Le Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople
p. 167-188
Texte intégral
Comment Olivier de Vienne engendra Galien en la fille de l’empereur de Contantinoble en revenant de Jherusalem
1Quant l’empereur eust ses besongnes apointees et ses hommes prests pour le compagnier, il se parti lors avecq ses.xii. pers, des nons desquels l’istoire fera cy aprés mencion. Et pour ce que son serment estoit, comme dist l’istoire, ainsy fait qu’il devoit aler au Saint Sepulcre acompaignié de.xii. hommes seulement, ne dit point l’istoire quelz gens le conduisirent ne jusques ou et ne parle que d’eux tant seulement voire tant que a present. Et dit qu’ilz passerent les mons, vindrent a Romme prendre le congié du Pere Saint et, ce fait, exploitierent tant qu’ilz vindrent en Surie, puis se mirent sur terre, pour la matiere abregier, et tant exploitierent qu’ilz vindrent en Jherusalem. [181r] Ne dit point l’istoire quel jour, quel mois ne quelle sepmainne, mais bien fait mension que a l’eure qu’il ariverent eulx.xiii. en la cité, estoit adont l’eglise et le saint lieu fermé. Sy se mist l’empereur a genoulz adoncq et le plus devotement qu’il peust fist sa priere a Nostre Signeur de si bon vouloir que miracles le firent a iceste heure, presens eulx tous, et se ouvrirent les portes a sa priere. Sy entrerent ens pour les lieus viseter et le non du benoit Jhesucrist merchier et louer de la trés miraculeuse et belle besongne. Or y avoit il en icellui lieu, comme l’istoire le dit et racompte, .xii. sieges ou chayeres, qui anciennement furent ordonnees ou nom des apostres que Nostre Signeur avoit avecq soy en cestui monde, des quelles l’une entre les autres se enclina comme par signe de miracle devant le vaillant empereur, le quel adoncques se seÿ en icelle, beneïssant et graciant les dignes vertus de cellui qui moult de fois avoit ses prieres exaulcees et ouÿes.
2La ou Charles et ses.xii. pers estoient en prieres et en devocion avoit ung chrestien qui le lieu gardoit et lequel veoit la maniere que l’empereur et ses barons tenoient, la [181v] quelle chose il regardoit ententivement et vist, par le raport de l’istoire, l’empereur en si grant devotion que par sa bouche lui sailly une clarté si resplendisant dont la lueur montoit amont. Sy en fut ausques esmerveilliés et le plus diligentement qu’il peust s’en ala devers le patria[r]che, qui le lieu avoit en garde, et lui racompta les merveilles qu’il avoit a ses yeulx veues. Le patriarche, qui preudomme, bon chrestien et de sainte vie estoit, fut comme tout esbahy et non sans cause de cellui ouïr qui telz merveilles disoit. Et bien dist qu’il saura s’il puet qui c’est pour qui ainsi avoit Dieu fait miracles. Il assambla ses sucpos [sic] lors et tout le clergie chrestien de leans fist ordonner des armes de l’eglise, et en ordre de procession se mirent a chemin et vindrent au lieu ou Charlemaine estoit en contempplacion, presens ses.xii. pers. Lesquelz assembleement se leverent devant le patriarche, qui leur demanda pour quoy ilz estoient leans entrez sans son congié, qui ilz estoient et dont. Sy respondi Charlemaine moult doulcement : « Ne vous ennuie, Sire, fait il, se ceans sommes entrez sans vostre congié, car besoing nous estoit d’aquitter le voyage que je vouay faire d’umble courage et lequel j’ay pieça desiré en ma pensee. Et ad ce que soiés hors d’esmay, sommes nous chrestiens françois, venus a petitte mesgnie tant qu’a present je ne say que une autre fois poura [182r] avenir. Sy vous vueil dire qui je sui en intention que toutes les dignes et belles reliques de par deça me moustrez et que d’icelles me vueilliés departir et donner pour emporter en France, dont je sui roy et empereur. Et si entour moy sont mes pers et barons, a l’ayde desquelz j’ay chrestienté aidiee et soustenue contre les payens et mescreans et ay vouloir de plus faire, se Dieux par sa grace donne que j’aye mon pelerinage acomply et acquitté. Et se de mon nom n’avez ouy parler, on me appelle Charlemaine et cy Rolant, Olivier son compagnon, Ogier le Danois, » et finablement les nomma l’un aprés l’autre.
3Dieux, comme tant se humilia le patriarche envers l’empereur, qui plainement se descouvry a lui. Il fut moult joieux, plus assez que l’istoire ne pouroit a present deviser, et lui moustra ce que son cuer desiroit veoir. Et finablement lui delivra des saintes reliques, lesquelles Charlemaine aporta depuis en France. Sy en puet l’en encor veoir a Saint Denis partie que Charlemaine y donna pour verité, et se scevent ceulx qui y vont chascun an gaignier les pardons. Sy est droit de nommer et declairier ce dont l’istoire fait cy mention : Charles aporta lors le bras saint Symeon, le chief de saint Ladre, du lait de sainte Marie, une chemise que vesti son benoit enfant, une sainture que [182v] saingni la Vierge Marie d’un de ses soliers, le coutel du quel elle se servoit en mengant avecq de l’escuelle, en la quelle elle mettoit sa viande, et d’autres choses, encasees moult notablement en ung escrinet, qu’il donna a Saint Denis lui retourné de cellui voyage. Et s’il en departi, distribua ou donna autre part ne dit point l’istoire cy endroit ou ce fut, car assez d’autres riches, dignes et belles en y a tant au palais a Paris comme ailleurs, qui est le plus noble tresor de quoy l’en puisse parler. Et qui demanderoit dont elles vindrent, dit l’istoire1 que Charlemaine mesmes en conquist partie sur l’amiral Balan en la cité d’Aigremore ou voyage que lui et ses pers et barons firent en cellui temps que le roy Fierabras d’Alixandre fut conquis par Olivier de Vienne. Et si dient aucuns istoriens que Regnault de Montaulban en aporta d’Augorie lors que Charlemaine et lui furent pacifiés ensamble de la grant guerre qu’ilz avoient menee l’un contre l’autre.
4Fin de compte le pelerinage des chrestiens acomply, prist l’empereur congié du bon patriarche, lequel lui pria assez que bien se gardast des payens, car c’estoit l’omme du monde que plus hayoient. Sy ce s’en retourna mie la compagnie par ou elle estoit venue, ains prirent leur chemin par Grece, car en icellui temps et dés adont estoient chrestiens au mains la plus grant part et la grant cité de [183r] Constantinoble, que le roy Huguon possedoit et gouvernoit. Et qui vouldroit savoir qui mouvoit l’empereur et ses barons a venir, dit2 l’istoire que ou parlement de l’empereur en la cité de Vienne estoit la royne, laquelle dit Charlemaine, qu’elle avoit ouy parler du plus riche prince du monde, sy ne se pot tenir l’empereur de lui enquerir qui estoit cellui prince. « En non Dieu, Sire, celui, respondi la dame, c’est le roy Hugues de Constantinoble, du quel je me merveil plus que d’aultre chose, car j’ay sceu par certains pelerins, lesquelz ont esté au Saint Sepulcre, ou vous devez aler par promesse, qu’il a le plus beau tresor du monde. Sy vous prie que par la retournez pour en savoir la certaineté. » Sy lui respondi l’empereur, qui grant desir avoit de toutes nouvelletés savoir3, qu’il passeroit par la voirement et que de ce qu’il aurait veu lui ferait faire savoir la vraie verité.
5Ainsi comme les pelerins de France chevauchoient pour entrer en Grece et qu’ilz approuchoient la terre du roy Huguon, faisoient ilz leurs reliques porter devant eulx assez notablement et bien appertement4, car en passant5 leur chemin, ainsi comme par le plaisir de Dieu estoient les sours qu’ilz rencontraient en leur chemin garis de leur infirmité, les avugles renluminez, les contrefais aussi droit alans comme ilz souloient, les malades sauvez et [183v] garis nettement, dont Charles et les siens ne cessoient de remercier Dieu et adourer les saintes et dignes reliques qui telles vertus et miracles evidens faisoient. Or n’est il rien fait en ce monde, tant soit secret, qui ne soit sceu comment ou par qui que ce soit, et est par l’istoire dit que, tandis comme les nobles chrestiens furent en Jherusalem par aventure, qui tous ses fais ne scet celer, fut sceu que Charlemaine et ses.xii. pers estoient en icellui pais. Et dit ung Sarasin nommé Braymant, lequel avoit par congnoissance ou autre advertissement ouy nouvelles des nobles pelerins : « Or m’escoutez, nobles et frans Sarasins, fait il, et je vous racompteray des nouvelles du monde. Vray est que en France a ung roy chrestien nommé Charlemaine, lequel par son oultrage a plus dommagié et confondue la loy Mahommet que nul aultre dont il soit ores nouvelle. C’est cellui soubz qui et par quel commandement toux chrestiens s’efforcent de nostre peuple grever et affiner, c’est nostre mortel ennemy, c’est cellui que nous devons plus haïr que nul homme vivant. Il est en icestui païs, ou il nous vient secretement et malicieusement espier. Et qu’il soit voir, je vous fais assavoir que lui et ses plus haulz princes et combatans hardis ont n’a pas gramment esté comme pelerins adorer le Sepulcre ou quel lieu Dieu fut [184r] mis, et s’en revont si celeement qu’il leur samble que jamais on ne leur puisse nuire. Mais qui me croira, je feray tant que jamais de cestui païs n’eschappera, car jamais sur lui n’aurons tel avantage que maintenant. » Sy furent les autres moult joieux quant telle aventure oïrent racompter.
6Braymant le Sarasin, sachant le vouloir des autres, informé au vray de la compagnie que Charlemaine conduisoit, acertené qu’ilz n’estoient armez sinon des espees dont jamais ou du moins trop envis se feussent dessaisis, assambla avecq soy deux mil payens fors et des plus hardis qu’il peust fuier [sic]. Et quant ilz6 se furent preparez et mis en conroy en armes et chevaulx, lors se mirent ilz a chemin aprés nos chrestiens, les quelz par ung certain jour ilz aconsieurent. Et ilz chevauchierent en telle maniere que les chrestiens les apperceurent, car tout jours et assez avoient l’oeil et l’entendement a leur garder. Sy est assavoir que moult en y eust desbahis et non sans cause quant ilz furent advertis de leur venue. Charles parla a ses barons lors et leur dit : « Vous veez, fait il, beaux signeurs, l’evident peril et gros dangier ou quel nous avons nos corps mis et adventurez. Sy est besoing que ung chascun de nous conseille par bonne oppinion ce que [184v] mieulx saura conseillier, car de ma part ne voy engin, tour ne maniere par quoy de mort puissons eschaper, se grace et Saint Sepulcre ne nous gette de ce prilz, car ces Sarasins sont grant nombre et, comme il me semble, plus de deux mil armez et ordonnez, comme pour nous vouloir mal faire. Et nous n’avons armeures ne deffences synon de nos espees, qui contre ung tel et si gros peuple pouroient peu prouffiter, tant qu’a la resistance. » Rolant respondi premier lors, qui autre rien ne desiroit que char de Sarasin decopper, et dit comme vaillant chrestien et hardi : « Plus que nul homme qui pour icellui temps vesquist ne vous doubtez, Sire, fait il, car par la foy que je doy a celle a qui je donnay m’amour au partement de Vienne, je ne doubte Sarasins ne mescreans qui vive, mais que Dieux me puisse les bras sauver et l’espee garder de rompre, dont je les cuide en telle maniere chastier que de ma part ne nous feront aucun desplaisir. »
7Ogier, qui fort estoit et courageux a merveilles et qui pour mil homme[s] du monde n’eust son cuer supployé, se hasta de respondre aprés Rolant, pour ce que l’empereur ne lui avoit rien demandé, et dit : « Au besoing se convient il aidier, Sire, fait il, et de payens se moult en y a ne se convient sinon par apoint effrayer. Je vous dy que pour tout le [185r] pouoir des Sarasins, et feussent ilz plus sans comparaison que cy ne voy, ne reculerons nous au jour d’ui neïl. N’est mie chose possible aussi que reculer ou retraire nous puissons, sy en suy de ma part tout asseuré. Et jasoit il ainsi que nous ayons la plus forte partie contre nous, sy nous convient il esvertuer, moustrer nous puissances et nos corps exposer et mettre a deffence en maniere que eschapper puissons du dangier de ces Sarasins. Sy ay fiance de ma part en Dieu et en Courtain m’espee, dont je ne vouldroie pour ceste heure tenir toute la chevance du monde. » Or estoit Ogier cremu ne plus ou autant que chevalier du monde. Il estoit sans mercy quant il se veoit de ses ennemis oppressé, il estoit sans misericorde quant il se trouvoit avantagié plus que eulx, il estoit sans raison quant on lui faisoit aucun tort. Et a iceste heure lui enflamba le visage de fin argu, sy que qui l’eust a bonnes certes veu, il lui eust d’un homme enragié souvenu. Sy fut a icelle heure Naymon le signeur de Baviere dolant et non sans cause, car c’estoit le plus sage homme d’eulx tous, et sans lui besongnoit peu le noble empereur Charlemaine, ains se conseilloit a lui moult souvent, pour ce que Naymon7 estoit de grant prudence et d’onneur, sy n’en pouoit l’empereur pis valoir. Et n’en faisoit mie son hostel, [185r] comme racompte ung sage, parlant sur ce en ung notable, disant comme par proverbe notable :
Prudence parent l’omme a vivre en raison,
La ou elle est eureuse est la maison.
8Naymes de Baviere, regardant Ogier, du quel il congnoissoit ausques les condicions de lui et de Rolant, s’efforça de parler quant Olivier, qui aussy preux estoit que les autres, se hasta de dire : « Par Dieu, Sire, fait il, en trop longue deliberacion chiet souvent grant dangier. Sy vous dy de ma part que ja Sarasins n’en porteront du nostre dont il se puissent de grant acquest vanter, voire si vaillanmment se veult chascun de nous prouver, car ma part n’en donroye pour la vie de.iiii.c payens se Hauteclere m’espee ne me fait faulte. » Et a ces parolles respondi Naymon, qui plus ne voulu nul des autres escouter, et dit a l’empereur : « Ne croyés ces gens cy, Sire, fait il, car ilz vous conseillent nostre perdicion. Ilz sont jeunes, chaulx et plains de feu et leur est avis veritablement que ce qu’ilz ont en leur pensees se doie parachever ainsi comme leur desir le vouldroit. Mais considerons le grant dangier, qui nous est prochain, voyons la grant compagnie qui tant nous puet nuire que c’est sans retour se une fois sommes conquis et avecq eulx meslez, car ilz sont plus de cent contre ung de nous qui n’avons [186r] d’essence sinon de nos espees et de nos corps tous desarmez. Et pour vous loyaulment conseillier vault mieulx, comme il me samble, nous mettre cy tous a genoulz en orison et devotes prieres envers Dieu devant ces nobles, dignes et saintes reliques, ad ce que nous puissons sainnement et sauvement nos corps mettre a sauveté et que nos ennemis ne puissent avoir puissance ne auctorité sur nous. Sy pourons par aventure impetrer la grace de cellui qui bien nous puet de mort et de meschief sauver. »
9Bien fut entendu le noble duc Naymon de l’empereur Charlemaine, qui les saintes reliques commanda a descendre a terre et audiemment fist a ung chascun publier que on se meist a genoulz devotement chascun comme bon chrestien pour sacrefier aux saintuaires et faire priere qui leur peust estre vaillable a la salvacion de leurs corps. Sy ne voulurent de ce tenir aucun compte Rolant, Olivier ne Aymery, qui jenne estoit, et en son feu ains respondirent a l’empereur que il priast s’il avoit devocion de prier et que ja n’en prieroient que les espees qui a leurs costez pendoient. Ilz tournerent leurs chevaulx lors et les espees empoignies piquerent tout droit vers les payens, que n’a gaires veoient vers eulx poindre et venir a puissance. Sy se mirent Charles et les siens ce pendant a genoulz, requerant humblement la puissance divine que du prilleux dangier ou quel ilz estoient les voulsist sauver [186v] et garder. Sy essauça, comme dit l’istoire, Dieux leur priere, et devindrent tous les payens pieres de rochier, veans Rolant, Olivier, Ogier et Aymery, qui de ce furent tous esmervilliés. Ilz regarderent deriere eulx adont, sy ne virent homme qui les sevist, ains aperceurent les nobles chrestiens agenoulliés, servans Dieu et requerant de humble courage. Sy ne se esmeurent plus d’aler avant, ains penserent que Dieux avoit pour eulx ouvré et fait miracle. Et ainsy furent de mort garantis et sauvez, dont ilz louerent le non de Dieu tous haultement et si solempnellement comme bien tenus y estoient. Et lors commanda l’empereur a rechargier les reliques, et puis que ainsy estoient eschappez sains et saufs, fist ses barons monter a cheval, ad ce que mieulx diligamment se peussent mettre a sauveté.
10Moult furent les nobles princes joieux quant ilz se virent ainsy delivrés de leurs ennemis. Ilz se mirent a chemin lors et tant esploiterent par leurs journees que ilz vindrent en la terre du roy Huguon de Constantinoble. Et qui vouldroit toutes leurs avantures racompter, ce seroit chose trop ennueuse ; pour ce s’en taist l’istorien de la plus grant part, mesmement que celui samble fantosme ou clere mençonge trop entendible, car ilz trouverent porchiers, vachiers, [187r] et bergiers gardans leurs bestes couchans et retrayans en toutes en paveillons sy richement appointiés et ouvrez que ce pouroit sambler chose faee ou menteresse. Et non pour tant parlera l’istoire du roy Huguon pour avoir souvenance de ce que la royne avoit dit de Charlemaine a son departement et racompte que par troix journees furent les chrestiens sur les champs passans par la terre du roy Huguon, trouvans sur les champs ce que dit est cy dessus. Et au mijour trouverent ung messagier richement vestu et habilliés a la guise de Grece, au quel il demanderent nouvelles du roy Huguon. « Par foy, fait il, beaux signeurs, du roy Huguon say je toutes nouvelles plus ou autant que nul homme a qui vous le puissiés demander. Et se demandé l’avez a ung porchier, a ung vachier et a ung bregier [sic] que en vostre chemin pouez ou devez avoir veus, autant en scevent ilz comme je sais, car chascun d’eux est son prochain parent par linage, et lui mesmes est au labeur comme ja tos le pourez vous veoir se jusques la ou il est voulez venir. — Ouïl, certes, beaulx amis, ce respondi l’empereur, voirement avons nous grant desir d’y aler et de son estat veoir qui tant est noble et de ricesse plain que de lui est grant le renon par toutes contrees. »
11Charles et ses barons se mirent a chemin lors, et tant aprochierent la cité de Constantinoble que assez prés enmy les champs appercheurent [187v] Huguon, lequel estoit monté sur une mulle si richement afeutree que l’en ne pouroit plus, et entour lui aux quatre coings avoit quatre ducs et nobles princes qui sur son chief pour la chaleur du soleil lui soustenoient ung poisle de drap espessement ouvré et batu a or, et le soustenoient chascun au bout d’une lance. Et la dessoubz se ombroyoit Huguon et tenoit une charue si riche c’onques de telle ne fut ne avoit mais esté parlé. Et de la façon dit l’istoire que les rouelles estoient de fin or, le soc de fin argent, les manchereaulx de fin cipres et les trays de la plus fine soye du monde. Sy la tiroient.iiii. chevaux enharneschiés si richement comme se roy ou roynes les eussent voulu chevauchier, car ilz estoient couvers richement, et leur pendoient aux costez petittes sonnettes d’or et d’argent, ausques differentes de son l’une a l’autre, qui rendoient si grant melodie que ja n’eust en desplaisance au cuer qui si grant douceur eust ouïe. Sy ne se feust Rolant tenu pour son poix d’or, ains dit a ses compagnons que de telles charrues ne de tel labour n’ouÿ nulz home parler. « Vous dittes voir, certes, ce lui respondi Ogier, je ne say sur ce que dire ne je ne sauroie que penser que ce peust estre synon ouvrage de quelque faee qui ceste chose lui a pour quelque don ou grace destinee, car c’est le nonpareil ouvrage de quoy je oïsse oncques mais faire mencion. » Sy firent lors les ungs et [188r] les aultres assez de souhais mais pour ce n’en fut plus ne mains.
12Tant aprocha l’empereur le roy Huguon qu’il le salua. Si ne retint mie le roy son salut, ains lui rendi assez courtoisement, puis lui enquist qui il estoit et ses compagnons pareillement. « Non Dieu, Sire, ce lui respondi Charlemaine, je sui de France et s’est miens compagnons aussy, et venons du Saint Sepulcre Nostre Signeur, ou nous fumes n’a pas longtemps vouez. Or avons nostre pelerinage fait, la merchi de cellui qui jusques cy nous a amenez. Sy ne querons que estre herbegiés, s’il vous plaisoit a nous aduire. Et ce pouroit par aventure estre en aucun temps deservi, selonc ce qu’il pouroit a point venir, car nous sommes tous chevaliers, qui avons mieux apris la guerre que le repos. » Et quant le roy Hugon entendi les mos Charlemaine, il descendi de son mulet lors et laissa sa charue et monta sur ung destrier hault et bel et leur dit que pour l’onneur de chevalerie dont il parloient il les logeroit lui mesmes. Sy le merchierent les nobles princiers, et finablement les sievirent jusques en la cité de Constantinoble, qui tant estoit sumptueusement et richement faitte tant par dehors comme par dedens que c’estoit grant noblesse et beaulté de une telle cité veoir. Et a ceste cause fut elle nommee Constantinoble.
13[188v] Quant en la cité furent les barons entrez, le roy Hugon les mena en son palais, qui richement estoit fait et fondé de maçonnerie ouvré si qu’il n’eust sceu faillir, et de beaulx ouvrages avoit esté commencié et subtillement parfait et achevé. Chascun mist lors son entendement a le regarder, et moult le louerent les haulz barons et tant le prisierent que Huguon tenoient a grant et riche signeur a merveilles. Et avoit cellui Huguon trois moult beaux enfans, c’est assavoir deux filz et une fille. L’un des deux filz estoit nommé Thibert et le maisné Henry ; la fille estoit tant belle et courtoise damoiselle comme on eust peu souhaydier et estoit par son nom appellee Jaqueline. Les trois enfans, sachans la venue de leur pere, monterent ou palais, c’est a dire en salle ou il estoit ja monté avecq les.xii. pers et l’empereur de France. Sy les festoya le roy Huguon, par especial ses deux filz, car mie ne moustra si grant signe d’amours a Jaqueline sa fille comme a eulx. Mais tandis qu’il se amusa a ses deux filz, regarda Olivier la damoiselle de telle heure que puis n’en pot son cuer oster, ains lui ficha tellement que a autre chose ne pensa. Sy ne s’en apperceut nullui pour icelle heure, mais bien s’en sceurent puis a quoy tenir, comme le racomptra l’istoire. Le mengier fut apresté au fort et le roy assis, qui moult honnoura les [189r] nobles chevaliers, et ilz qui toute honneur congnoissoient n’estoient point honteux, mais priveement obeïssoient a son commandement. Il se seÿ premier comme signeur de son hostel, sa fille de costé lui et ses deux filz d’autre part. Puis commanda seoir a une autre table vis a vis de lui les nobles barons françois et les fist seoir si que chascun peust adont repaistre et des biens prendre a son chois, tant y en avoit plantureusement. Charlemaine en prist a son plaisir, si firent tous les autres, excepté Olivier. Cellui ne menga ne il ne beust de vin ne de viande qui y feust, car il estoit replet et saoulé de la grant beauté Jaqueline, qui tous autres biens lui faisoit mettre en oubliance.
14Rolant le nepveu Charlemaine, veant Olivier son amy muser incessamment et le quel ne s’avanchoit point de mengier comme les autres, ne se pot plus taire, ains lui demanda pour quoy il ne faisoit bonne chiere. « Par Dieu, sire Rolant, fait il, bonne chiere fay je voirement non mie de boire et de mengier, car de ce n’ay je aucunne envie, ains est toute ma pensee a mon cuer saouler et mes yeulx repaistre, qui ne cessent de regarder la grant beaulté de la fille du roy Huguon, la quelle me plaist tant parfaitement que, se elle et moy estions seulle a seul, je cuide estre si bien d’amours que son plaisir lui feroie.xv. fois en une nuit, tant sui d’elle amoureusement et subtillement navré. » Sy se prist a soubzrire Rolant lors et en boutant Ogier, qui prés d’eulx estoit assis, respond : « Or escoutez quel pelerin, sire duc Ogier, fait il, comment il retourne [189v] du Saint Sepulcre en grant devocion et comment il fait prilleux herbegier ung tel homme qui la fille de son hoste vouldroit avoir despucelee ! » Les nappes furent ostees lors quant le soupper fut failli ; sy vint l’eure que il convient aler reposer, et adont prirent congié les nobles barons les ungs aux autres. Sy furent les chrestiens françois menez en une grant chambre, belle, large et spacieuse, si que en icelle avoit.xiii. lis dreciés et encourtinez et richement couvers, fais pour chascun couchier a par soy, se bon leur semble. Sy se coucha l’empereur ou plus riche et milleur lit, car quant il n’i eust sinon eulx la dedens, adont porterent ilz honneur l’un a l’autre, comme faire le devoient et comme ceulx qui cuidoient estre celeement et priveeement, sans ce que on les veist et oÿst.
15Or dit l’istoire que en icelle chambre comme ou millieu avoit ung pillier, gros, large et espés par samblant, lequel estoit si ingenieusement fait et proprement qu’il estoit tant creux et vuide, sy que par desoubz icelle chambre ung homme pouoit leans entrer et soy contenir, s’il vouloit en maniere qu’il eust tout veu par leans et ouy tout ce que l’en eust dit et devisé. Et se le roy Huguon lui avoit envoié ou non, n’en dit rien l’istoire. Ains parle de Charlemaine, qui premier s’estoit couchié quant son heure fut venue, et les autres consequanment, qui mie ne peurent tous prendre repos. Ne dit point l’istoire a quoy il tint et ne parle sinon de Olivier, qui a la [190r] belle Jaqueline pensoit incessamment voire, et de plus en plus pour la cause que cy devant avez oÿe. Il se tournoit et retournoit en son ht de costé et d’autre, escoutant les autres, qui ja commençoient les aucuns a sommeillier, les autres a ronfler. Et sy en avoit qui devisoient de pluiseurs choses, cui-dans estre priveement, sans ce que personnne les peust oïr. Olivier ne dormoit mie adont, ains pensoit a la belle, sans nesung mot sonner et comme cellui qui joieux estoit en sa pensee et qui mie n’eust autrement voulu, se deduisoit plaisanment a par soy, acolant son oreillier et le baisant moult souvent pour l’amour de celle qui a dormir le faisoit laissier. Et tant longuement fut en tel point que chascun se teust, par force de sommeil les ungs et les autres par fin ennuy.
16Charlemaine de France, estant premier couchié, que nul des autres ne pouoit dormir, pour ce que trop s’estoient tost couchiés les barons, sy apella Rolant et Olivier lors et leur demanda se ja avoient voulenté de dormir. Olivier, qui voulenté n’en avoit, respondi lors que non et que dormir ne pouroit si tost. « Et vous, beaus nieps Rolant, fait lors l’empereur, comment pouez vous si tost avoir sommeil ? — De sommeil n’ay je point, Sire, fait il, mais puis que nous sommes couchiés, il convient nos corps reposer quant autre chose ne savons que faire. » Il demanda a tous les autres s’ilz avoient voulenté de dormir, et ilz respondirent tous que non. Et quant chascun fut resveillié, [190v] lors leur requist que chascun endroit soy, et l’un aprés l’autre, deist quelque joieuse chose veritable ou mençongiere par maniere de gaberie pour partie de celle nuit plus joieusement passer. Sy lui demanda Rolant s’il gaberoit le premier. « Non certes, sire nieps, fait il, ains commencheray, car par raison doy avoir la premiere audience. » Chascun se teust lors pour l’empereur escouter, qui dist : « Nous venons du Saint Sepulcre, beaux seigneurs, fait il, et sommes chiés le roy Huguon hostelez, lequel est tant puissant et riche que homme ne sauroit prisier sa ricesse. Mais tant ose je bien dire qu’il n’y a a sa court homme, chevalier ou autre, que, s’il avoit deux haulbers vestus l’un sur l’autre et sur son chief eust affu[b]lez deulz heaulmes fins et les mieulx trempez du monde, si le pourfenderoie je tout parmy dés le chief en aval jusques en l’eschine et feroie mon espee entrer ung pié en terre, si qu’il convendroit.iiii. hommes a la retirer dehors. » Sy se prirent a rire les chevaliers de la parole que Charlemaine avoit devisee. Mais l’espie, qui dedens le pillier estoit embuschié, n’en eust aucun talant, ains se prist a saingnier de la merveille que Charlemaine avoit devisee. Et quant Charlemaine eust ainsi gabé, il commanda a Rolant qu’il gabast et que mie ne faillist. Sy lui respondi Rolant que si ferait il volentiers.
17Rolant parla adont, qui ung petit pensa a [191r] mieux mentir qu’il pouroit demain au matin. « Beaux seigneurs, fait il, [je] prendray mon olifant, le quel je concquis jadis et n’a mie granment sur le roy Heaulmont, et le metray a ma bouche. Si le sonneray de si grant force que du vent qui en istra feray toute la cité enlever et porter hors de son lieu, et n’y demoura piere sur autre. Et tant dy je que se Huguon, qui ceans nous a hostelez, en sonne ung tout seul mot, lors ly bruleray je son palais et tout son païs par force de feu que je feray saillir de Falaine de mon corps. » Et quant les barons l’entendirent, chascun fut moult joieux et dirent l’un a l’autre que Rolant estoit bon ouvrier de gaber, mais l’espie, qui ou piller estoit, fut moult esmerveillié et dist a par soy que de plus diverse gent n’avoit oncques ouy parler. Adont dit Charlemaine a Olivier que aprés Rolant lui estoit audience donnee et que c’estoit raison qu’il parlast. Sy ne lui convint mie enseignier ce qu’il devoit dire, ains mercia l’empereur, disant : « Gaber ne vueil je mie, Sire, fait il, tant qu’a present, mais vueil verité dire a mon pooir. Et tant sachiés, et de ce me vante je, que se Huguon, qui tant est riche, puissant et noble, me veult au soir sa fille, que j’ay ouy nommer Jaqueline, delivrer a mon couchier et habandonner a mon plaisir faire, je me maintenray si amoureusement en sa compagnie que.xv. fois sans dormir lui feray le jeu dont amant et amie s’esbatent [191v] en prenant plaisance l’un avecq l’autre. » Sy s’en risirent assez les barons, mais l’espie non, ains le maudist en son courage bassement, disant a par soy que de telz hostes se puet bien le roy Huguon estre passé, qui si grant deshonneur lui vouldroient comme de ses hommes coper par my, de sa cité fouldroyer et de sa fille, que tant aimoit, despuceller.
18L’espie se rapaisa au fort, et Charles commanda a Ogier qu’il s’aquitast. « Or m’escoutez doncques, beaux signeurs, fait il, et regardez ce gros pillier seant en my ceste chambre, lequel soustient le fais de toute ceste grant sale. Demain a mon lever le me verrez embrachier et de si grant force tirer a moy que tout feray cheoir et trebuchier ce qu’il soustient, et a mes poings l’esmieray et mettray en poudre, si que jamais machon ne charpentier n’en aura aisance. » Et a ces mos commencerent a rire tous ensamble, mais cellui qui en cellui piller estoit fut tant effrayé qu’il ne sceut que faire de soy partir de la dedens et jura Dieu que ja ne seront si tost endormis qu’il s’en partira et fera deslogier le roy Huguon pour doubte de la mort. Aprés Ogier commanda Charles a Bertran le fil Naymon qu’il gabast, et il se vanta adont que quant le duc Ogier auroit le piller abatu et qu’il verrait fondre le palais, il recueillerait toute[s] les pieres l’une aprés l’autre, affin que nul d’entre eulx ne feust blecié et les jetterait l’une ça l’autre la si loings que jamais homme ne les assambleroit. Sy [192r] fut l’espie si dolant que merveilles et bien dit a par soy que ja si tost ne seront endormis qu’il se partira de cellui lieu, et plus tost et ja tout maintenant s’en alast s’il cuidast que nul ne le peust ouïr.
19Ainsi s’esbaty Bertran le fieulx au duc Naymon au mieulx gaber. Sy parla lors Charlemaine a Aymery de Beaulande, qui prés estoit de Bertran, et lui commanda a gaber, et il lui respondi que volentiers le feroit. Sy mist chascun paine de l’escouter. « Ne avez vous veu, fait il, beaux signeurs, une grant piere enmy la court de ceans ? Je croy que.xv. chevaux ne la bougeraient mie du lieu ou quel elle siet. Je me ose faire fort demain, si tost comme je seray descouchié, de la lever a une de mes mains et la getray par si fiere vertu contre ce palais que j’en abatray.xxx. toises du mains, et telle voye y feray que.x. charios y pouront passer tous d’un front. » Sy fu l’espie plus espanté que paravant et dit a soy mesmes qu’il aimast mieulx que la ne se feust ja mucié. Sy commencerent les barons a rire et dire que il estoit bon ouvrier de mentir. Et quant Guennes ouy que chascun endroit soy s’aquita ainsi de gaber, il dit a l’empereur qu’il convenoit qu’il gabast. « Or tost doncques, sire Guennes, puis que desir en avez. Je croy que aussi bien vous acquiterez comme les autres. — Cela feray je, Sire, fait il, j’ay ci ouÿ le filz Naymon, le quel se vante demain au matin d’abatre.xxx. toises des murs de cest palais. Ce n’est mie chose trop forte a faire a lui qui [192v] n’est c’un enfant. Mais moy qui ja sui vieulx et aagié deux telz tans comme lui et plus assez, seray demain plus matin levé que lui et auray deux fins haubers vestus et le heaulme en mon chief. Sy sauldray piés joins de ceans voire par dessus la plus haulte muraille qui y soit, et confonderay la maison de la cité si qu’il n’y demoura riens entier que mon corps la ou je me arestray. » Adont se seigna l’espie et tant fut dolant que merveilles d’ainsy ouïr cellui parler.
20Apres Guennes s’avança de parler le duc Naymon et par l’ottroy des barons et du commandement de l’empereur se vanta par maniere de gabois que demain en plain disner s’en iroit en sale devant tous les barons de Constantinoble et donroit au roy Huguon de son poing ung si grant horion sur son chief que la teste lui mettroit entre ses jambes en bas8 comme une chose contrefaitte. Sy s’en risirent assez les princes, mais l’espie non, ains maudist a son cuer qui leans les avoit adreciés pour logier. Et aprés ce commanda Charles a Turpin de Rains qu’il gabast, puis que son tour estoit venu. « Volentiers, certes, fait il, puis que faire le me convient. Vous savez que a l’entree de ceste cité et a l’issue samblablement a une riviere qui queurt, comme chascun le puet veoir, et n’est homme qui son cours peust empechier. Je feray demain au matin par ma sience ceste riviere desriver et croistre a si grant habondance qu’elle rendra eaue tant et [193r] si longuement qu’il n’y aura hostel quel qu’il soit en toute la ville qu’il n’en soit plain et mesmement tout le bas de cest palais, si que chascun sera en pril de noier qui ne sera monté assez hault. » Et a ces parolles menerent grant feste les nobles chevaliers et bien dirent que en Turpin avoit grant habilité. Le varlet mesmes dist a soy qu’il ne deslogeroit ja du pilier et qu’il monteroit ou plus hault pour doubte d’estre noyé par l’arcevesque qui ainsy avoit gabé.
21Aprés Turpin de Rains commanda Charles a Berart de Mondidier, filz du duc Thiery d’Ardanne, qu’il gabast, et il lui respondi que voulentiers s’aquitteroit selon ce qu’il avoit ouy les autres deviser. « Vous savez, beaux signeurs, fait il, que roy Hugues est grant signeur et que en sa baillie il pouroit finer et devroit tout ce qui a souhait donné seroit appertenant. Baille moy demain le roy, qui de ceste terre a le gouvernement et qui tant a riche voiture et bien atellee, trois chevaux des plus grans, des plus beaux et plus puissans qu’il poura finer en son demaine et soient mis et tenus l’un emprés l’autre le plus coyement qu’on les poura tenir. Puis me face armer de trois haulbers d’achier l’un par dessus l’autre. Et je me vante de saillir par dessus les deux et moy asseoir sur le tiers de si grant force et par telle vertu que il n’y aura os sur le destrier qui tout ne soit froissié et esmié en menue pouldre. » Sy n’y [193v] eust lors chevalier qui ne deist qu’en Berart avoit gentil chevalier, mais l’espie non, car trop le haÿ pour cellui mot et bien dit que Huguon n’avoit que besongner ne que faire de telz hostes et que de mauvaise heure les avoit leans herbegiez.
22Richart le duc de Normendie, veant que son tour approchoit pour respondre comme l’un et chascun des autres, demanda au dit Charlemaine s’il gaberoit, et il lui respondi que ouy. Et ad ce que chascun puisse entendre que c’est a dire gaber, dist l’istorien deux vers rimez nommé[s] comme notables :
Entendre que c’est de gaber
Vault autant comme de flaber.
23Flaber veritablement n’est sinon dire mençonges et reciter choses non advenues comment qu’elles soient par les disans affermees. Et ne si occupe l’en au mains ne sy doit on occuper sinon pour passer temps joieusement et pour eschemer autres merancolies et tant de menues pensees que les espris s’en travaillent moult souvent. Le duc Richart dit lors : « Or m’escoutez, fait il, beaulx signeurs. Chascun de vous a tant dit que je m’en esbahy synon par apoint nous sommes en forte cité et chiés ung roy herbergiés si riche qu’il n’est rien de quoy il ne puisse faire a son commandement. Prengne demain au matin ou quant il lui plaira.vi. hommes des plus gros et massis de son regne, les fache tous armer a sa plaisance, puis face une grant cuve appareillier et emplir de plomb ou d’autre [194r] mestail tout fondu, si qu’il soit chault et boullant et que l’en me charge les.vi. hommes sur moy. Je me vante d’entrer et saillir atout ma charge dedens la cuve et en ressaillir sain et sauf par ma legiereté, si que mon corps n’en vauldra ja pis d’un seul denier, et seront ceulx que je porteray ars et eschaudez, et tout leur harnois cuit et mol comme une trippe qui aura ung jour entier boully au feu. » Sy fut lors chascun tant esjouÿ que merveilles et l’espie du pillier plus esperdu que paravant, et dit que l’un d’eux seulement est assez pour le roy Huguon mettre a perdicion.
24Quant assez eust Charlemaine ris et menee joie, lors fut commandé au duc Guarin de Monglenne qu’il gabast. Et il respondi que comme l’un et chascun des autres se vouloit il bien acquitter. « Demain au matin, fait il, beaux signeurs, ay je intention de monter en cestui palais, et quant je y seray, lors arrracheray je toutes les pieres qui font la maçonnerie, voire l’une aprés l’autre, et les gettray par si fiere vertu l’une cha l’autre la que d’icy a une lieue a l’entour de la cité ne demoura connin ne lievre ne autre sauvage beste qui ne soit par chascunne piere morte ou mehaigniee. Et s’il y a homme ne autre creature enmy les champs qui de mort ou de mehaing ne soit asseuré. » Sy s’en courouça assez l’espie et dit que le roy Huguon n’estoit mie bien eureux d’avoir telle gent herbegiez en son hostel.
25[194v] Or fut l’empereur moult joieux d’ainsi ouïr ses princes rire et passer temps. Et plus ne resta sinon Berangier le conte a gaber. Charles lui commanda qu’il gabast affin que chascun entrast en repos, car ja avoient longuement devisé, et non pour tant avoit l’espie aucunne volenté de reposer, ains escoutoit de tout son pooir et avoit si grant paour que l’un d’eulx ne moustrast sa science dés icelle heure que pour nulle rien ne se feust asseuré. « Or m’entendez, beaux signeurs, fait il, et vous pourez ouïr des merveilles du monde. Chascun de vous a parlé a son plaisir, et aussi bien puisse deviser au mien. Le roy Hugues est grant signeur comme chascun scet. Mais prengne demain a telle heure que bon lui samblera.vi. espees des milleurs, des plus fines et mieulx choisies de sa cité, face les planter debout en terre, les pointes contremont droittes et bien estocquees au mieulx qu’il poura. Et je soie sur le plus hault donjon de ce palais ; je me fay fort de saillir dessus tout nu le ventre sur les pointes des espees de si grant force que ja n’en sera ma pel entamee, ains rebourseray les espees tellement que jamais fevre ne les saura redrechier. » Et quant Rolant entendi Berangier, qui ainsy s’aquita vaillamment, il fut moult joieux et dit a Berangier que il aimeroit mieulx avoir perdu une conté que Durendail lui fust baillie pour ce faire. Et Ogier samblablement lui [195r] respondi de Courtain. Adont fut la risee grant an la salle des nobles barons, les quelz a chief de temps en trerent en repos et furent long temps sans mot sonner, pendant le quel espie s’en issi du pillier et ne cessa oncques tant qu’il vint vers le roy Huguon, qui jamais n’eust a ce pensé, et tout ce qu’il avoit ouy lui racompta de mot a mot. Dont le roy Huguon fut tant dolant et esmerveillié que d’icelle nuit ne sceut oncques puis reposer et jura Dieu que oncques ne furent pelerins si mal arrivez comme les chevaliers françois, car tous les fera pendre sans remission.
Comment Jaqueline la fille du roy fut delivree a Olivier de Vienne pour gesir avecq lui une nuit
26Assez matin s’eleva lendemain le roy Huguon, et comme le plus dolant qu’il pouroit jamais estre, se mist a chemin droit vers la chambre en la quelle les barons avoient geü, lesquelz se levoient et appareilloient pour prendre congié du roy. Et plus ne leur souvenoit de chose que nul d’eux eust dit le soir devant dit. Le roy Huguon vint vers eulx au fort, et ilz lui firent reverence honnourable comme a cellui qui receus les avoit en son hostel. Le roy Huguon parla moult despiteusement lors, disant : « Trop estes plains d’oultrage, sire roy des François, fait il, qui atous vos pers et milleurs amis vous estes en mon dangier embatu et avez moy menassié d’occire, de mon palais abatre, de ma fille violer, de mon royaulme destruire, de ma cité [195v] despecier et les murs desemparer, de mon païs noyer et tant de choses impossibles faire que guaires ne me vient a plaisance. Sy ne sçay dont ce vous puet mouvoir sinon de si grande mauvaisetié qu’il convient necessairement que j’en prengne pugnicion. Et pour ce vous proumet je et jure par la foy que je doy a cellui que vous venez d’aourer au Saint Sepulcre que jamais de ma subgection ne partirez jusques ad ce que vous ayés moustré de quelz siences vous savez besoignier. Et se vous ou l’un de vos compagnons ne moustrez clerement ce dont vous ou il sera vanté, ne soyés adoncques asseurez que de la mort, car quant vous vouldriés maintenir que vous auriés ce fait par gaberie, je vous respons que je ne sui point cellui de qui vous doyés gaber ne parler ainsi comme chascun de vous a parlé. Ce que je say veritablement. »
27Dieux, comme fut dolant Charlemaine quant ainsi se ouy menasser ! Il estoit fier de soy quant il se oyoit contrarier et doulz a ceulx qui a lui parloient courtoisement. Et bien le moustra a icelle heure, car il regarda entour soy, puis l’un puis l’autre si felonneusement que de son regart fut Huguon tout effrayé que plus ne le pot veoir. Ainsi s’en parti, sans nesung mot sonner, disant a soy mesmes c’onques si fiere creature n’avoit mais veue qu’estoit Charlemaine [196r] le grant. Or estoit adont avecq le roy Huguon demourant ung prince de France nommé Ysembert9 de Bourdeaulx, le quel avoit par sa forfaiture esté banny de France et s’estoit mis ou retrait ou service de Huguon. Et pour ce qu’il estoit trahitre, avoit il le bon empereur Charlemaine en haÿne, et bien l’eust voulu veoir a mort livrer. Il s’adrecha au roy lors et lui demanda qu’il avoit, car tout effrayé le vist. Sy lui racompta ce qu’il avoit veu et seu sans rien celer. Adont lui dit le trahitre qu’il avoit parlé au plus oultrageux chevalier du monde et que bien congnoissoit lui Rolant son nepveu et tous ceulx qui avecq eulx estoient. Et finablement firent conclusion de tout le peuple faire assembler et esmouvoir par la cité pour les princes françois assaillir et ocire. En la court du roy Huguon avoit ung jeune damoisel françois, natif de Laon, lequel pour ung certain meffait avoit esté du pays banny, et pour sa vie sauver — ad ce aussi qu’il ne se trouvast en mortel dangier et que plus ne fust en France veu —, il s’estoit en Constantinoble retrait et estoit serviteur du roy, et jasoit ce que du païs feust banny, pensant que c’estoit par sa couppe, oyant le parlement que le roy Huguon et Ysembert de Bordeaux avoient tenu, dist a soy mesmes que trop seroit pervers et plain de mauvaistié de l’empereur et de ses pers, chevaliers et barons laissier si meschanment [196v] occire. Et conclud de fait d’en advertir les princes. Sy se parti atant du lieu ou il estoit et secretement, tandis que le peuple et la chevalerie du roy se mettoient en point pour courre seure aux François, qui jamais ne se feussent doubtez de l’aventure. L’escuier se vint getter aux piés de l’empereur au fort, et comme dolant de son ennui lui dist : « Mercy pour Dieu, fait il, sire loyal et noble empereur, je suis du païs de France natif et fus jadis dés ma jonesse banny de la cité de Laon pour ung chanoine que je meis mort par le amonnestement de folie qui en cellui temps me gouvernoit. Et pour moy garder de mort me vins cy embatre et ay par long temps servi Huguon. Et non pour tant n’ay je mis le païx dont je sui en oubly ne je ne vouldroie a bonne nature faillir, ains sui tenu de vous acointer de vostre bien comme mon droiturier et souverain signeur. » Lors lui racompta l’entreprise du roy Huguon et de ses hommes, comment et pour quoy ilz s’asambloient pour les venir mettre a mort.
28Sainte Marie, comme fut Charlemaine esperdu quant il entendi l’escuier ! Il se seigna assez en son visage et lui demanda s’il estoit voir. « Oïl, certes, Sire, fait cellui, et bien vous gardez ou pensez comment vous en yrez ou chevirez, car plus ne vous say aydier a present. » Et atant s’en parti le varlet. Et Charles demoura comme pensis [197r] enmy ses barons, regardans les ungs et les autres et pensans aux dis de l’escuier, qui ja s’en estoit departi. Et mie n’avoit besoing de plus longuement sejourner, car ja estoient bien.xvi. mil assamblez a haces et a bastons ferrez comme gent de commune, en qui n’a gaires d’aide ne de confort, ne ilz ne savoient qu’on leur vouloit ne qui avoit droit ou tort ne quelles gens estoient les François. Et quant ilz furent aprestez, lors leur escria le roy Huguon que chascun meist paine d’assaillir et ocire ceulx qui son palais et sa cité devoient a ce matin confondre et abatre. Sy en y eust lors destourdis, folz et malmeus, qui se hasterent du palais aprochier, mais ce fut a leur confusion, car Rolant, Olivier, Ogier, Aymery et Bertrant, qui en fleur de jonesse estoient, mirent mains aux espees, et sans barguignier vindrent contre eux si asprement que tout versoient devant eulx et mettoient a mort sans mille mercy. Sy convint l’empereur, Naymon, Guennes, Turpin, Berangier, Guarin, le vieulx Berart de Mondidier et Richart de Normendie mettre en besongne comme les autres et, comme l’istoire dit, en firent mourir plus de deux milliers, sy que le sang couloit a si grant habondance que tous en furent, les bourgois en especial, esmerveilliés, car, comme dit est, nul d’eux ne congnoissoit les barons ne il ne savoient a quel pourpos on les assailloit ainsy fierement, mais bien veoient la deffense qu’ilz faisoient et [197v] l’occision dont le sang couloit a missel par les degrez du palais.
29En l’assamblee, ou chascun pensoit de soy, avoit ung bourgois entre les autres, lequel, veant le maintieng des.xiii. barons et le sang des citoyens et des laboureux ainsi espandre inhumainement, se traÿ vers le roy Huguon, qui tousjours avançoit ses hommes a son pooir et les envoyoit a leur fin, car a l’entrer en la sale estoient affolez et occis. Sy parla hautement, disant : « Trop vois grande folie encommencee, Sire, fait il, qui ainsy faittes vos hommes detranchier a l’entrer de ce palais, et trop me samble grant pitié du peuple que vous perdez par.xiii. hommes seulement, qui.xx. mille en occiroient avant qu’on eust l’entree conquise, laquelle ilz gardent si vaillanment comme s’ilz avoient bonne cause d’eux deffendre, ce qu’ilz ont voirement par avanture. Et pour ce que nous les assaillons a tort, comme il puet estre, nous emprent il mal, et se ilz se deffendent a bon droit, aussy leur est Dieu et le bon droit qu’ilz ont en ayde. Sy conseille de ma partie que nous façons vos gens retraire et que nous parlons a eulx pour savoir la cause de cestui debat, car chascun doit doubter la mort en droit foy. » Et quant cellui bourgois eust son parler feny, lors fut sa parolle portee et soustenue, tant qu’il10 convint le roy Huguon faire l’assault cesser.
30[198r] Moult furent joieux les françois chevaliers quant ilz veirent l’assault faillir, car tous estoient lassez du ferir sur leurs ennemis. Adont s’aproucha Huguon et leur dit moult despiteusement : « Trop fustes plains d’oultrages, sire Charlon, fait il, quant de moy qui vous avoye si honnourablement et courtoisement receus en mon palais et logiés chascun endroit soy, et vous et vos hommes ont moy et les miens moquiés et menassiés de mort et de villenie faire. Et vous mesmes vanté[s] de mon palais abatre et ma cité confondre, qui n’est mie cose a laissier sans en avoir vengement et amende, telle que mon conseil regardera. » Et atant respondi l’empereur : « De ce ne vous doit desplaire, sires rois, fait il, car en bonne foy ce ne feismes nous oncques synon par gabois et pour temps laissier passer sans ennuy, selon la coustume et maniere de France. Si n’y chiet aucunne admende a bon entendement, jasoit ce touteffois que nous soions aprestez pour vostre soupçonneux courage appaisier de faire amende raisonnable et nous departir d’avecques vous si aimablement que riens ne puist estre en aucun temps ramené a debat. » Sy fut Huguon si dolant qu’il respondi que ja avecq lui n’aroient autre traittié sinon qu’ilz feroient les gabz desquelz ilz s’estoient vantez, et se ilz ne vouloient faire, il leur dist bien qu’il ne les asseuroit que de la mort. Et pour tout le temps qui [198v] pouoit aprés venir ne reputeroit François qui comme gabeur[s] et menteurs, se ainsy ne le faisoient. « Et bien, sire rois, dit lors Charlemaine, puis que par nous sommes ad ce faire contrains, et nous le ferons presens vous, avant que a mourir soyons condampnez. Mais gart chascun qui mieulx se aymera et mette paine de soy mettre a salvacion s’il ne veult sa vie exposer a martire. »
31Ces parolles disoit de rechief le noble empereur devant Huguon comme soustenant son fait premier et cuidant le roy Huguon esbahir, ad ce qu’il les laissast aler comme ilz estoient venus. Mais il jura Dieux que ainsy ne s’en iraient mie et qu’il verrait se c’estoit jeu, gabois ou chose enfantosmee. Et lors leur assigna jour et terme a l’endemain et bien leur dist que chascun fust prest pour faire et entretenir la promesse que Charlemaine lui avoit faitte. Ils s’en retourna au fort et laissa gardes propres et certaines, affin que les François ne s’en alassent. Les quelz furent tous esbahis du serment que Huguon avoit fait et non sans cause, car c’estoit cose si forte a faire11 que nul d’eulx n’en eust mie ung eschevé synon Olivier, qui avoit voué par gabois de Jaqueline la pucelle faire son plaisir charnellement.xiiii. [sic] fois pour la nuit. Et quant Charlemaine se trouva avecq ses.xii. pers, il fust, comme vous pouez savoir, plus [199r] esbahis c’on ne pouroit mie dire et ne se sceut ou comment ne a qui conforter sinon a Rolant et Olivier son compagnon, lequel respondi plainement : « Mourir convient, Sire, fait il, nous ne savons quant ne de quelle heure la mort nous fut destinee. Je voy chascun de vous esbahy, mais se croire me voulez, nous respitrons nos vies par ce que je vous diray. Vray est que nous gabasmes avant hier soir sans mal penser, comme je croy, synon cellui que je voudroie qu’il me fust advenu, quoy que aprés ce me survenist, car la mort ne me sambleroit aspre ne dure aprés si grant joieuseté et douceur comme souhait m’aurait presenté. Je deis — et ce ne puis je bonnement oublier, car trop de fois y ay pensé depuis — que se le roy Huguon me vouloit Jaqueline sa fille delivrer a mon couchier, je lui feroie ce que amy doit faire amoureusement a amie. Sy me ose bien de ce vanter a l’aide de amours, qui aux amans fait maintes choses entreprendre. Et ou cas que.xiiii. [sic] fois ne lui fais, je habandonne mon corps au roy Huguon pour justicier ainsy qu’il lui plaira. »
32La parolle du chevalier Obvier finee, s’en parti l’empereur, disant que en trop grant pril de mort estoient, se Dieu par sa pité ne les conseilloit. Il s’en entra en une chappelle lors, en la quelle il commencha sa priere a Nostre Signeur, en lui suppliant d’umble courage que comme ce ne [199v] feust que par gabois, tout ce qui entre eulx fut dit du roy et de ses hommes, il ne voulsist leur mort ou destruction consentir, mais conseillier, conforter et aidier par sa debonnaireté a leurs corps sauver et sainement getter du dangier mortel ou il estoient. Sy voulu Nostre Signeur que, en ceste priere faisant, Charlemaine s’endormist. Et lors, comme racompte l’istoire, lui fut advis que une vois lui fist savoir que Dieux avoit ouÿe sa priere et que Olivier s’acquiteroit assez envers le roy et des autres de son hostel, pour lesquelz Dieux vouloit moustrer ses vertus pour les garandir des mains du roy Huguon et de la fureur de ses conseilliers. Sy fut Charlemaine si joieux que merveilles, car tout estoit reconforté du songe qu’il avoit eu en congnoissance. Il se leva lors et vint vers ses hommes, qui tous pensifs estoient, excepté Olivier, qui ne demandoit sinon la fille du roy Huguon et le soir pour estre mis et couchiés avecq elle. Charles appella Huguon lors et lui dit que chascun d’eulx estoit apresté de mettre leur fait et dit a execucion. Sy fut Huguon plus esbahy que par avant et demanda le quel se vantoit de commenchier premier. Olivier, qui d’autre cose n’avoit desir, respondi premiers et dist : « Ne cuidiés que je mie gabe, Sire, fait il, j’ay dit que se je tenoie Jaqueline la damoiselle en ung lit avecq moy couchiee par ainsy qu’elle vaulsist souffrir, car autrement ne lui feroie je desplaisir, j’acompliroie ma charnelle voulenté avecq elle en une nuit jusques [200r] a.xiiii. [sic] fois. Et a ce que ne pensez que de ce me vueille aucunnement repentir, faites elle et moy mettre en ceste nuit ensamble, et se.xiiii. [sic] fois ne me acquitte envers elle, je vueil que mon corps soit a telle mort obligié comme vous le vouldrez compdampner. »
33Sainte Marie, comme fut dolant roy Huguon quant il ouy Olivier qui ainsi hardiement se vanta de sa belle fille despuceller ! Il le regarda par si fier maltalent que merveilles, pensant a soy mesmes que trop estoit le chevalier oultrageux. Sy fut longuement sans mot respondre, tant estoit argué en son courage. Et adont respondi le roy Huguon que ja de ce faire ne s’entre-mettroit et que la requeste n’estoit mie raisonnable. « Vous dittes voir, certes, Sires, ce respondi Charlemaine, ce ne fut que esbatement ce qui fut par nous dit et gabé. Et par esbatement le devez joieusement prendre, s’il vous plaist, et congié nous devez donner, sans ce que nul d’entre nous feust en paine de son gab acomplir et ramener a fait ce qui a par jeu esté dit. — Non feray, certes, dit le roy Huguon, ains aymeroie mieux avoir ma fille mise a habandon et la moitié de mon tresor perdu qu’ainsi vous en allissiez gabant de moy. Mais faites ung des autres de vous encomenchier premier, et quant ce chevalier sera a son tour, lors aurons nous advis d’avoir mercy des autres et vous pardonner [200v] la mesprenture que chascun de vous a faitte envers moy. » Et adonc eust la moult de paroles dittes tant d’une partie comme d’autre, et finablement se aÿra tant le roy Huguon qu’il acorda livrer sa fille. Et adont fut ung lit commandé adrecier noblement et si richement comme a fille de roy appertenoit, et finablement furent couchié celle nuit ensamble, qui fut cose moult mervilleuse a faire et acorder, mais a croire plus. Si le tesmongne l’istoire, la quelle je ne puis mie desdire, car elle dit que en celle nuit se contint et porta avecq elle le conte Olivier si amoureusement que.xii. fois s’aquita naturellement envers elle et non plus, car le jour aprochoit, et nature, qui le repos du corps desiroit, lui failly au besoing, si qu’il le convint rendre aux armes et mercy prier a la damoiselle, laquelle fut cause de sa salvacion, comme l’istoire le recordera.
34Dieux, comme furent en grant consolacion Olivier et Jaqueline la fille au roy Huguon ! L’un acola l’autre par grant amytié quant.xii. fois se furent ensamble esbatus, mais tant y eust qu’ilz s’endormirent bras a bras si doulcement que le jour parut grant et cler sur eulx, si que Olivier, qui premier s’esveilla, fut plus dolant que ne pouroit recorder l’istoire, et non sans cause, car sa vie y pendoit, comme tout asseuré en estoit. Il baisa la damoiselle lors moult courtoisement, et elle s’esveilla et regarda Obvier, [201r] qui tant lui sambla bel, doulz et plaisant damoisel que plus l’ayma qu’elle n’avoit oncques aymé homme, mais d’itant fut dolante que elle la perceut larmoyer. Adont lui atendry le cuer et lui demanda qu’il avoit a larmoyer. « Helas, damoiselle, fait il, ne savez vous que j’ay bonne cause de larmoyer quant moy mesmes me sui obligié au dangier de mort dont je ne me puis garandir, ne homme vivant ne m’y puet aidier, non fait autre creature du monde sinon vous, envers qui j’ay tant mespris et si grandement offensé que mercy ne vous oseroie requerir ; non certes, ne mercy ne devriés avoir de moy quant je n’ay tenu mon convenant envers vous par especial, dont mon corps sera par le roy vostre pere jugié a mort. Et sy ay tant failly envers mon signeur Charlemaigne et les nobles pers et barons de France que tous sont tailliés d’avoir la plus mauvaise compagnie du monde. Sy puis bien estre, parce souvenant d’un sage, qui dit notablement en deux vers :
On doibt bien haÿr le soulas
Dont on dit en la fin helas.
35Helas, or voy je le jour, qui ja nous a si fort surpris que jamais a mon entreprise parchever ne pouroie a venir mal de l’eure, dont si tost ajourna, et de la nuit, qui si peu a eu de duree qu’il ne m’est mie advis que j’aye une seulle heure esté avecq vous. » Et quant la damoiselle entendi le conte Olivier, [201v] qui si piteusement se lamentoit, elle lui demanda lors qui il estoit, car mie n’avoit mis en oubli ce que racompté lui avoit de Charlemaine et des pers de France. Et il lui racompta en brief son estat et le lieu dont il estoit issus. Si fut la damoiselle tant contente que merveilles, et en le baisant lui dit : « De mort ne vous doubtez, Obvier, beaux amis, fait elle, car de ce vous cuide je bien garandir, se Dieux plaist. — Et comment, damoiselle, fait il, me pouez vous sauver la vie ? Je me tendroie vostre a tousjours mais et vostre servant et loyal chevalier seroie, se vous ainsy le faisiés comme vous dittes. — Voirement le feray je, sire Olivier, fait elle, se vous me voulez faire promesse que jamais pour autre dame ne damoiselle ne changerez mon corps, ains me recepvrez et prendrez pour femme. Sy ne pourez vostre renon en aucunne maniere abaissier ne empirer mesmement que vous congnoissiés le lieu dont je sui et que mon corps avez essayé et trouvé vierge qui oncques mais n’avoit empirié par homme vivant sinon par vous, et du consentement du roy Huguon mon pere, au quel, comme vous savez, il m’a convenu obeïr. Je lui diray finablement que vous serez vers moy aquitez en telle maniere que par raison vous devrez estre vers lui quite pareillement. Et tesmoigneray a vostre avantage sy amplement que s’il ne nous fait tort, il vous devra quitter franchement et donner congiet. Mais il ne convendra mie que vous me failliés de promesse. »
36Sainte Marie, comme fut joieux Olivier, quant il ouÿ ainsi parler la damoiselle ! Il lui promist [202r] lors et convenança que jamais n’auroit femme a mariage sinon elle voire premierement. Et atant furent les huis deffermez de par le roy, qui desiroit savoir comment Olivier s’estoit maintenu avecq sa fille, et dit l’istoire que jamais n’eust pensé que Olivier lui eust osé requerir pour doubte de mort. Il appella la damoiselle au fort et lui demanda comment Olivier le chevalier s’estoit avecq elle maintenu. Jaqueline, qui fut courtoise et qui ung peu avoit la face apallie et hors de sa couleur pour le debat et travail de la nuit qu’elle n’avoit oncques mais a costume, regarda son pere lors comme honteuse et lui dit : « Certes, Sire, fait elle, je ne croy mie que oncques prince, roy ne autre signeur s’avisast d’une telle chose faire que vous estes advisé qui m’avez habandonnee a ce chevalier pour faire de moy ses plaisirs et m’avez commandé que je obeïsse a ses voulountez. Sachiés que ainsy ay je fait, ne je ne lui ay reffusé sinon le surplus que je n’ay peu souffrir. Il ne m’a point requise, il ne m’a oncques priee, il ne m’a point fait de force, mais comme une chose qui estoit a son bandon a fait de mon corps tant que huy ne me laissa reposer, et plus eust fait, mais je ne l’ay mie voulu endurer, car il m’a esté advis qu’il eust plus fait qu’il ne s’estoit obligié de faire. » Et quant le roy entendi sa fille, qui verité lui disoit comme il cuidoit, la couleur lui commencha adont a muer, les yeulx lui roullierent [202v] ou chief, les grenons se prirent a baler et sa bouche de fin dueil a escumer, sy que chascun, qui la fut present, cuida visiblement qu’il deust illec forcener, dont Olivier eust si grant paour que il ne cuida en sa vie mieux mourir. Et estoit comme de tout confort eslongnié, et sy estoit la damoiselle Jacqueline, quant Charlemaine se drecha en estant et dist : « Que te samble de cestui gab, roy Hugues, fait il, est il mie assouvy par la maniere et par le traittié qui entre toy et nous avoit esté compromis ? Je m’en raporte a la damoiselle, laquelle en a tant deposé qu’il doit assez souffire et valoir pour nostre delivrance. Et se plus largement en veulz encores, sommes nous cy pour faire des essais, ad ce que tu ne cuides que ce soit moquerie. »
37A ceste parolle retint a soy le roy Huguon et respondi que voirement ne s’en yroient eulx mie ainsy, puis que jusques la estoient venus. « Vecy, fait il, Aymery, qui n’est qu’un jenne damoisel et si plain d’oultrage qu’il se vanta hier que il lievroit une piere la quelle est enmy la court de cest palais que.xxx. chevaux atelez queue a queue ne saveroient mie bougier de terre et la gettroit a une des ses mains contre les murs de mon palais si rudement que il en abatroit une grant partie. Sy vueil veoir se c’est par fantosme, [203r] de par le diable ou comment. — Mon Dieu, Sire, ce respondi Aymery, voirement l’ay je dit par gabois. Et au fort, se vous me constraingniés a le faire, ainsi bien m’en puet Dieux aidier, s’il lui plaist, qu’il a fait a mon cousin Olivier de vostre fille. » Sy se aÿra Huguon pour ce mot et jura que jamais ne se deporteroit qu’il ne le feist ou faillist, mais bien lui segnefia sa mort, se en son cas avoit faulte. Aymery, qui en Dieu avoit fiance et que Charlemaine avoit asseuré par la voix ou vision qui lui estoit survenue, se seigna lors et mist a chemin, vint a la piere, y toucha de la main et, par le vouloir de Nostre Signeur, la leva et la getta contre le palais si que il en abaty plus de.xv. toises de mur veans Huguon, ceux de la cité, Charlemaine et ses pers, les quelz en especial louerent la vertu et puissance de Nostre Signeur. Et adoncques regarda Charlemaine le roy Huguon et lui demanda s’il en vouloit plus, disant que chascun estoit apresté pour mettre son gab a execution par la maniere qu’ilz avoient dit lors que l’espie les acusa.
38Huguon le roy de Constantinoble, veant sa fille violee et comme perdue, ce lui sambla, regardant sa muraille, qui estoit rompue par le get qu’avoit fait Aymery de Beaulande, oyant l’empereur, qui se vantoit du surplus eschever, considerant [203v] que trop pouroit estre dommagié et perdant avecq la honte qu’il avoit pour sa fille, qui estoit en voye de deshonneur, sentant a soy mesmes que en aucun temps lui pouroit ceste chose tourner a grant dommage et mesmement qu’en tout l’universel monde n’avoit prince ne roy plus doubté, craint ne obeÿ que Charlemaine, se humilia lors et dist a Charlemaine : « Laissiés ester, sire empereur, fait il, car plus n’en vueil, et assez puet souffire tant qu’a present je apperçoy maintenant ma folie et congnois que je ne sui mie homme pour vous tempter. Sy me repens de tant que de par moy a esté fait contre vous, et pour amande met mon corps, mes hommes, mon pays et tout quanques j’ay en vostre obeïssance a faire vostre bon plaisir. » Sy le releva Charlemaine et le baisa par bonne amour, dont chascun fist si joieuse chiere que merveilles. Et pour tant fust une feste criee et commencee, la quelle dura.viii. jours entiers, au bout des quelz Charles se voulut partir. Et finablement prist congié de lui et des barons. Sy firent Rolant, Olivier, Turpin, Ogier et tous les autres nobles princes de France, mais quant le conte Olivier monta ou cheval, vous devez savoir que ce ne fut mie sans estre bien regardé, et par especial de Jaqueline la damoiselle. Elle se mist en voye lors et vint au cheval d’Olivier qu’elle saisi par le frain, disant [204r] a Olivier : « Est ce12 la maniere, sire chevalier, fait elle, d’ainsi partir sans congié prendre ? Au mains ne peussiés vous le dire adieu a celle qui la vie vous sauva, que perdue aviés sans remede lors que ne peustes ou eustes loisir de parfaire ce que au roy mon pere aviés convenancié ! Vous emportez mon pucellage, et de vous ne sauroie je rien moustrer tant que a present. Mais se Dieux plaist, j’en tendray tant que jamais ne vous pouray oublier, car mon ventre est ensaint de vostre fait, et y a fruit que Dieux vueille amener a sauveté. » Sy commencha la damoiselle a souspirer lors parfondement en la presence de l’empereur et de Rolant, lesquelz s’en apperceurent. Et adont se hontoya Olivier et regarda la damoiselle, qui tant belle estoit que nulle plus, et lui dist moult gracieusement : « Pardonnez moy, belle, fait il, car long a esté nostre voyage, et, a la verité, moult nous puet tarder que soyons en France retournez. Sy ne vous amoie je ne je ne vouldroie avoir mise en oubly pour souvenance ou memoire de nulle autre qui vive ! Et sachiés que a vous n’osoie je parler ne aucun samblant demoustrer pour doubte de vostre pere Huguon, qui par avanture ne se apperceust des amours qui sont entre nous deux, ad ce qu’il ne nous eust plus donné d’empeschement qu’il n’a fait, car, comme dit ung sage en proverbe notable :
[204v] Qui ne se puet d’un mauvais pas garder,
Au mains s’en doit mettre hors sans tarder.
39Sy ne soyés en sousy de proumesse que je vous aye faitte, car je vous jure et promet de rechief que ja ne vous faudray de ma vie, ains retourneray vers vostre pere, le quel s’avisera, s’il est sage, et vous acordera a moy par mariage. Puis vous espouseray a la guise du païs de Grece ou vous meneray en France, ainsi que mieulx lui plaira. Et au regart du fruit qui est entour vous, faites en penser ainsi que vous verrez estre pertinent, car dés iceste heure le tiens je pour mien, puis que de mon corps est issu. » Il la baisa atant, et elle lui, qui doucement lui commanda a Dieu. Et ainsy fut Charlemaine hors des dangiers du roy Huguon.
Notes de bas de page
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