee, et se Dieu n’en pense honteusement garçonnee ou gardee vive en langueur jusques a l’eure que du fruit que vous avez en mon corps semé seray delivree, lequel je met et recommande toutesvoies en la garde de cellui qui par son plaisir et sa grace le face aux32 sains fons de batesme venir ! »
48Ainsy se doulousoit piteusement la noble chrestienne, la quelle pensoit aux choses qui par fortune peuent souventeffois advenir et regrettoit son signeur qu’elle ne cuidoit jamais en sancté veoir. Puis souspiroit du cuer parfont et disoit : « Adieu, mon amy Galien, noble de cuer, gent de corps, gracieux et courtois chevalier, adieu, car jamais ne me verrez, car je n’atens que l’eure que l’amour, qui tant estoit bonne, vraie et bien affermee entre vous et moy, ne soit au jour d’ui du tout mise au nient ! Que di ge au neant ! Au neant, voirement, puis je bien dire, mais non mie du tout ! Certes non du tout ! Ce ne sera que de ma partie seulement qui sans remission seray mise a fin, se par assault est ce mien chastel conquis, car plus me hé tel Sarasins que chrestienne nulle du monde a33. [260v] Doulz et loyal amy, or estes vous en lieu ou par aventure n’avez eu de moy nouvelles. Nesunes ne n’aurez, sy seray ainçois livree a mort ! Ne de moy ne sera plus rien et touteffois y aurez vous vostre cuer, du quel vous salurez souvent en pensant a moy et au fruit dont vous me laissastes ensainte. Sy penserez a neant et me aymerez, qui seray adoncques neant ! Ainsy fauldra l’amour de par moy non mie de par vous. » Et en ces mos disant s’est pasmee a terre Guinande, la noble dame.
49Cellui jour se passa au fort, car les payens estoient lassez, navrez et affolez les aucuns de l’assault qu’ilz avoient donné a la ville. Et bien estoient informez que de vivres n’avoyent que ung peu ceulx du chastel et que petitte deffense y trouveroient. Sy avoient conclud que l’endemain matin l’assauldroient, ad ce qu’ilz ne perdissent la dame par quelque mesaventure et pour ce qu’ilz n’estoient mie du tout en seurté de conquester en sy peu de temps le chastel, qui trop fort estoit. Et ad ce aussy que vivres n’apetissassent en leur ost, qui grant estoit mervilleusement, avoient les rois payens envoyé grant nombre de chrestiens, nobles hommes, gens d’egbse, bourgois et autres citoiens a Cordres ou ailleurs és lieux plus prochains a eulx obeïssans. Et pour les conduire plus seurement, leur avoient baillié dix mil Sarasins, qui les chassoient a pié devant eulx, batant comme bestes que marchans mainent a quelque foire. Or estoient, comme dit est, paravant Galien et ses amis arrivez a ung port de mer qui mie n’estoit [261r] a plus de cincq lieues de Monsusain, dont bien feussent plus plus prés aprochiés s’il eussent voulu, ce que non pour doubte des payens qu’ilz ne feussent perceux en aucunne maniere, car ilz ne le vouloient mie. Et si estoit Maulprin pour les adrecier, qui veritablement savoit tout le pays et congnoissoit les façons des payens et avoyt veu leurs logis et leurs contenances et manieres avisees. Il conseilla dessendre illecq les chevaulx, harnois et autres habillemens guerroiables et mettre certaine quantité de gens pour verdoyer et aviser le pays, ad ce que l’endemain au point du jour ilz peussent ferir sur l’ost des payens pour les prendre en desroy et faire d’eulx tant que le siege peust estre levé. Sy en y eust qui furent commis jusques au nombre de.iiii. mil, les quelz mena Maulprin, en qui plus se fioit Galien que en nul aultre, et bien congnoissoit le pays, par quoy on si devoit mieulx fier.
50En la compagnie de Maulprin estoient Savary et Fourques avecq le sire de Duras et le viconte de Naples, lequel estoit envoyé ou lieu de l’evesque oncle Galien. Ilz se mirent a chemin pour le pays veoir que point ne congnoissoient. Et comme ilz furent ainsy comme a my voye de leur vaisseaulx et de Montsusain, comme au piet du mont dont on eust peu clerement veoir le siege de Montsusain, lors parla [ ?, sic] Maulprin, piqua le cheval jusques amont, sy vist en regardant vers Montsusain la grant flote de ceulx que les Sarasins [261v] avoient pris a l’assault de la ville et les payens qui batant les emmenoient comme cetis34 et traversoient pays en costïant celle montaigne. Et quant Maulprin vist ce, il descendi si secretement que de nul ne peust estre choisy ne veu et vint hastivement a ses compagnons racompter la nouvelle. « Or tost, fait il, beaulx signeurs, or tost qui vouldra honneur acquerir ! Chascun se maintiengne le plus vaillanment qu’il poura, affin que Sarasins qui par dela ce mont passent a grant armee soient au jour d’ui de nous si bien assaillys que ce soit a leur pute estrine. » Et quant Maulprin le chevalier eust racomptee sa raison, lors se mirent chrestiens en arroy et se tint chascun asseuré de avoir bataille, mais a qui ou ne comment ne savoient se Maulprin ne les conduisoit. Savary et Fourques de Puille, qui bons chevaliers estoient, se firent guider par Maulprin, avecq eulx mil bons vassaulx, lesquelz s’en alerent autour par ung des costez du mont comme a l’endevant pour rencontrer les payens en face. Et le conte de Duras, le viconte de Naples, le signeur de la Moree et le surplus de leur armee retournerent par l’autre costé autour du mont pour estre au dos des payens, et pour les plus esbahir se ilz estoient de deux pars assaillis.
51Chascun exploita le plus hastivement qu’il peust, et finablement se apareurent Fourques, Maulprin et Savary. Quant ilz eurent le mont [262r] tournoyé et les gonfanons, panons et banieres de soie levees au vent, coururent sus aux premiers, qui les povres chetif[s] chrestiens enmenoient en ung tropel, batant, liez et acouplez comme chiens c’on maine a la chasse ou autre deduit, et crioient a haulx cris piteusement : « Doulz Jhesucrist, ayés mercy de nous ! », pour quoy les payens leur faisoient tant plus de mal qu’ilz prenoient en pacience les ungs en especial, plus que les autres qui dés lors eussent voulu mourir. Et quant les payens virent ceulx qui ainsi se ferirent en eulx asprement et qui sans deffier ne barguignier les menasserent de coups ourbes et mortelz, et les tumberent par terre les ungs navrez, les autres mors et affolez, et ilz aviserent les enseignes chrestiennes que tost congnurent aux grans croix qu’ilz portoient, lors se mirent en fuite les aucuns et des autres a deffense, atendans le conduit qui aprés eulx venoit. Et quant les chrestiens prisonniers, qui avoient comme les cuers faillis pour la durté que les payens leur faisoient, pensans singulierement a la mort qu’ilz cuidoient recepvoir, sans aucun remede ou secours, virent les chrestiens, qui ainsi esparpilloient les Sarasins, en leur donnant secours et crians « Montjoie ! » a haulte voix, lors se donnerent eulx bons courages, et jasoit ce que de famine eussent esté en grant langueur, s’y mirent ilz paine a eulx sauver, deslier et aydier au besoing, dont mestier avoient moult, [262v] et s’armerent qui mieulx mieulx des armeures des payens, qui a terre furent abatus. Et ceulx mesmes qui n’eurent de quoy eulx armer prirent bastons, haches, espees, pieres et tout ce dont ilz se pouoient deffendre et tellement et si vaillanment si prouverent que en tous n’en y avoit nulz plus hardis.
52Moult fut grant la meslee entre les Sarasins et chrestiens, et sur tous si prouverent vaillanment ceulx qui avoient esté enmenez de Montsusain, et de grant courage se maintindrent quant ilz congnurent Maulprin le chevalier, qui ja pieça s’estoit parti pour aler devers Galien a secours. Les payens furent illecq mors et desconfis, et convint le surplus fuir a retrait et garant devers leurs gens, qui chevauchoient aprés en aroy. Mais tost en furent hors mis quant Galiens, ses oncles et le surplus de quatre mil chrestiens se ferirent en eulx par derriere. Ilz furent comme enclos adoncq et ne seurent mettre en eulx deffense nesune quant devant et derriere se trouverent assaillis et leurs hommes occis et malmenez. L’occision fut mortelle lors, et dist l’istoire que sy peu en eschapa comme neant par le moyen des chevaliers de Montsusain, qui lors vendirent leur char si chierement qu’il ne sambloit mie que nul d’eulx eust oncques eu famine ne neccessité aucunne. Sy en y eust de pris, lesquelz confesserent a Galien que cellui jour devoit le chastel estre assailly et la dame [263r] prise, emmenee et arse par apointement fait entre les rois payens, qui le siege tenoient devant le chastel de Montsusain.
53Dieux, comme dolant fut Galien, quant il seut la prise de la ville, ou il avoit Guinande laissiee ! Il la regreta moult piteusement. Sy fist il la perte que ses hommes avoient faittes, et moult menacha les rois payens qui ainsy lui vouloient son pays et sa dame tolir. Et pour plus tost avoir vengement d’eulx, ad ce aussy qu’ilz n’eussent le chastel par vif assault, envoya hastivement querir et avancier son ost et jura qu’il combatroit les payens en quelque estat que trouver les pouroit. Et finablement se assamblerent les grans osts et se mirent a chemin droit vers Montsusain, ou ja estoient retournez a garant ceulx qui de l’estour s’estoient peu par aventure eschapper en vie. Et quant ilz furent en l’ost des payens retournez et on les vist ainsy laidement habilliés et navrez, lors leur demanderent qui ce leur avoit fait. « Par nos dieux, ce respondi ly ungs, se ont esté chrestiens que en aguet avons en nostre chemin trouvez. — Et ou sont les prisonniers que vous aviés en garde ? », fait lors le roy Ysorez de Conninbres. « Sy m’aïst Mahon, Sire, ce respondi ung autre, vos prisonniers ne devez vous plus demander, car tous nous ont esté ostez par vive force, et pis nous fait que nul des autres quant il se sont trouvez desliez ne des mil que nous estions pour les conduire. N’en est [263v] demouré que ce que cy en pouez veoir que le surplus ne soit demouré en la plaine mort ou a si grant meschief que jamais du champ n’en releveront. »
54Le roy Corbon de Portugal, oyant si dolantes nouvelles, s’avança lors et demanda qui estoient les chiefz des chrestiens et quel nombre ilz pouoient bien estre. « Par ma loy, Sire, ce lui respondi ung autre, au cry qu’ilz ont fait, samble que Galien y soit en personne et tant de chrestiens avecq lui que je croy qu’en vostre ost n’en a mie a demi pour resister a la puissance qu’ilz ont amenee, car on y crioit « Gennes ! », « Beaulande ! », « Puille ! », « Montglenne ! », « Montsusain ! », dont je vis la grant baniere armoyee et painte freschement, et sy entendi crier « Naples ! » et « Constantinoples ! ». Sy ne vous say racompter tous ce que j’ay veu et ouy sur les champs, » et en disant ces parolles, regardoit tousjours et souvent derriere lui comme homme doubteux ou qui du tout ne feust mie bien asseuré, dont le roy de Malorgies fut tant desplaisant qu’il vouloit cellui Sarasin occire, n’eussent esté le roy de Sebille et autres qui l’en destournerent, et neantmoins lui getta d’un coup de son pié si que a poy que le cuer ne creva ou ventre. « Oultre garçon, fait il, mal ait qui en guerre vous amena ! Il pert a vos parolles que tout le monde viengne sur nous ! Je croy que le vent vous ait ainsy espouentez en chemin ! » Les.xv. roys s’asamblerent adont pour avoir conseil [264r] et deliberacion ensamble d’eulx en aler de la place assaillir ou d’eulx mettre en bataille et atendre leur avanture contre les chrestiens. Et parla le roy Salibrins, disant en audience : « Or soit ma vois ouÿe, beaulx signeurs, fait il, et soubz le conseil d’un chascun de vous diray mon oppinion et qu’il est a mon advis bon a faire. Vous avez cestui Sarrasin ouy parler et racompter comment les chrestiens ont rencontrez les prisonniers chrestiens, qui furent pris en Montsusain et ont iceulx prisonniers esté resqueux et delivrez par force voire, et les.x.ii payens, qui les conduisoient par vostre commandement, ont esté, comme il dit, occis, navrez et tellement malement menez qu’il n’en est ainsi qu’il le nous certiffie demouré a sauveté point plus de deux cens, qui est perte et dommage grant a nous. Et se cestui payen en a esté et est encores effroiés, nul n’en doit estre esmerveilliés, car il est issu d’un perilleux dangier. Il nous racompte enaprés que ilz sont sy puissans de gens que a eulx ne pourrions nous avoir duree. Et estes, ce me samble, icy assamblez pour pourveoir et adviser a nostre fait, qui est doubteux en partie et non mie en tout. Il est doubteux s’ainsy est qu’ilz soient plus puissans que nous, car ilz ont l’avantage en tant que nostre est le tort de les venir et estre venus en leur païs envahir et assaillir. Mais je ne conseille mie que nous soyons sy esbahis ou effroyés de nous mesmes que nous tous croions tout ce c’on nous dit. Sy conseille pour toutes seurtez d’envoier par [264v] gens a ce congnoissans extinuer l’ost des chrestiens et aviser leur fait et maintien, affin de les combatre vaillanment aux champs. Et ce pendant seront nos gens en armes appareilliés de cest chastel assaillir vigoureusement, se lequel nous poons par force avoir. Nous ne doubtons tous le[s] chrestiens du monde, et malgré leur puissance arons nous hommes logiés en la ville et en ce chastel, ou nous serons advitailliés et secourus en despit d’eulx a toute[s] heures. »
55Et quant Salebrins le roy eust parlé, lors se leva Macabre le vieulx, lequel estoit roy fort puissant, sage et de bon conseil, et dit en soustenant l’oppinion premiere : « Moult a grant sens au roy Salebrin35, beaulx seigneurs, fait il, et qui a verité se vouldra acorder, son oppinion sera creüe. Et comment qu’il soit, que au point du jour soient nos hommes armez pour le chastel assaillir et les preparacions faittes pour les fossez emplir, les murs rompre par le bas a bons siseaulx et tranchans et ne soient pas escelles espargnies pour monter amont le mur ne targes et pavais pour soy couvrir. Sy ne fay autre doubte que le chastel ne soit mis en subgection, actendu que dedens ne sont pas de vivres bien garnis pour eulx soustenir et nourir. Et en ceste nuit soient nos gens choisis et envoiez pour la couvine des chrestiens espier et l’ost savoir, ad ce que subtillement ne nous puissent porter nuisance. »
56Au conseil des deux rois se sont les autres concordez, et tant ont fait par leurs [265r] moyens et diligences que de leurs hommes ont envoyé en icelle nuit espier l’ost des chrestiens, et si ont avecq ce preparez tous leurs habillemens pour donner l’assault l’endemain matin. Et ce pendant se reposerent pour plus freschement besongnier et traveillier aprés la nuit passee. Et quant vint vers le point du jour, lors furent Sarasins tous aprestez pour l’assault donner et se bouterent és fossez si secretement que rien n’en seurent ceulx de dedens jusques a ce qu’ilz commençassent aux murs picquoter et pieres arrachier a piés de chievre et autres ferements, dont assés avoient grant garnison. Et dit l’istoire que en peu d’eure eurent le mur percié et fait si grant trou que sans difference eussent entré ou chastel et prise la dame Guinande, ses hommes occis et mis en subgection, quant illec retournerent et vindrent hastivement ceux qui par eulx avoient esté envoiés extinuer et espier l’ost des chrestiens. Sy cessa l’assault lors, car on cria haultement en tant de lieux que chascun en fut esmerveillié : « Aux armes, frans Sarasins, aux armes ! Et se tiengne chascun sur sa garde si chier comme il aymera sa vie, car vecy [les] chrestiens, de qui en peu d’eure serons sy avironnez que a paine en poura le plus eureux eschapper ! » Le roy Corbon demanda lors s’ilz estoient gaires loing et quelz gens se pouuoient estre. A quoy l’un respondi : « Par ma loy, Sire, ce dit [265v] il, ja si tost ne saurons vos hommes avoir pris place que au visage ne les ayés ! Et affin que tout soyés certain a qui vous aurez a besongnier et qui ces gens amaine, c’est Galien Restoré, le signeur de Montsusain, c’est Hernault de Beaulande, Regnier de Gennes, Milon le Peullois et tant d’autres dont je ne congnois les ensengnes que puis. La journee de Raincevaulx je n’en vy autant en une compagnie. Sy les guide et conduit Maulprin de Turquie, qui mieulx scet les passages et destrois que chrestien ne Sarasin qui soit en ces marches. » Sy furent tant effrayés les Sarasins que merveilles.
57Grant fut le bruit en l’ost des payens, et hastivement les convint laissier l’assault qu’ilz avoient commenchié quant telles nouvelles oïrent racompter. Ilz se vindrent mettre en champ et ordonner leurs batailles pour ressister36 aux chrestiens, qui ja estoient si prés de Montsusain que au dos les eussent ferus et entrés pesle mesle en la ville, n’eussent esté ceulx qui par nuit les avoient escharguettez pour toutes seuretez. Et quant les ungs furent si prés des autres comme pour traire, lancier et combatre mortelement, lors les virent ceulx du chastel, qui se prirent a louer Dieu de l’avanture qui leur estoit ce jour advenue par le secours qui de mort les avoit garantis et sauvez. Ilz le moustrerent a Guinande la dame, qui a rien n’avoit tout le matin pensé synon a [266r] Dieu et la mort, dont elle cuidoit estre prochaine. Et quant elle perceut la baniere de son seigneur Galien, vous devez savoir que, aprés le grant et desplaisant dueil qu’elle avoit, en fut son cuer si remply de joie qu’elle se pasma et ne sceut longue piece que dire. Mais puis se revint elle a soy et dist : « Bien soit cellui venu pour quelle amitié j’ay en ce jour d’ui cuidié mort recevoir ! » Elle regarda les conrois qui d’une et d’autre partie se ordonnoient pour combatre et bien apperceut Maulprin, qui lance baissiee se parti des rencs pour courir en plain champ, affin par avanture qu’il feust d’elle veu et avisié.
58Au commencement de la bataille s’efforcerent de traire les archiers turquois aufriquans, espaignolz et ceulx de terre sarasine contre les archiers de Grece, de Rommenie et arbalestiers de Gennes, de Puille et ceulx de Lombardie et de France, qui mie ne leur faillirent tant comme leur trait peust avoir duree, lequel estoit parmy l’air volant si dru et espés comme neige chiet sur terre en païs de montaignes, et cheoit en bas si que moult y eust d’ommes et de chevaux affolez. Aprés cellui trait se mirent les gens d’armes en deffense et la rompirent lances et faisoient les esclas voler si hault en l’air que moult estoit cellui sourt qui bien n’en oyoit le [266v] froisseïs. La y eust maint homme mort d’une part et d’autre, maint homme porté par terre enmy les autres derriere le dos de son cheval, maint vaillant homme foulé aux piés de chevaulx, qui n’avoit mal de lance ne d’autre coup sinon seullement selon le lieu ou il cheoit et qu’il ne se pouoit par aventure relever. Et qui estoit trop empressé de prime face, il convenoit sa lance habandonner et mettre main a l’espee, a la hache, a la guisarme ou au faulsart d’achier et soy mettre a deffense, qui honteusement ne vouloit mourir, voire en atendant, se fortune, qui secueurt et aide a pluiseurs, leur feroit quelque grace en lui presentant ung cheval quant ilz avoyent les leur perdus. La s’entremellerent les ungs parmy les autres, si que en peu d’eure ne se pouoient joindre ne assambler, et crioient leurs cris pour estre secourus si haultement que toute en bondisoit la champaigne. Sy convenoit cellui ou ceulx mort sousfrir ou grief mehaing porter en son corps et en ses membres qui hors d’avecq ses hommes se trouvoit enclos ou en dangier de ses ennemis. Ceulx qui sousfroient tourment par les chevaux qui aux piés les deffouloient, et qui estoient ou corps navrez ou qui par male aventure n’avoient pouoir d’eux relever crioyent a gue[u]le ouverte en eulx complaingnant et reclamant [267r] chascun la loy ou le dieu en quel il creoit, et mauldissoient la guerre, l’eure, le jour et par qui ilz estoient en tel dangier. Mais c’est chose commune de bataille : l’un y est eureux une fois plus que l’autre et dix fois plus que une souvent advient, les autres y sont occis et confondus dés le commenchement et moult de fois sans coup ferir. Pluiseurs en a qui tant en sont duis et usagiers qu’ilz ne vouldroient autre mestier faire. Ceulx la y sont sy asseurez qu’ilz se fierent parmy et partout, tuant et abatant hommes et chevaliers sans paour de mort, et sont ensanglantez du chief jusques és piés d’eulx et de leurs chevaulx, et leurs glesves mesmes, espees ou haches jusques aux bras. Ilz ne craignent rien la mort, ilz habandonnent leurs viesil, exposent leurs corps a fortune avantureuse qui tel eur leur a souventeffois presenté voire sans jour, sans terme, sans heure ne demie et sans remission ou mercy, quant le point y esciet. Lors reprent elle l’eur qu’eur lui adonne, non mie donne mais preste qui celui aura soustenu en vigueur, en force, en hardiesse et en chevalereuse proesse et la lui fera la moe, lui tournera le dos, ou son faulz visage lui moustera et finablement le laissera definer comme les autres honteusement. Et pour tant racompte ung sage en deux vers rimez, disant :
[267v] Cellui est fol qui cuide avoir se eur
Estat pour tant s’il a propice ceur37.
59Et pour auctorité sur ce que puet l’en racompter du preux et vaillant Hector de Troye, qui tant fut chevalereux que homme nul, tant feust plain de hardiesse, l’osast atendre en bataille, fortune le demena en la fin, voire en la fin, c’est a dire a son jour derrenier qu’elle le voulut delaissier en sa plaine force, en son jeune eage, en son feu et lors qu’il cuidoit estre mieulx d’elle et l’abandonna tellement que mort lui convint recevoir. Et par ce moyen si grant dommage advint aux Troyens que la cité en fut enfin perdue, car Troÿlus mesmes, que fortune gouverna et conduisy depuis si long temps qu’il n’estoit nouvelle sinon de ses fais, fut d’elle laissié et eslongnié et fut occis comme avoit esté Hector. De Paris aussy, qu’en puet il estre racompté qui tant fut plain de eur que par le don de la pomme qui lui fut presentee pour baillier a la plus belle des trois deesses contendans chascune a l’avoir, il fut tant comme des dames, qu’il eust en son commandement pour ung jour de la plus belle du monde le mieulx amé, et a l’ayde de fortune aventureuse la conquist et l’ala querir en Grece et la maintint, et lui meismes fut en vaillance ung certain temps et jusques ad ce que fortune, qui de soy est variable, laissa [268r] sa compaignie et l’abandonna jusques a mort. De Godeffroy de Buillon38, qui tant fut amy de fortune qu’il conquist Jherusalem qu’en puet l’en dire ; certainement il ne la sceut onques avecq soy tenir qu’elle ne l’abandonnast. Sy estoit il tenu pour le plus vaillant homme du monde, il pourfendoit ung chevalier tout parmy d’un cop d’espee et faisoit la terre de Surie trambler devant lui ; il fut enfin empoisonné voire en son jeune aage par la mere de sa femme, qui tant belle estoit qu’elle pleust a cellui qui le fist empoisonner et mourir, mais qu’en advint il a propos de fortune, et comment estoit il nommé ? L’istoire39 dit que ce fut Tangré le Roy de Pueille, lequel mannia fortune, et elle lui fut longtemps depuis si bien faitte et propice qu’il s’escusa de la mort du roy Godefroy, et lui fut la dame donnee en mariage. Et regna en Terre Sainte par pluiseurs annees et jusques a ce que Baudouyn de Buillon, frere Godeffroy, resgnant depuis en jherusalem et gouverneur de.xvii. royaulmes chrestiens que lui et son frere avoient conquis en icellui pays preinst fin, comme font toutes choses mondaines et terrienes.
60Ung consille se tint en Jherusalem adoncq de tous les barons et princes chrestiens pour savoir qui regentroit en icellui païs. Or avoit en Boulongne une dame nommee Ydain, noble, puissant et riche a merveilles, mere de Godeffroy et de Bauduin, qui mors estoient rois de Surie et [268v] de Jherusalem l’un aprés l’autre, comme ouy avez, et mere d’un chevalier nommé Eustace de Boulongne, frere mai[n]sné40 des deux autres, du quel il fut parlé alors, disant par ceulx du consille que par droitte lingne et vraie succession il devoit estre roy de Jherusalem. Sy en y eust pluiseurs qui conseillèrent qu’on le mandast. Et lors s’avancha Tangré, qui plus n’estoit souvenant de la mort du roy Godeffroy ne jamais ne pensast au present que fortune lui avoit appareillié, car malgré le conseil de Buiemont, le roy de Secille son oncle, il se [verbe manque] de la Sainte Terre et vint a Boullongne sur la mer, ou estoient Ydain la contesse et son filz Eustace. Et la fut a sa male avanture recongneu, et jasoit ce qu’il eust tout son temps et longuement esté en grace de fortune, sy ne la peust il ou sceust nullement entretenir, qu’elle ne le laissast par le commandement de la dame de traire a chevaux et honteusement mourir, dont ce fut pitié et dommage inreparable, car par sa mort n’eust point plus de roy chrestien en Jherusalem. Sy la reconquist Sallehadin, et en furent les chrestiens occis et divisez tellement que bien y a depuis paru et encore y pert. Sy se passent ainsy les felicitez, vanitez, gloires et joies de ce monde. D’autres exemples sur nostre premier propos en trouveroit l’en ung millier, mais il puet et doit souffire tant que a present de ce que dit est.
61[269r] Pour la matiere abregier fut grant la bataille et cruelle la desconfiture des chrestiens et des Sarasins, et tant en y mourut que ce fut sans nombre, mais finablement demoura la victoire a Galien et aux siens, et se mirent les Sarasins en fuite si confusement que la plus grant part fut detranchiee et occise, et le surplus se sauva en vaisseaux sur mer, ou ilz se retraïrent. Sy en y eust moult de prisonniers, qui par force et autrement de leurs bons vouloirs se firent et rendirent chrestien[s]. Et quant la bataille fut gaignee et les payens chassiés du champ, lors se mist Galien a chemin vers le chastel de Montsusain, desirant veoir son amie Guinande, laquelle estoit alee conforter Maulprin le noble Turquois, qui ja estoit avecq elle au chastel. On dit aprés grant dueil grant joie. Sy le moustra bien la dame quant son signeur ariva devers elle. Elle lui mist les bras au col par si grant amour que de leesse elle chaÿ devant lui pasmee, mais gaires ne lui dura cellui mal, car Maulprin la releva hastivement et l’asseÿ sur ung banc devant son seigneur. Galien, qui grant gré lui en sceut, [qch. manque], et tantost aprés s’entrebaisierent moult doulcement et recorderent une leçon d’amours en ramentevant les paines, les meschiefz et travaulz que chascun avoit eu de son costé. Et fin de compte furent illecq a repos ung certain temps, pendant lequel les princes [269v] et nobles hommes prirent congié de Galien, car chascun desira estre et retourner en son païs. Puis fist Galien fermer et maisonner Montsusain plus fort et plus grant que par avant, car bien le pooit faire de la finance qu’il avoit sur les Sarasins conquise. Sy taist atant l’istoire de Galien, que plus n’en racompte rien en ce present livre et parle en brief de Aymery de Beaulande, seurnommé de Nerbonne par la conqueste qu’il en fist et par le don que Charlemaine lui en fist, comme ja avez cy par avant ouy en l’istoire racompter.
Notes de bas de page
1 Allusion à Folque de Candie.
2 ms. deffendu deffedu.
3 ms. ledierement.
4 ms. babtisier.
5 ms. vois.
6 ms. regara.
7 ms. declera.
8 ms. emprison.
9 Allusion à la Chanson de Lohier et Malart.
10 en inséré.
11 ms. Harnault.
12 = grand-père.
13 ms. crece.
14 commencha écrit au-dessus, biffé à l'encre rouge.
15 Voir Otto Söhring, Werke bildender Kunst in altfranzösischen Epen, Romanische Forschungen 12 (1900), 491-640, en particulier pp. 601-605.
16 espent biffé à l’encre rouge.
17 ms. resiter.
18 ms. mourrir.
19 ms. com.
20 ms. ort.
21 ms. perdu.
22 ms. villipende et abaissie.
23 ms. resquesse.
24 ms. del.
25 ms. guerres.
26 ms. eschapper.
27 freres biffé.
28 ms. recreante.
29 ms. ame.
30 et quels gens y mourut biffé à l'encre rouge
31 ms. perdres.
32 ms. au.
33 ms. ha.
34 ms. cetif.
35 ms. Salbrin.
36 ms. ressiter.
37 Distique peu clair.
38 Allusion à la Chanson de Jérusalem.
39 Allusion au Chevalier au Cygne et Godefroi de Bouillon.
40 ms. maisne écrit au-dessus de meisme biffé.
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