L’Histoire de Girart de Vienne
p. 53-164
Texte intégral
[54r] Cy commenche a parler de Gerart, le iiii.me filz du duc Garin de Monglenne
1Ung jour estant Gerart a Paris avecq l’empereur vindrent nouvelles par seur et certain messagier comment Renier avoit fait morir Sorbrin et comment, a la grace de Dieu et au maintieng qu’il eust, il conquist Gennes et la damoiselle Olive, qui ja avoit eu, comme on disoit, une belle fille de son frere Regnier, dont il fut moult joieux, et si fut l’empereur veritablement. Et aprés ces nouvelles en survint d’autres, dont tout le lignage du duc Garin fut puis si dolant que nul ne le pouroit racompter. Et est bien vray le mot la ou on dit que grant fortune ne puet mie tousjours ou longuement durer. Sy n’est mie sage qui trop si fie.
2En Bourgoingne dominoit pour lors ung duc dont l’istoire ne dit point encores le non. Cellui duc ala en icellui temps de ceste vie en l’autre et laissa pour heriter seullement une fille, belle, jeune, gente et plaisant sur ung millier d’autres sans leur beaulté blasmer. Et pour ce que une terre telle comme Bourgongne ne pooit mie longuement demourer sans seigneur, envoya la damoiselle a Paris devers l’empereur, qui y estoit, notiffier la mort de son pere. Or avoit elle enquis et sceu par gens ungs et aultres que en l’ostel Charlemaine avoit pluiseurs [54v] damoiseaulx, jeunes chevaliers, escuiers, filz de grans signeurs, entre lesquelz avoit ung nommé Gerart de Monglenne, filz du duc Garin, qui tant renommé estoit de vaillance que nul n’aprochoit de lui en ce cas. Et bien savoit aussi par renommee qui partout court qu’il avoit trois freres, lesquelz se maintenoient si noblement et estoient en tous leurs fais maintenus que chascun avoit conquis honneur et chevance. Sy fut tellement ferue la damoiselle et atainte de l’amour de Gerart qu’elle delibera d’envoier a Paris.
3L’empereur, qui encor ne savoit la beaulté de la pucelle, considerant les services et plaisirs que Gerart lui avoit fais et les promesses aussy qu’il avoit faittes en declarant le contenu és lettres de la damoiselle, regarda Gerart et dit : « Au jour d’ui est temps, fait il, Gerart, que vous soyés satiffait et recompansé comme chascun de vos freres a esté. J’ay cy eues lettres contenans la mort du duc de Bourgongne, lequel par son decés a laissiee une damoiselle, jeune, gente, belle et rice, comme on m’a racompté. Elle se soubzmet en ma main par ses lettres avecq la terre qui a moy puet competer par faulte d’ommage et de devoir non fait. Pour ce est il que, pour tousjours entretenir droitture et avanchier ceulx qui le m’ont deservi, je vous fay duc de Bourgongne et vous octroie la fille et la terre toute. Sy vous conduiray jusques a la et vous feray la damoiselle espouser. — De par Dieu soit ce, sire, » ce dit Gerart, qui tant fist toutesvoies [55r] qu’il parla au messagier, lequel aussy estoit chargié de le veoir, et lui demanda de la beauté de la pucelle, car de ricesse ne pouoit il que trop avoir. « Par de moy, sire, celui respondi le message, qui ja estoit informé de la personne de Gerart, en la pucelle a plus grant beaulté que dire ne vous sauroie. Et tant y a que plus vous ayme que homme nul du monde pour le bien dont vous estes renommé, avecq ce aussi qu’elle scet certainement de quel lignage vous estes issus. Et par mon serment, de vous deux, se desire[r] l’osoie, seroit la couple bien sortie et grant damage, se ainsi ne se faisoit. — Au roy en est, beaux amis, fait Gerart. Il doit aler celle part se le conseil n’est mué, et la verrons l’un l’autre, se Dieux plaist. »
4Pou de jours aprés se parti Charlemaine, et tant exploita a tout son estat qu’il vint a Dijon, qui bonne ville estoit. Et quant la pucelle en ouÿ nouvelles, elle commanda aux bourgois que chascun le recheut honnorablement, comme on doit faire et recevoir son droitturier seigneur. Et elle meismes s’en pena et traveilla, mais sur toutes autres choses desiroit la veue de Gerart, pour l’amour duquel son cuer estoit nuit et jour [55v] en labour. Or estoit, comme raconte l’istoire, Charlemaine pour lors a marier. Sy racompte une aultre histoire qu’il avoit eue une femme nomme[e] Galienne de la contree des Espaignes1, et plus n’en parle a present, mais bien dit que, quant il vit la pucelle tant belle, tant plaisant, tant plaine de gracieuseté, il fut assez dolant de l’avoir a Gerart promise sans savoir que c’estoit. Il la convoita adont et bien dit et promet a soy mesmes qu’il parlera a elle avant ce que elle puisse parler a Gerart. Sy advint que le souper estoit prest et ne convenoit sinon seoir a table. Lors prist l’empereur la damoiselle par les dois veant Gerart, qui jamais n’eust pensé ce qui lui advint, et se seÿ a table et elle d’encoste lui, qui ne pensoit sinon a Gerart, qui encores ne l’avoit saluee. Gerart, estant certainement informé que la damoiselle l’aymoit et qu’en lui avoit son cuer entirement fichié, voulut faire ung essay d’amours a qui nul ne se doit jouer, pour ce que loyaulté ne lui tient mie tousjours compagnie. Et servi ce jour au disner devant l’empereur et en passant par devant la pucelle et repassant, sans ce que de lui eust ung tout seul regart, dont elle ne fut mie joyeuse, car elle avoit tousjours l’ueil sur lui quelque part qu’il tournast, tant estoit amoureusement ferue de son amour. Gerard n’en tenoit aucun compte ou faisoit le samblant. Si s’en appercevoit il assez de fois et aultre, [56r] et bien veoit qu’elle en laissoit le boire et le mengier, mais il dit qu’il lui veult faire savoir que amours peuent valoir.
Comment la damoiselle reffusa l’empereur Charlemaine pour l’amour de Gerart que tant aymoit
5Aprés souper furent les tables levees et abatues pour danser, car la avoit menestrelz propices, qui s’entremirent du mestier. Et adont s’entreprirent les gentilz hommes et menerent les damoiselles, dont la avoit a foison, qui volentiers faisoient cest office. La damoiselle de Bourgongne, qui riens n’atendoit sinon que Gerard la levast ou priast pour la faire danser, estoit assise emprés l’empereur, qui lui avoit dit au lever de table qu’il convenoit qu’il parlast a elle l’endemain aprés sa messe. Et elle, qui cuidoit que ce feust pour le mariage de Gerart et d’elle, lui respondi : « Ce soit a vostre plaisir, sire, fait elle, a vous doy je obeïr sur toute riens. » Et en ce disant apperceut la damoiselle Gerart, qui le mains faisoit samblant d’estre amoureux qu’il pooit mener une damoiselle jenne, plaisant, et gracieuse, dont elle commencha a estre dolante pour tant qu’il ne l’avoit priee.
La dame de Bourgongne, qu’amours ainsi demaine,
Voit son amy mener sa cousine germaine,
Fille d’un hault baron d’une terre lontangne.
[56v] « Qui est celle damoiselle, dit le roy
Charlemaine,
Qui avecq Gerard doulcement se pourmaine ?
— Sire, dit la pucelle, c’est une chastellaine
Du linage ma mere ; ma parente est prochaine.
Pour moy compagnier est venue ceste sepmaine.
— Bien lui siet, dit ly roys ; a danser met grant
paine.
— C’est vray, sire, fait elle, si fait cis[t] qui la
maine. »
Lors regardent les aultres, dont la salle fut plaine,
Tant en a c’on ne scet lequel mieulx se demaine.
Le roy s’en part au fort, et Gerart le remaine
Sans commander adieu a creature humaine.
Or estoit la pucelle d’elle mesmes haultaine :
Sy a dit a par soy : « Vecy bonne trudaine !
Gerart ne m’aime point, j’en sui toute certaine
Que lui ay je meffait. Pourquoy m’a il en haine ?
Loyaulment l’ay aimé, sans pensee villaine,
Autant ou mieulx qu’onques Paris n’aima Helaine !
Lasse or ay je d’amours assez petite estrine,
Sy en sui trop malade, jamais n’en seray saine.
Mais par la foy que doy la vierge souveraine,
Sa volente sauray avant qu’il soit quinsainne :
Ne l’en sauroit laver toute l’eaue de Saine ! »
6La feste faillie, comme oy avez, s’en party Charlemaine, mais ce ne fut mie sans commander adieu a la damoiselle. Si firent pluiseurs autres, a quoy elle ne pensoit mie ne il ne lui chaloit [57r] que de Gerard comme cellui a qui elle cuidoit fermement estre et octroyee. Et quant elle se vit seulle, c’est a dire qu’il n’i eust plus que son estat, elle s’en entra lors en sa chambre, se mist adens sur le pié de son lit et la commencha si fort a souspirer que merveilles. Et s’elle se complaingny a par elle d’amours et des biens que a son commandement lui envoyoit, nul ne s’en doit esbahir. Une damoiselle, qui moult l’amoit et qui assez savoit par experiment quel mal s’estoit d’amours comme celle qui par avanture l’avoit essaié, se tira prés d’elle et lui dit : « Madame, resconfortez vous, sans tel dueil demener que je voy que vous faites ores ! Et se dire me voulez ou ce mal vous tient, je vous donray espoir, conseil pour plus tost et mieulx en avoir allegement. Et ne cuidiés mie que bien n’appercoive vostre maladie, mais dont c’est a dire de par qui elle vous sourt ne say je mie. » Sy ne lui respondi riens a iceste heure la pucelle, ainchois mist paine de sa douleur au mieulx qu’elle peust celer, et endura pour ceste nuit et essaya des biens d’amours. Elle ne dormy toute la nuit et ne fist que soy tourner tant d’un costé comme d’autre, ne cessa de souspirer et de gemir en soy complaingnant et tousjours ayant Gerard en sa pensee, lequel [57v] estoit autant fera de son amour en partie comme elle estoit, mais aucun samblant n’en vouloit faire. Ne dit point l’istoire pourquoy sinon qu’il vouloit faire ung essay sur la damoiselle pour le faire amoureusement languir, dont il se repenti depuis, comme vous orrez cy aprés.
7L’endemain au matin n’oublia mie l’empereur aprés sa messe a venir veoir la pucelle, ainsy qu’il lui avoit promis. Et quant il la vist, il la prist par la main, la mena a une part ou elle cuidoit bien oïr parler de son amy Gerart, qu’elle ne pooit pour nulle riens oublier. Et lui dit entre pluiseurs autres parolles premierement ouvertes : « Louez, fait il, Dieu, damoiselle ! Je sui cy venus pour vostre corps assigner en mariage. Si serez bien logiee et richement, se en vous ne tient. Et pour abregier vous fay assavoir que ce sui je qui plus vous aime que homme nul de ce monde, et se mon corps et ma compagnie vous plaist, je sui cellui qui a femme vous prendra par ainsi que roine vous feray de toute France, empreïs de Romme et d’Almaigne, si que ou monde n’aura si haulte princesse comme vous serez. Et bien sera a mon gré ceste honneur employe[e], [58r] car tant me plaist vostre grant beaulté que sans l’amour de vous dont je sui au cuer ataint ne puis vivre ne durer. » La noble damoiselle, qui oncques ailleurs ne avoit pensé sinon a l’amour de Gerart, dont son cuer n’estoit point encor retrait, lui respondi : « Helas, monsigneur, vostre merchi ! Ja savez vous que je sui vostre serve, indigne d’avoir ung empereur si hault, si noble, si puissant comme vous estes, de qui je tiengs et doy tenir ma terre. Sy vous doy obeïssance et service comme a mon signeur souverain, dont une haulte royne seroit noblement paree et n’en abaisserait en rien vostre honneur, comme elle ferait de prendre une si simple dame que je sui. Sy vous prie, ne vous desplaise, et ne pensez plus a sy bas heu comme a moy. »
8L’empereur, oyant parler la damoiselle, considerant qu’elle avoit ailleurs mise sa pensee, se deporta pour icelle fois, prist congié courtoisement comme cellui qui ja pensoit que la damoiselle ne s’oserait accorder sans lui et que bien pouroit retourner vers elle, et s’en ala. Sy demoura la pucelle pensive, qui mouvoit l’empereur de la vouloir avoir. La damoiselle chambriere, qui le soir devant avoit a la pucelle parlé, retourna vers sa dame, qui plus eschauffee [58v] estoit par samblant que oncques mais ne l’avoit veue, et lui demanda qu’elle avoit. Sy ne se voulut plus celer la pucelle, ainçois lui dist : « Par foy, doulce amie, fait elle, riens n’y vault le celler, car je ne puis, et bien voy que assez le congnoissiés2, pour ce le vous puis bien dire. Hier soir, quant me parlastes de donner confort, en avoie grant mestier, car je sentoie du mal largement. Or m’est trop empiré depuis, si en ay milleur besoing que pour lors n’avoie. » Adoncq lui racompta la damoiselle de Bourgongne tout le fait d’elle et de Gerart, qui point ne l’aimoit, au mains par samblant, et comment pour ce ne le pouoit oublier, tant l’avoit bonne amour saisie. Puis lui racompta le meschief ou quel elle avoit toute nuit esté sans repos et de l’empereur, qui d’amour honnestement l’avoit requise voire pour estre sa compagne, royne et empereïs et comment elle pour l’amour de Gerart l’avoit refusé a seigneur. « Qu’en dittes vous, doulce amie, fait elle, ay je pas bien le cuer failly, qui ayme cellui qui me het et ne me prise ung tout seul bouton, ne il ne daigne a moy parler ne moustrer aucun samblant ? Et si s’aperçoit et puet assez appercevoir de mon fait ! Or ne say comment il puet avoir le cuer ainsy dur contre moy, qui tant l’aime et ay aimé que j’ay cellui reffusé au [59r] jour d’ui par qui je puis venir a tout honneur ! Si ne m’en say a qui complaindre ne comment m’en reconforter. — Or m’en laissiés convenir, madame, ce lui respondi celle qui autreffois avoit a tel hanap beu, je vous asseure que je parleray au damoisel qui ainsi tient vostre cuer si prisonnier et vous raporteray certainement se de s’amour estes abusee. Et selon sa parole vous conseilleray de le retraire ou de lui laissier. »
9Atant s’est la chambriere damoiselle partie et vint en l’ostel Charlemaine a heure que chascun s’esbatoit, et Gerart mesmes estoit assis devant ung chevalier qui a lui jouoit aux eschiés. Elle se tint la tant longuement que Gerart par aventure getta droit vers elle sa visee. Et lors lui signa celle du doy qu’a elle venist si que bien s’en perceut le chevalier qui contre lui jouoit. Il se leva neantmains et vint devers celle, qui lui dist : « Vers vous m’envoye, sire, fait elle, madame de Bourgougne, laquelle vous atent, car a vous parleroit voulentiers se vous en vouliés prendre le loisir. » Gerart, qui a soy mesmes pensoit le mal qui blessoit la ducesse, respondi a la damoiselle que volentiers yroit vers elle mais que premier escheveroit ce qu’il avoit encommencié. Helas, que tant cousta depuis celle response et que de fois s’en repenti Gerart depuis ! Et comme l’eure fut puis par lui maulditte de faire [59v] le reffus qu’il fist, dont le chevalier, qui a lui jouoit aux eschiés, se apperceut bien. Et ne se peust taire qu’il ne lui deist : « Gerart, a paine puet cellui gagnier qui en son cuer a deux paires de pensees ! »
10La damoiselle s’en parti a itant qui bien veist a son avis que Gerart n’estoit mie trop fort serré des liens d’amours et raporta la verité de ce que Gerart lui avoit respondu. Sy fut la dame plus arguee que par avant, mais sa damoiselle la resconforta, disant que par aventure ne demouroit il gaires que vers elle ne venist, et lors saurait elle ce que il avoit sur le cuer. « Helas, fait la dame, et s’il ne vient, quel conseil me pouez vous donner ? — Par foy, respond celle, madame, s’il ne vient, le signe est tout cler qu’il a ailleurs mise sa pensee ou que il vous veult esprouver, qui est cose trop dure pour ung cuer amoureux qui en pouroit par avanture tant souspirer que mort ou grief maladie s’en pouroit ensuïr. Sy ne le deust il mie faire a vous en especial, qui le renon avez de beaulté plus que nulle dame de France. Et se la verité vous osoie dire de lui : il est bel, riche et de noble lieu, mais tant est d’orgueil comblé et garny que la dame qui a mariage lui sera donnee aura plus a porter qu’il ne samble. Pourquoy, ma dame, je vous conseille que point ne le prenez en mariage ne a signeur, consideré ce que dit est [60r] et mesmement que vous estes requise du plus noble, plus riche, plus puissant et plus doubté que prince qui vive au jour d’ui, lequel de sa grant courtoisie vous a humblement requise et demandee par fine amour qui son cuer veult joindre avecq le vostre. Et cellui que tant aimez que tout vostre sens et la couleur de vostre face en avez ja presque perdue, lequel n’est sans aucunne comparison digne de l’autre ne deigne a vous venir parler, non mie, qui le voir en dirait, vous regarder, ainçois s’en passe et repasse par devant vous sans mot sonner, dont jamais ne devriés oïr parler mais reprendre vostre cuer, qu’en lui avez mis, et lui changier lieu et place, affin qu’il le sace et que de vous ne se puisse plus moquier. »
Comment Charlemaine eust la dame de Bourgougne a mariage parce que Gerart ne volut parler a elle a son plaisir
11En ce point demoura la ducesse, pensant puis a l’un puis a l’autre, sans savoir lequel des deulx choisyr. Or avoit elle double mal en lieu de cellui que premier soulloit avoir et pensoit a amours, qui a son advenantement l’avoit de tel present estrenee. Fin de compte l’eure se passa et longtemps oultre que Gerart deust estre venu, qui a par soy disoit qu’il avoit acommenchié mais jamais ne pensast ce que [60v] l’empereur, qui la dame lui avoit promise, pensoit. Aprés disner, que la dame eust dormy ou reposé, lequel qu’elle pooit mieulx faire, revint la damoiselle qui pour elle avoit traveillié et lui demanda de Gerart s’il estoit venu vers elle et s’elle estoit deliberee de le prendre a mary ou non. « Sy m’aïst Dieux, douce amie, ce respondi la dame, vers moy n’est il mie venu, dont il me desplaist pourtant que si longuement a mon cuer tenu en sa prison, lequel j’ay retrait a grant paine, tant y estoit parfondement bouté. Sy en pense estre vengiee en si brief terme que ce sera par aventure a sa grant desplaisance. » Or aprocha l’eure de soupper. Si la manda l’empereur, et elle vint sans plus dire comme celle qui ne l’eust osé reffuser. Et bien dit en soy mesmes que par ses bons dieux, s’il la requiert plus de son bien, elle le recepvra sans jamais en estre autrement conseillie ne elle ne pensera plus a cellui pour qui elle a esté en amoureuse cointive si longuement. Au fort elle arriva en la chambre ou en la sale, la ou l’empereur devoit souper, qui tousjours ne tenoit ou ne avoit mie a coustume de tenir court plainiere. Sy le devoit servir Gerart non pourtant, qui mie ne pensoit ad ce qui lui advint. Mais s’il savoit aucunnement la venue de la dame ou s’il la veist en passant, ne elle lui, ne le dit point l’istoire, ainchois, pour abregier, racompte l’istoire que moult fut joieux Char[61r]lemaine de la dame veoir si legierement ariver a son mandement. Il la saisy par la main lors, et en la pourmenant devant la table, qui estoit aprestee pour seoir au souper, lui dit gracieusement : « Bien soit, fait il, venue celle du monde que mon cuer aime mieulx. » Sy ne respondi riens la pucelle, ainchois regarda l’empereur plus fermement et ententivement qu’elle n’avoit autrefois fait. Et qui demanderoit la raison, l’istoire respond qu’elle avoit a l’autre fois son cuer oblegié ailleurs, tellement qu’elle ne le pooit donner. Et pour ce lui donna elle response d’un reffus qu’elle lui fist. Pourquoy elle ne respondi doncques riens. Est assez approuvé en ung proverbe la ou l’en dit souvent : « Assez acorde qui ne dit mot. » Non fist elle lors, car elle se pensoit bien que l’empereur parlerait encores a elle, puis que elle ne lui avoit rien respondu.
12« Qu’en dittes vous, fait il, belle ? C’est a vous de qui je parolle. Et sachiés que tant vous aime que royne vous feray de France, qui que le voeille ou non. Si ne aurez rien perdu, car tout ce que vous vouldrez commander se fera a vostre gré. — Soit, sire, puis que ainsi le voulez, je mets mon cuer, mon corps et [61v] quanques j’ay en vostre obeïssance pour faire tous vos bons plaisirs. Mais de la response que l’autre jour vous donnay, je vouldroie avoir le pardon, car je cuidoie que me essaissiez pour ma volenté savoir. Sy me volus bien escuser pour icelle heure. » Et ses paroles dittes entre l’empereur et la ducesse s’asseïrent a table l’un a destre et l’autre a senestre et furent servis, il ne fault mie demander comment ne qui les servi, car se lors y estoit Gerart, il s’en pouoit pincer en l’oeil, sy ne s’en eust encor sceu appercevoir personne. Au soir du moins aprés souper, que l’empereur se voulu departir, demoura la dame, que bien vist Gerart, qui oncques d’elle ne prist aucun congié, ce dont guaires ne lui chalut, pour ce que son cuer avoit de lui osté et mis ailleurs. Chascun s’en ala logier jusques a l’endemain, que Gerart cuida retourner parler a la pucelle, qui ung aultre amy avoit fait.
13Mais partout vont nouvelles qui dés le soir coururent publiquement, comme l’empereur le vouloit, faisans a savoir a tous le mariage de la dame de Bourgougne et de lui. Sy en ouÿ Gerart parler l’un des derreniers, pour doubte que on ne deist chose qui toumast a sa desplaisance. Et finablement, quant il le sceut, il n’en fut mie trop contempt. Sy ne se plaigny il mie d’amours qui l’avoit servi s’il l’eust sceu ou voulu prendre, car il lui avoit belle bailliee. Il considera fin de compte [62r] que ce n’estoit que par lui, et bien entendi son orgueil qui guaires ne lui avoit prouffité. Au fort, quant la chose est faitte, le conseil en est tout d’une part. Il se delibera de faire la plus joieuse chiere qu’il pouroit en signiffiant que de ce bien se passeroit legierement, comme s’il ne lui en pooit chaloir. Et ainsi le font les cuers orgueilleux qui la verité en veult dire, mais a la feste, se feste y a, n’y a sy dolans comme ilz sont. Et souvent advient en pluiseurs cas.
14Ainsi se trouva Gerart le filz Garin de Monglenne au pié du mur sans eschielle, c’est a dire couroucié et dolant sur tous autres d’avoir ainsi failli a son entendement. Si dit bien a par soy que plus ne se fiera en son cuidier tant comme il a fait, car maintenant s’en treuve deceu. Et la dame, qui ainsi s’estoit de lui vengiee, se treuve au dessus du vent, c’est a entendre joieuse sur toutes aultres d’avoir son cuer en sy hault degré mis. Elle met toute paine maintenant d’oublier cellui qu’elle souloit tenir a amy, et tant le blasme a par elle que bien dit que jamais son corps ne l’aimera. Et non fist elle, car elle pourchassa depuis tel chose en abaissant l’onneur et orgueil de Gerart dont il convint puis mourir cent mil hommes, comme cy aprés sera escript.
Comment Charlemaine espousa la ducesse de Bourgougne3
15L’endemain au matin, pour la matiere abregier, espousa l’empereur la ducesse, laquelle [62v] fut vestue et paree si qu’elle fut tant plaisant a tout le monde que chascun s’en merveilloit comment Gerart ne l’avoit prise mesmement, qu’elle lui avoit esté octroyee vulgairement4 par l’empereur. Sy n’en savoient que dire, car chascun ne savoit mie le demene de leurs amours. L’empereur, desirant parler a Gerart pour soy excuser, l’apella aprés la messe, ainsi comme on dressoit les tables pour disner, et lui demanda qu’il lui sambloit de ce mariage. « Je ne say, sire, fait Gerart, il est fait la mercy Dieu, mais c’est autrement que je ne cuiday. Sy n’en puet autrement estre, car puis que une farine est une fois pestrie, c’est fort de jamais la rebuleter. Et vous entendez assez pourquoy je le di. — Vous dittes voir, Gerart, ce respondi l’empereur, et je ne cuiday mie qu’ainsi alast comme il en est venu. Sy n’a tenu qu’en vous, comme j’ay entendu, que la dame n’avez eue, mais quant je lui parlay de vous, elle me respondi a plain que je parlasse pour aultre et que jamais ne vous auroit a seigneur. Et oultre plus me dit que a homme nul de ce monde ne serait octroyee sinon a moy. Et pour ce qu’avoir ne vous voloit, l’ay je voulu a moy mesmes assigner. Or ne se pert mie pourtant vostre bien, car bien sachiés que j’en penseray en telle maniere que bien vous en pourez appercevoir. » Et ainsi demoura Gerart pensifz et despourveu.
[63r] Comment Gerart fut marié a la dame de Viane contesse de Toulouse et de Montpellier
16Aprés ce que l’empereur eust espousee la dame et les.viii. ou.xv. jours aprés furent passez, s’en retourna l’empereur a Paris, pour ce que c’estoit la capital cité de son royaume et ou mieulx se pouoient toutes gens qui a sa court venoient logier. Et aussi y pouoit meilleur conseil finer, et plus de notables et riches hommes. Sy le sieuvi tousjours Gerart, comme il avoit a coustume, faisant son office, que tant continua que vers l’empereur vindrent nouvelles de la mort d’un prince signeur de Viennois, de Montpellier, de Carcassonne, de Thoulouse et de tout Languedoc, excepté des villes, chasteaulx et citez que les payens occuppoient, dont moult y avoit. Sy fut cellui prince moult regreté et plaint, car il estoit courtois a ses hommes, ayant laissé sa femme, qui tant estoit bonne et plaine de grant beaulté que paour avoient ceulx du païs qu’elle ne rencontrast pis que a elle n’appertenoit. Charlemaine, desirant pourveoir Gerart ainsi que pieça lui avoit enconvenancié, manda la dame, qui n’osa desobeïr. Et quant elle fut arrivee, il la receut honnourablement, puis la presenta a Gerart, qui mie ne fist comme de l’autre, ainçois la receut avecq la terre qui lui appertenoit ou cas qu’il lui plaisoit. Sy en fut la dame nommee Guibourt comptente. Et adont se mist [63v] Gerart a ung genoul devant l’empereur, qui parloit a la royne du mariage de Gerart. La royne, souvenant de ses vielles amours, mal comptente en son corage des refus que Gerart avoit fais d’elle, veant et oyant Gerart, qui vouloit faire hommage a l’empereur et lequel s’estoit ja encliné pour baisier le pié de l’empereur, qui estoit mussié soubz sa robe longue, avança le sien vers Gerart, qui le prist et le baisa cuidant baisier cellui de l’empereur. Sy s’en prist la royne a soubzrire, et Gerart se leva, qui mie n’y pensoit.
17Ainsi doncques espousa Gerart la dame Guibourt, et en furent les nopces faittes a Paris. Et puis prist Gerart congié et s’en ala a Vienne, ou moult desiroit venir pour prendre les hommages de ses hommes, lesquelz le receurent liement et joieusement. Et il tint court plainiere et ouverte a tous ceulx qui venir y volurent5. Et manda le pere de la dame Guibourt, qui encores vivoit, et lui fist grant chiere, comme bien y estoit tenu, puis vesqui avecq sa femme gracieusement jusques a ung jour certain qu’il lui souvint de son pere Garin de Monglenne et de Mabillette sa mere et de ses.iii.6 freres. Et lors jura que jamais il ne seroit joyeux s’il ne veoit son pere, sa mere et tous ses.iii.7 freres et leurs femmes et enfans. Il fist faire robes de livrees lors jusques a deux cens et en fist habillier [64r]8 ceulx qu’il volu avecq lui mener, disant que honnestement les vouloit aler veoir. Et lors se declera a Guibourt la dame, qui de tout bien faire estoit d’accort.
18Guibourt la noble dame, qui tant estoit belle que nulle, plus dolante en soy que nulz enfans ne pooit avoir de Gerart — ne de son prumier mary n’en avoit eu nulz —, pria a son signeur qu’il lui voulsist faire avoir ung ou deux des enfans de ses freres. Et il lui convenença qu’ainsy serait il. Sy prist congié lors, car le jour fut venu de son departement, et tant fist par ses journees qu’i[l] vint a Gennes veoir son frere Regnier, que plus aymoit que nul des autres pour cause que eulx deulx avoient esté nourris a Paris ensamble a la court Charlemaine. Sy lui fist son frere Regnier grant chiere, et aussy fist Olive la dame, laquelle lui presenta ses deux enfans Aude et Olivier, qui ja estoient beaulx et ad venir. Or estoit Olivier tant bel que oeil ne saurait plus bel regarder. Il estoit si bien formé, si grant de son eage et si mixte que trop fut plaisant a Gerart, et aussy fut Aude la pucelle. Mais pour ce que les enfans masles achievent les beaulx et nobles fais d’armes en conquerant honneur et poursievant chevalerie, sont plus requis et plus prisiés sans comparison que ne sont les filles, tant soient belles et de hault lieu, jasoit ce toutesvoies que d’elles viennent les bons [64v] chevaliers et les vaillans conquereurs.
19De la chiere que firent les deux freres ne fait cy point l’istoire de mension, mais bien dit que avant son parlement lui requist ung don. Si lui respondi Regnier : « Vous ne me devez rien requerir, frere, fait il, mais demander et commander licitement, car ainsi seroie je a vous et n’est cose ou monde que faire ne doions l’un pour l’autre. » Adont lui demanda Aude sa fille, disant : « Beaulx frere, sachiés que Guibourt ma dame, [qui] est moult dolante de ce qu’elle ne puet avoir nulz enfans, m’a requis que de l’un de mes freres je pourchace tant qu’elle ait ung enfant pour soy deduire, puisque a Dieu ne plaist que de moy en puisse aucuns avoir. Sy vous prie que ceste mienne niepce lui soit de par vous et moy envoyee, affin qu’elle ne se puisse vanter que je lui aye failly de la premiere requeste qu’elle me ait faitte ou demandee. Et en aucun temps se poura faire que j’auray Olivier, qui encor est de jeune aage, lequel poura par servir a ma court par avanture joïr en aucun temps du païs de Viennois selon qu’il se portera en armes. » Et quant Regnier entendi son frere, il fut plus joieux que piecha n’avoit esté, et aussy fut Olive la dame, qui sa fiance avoit en Dieu d’en avoir plus quant il lui plairoit. Et adont furent.xv. chevaliers mandez et ung char [65r] noblement atellé ou9 quel Aude fut mise et par iceulx avecq leur estat conduitte jusques a Vienne vers Guibourt, qui la damoiselle regarda10 assez et tant prisa sa grant beaulté que merveilles.
20Tant sejourna Gerart a Gennes que les chevaliers qui la pucelle avoient menee furent retournez. Et adont parlerent d’aler a Beaulande veoir leur frere Hernault que pieça n’avoient veu. Ilz y ariverent fin de compte, et lors fut grant la joie que s’entrefirent les.iii. freres, et Hernault par especial a eulx plus que ilz ne firent a lui, et par bonne raison, car il estoit aisné, sy devoit plus savoir que nul des aultres. Il avoit ung moult bel damoisel a filz11 nommé Aimery, qui oncques encore n’avoit sur ceval monté, mais tant vif estoit et tant habille et motif que en cent païs on n’eust trouvé son pareil. Et plus tenoit et depuis tint des conditions et manieres de Gerart que nulz des freres : il fut fier, fort, grant conquerant et hardi, et tant vaillamment se porta en son temps que de tout le monde fut doubté et craint, et mesmement des Sarasins, dont il fist par son moyen et pourchas mourir sans nombre. Il conquist Nerbonne sur le grant jayant Desramé, pere de Renouait au tinel et de Guibourt sa seur12 [65v], que Guillaume d’Orange, filz d’icellui Aymery, conquist comme on le voit és livres parlans de ses fais, qui sont beaulx et notables13. Icellui Aimery fut tant joieux que merveilles de ses oncles veoir, et plus desiroit chevauchier que mengier ne boire, mais son pere ne lui vouloit consentir pour tant que trop estoit mouvant.
21Ung jour et tost aprés se partirent les trois freres pour aler en Puille visiter Milon le noble combatant, qui aux payens menoit tousjours guerre pour son pays en paix maintenir. Ilz se preparerent14 au fort. Et quant Aimery senty leur partement, il se mist au devant de ses deux oncles et leur requist qu’ilz priassent son pere qu’il chevauchast en Puille avecq eulx, si verroit15 les enfans de son oncle Millon. Au fort ilz si accorderent et le monterent sur ung palefroy et l’emmenerent avecq eulx en icellui voyage, ou il aprist a chevauchier, ce que tant ayma depuis que tousjours le voulut maintenir. Et quant la compagnie ariva ou Puille, lors doubla la joye que s’entrefirent les.iiii. freres. Chascun devisa de ses aventures, qui plaisant estoient16 a ouïr, puis parlerent de leur pere, qui de Monglengne les avoit banis, disans l’un a l’autre que bien se pouoient passer de lui et de son païs et que plus avoient conquis que il ne conquesta oncques, a quoy Hernault respondi en l’escusant que voirement avoit il leur grant bien et honneur pourchassié. Et aprés ce que assez [66r] se furent festoyés, conclurent, puis que ensamble estoient, d’aler a Monglenne ou a Montgravier veoir leur pere et leur mere Mabillette, qui tant les avoit doulcement ensigniés et nouris.
Comment les quatre enfans furent receus a Monglenne du duc Garin et de Mabillette leur mere
22De la contree de Puille se sont les quatre enfans Garin partis, et tant ont par leurs journees exploitiés que il sont aprochiés de Monglenne. Milon, qui ses freres conduisoit, envoya ung sien escuier devant de nonchier leur venue, affin de leur [pere] et leur mere en especial esjoïr. Et quant Mabillette seut leur venue, elle fut tant joieuse en son cuer que merveilles et bien en moustra le samblant. Son signeur Guarin, qui ja en avoit les premieres nouvelles eues, se mist en son chemin voire aussy joieux ou plus que la dame, mais il n’en moustra mie le samblant, ainchois s’en passa par devant elle, faisant maniere que rien n’en sceut. La dame, qui son amoureux courage ne savoit celer, le mist lors a raison et lui dit : « Que pensez vous, sire, fait elle, qui n’alez a l’audevant de ceulx que tant devez aimer ? Ce sont les enfans que de vostre corps avez engendrez, lesquelz piecha ne veistes. Sy vous deussiés esforcier de les recepvoir et festoier comme ceulx qui bien le vallent tant par renommé comme par effect. — D’eulx que me chaut, dame, fait Garin, se je les ay engendrez, de ce ne vallent ilz point pis. S’ilz sont [66v] riches, vaillans et renommez de proesse c’est leur prouffit et honneur. L’omme ne vault que tant qu’il se fait valoir. Sy ose je bien dire et maintenir devant eulx et en derriere que tout le bien et avancement qu’ilz ont est cause de moy, car se je ne les eusse chassies de ma court, ilz eussent leur temps perdu. Et tant vous dy que ce n’est mie a moy a faire d’aler au devant d’eulx, puis que je n’en ay que faire et que mandez ne les ay mie. Sy sui je non pourtant joieux de leur bien et de leur venue. »
23La noble dame, oyant son signeur ainsi parler, ne respondi aucune chose, ains le laissa. Il s’en ala a une fenestre appuier, du quel lieu il les pooit clerement veoir, et aussy le pooient ilz bien choisir, Ilz le moustrerent l’un a l’autre lors, disans : « Ne veez vous le duc Garin notre pere, comment il est courageux, qui fait samblant que de nous ne tiengne compte ? — Certes, beaulx signeurs, ce respondi Regnier, il fait bien et le puet faire. Aussi jamais vous ne verrez ung homme si mol comme une femme qui pleure de joie. Et bien le pourez veoir a Mabillette notre mere. » Et ainsi devisant entrerent en la ville et alerent au palais ou la ducesse leur vint au devant, qui legierement les embracha et en les baisant ploura, si que chascun avoit la barbe arrousee [67r] de larmes. Et aprés ce demanderent leur pere et alerent la ou ilz l’avoient veu. Adont lui firent les enfans reverence et honneur, comme il appertenoit. Et quant ainsy les vist honnourables, ilz en fut moult joieulx et les leva de terre, ou ilz estoient agenoulliés, puis leur remoustra comment ilz n’eussent rien acquis d’avoir esté tousjours avecq lui. Puis demanda a chascun de ses nouvelles tout par loisir, car il sejournerent avecq lui plus d’un mois. Mais se la dame avoit plouré a leur venue, l’istoire dit que plus lui fist le cuer mal sans comparison au congié prendre. Et finablement les convint departir. Sy s’en ala chascun en sa terre joieusement, et Garin demoura a Monglenne avecq Mabillette. Et ala secourir Gerart a Vienne ainsi comme ja porez ouïr.
Comment Hernault de Beaulande envoya son filz Aimery servir l’empereur Charlemaine
24Or dit l’istoire que, quant chascun fut retourné en son païs ung peu de temps aprés, commença a croistre Aimery le filz Hernault de Beaulande si qu’on le veoit bien amender. Il estoit joieux damoisel sur toutes riens, frisque et habile, et ja commençoit a sievir les jeunes escuiers et damoiseaulx enfans de chevaliers, et tantost aprés se feust entremis du mestier d’amours en la compagnie des damoiselles. Sy le regarda son [67v] pere par pluiseurs fois, qui moult doubtoit que son temps perdist et qu’il s’amusast aux jeux et esbatemens, dont il estoit ja entremis. Son pere l’apella ung jour et lui dit : « Beaulx filz, vous estes ja grant ; si ne savez encores comment il fault vivre. Et pour ce est besoing que vous l’aprenez. Quant nous feusmes de l’aage dont vous estes, mon pere Garin nous separa de sa court et nous envoya servir a cours de grans seigneurs, ou nous conversasmes le monde et l’aprenismes a congnoistre tellement que chascun de vos oncles et moy avons conquis ce que nous possidons, sans rien diminuer de cellui du duc Garin mon pere, comme bien le pourez encores savoir. Or est ainsi que j’ay pou de terre, et tost l’auriés despendue se vous estiés longuement en l’estat ou je vous voy. Sy ay advisé que vous serez chevalier par la main de l’empereur Charlemaine, qui est le plus preux, plus noble et vaillant prince de qui on puisse faire mencion. Il vous fera chevalier a ceste Penthecouste prochaine qu’il tendra feste a Paris, et avecq ce vous donra beau don. Et de lui pourez assez amender se vous lui faites son gré, et bien y serez venu s’en vous ne tient, car chascun des haulz princes vous supportera et recueillera. »
25L’enfant, qui assez doubtoit et aymoit son pere, desirant sur toutes riens changier air et veoir paix et seignouries par nature, qui a ce [68r] l’amonnestoit, respondi humblement qu’il estoit apresté d’acomplir le bon vouloir de lui et de sa mere. Sy en fut Hernault moult joieux et lui fist aprester.xiiii. nobles hommes pour le conduire. Sy ne voulu mie Fregonde le laissier partir sans lui donner chastiement pour mieulx valoir.
« Beau doulz filz, dit Fregonde, aprenez ce notable :
Soyez en nostre foy tousjours ferme et estable ;
Amez et servez Dieu pour lui estre acceptable,
Et au monde propice fault estre charitable.
Parlez courtoisement et soyés veritable
En vos dis et en fais envers chascun traitable ;
Estre doulz et courtois est chose pou coustable,
Sans prendre orgueil, qui est pechié espoëtable,
S’un homme povre ou riche, marquis ou connestable
Avoit tout l’or du monde et chevaulx plaine estable,
S’il a orgueil en soy, la fin en est doubtable.
Humilité vault moult, car elle est prouffitable.
Aussi vous pry, beau filz, soiés entremetable
A la court Charlemaine, se le servez a table,
Regardez bien comment, car il est redoubtable :
Aux félons est cruel et aux bons est pitable. »
26Par le congié du duc de Beaulande et de Fregonde la dame s’en parti ung jour aprés Aymery pour aler a Paris devers l’empereur Charlemaine acompagnié de.xiiii. gentilz hommes et variés, que son pere lui bailla et deux sommiers chargiés d’or et d’argent et de robes, car mie ne le vouloit envoyer despourveu. [68v] Mais bien lui commanda Hernault qu’il passast par Vienne et qu’il veist son oncle Gerart, qui nulz enfans n’avoit de soy. Sy ne l’oublia mie Aymery, ainçois s’en ala chevauchant par le païs tant qu’il vint a Vienne. Et la fut il receu notablement de Gerart le sien oncle, qui haultement le festoya, et si fist Guibourt la dame pour l’amour de son signeur. Il lui enquist de son pere Hernault, de sa mere Fregonde et ou il aloit. Aymery, qui bien ensignié estoit, lui respondi sur tout tant qu’il fut comptent. Puis furent mises les nappes et le souper apresté. Sy lui fist l’en si grant chiere que merveilles. Et au souper furent assis l’un devant l’autre Aymery et Aude sa cousine, fille de Regnier de Gennes, laquelle fut tant joieuse de son cousin veoir que plus n’eust peu. Fin de compte Aymery s’en party de son oncle deux jours ou trois aprés, car moult lui tardoit qu’il venist a Paris pour l’estat veoir des François, dont il estoit si grant renom partout.
27Quant Aymery se party17 de Vienne en prenant congié de Gerart, il lui donna de beaulz dons, et entre les aultres choses le chastia au contraire de ce que Fregonde sa mere avoit fait en lui disant que, s’il trouvoit homme a la court qui aucun desplaisir lui feist, qu’il ne se laissast en aucunne maniere suppediter, comme cellui qui n’estoit mie du lieu venu mais que haultement se gouvernast, sans argent espargnier ne finance, disant qu’il avoit assez de bons amis que jusques en fin ne lui fauldroient. Aymery l’enfant, qui encor [69r] estoit jennes, sans barbe ne samblance aucunne d’avoir poil en grenons, oyant le sien oncle ainsi parler, oublia la doctrine de sa mere, pour ce qu’encor ne pouoit mie avoir grant sens, et determina en soy de faire tant c’on parleroit de lui en aucun temps, considerant qu’il estait dé haulte lignee et que homme nul ne lui pouroit nuire qui estait ja une aliance d’orgueil. Helas, que par son fait advint puis grant meschief en France ! Mais depuis fut tant bien amé de l’empereur et des barons de l’empire et de France que nul plus de lui par le bon gouvernement qu’il prist et mist en soy. Pourtant puet l’en seurement reciter ce qui pieça fut bien dit que sens et jonesse ne sont mie longuement ensamble.
28Aymery, qui pour lors estait moult jeune d’eage, jasoit ce qu’il feust grant et fourny damoisel plus que telz.lx. de son temps, se party lors et tant chevaucha qu’il arriva a Paris, ou tant avoit de peuple arrivé que plus ne savoit on ou logier, et par especial gens qui oncques mais n’y avoient esté. Ilz chevauchierent longuement par les rues, regardans ça et la et demandans logeïs, mais c’estoit pour neant, dont Aymery se courouça a soy et dit que s’il n’estait logié par amours, il se logeroit par force.
29Ainsi comme Aymery se pourmenoit par Paris querant lieu pour herbegier lui et son estat, apperceut en une rue ung evesque, lequel avoit bien autant de chevaulx comme lui a logier, et pour[69v]menoit l’en encor les chevaulx enmy la rue. Il entra tout debout dedens la maison et fist ses chevaux establer, voulsisent ou non les palefreniers et variés, qui preparoient les places pour leurs chevaux. Et quant ces choses vindrent a la congnoissance de l’evesque, qui en sa chambre se faisoit desabillier, il envoya ses escuiers et officiers savoir qui cellui estait qui tant hardi avoit esté de soy bouter en leur place. La eust ung escuier de nom, qui premier demanda a Aymery pourquoy il avoit les chevaux de l’evesque deslogiés. « Pour ce, Sire, fait Aymery, que bien le puis faire. Mon pere a logié ceans d’ancienneté, aussi bien y puet logier le filz. Et se plus en parlez18, par la foy que je doy a la ducesse de Beaulande, jamais evesques ne servirez. » Lors mist main a l’espee. Si s’en fuï l’escuier, et aussi firent plus de.viii. clers, droit en la chambre de l’evesque, qui jamais de ce ne se feust doubté. Mais quant ainsi apperceut ses hommes a fuir19, il leur demanda qu’ilz avoient trouvé. « Non Dieu, Sire, ce respondi cellui qui premier monta amont, c’est ung jeune homme qui mie ne samble estre sage a demi, et autant se serait bon garder de lui comme d’un fol. Il a volu vostre maistre d’ostel tuer. Sy nous en sommes cy acourus pour le vous denoncier et dire qu’il sera ceans logié, ou vous voeilliés ou non. » Et ainsi que ensamble partaient, monta Aymery en hault, l’espee tiree [70r] et nue en son poing, dont il eust par adventure fait a qui que s’eust esté desplaisir, se l’evesque, qui sage homme estait, froit et atempré, ne fust a l’endevant de lui venu, qui lui dist :
30« Ne vous courrouciés, biaux fieulx, fait il, et je feray tant envers vous que tout sera amendé ce que mes hommes ont mespris, car sachiés que ce qui vous a esté fait, ne fut oncques de mon commandement. Mais tant vous voeil je bien requerir que acompagner me vueilliez a cestui logis mesmement que je sui premier que vous venu, et une aultre fois le pouray par avanture recongnoistre. » Sy le regarda Aymery, qui bien vist qu’il avoit paour, et adont furent d’acort ensamble. Et s’en estoit d’illec parti le maistre d’ostel de l’evesque et estoit alé droit au palais soy plaindre du tort qu’on lui avoit fait. Et tant en parla que l’empereur en ouy la nouvelle. Sy voulu savoir qui c’estoit qui ainsy vouloit ses hommes deslogier, et mie n’en estoit contemps, pour ce que il avoit cellui evesque mandé a Laon, dont il estoit pontificat. Moult fut Charlemaine dolant du desplaisir qu’on avoit fait au bon evesque. Il envoya en l’ostel avecq l’escuier qui avoit fait les plaintifs ung chevalier pour amener ou faire venir devant lui cellui qui ainsi avoit exploitié. Et quant le chevalier arriva en l’ostel et il vist Aymery ainsy hault et jeune, il [70v] demanda se il estoit cellui qui l’evesque avoit de leans deslogié. Et Aymery lui respondi que ouy et lui mesmes s’il y eust esté. « Pour-quoy le dittes vous, fait Aymery. — Pour tant, fait le chevalier, que l’empereur le veult savoir, de par qui je vous fay commandement de venir incontinent parler a lui au palais, ou il vous atent. »
31Dieux, comme fut Aymery dolant du commandement que cellui chevalier lui fist ! Pourtant seullement que, en le faisant, il avoit mis la main a lui, il le regarda par moult grant despit lors et bien dit a par soy qu’il en sera une fois vengié. Au fort il s’amodera, puis pensa a ce que son oncle Gerart lui avoit dit a Vienne et ad ce qu’il pouroit respondre quant il vendroit devant l’empereur. Sy ne mist guaire[s] a aler, et quant il fut en salle et l’empereur le vit et congnut a ce qu’il venoit aprés le chevalier, il le regarda assez comme cellui c’onques mais n’avoit veu. Et lors se mist a genoulz Aymery en le saluant humblement, mais oncques l’empereur ne lui rendit son salut, ainchois le regarda d’un visage si fier c’onques mais Aymery ne se tint pour aussi esbahy, et non sans cause. Il fut longue piece devant lui en ce point. Et quant Aymeri apperceut la maniere de l’empereur, il ne se pot plus taire lors mais dit si hault que bien fut entendu : « Trop m’esmerveil, Sire, fait [71r] il, par les sains Dieu de ce que je voy. Ja pieça me dit le mien pere a mon partement que a vostre court seroie receu comme lui meismes s’il y feust venu. Et ores treuve tout le contraire. Si cuide que tout se change sans guaires de temps durer. Encor n’ay je veu homme en toute ceste cité qui est ung monde au regart des autres qui ait voulu mon corps ne mes gens herbegier, et vous mesmes en vostre hostel m’estez tant estrange que en cestui païs ne me sauroie comment maintenir se longuement y estoie demourant. » Et quant l’empereur entendi Aymery qui ainsi parla, il perceut legierement que en lui avoit grant jonnesse et considera qu’il estoit de hault et noble lieu, car beau damoisel estoit. Il refraingny sa grant yre et non pourtant lui demanda assez asprement qui il estoit et qui le mouvoit de ses hommes deslogier. Aymery, qui de hardement fut plain toute sa vie, lui respondi sans soy esbahir plus qu’il estoit :
32« Par foy, Sire, fait il, se demandé ne le m’eussiés, sy le vous eusse je dit, car bien me fut enjoint par madame ma mere de moy faire congnoistre a vostre court quant g’y seroie. Sachiés, Sire, que je sui filz de Hernault de Beaulande, filz du duc de Monglenne, qui, comme j’ay entendu, fut bien de vous ou temps qui passa je ne say qu’il en est a present. Milon de Puille, Regnier de Gennes et Gerart de Vienne sont mes oncles, et bien se recommande a vous mon pere et vous prie que chevalier me fachiés a ceste feste. Et moy [71v] aussy le vous requiers, puis m’en retourneray se congié me donnez, ou vous serviray s’il vous plaist, car ainsy me fut il enchargié. En tant que me demandez pour quel motif j’ay deslogié vos hommes, je vous respons, Sire, que, quant je entray a Paris, je chevauchay plus de deux heures sans trouver homme qui recepvoir me vaulsist. Sy m’adreçay en ung grant hostel, ou je trouvay ne say quel evesque qui avecq lui m’a receu, mais je croy bien que ce a esté malgré ses gens ; si ne m’en chaut se peu non, car de telz gens n’est il que trop a court de prince. Et mieulx doivent les chevaliers et nobles hommes, qui leurs corps et leurs avoirs exposent pour leur signeur en guerre, estre receus et logés que telz prelas qui rien ne font sinon estre vestus et fourez chaudement et qui veullent des premiers estre au conseil, ou ilz nuisent souvent plus qu’ilz ne prouffitent. »
33Dieux, comme tint l’empereur grant compte de l’enfant ! Il le regarda assez, pensant qu’il ne forlignoit mie et que voirement estoit il du linage du duc Garin de Monglenne, par ce qu’il estoit hardi en parole et habille damoisel. Il lui demanda lors comment il avoit non, et il lui respondi qu’on l’appelloit Aymery. « Aymery, beaux filz, ce dit lors Charlemaine, a ma court soyés vous bien[72r]venus, et sachiés que j’amenderay les deffaultes qu’avez faittes pour l’onneur de vostre pere qui ait bonne avanture. Et sy vous feray chevalier, mais a ma court demourez comme fist Gerart de Vienne et servirez en l’office qu’il servoit. Sy n’en empirez ja se bien vous savez contenir. — Vostre mercy, noble empereur, ce lui respondi Aymery, Dieu me doint grace de vous desservir l’onneur que vous me faittes, et sy feray je, se Dieu plaist. » Mais ce fut tout au contraire, comme l’istoire le recordera cy aprés. Et ainsy demoura Aymery en la grace Charlemaine pour ung certain temps, et le fist l’empereur chevalier a la feste avec pluiseurs autres, dont l’istoire ne fait cy aucune mension.
Comment Aymery s’en fouy a Vienne a grant haste pour ce qu’il baty la femme Charlemaine
34Or dit l’istoire que en cellui temps avoit moult de princes en France lesquelz avoient de jeunes enfans qui tous mettoient paine d’eulx avanchier. Et avoit Charlemaine esté en ung voyage contre Agoulant, ou Rolant, le nepveu de l’empereur, avoit occis Heaulmont et l’avoit il esté chevalier nouvel. Aymery mesmes avoit chevauchié en icellui voyage avecq pluiseurs autres nouveaulz et jennes chevaliers, et aussy y avoit esté Gerart de Vienne, comme racompte en l’istoire d’icellui Agoulant20. Or survint a l’empereur, quant il fut retourné de combatre [72v] Agoulant, une aultre nouvelle, par quoy il convint qu’il alast en Almaigne, mais en cellui voyage n’ala mie Aymery. Il demoura a Paris avecq la royne par le consentement de Charlemaine et garda l’ostel, ainsy que a la fois advient aussi bien des ungs comme des aultres. Ung jour se trouva la roine en esbatement plus que a une aultre fois et assambla en une salle grant nombre de jennes chevaliers, de jennes escuiers et autres ses officier[s] privez et serviteurs avecq les dames et damoiselles de sa court, lesquelles ne requeroient que esbatement, et aussy ne faisoient les hommes. Chascun s’asey lors, l’un ça, l’autre la, l’un hault, l’autre bas, l’un a destre, l’autre a senestre, ainsy que mieulx leur sambla estre, et tant deviserent d’unes et d’autres choses comme a chascun sambla estre bon. Or estoit la compagnie priveement recordans la leçon d’amours, ramentenant les fais d’armes d’icellui temps dont il est encores et sera perpetuelment memoire. La raine, qui heoit Gerart de Vienne pour ce que dit est cy devant, voullant a ceste cause mal a Aymery, dit et publia non mie en commun mais a.iiii. ou a.vi. damoiselles, qui plus prés d’elle estoient, qu’elle courouceroit Aymery en la journee. Sy ne savoient les damoiselles qu’elle vouloit dire, et nientmains en fut elle depuis moult blasmee pour le grant mal qui en advint puis en France.
35[73r] La roine, en plaine compagnie si haultement que chascun pooit clerement ouïr, dit par maniere de compte : « Ung chevalier de ce royaulme, fait elle, devant ce que l’empereur me prenist a femme, fut de moy amoureux et moy de lui pareillement, mais tant fut plain d’orgueil c’onques ne me daigna moustrer samblant d’amour ne say mie pourquoy. Sy le manday je en ma chambre par une damoiselle, tant l’amoye de bon cuer. Il me manda qu’il vendrait mais qu’il eust eschevé ung jeu d’eschés qu’il avoit encommencié a rencontre d’un aultre chevalier. Il n’y vint ne ala toutes-voies, dont moult me ennuia. Et lors apperceux je son grant orgueil, duquel je me vengay, car je le pris en si grant hayne comme je l’avoie tenu en amour. Et fin de compte nous entracomtasmes, l’empereur et moy, sy que nous feusmes espousez en sa presence, de quoy il ne fut gaires joyeux. Or advint depuis que, pour moy moquer de lui, comme il avoit fait de moy, il se maria a une dame que l’empereur lui donna avecq grant terre, qu’il a tenue et tient encores. Mais quant il cuida baisier le pié de l’empereur en lui rendant mercis et en faisant hommage, je lui presentay le mien, et il le baisa cuidant que ce feust cellui de mon signeur ! Et par ce fait me vengay ou cuiday vengier de cellui que tant avoye amé et c’onques puis n’amay. Sy ne laisseray ja que je ne nomme cellui qui ce fut : il est oncle de Aymeriet, qui la est et se fait appeller [73v] Gerart de Vienne. »
Comment Aymery baty et villena la royne de France
36Quant Aymery de Beaulande entendy la royne, qui ainsi parloit contre l’onneur de son oncle, il ne fault mie demander quel dueil il eust en son cuer. Il se haulca lors, car il estoit assis, et s’adreça vers la royne, et la main haulcee lui donna en la joue sy que le sang vermail lui fist filler du visage, puis la saisi presens tous ceulx et celles qui la estoient et la foula a ses piés comme se ce feust ung sien varlet, et de fait la prist par le pié dont elle se vantoit que Gerart avoit baisié et tira ung coutel de son costé. Sy lui eust la endroit coppé quant cincq ou six escuiers saillirent sus qui des mains lui osterent et malgré lui la destournerent. Et tandis s’en party Aymery courouciés et pensifz, disant a soy meismes que mie ne faisoit bon plus de-mourer la endroit aprés cellui meschief. Il s’en party lors et le plus hastivement qu’il peust, monta a cheval et ses gens aprés lui. Sy ne cessa d’esploitier par ses journees tant [qu’il] arriva prés de Vienne pour doubte qu’il avoit que la royne ne le feist poursuïr. Il arriva en la ville au fort, ou il trouva son oncle Gerart, auquel, pour plus la matiere abregier, il racompta tout le fait ainsy et par la maniere qu’il estoit advenu. Et qui adont eust Gerart veu, il vous eust samblé d’un ennemy infernal, et jura Dieu et l’amour qu’il avoit a ses freres que jamais joyeulx ne seroit tant qu’il eust [74r] le pié duquel elle s’estoit la vantee que Gerart avoit baisié.
Comment l’empereur Charlemaine, dolant pour sa femme, envoya deffier Gerart de Vienne
37Quant Charlemaine eust sa besongne exploitiee en Allemaigne, ou il estoit alé, il s’en retourna a Paris, et la vist la royne qui oncques depuis ce que Aymery l’avoit ferue n’avoit fait bonne chiere mais avoit tousjours en son corage pensé comment elle pouroit avoir vengement de cellui qu’elle hayoit plus sans comparison qu’elle n’avoit oncques haÿ Gerart. Elle se te-noit en sa chambre comme en mue, et ne la veoit l’en plus continuellement comme on avoit fait par avant, et mesmement convint que l’empereur l’alast veoir en sa chambre, quant il fut arrivez. Et quant elle lui eust son fait racompté et la maniere qu’elle ne lui voulu point celer, il se courouça trés a certes, et en sa presence lui jura et promist que Aymery en perdrait la main de quoy il avoit la dame ferue. Sy fut pour ce auques toute confortee et fist milleur chiere que par avant elle ne faisoit. L’empereur, qui mie ne voulut oublier l’injure que Aymery avoit fait a la royne, appella ung jour ung prince nommé Lambert de Berry et ung autre nommé Geffroy d’Angiers et leur dit assez courtoisement : « Vous en yrez a Vienne, fait il, beaulx signeurs, et sans saluer Gerart de par moy lui direz que il m’envoie par deça Aymery de Beaulande son nepveu pour justice et raison avoir du desplaisir qu’il m’a fait d’avoir la roine batue et villenee. Mais bien lui denoncerez [74v] que quant il sera par deça par la foy que je doy saint Denis de France, il n’a pere, oncle ne amy qui garder le sceust que copper ne lui face le poing du quel elle fut par lui ferue. Puis le tendray en ma prison si longuement que bien seray vengié de lui et d’autres dont bien sui encores souvenant, et se il est de ce faire refusant, vous certiffirez de par moy qu’il aura le siege. Ja ne saura estre sy bien alié, sy seray vengié de lui et du grant orgueil qu’il moustra lors que Agoulant m’envoya cy deffier et que je l’envoyay sommer par Turpin de Rains le bon archevesque. »21
38Les deux comptes, qui desobeïr n’eussent osé, se partirent de Paris et tirerent droit a Vienne, ou ilz trouverent Gerart acompagnié de Aimery de Beaulande et de Olivier de Gennes, filz de Regnier, qui moult estoit bel damoisel, grant, membru, fort et puissant, trop plus que n’estoit Aymery. Regnier de Gennes l’avoit vers son frere envoyé pour estre chevalier quant temps seroit et aussi pour veoir sa seur Aude, qui tant fut belle que nulle plus. Et quant les deux contes furent arrivez, cascun salua Gerart non mie de par l’empereur mais de leur courtoisie, puis firent leur message tout en telle maniere sans faillir comme l’empereur l’avoit commandé. Sy fut Gerart plus dolant que pieça n’avoit esté, jasoit ce qu’il n’eust pas mis en oubliance la parole que la royne avoit ditte de lui et pourquoy Aymery l’avoit ferue et oultragee. Il leur respondi non mie trop chaudement ne trop mollement : « Beaux [75r] signeurs, je say bien de pieça que Charlemaine ne m’aime guaires et je ne lui vueil de bien que bien a point. D m’a pluiseurs fois menassé, mais bien me sui gardé de lui jusques a cy et feray encor se Dieu plaist. Vous lui direz que je advoue Aymery de ce qu’il a fait, et maudit soit il quant le pié ne coppa a la royne quant elle lui moustra. Au fort je m’en vengeray quant je pouray. Et tant vous dy affin que ainsy raportiés vostre message que, se Charles m’assault premier, je me deffenderay, et bien se garde de moy et des miens aussy, car mon intention n’estoit mie que la chose demourast en ce point. »
39Quant le conte d’Angiers entendy Gerart, qui si oultrageusement parloit, s’il en fut couroucié, nul ne s’en doit merveillier, car bon chevalier estoit et preudomme. Il aimoit son signeur, il doubtoit la guerre, et non sans cause, comme cellui qui bien pensoit que sans grant occision ne se pooit estanchier, puis que les parties la vouloient mener. Et lors respondi pour cuidier appaisier l’ire de Gerart et son corage convertir ad ce que la chose eust esté soubzmise en la main du Saint Pere ou de quelques autres seigneurs preudommes, qui en eussent par moyens paissibles determiné[s] : « Vous savez, sire Gerart, fait il, que l’empereur est souverain de toute terre chrestienne, et la vostre mesmement devez vous ou deussies tenir de lui. Se ainsy ne le faittes, il vous a noury a sa court en jonesse et tant porté d’onneur [75v] et fait de courtoisies que maintenant vous en deust souvenir mesmement que assez avez grant aage et plus n’estes en enfance comme Aymery, qui a par aventure mespris comme l’empereur le maintient. Or dittes vous que de ce qu’il a fait vous l’advouez plainement, qui me samble grant oultrage et vaulsist mieulx soubz toutes corections que la chose fut par vous soubzmise és discrecions et bons advis des sages qui par adventure appaiseroient l’ire et fureur de Charlemaine et vous appointeroient tellement que vous et les vostres demourez en sa grace et amour comme devant. Et se me demandiés qui ce me fait dire, je vous fay assavoir que ce ne fait que la grant doubte que j’ay que si grant mal n’en viengne qu’on ne le puisse convertir et remettre en bien quant on vouldra. »
40Gerart, qui obstiné estoit, saichant que le conte d’Angou lui disoit tout ce pour son grant bien et pour le bien de France qui trop pis en valu, mist tout ce en non chaloir et respondi lors. Comme lors fait il : « Sire Geuffroy, je congnois que de Charles et de moy ne se puet paix faire sans grant guerre. Sy vaille a chascun son adventure, ainsy que fortune le vouldra apporter. » Et quant Geuffroy d’Angiers senti le grant cuer de Gerart, qui sans force ne se vouloit ployer ne soubzmettre seulement a humilité, il demanda congié au duc Gerart en lui disant : « Ce me poise certes, sire Gerart, fait il, que aultre response ne puis de vous avoir. Sy ay [76r] grant paour que ce ne face par force que par doulceur ne voulez faire, et croy bien qu’en vostre grant ricesse et linage vous confiés qui vous poura par aventure tourner a desplaisir. Sy ne me pouroie tenir de vous amentevoir ung proverbe d’un sage qui dit :
Humilité en riche homme bien sciet.
Plus se tient bas, tant plus hault on l’assiet.
41Pourtant le vous dy, fait il, que vous ne puissiés ja penser que je soie ne feusse joieux de vostre dommage. Mais affin que vous advisez a ce que vous poez avoir a faire, et a Dieu soyés. » Sy s’en party le conte d’Angou a itant, et par ses journees esploita et vint a Paris ou l’empereur estoit en grant argu et marmousement de la royne qui ne vouloit oublier ce que Gerart lui avoit fait. Au fort ilz vindrent en salle devant lui, et quant il les vit, leur enquist de leurs nouvelles, dont moult lui tardoit a ouïr pour la royne appaisier.
42Lambert de Berry, qui sage chevalier estoit, se taisi adont, affin que Geuffroy l’Angevin parlast. « Par Dieu, Sire, ce lui respondi le conte, nous avons vostre message fait tout en telle maniere que commandé le nous avez. Et jasoit ce que Gerart ait tousjours esté de sa nature et soit encores bien chaut et de condicion merveilleuse, ne nous a il aucunnement injuriés ne dit chose dont nul de nous se [doit] doloir. Son ire a esté tournee en atrempance, sa chaleur en gracieuseté et le grant orgueil de lui [76v] moyennement moderé. Il nous a doulcement recueillis en son hostel, il nous a froidement escoutez en langage, il nous a donnees ses responses telles que sur icelles nous lui avons par beau loisir repliqué ce que bon nous a samblé, et sommes de lui partis sy bien que chascun a esté comptent. Et pour nous acquiter envers vous, fay je bien savoir et Gerart le vous mande que il advoue son nepveu Aimery de ce qu’il a fait a la roine, car elle l’avoit bien deservi, comme il dit, dont il se vengera s’il puet, c’est a entendre que la guerre d’entre vous et lui n’est mie faillie. Se vous avez voulenté de la commencer, il a intencion d’estre a l’eschevement. O savez vous, Sire, qu’il est puissant, rice et plain d’orgueil, sy vous poura plus nuire que ne pensez, et d’autre part estes vous sur tous les princes du monde le pardessus. Sy conseilleroie en tant qu’il me touche que vous ne lui moustrissiés mie toute la rigeur que vous pouriés bien faire, mesmement que sans grant dommage n’en pourez issir, se guerre y a. » Sy se teust a itant le conte d’Angou, pour ce que bien vist l’empereur qui commencha a froncier de visage. Et lors parla et se leva sur les piés Charlemaine et dist :
43« De ce vous taisiez, sire Geuffroy, fait il, car par saint Denis ainsy ne m’en deporteray mie comme conseillié le m’avez. Je say bien que vous n’estes mie apprentis de faire mesages et aultres pluiseurs en avez fait dont j’ay esté et sui bien comptent, [77r] mais de cestui sambleroit par vos parolles que Gerart vous eust donné aucunne chose pour parler pour lui. Et pourtant que dit en avez, en sera ce que j’ay en pensé mis plus tost a execucion. Sy ne cuide rien entreprendre dont je ne puisse bien venir a chief. » Geuffroy d’Angiers, qui ja avoit sa parolle boutee bien avant, ne se voulu encore deporter qu’il ne parlast et dist a l’empereur moult courtoisement : « Sire empereur, fait il, ne cuidiés que je voulsisse cose impetrer, dire ou faire qui venist ou peust tourner a vostre desplaisance. Ja avez vous cy dit, et je l’ay bien notté, que Gerart me puet par aventure avoir argent ou quelque finance promis ou donné pour avoir vers vous par beau parler ou autrement sa paix impetree ou pourchassie. Ostez en vostre cuer et ne le cuidiés mie, car de ce faire seroit desloyaulté quant chargié ne m’en auriés22. Mais tant vous dy je bien que, se je cuidoie trouver maniere par quoy vous feussiés d’acort avecq lui, a l’onneur de vous et au prouffit de vostre peuple m’y emploiroye jusques a tout pour tous inconveniens et dommages eschever. Le debat vient par femme ; si ne scet homme vivant se par femme ou comment il se poura apaisier. Or vous ay je dit une fois, et se dit ne l’avoie sy le vous diroie je que Gerart n’est mie enfant. Il scet bien sa leçon, et de vous mesmes le cuidiez par force suppediter, ce qui poura par aventure advenir, sy vous vueil [77v] bien dire et amentevoir ung notable proverbe sur ce qui dit :
Fol hardement dechoit souvent son maistre
Par trop cuidier fort puissant ou sage estre.
44Pardonnez moy, Sire, se envers vous je me aquite, car je le doy faire et y suy loyaulment tenu. Et autant en ay je dit a Gerart quant il est tourné a propos. »
Comment l’empereur Charlemaine et Gerart de Vienne firent chascun son mandement
45Longuement parlerent l’un a l’autre, Charlemaine et le conte d’Angiers, et pou s’en failli que l’empereur ne s’arguast a lui, car trop estoit mervilleux en ses condicions. Au fort il s’apaisa, considerant que Geuffroy ne lui partait que de raison, et non pourtant avoit il juré qu’il courouceroit Gerart. Si ne le mist mie en oubli, ains fist faire ses rescripcions et manda Estoux, le filz Eudes de Langres, qui chevalier avoit esté fait avecq Rolant quant Heaulmont le filz Agoulant fut occis23. Il manda Richart le duc de Normendie, le duc Sansson d’Orleans, le conte Hardré, Alory de Mascon, le conte Guennelon, Macaire, Gulerant de Buillon, Griffon de Hauteseille qui fut pere de Guennes, Salmon de Bretaigne, Berart de Mondidier, Naymon de Baviere, Hemon de Dourdonne, l’archevesque Turpins, Doon de Nantueil, Ogier de Dampnemarche, Gerart de Roussillon et d’autres nobles et grans [78r] seigneurs d’Aillemaigne. Puis se partirent en armes et chevaulx, et tant errerent qu’ilz aprocerent la terre de Vienne ou Gerart [estait], qui d’autre part avoit faittes ses rescripcions.
46En Vienne estoit Gerart avecq Regnier de Germes son frere, Olivier son filz, qui n’avoit guaires esté fait chevalier, Aymery de Beaulande, Anthiaulme d’Avignon, Andry de Terrascon24, le chastellain de Nismes et maint autre grant signeur de Prouvence qui son honneur lui vouloient aidier a soustenir. Sy ne fault mie demander comment les places du pays estaient gardees et avitaillies, et en especial Vienne, la grant cité. Le duc Gerart avoit ung jour envoyé cueillir les proies, vaches, beufs, moutons et autres bestail par le païs pour mettre en Vienne. Et estoit pour icellui conduire Anthiaulme d’Avignon commis, lequel menoit avecq lui une compagnie de Prouvenceaulx. Sy ne pensoient ilz mie que l’ost de France feust si prés d’eulx comme il estoit, car Charlemaine le faisoit haster le plus tost qu’il pouoit. Ogier le Dannois, qui la charge avoit de l’avangarde conduire avecq Rollant, le nepveur de l’empereur, s’estait avancé sur ung tertre pour mieulx veoir devers Vienne, [ou il] vist sur l’eaue du Rosne assez prés de la cité ceulx qui le bestial enmenoyent et faisoient cachier devant eulz le long d’une valee pour plus aysiement cheminer. Adont descendy Ogier et vint vers ses compagnons, [78v] et a haulte voix leur escria : « Or tost, fait il, beaulx signeurs, or tost qui volenté aura de gaignier ! Sachiés que vers celle riviere a beau butin, mais il convendra tirer droit a la bariere de la cité le plus hastivement qu’on poura affin de ceulx de dedens qu’ilz ne puissent secourir la proie que cy devant nous trouvons ! » Il brocha Broyefort lors, et Rolant picqua Viellantin. Sy les sievirent plus de.viii. cent des mieulx habilliés, et les aultres chascun qui mieulx mieulx sans ordonnance se mirent aprés ceulx qui la proye cuidoient sauvement conduire en la cité.
47Dieux, comme grant pouldriere se leva au partement que firent les François ! Et comment ilz menerent grant bruit ceulx de la cité qui garde se donnoient quant leurs fouriers arivoient, [qui] apperceurent les coureux qui hastivement chevauçoient vers la cité ! Et lors crierent aux armes haultement non mie comme gens esbahis ne paoureux mais affin de rescoure leurs hommes et secourir que la proye ne fust perdue, qui bon besoing leur eust depuis. Et lors s’arma Gerart d’une part, son frere Regnier d’autre part, et chascun endroit soy et bien especialment commanderent a certains de leurs officiers qu’ilz ne laissassent ariver ne issir pour celle fois hors de la cité Aymery et Olivier de Gennes. Et qui demanderoit pourquoy, respond l’istoire que Aimery estoit par aventure sur tous [79r] autres recommandé pour le desplaisir qu’il avoit fait a royne, et Olivier estoit encores si jeunes que il n’avoit oncques esté en bataille ; sy ne les vouloient mie perdre les princes, et pour cause. Et quant les Provenceaulx virent la sieute et l’avangarde de France, qui les cuidoit la enclore, lors se serrent et mirent a deffence notablement non mie si que tous ne feussent mors ou pris s’ilz eussent esté loings de la cité, dont Viennois et Gennenois issirent a puissance et reculerent Ogier et Rolant malgré ceulx qui avecq eulx furent jusques au lieu ou ceulx de Prouvence et d’Avignon tenoit estai en deffendant leur proye.
48Or estoient és murs de la cité Olivier et Aimery, regardans les fais d’armes dont Ogier et Rollant emportoient l’onneur et deschevauchoient et occioient sans mercy tous ceulx qui de leurs cops estoient assenez. Sy en furent tout dolans que merveilles et conclurent eulx armer et issir hors maugré ceulx qui de leurs corps avoient la garde. Et quant ceulx veirent que plus ne les pouoient tenir, ilz s’armerent comme eulx, disans que hors les yroyent garder a leur pouoir puisque dedens ne les pooyent plus tenir. Mais ad ce faillirent ilz, car si tost comme Aymery se trouva aux champs, il secouru frapper ou plus espés des Francois la ou plus [79v] cuida grant dommage faire. Il abaty ung chevalier qu’il encontra en sa venue, puis s’escria par jonesse qui cellui faisoit faire « Beaulande a Aymery ! »25, sy que bien le vist, entendy et congnut le duc Ogier, qui courre le laissa oultre sans lui mal faire, disans a soy mesmes que pecié et dommage serait de meffaire au jeune chevalier et que moult aurait en lui de vaillance en aucun temps. Et se bien le fist Aymery de sa part, Olivier ne dormy mie, ains se combaty vaillanment et tousjours se tira prés d’Aymery son cousin a son pooir. Gerart, qui duit estoit de guerre autant que chevalier du monde, chevauchant ça et la, veant vers France le grant ost qui approuchoit, considerant que trop pouroit la journee estre perilleuse26 pour la retraitte, regardant les deux chevaliers qui tousjours s’avanchoient dedens leurs ennemis, appella ung sien serviteur, qui prés de lui estoit, et demanda qui estoient les deux vassaulx qui ainsy aventuroient leurs corps. « En non Dieu, Sire, ce dit cellui, le mentir ne voulz en vault riens. Ce sont vos deux nepveurs, que tant avez recommandez a garder. Nul ne les a peu tenir qu’ilz ne soient issus de la cité et font merveilles d’armes, et ont hui fait toute jour, car d’eulx me sui bien donné garde. »
49Moult fut Gerart joieux de ses nepveurz ainsy avoir veus esprouver. Il n’eust jamais [80r] cuidié qu’en si grant jeunesse eust vaillance peu demourer, mesmement qu’elle se fait presentement conduire et mener. Or est il d’aucuns qui dient que non et que aventure les maine ainsy que fortune les puet guider. Adont respond l’istoire qu’ilz n’y a aucunne seureté, comme le tesmongne le proverbe d’un sage, disant par maniere :
Cil qui ne craint fortune n’est pas sage,
Car mains conduit souvent a dur passage.
50Helas, que tant noble hommes sont par la passez, qui n’en ont mie a leur gré jouÿ ! Sy en nommerait pluiseurs l’istorien, mais il s’en taist pour cause de la matiere abregier et dit que Gerart se hasta le plus tost qu’il peust pour ses nepveurs faire retraire. Et temps estoit, car le grant ost aprouchoit, qui rien ne desiroit que la cité assegier, laquelle n’estoit mie fort de peuple pour bataille atendre au plain des champs a icelle heure. Sy fut moult dolant Olivier sur toutes riens, cuidant par son oultrecuidance, naissant de jeunesse, qui l’esguilloinnoit vaincre tout par lui la bataille. Il se retraÿ nentmains en obeïssant a son oncle Gerart, qui commandement lui faisoit. Mais il advint que a la baille, c’on appelle bariere, faissant la deffense de la porte ung chevalier nommé Ansel, lequel estoit Allemant, subgés et bien amé de l’empereur, vint aprés Olivier et lui escria : « Ou es27 tu, fait il, chevalier, qui hui au lonc [80v] du jour as les gens de l’empereur deffoulez, sy que chascun le doubte ? Viens contre moy, sy ne te fauldray mie ! » Olivier, qui ja entrait en la cité, non mie lassé ne recrean[t] mais dolant du commandement que Gerart son oncle lui avoit fait, oyant cellui qui ainsy le reclamoit, retourna son cheval, vint a la barriere, qu’il trouva close, commanda qu’elle feust ouverte, et regarda le chevalier alemant que orgueil faisoit la demourer, brocha le cheval de l’esperon, s’adreça vers lui et l’assena tellement que mort le porta enmy la chaucee. Et ce cop fait, cria « Vienne ! » si hautement que bien fut entendu de Gerart mesmes, qui le cry lui donna, qui oncques puis ne lui chey ne perdy jusques a la fin. Et tout jours depuis estoit et fut nommé Olivier de Vienne en heu de Olivier de Gennes.
51Dieux, comme grant joie fut menee en Vienne quant la porte fut rescousse et les chevaliers, soudoyers et autres retournez sans trop grant perte faire ! Cascun se mist en sa garde lors, tandis que les signeurs se desarmerent et repeurent et regarderent ceulx des murs arriver, les François et eulx logier non mie si prés c’on leur peust porter nuisance, et pour cause, car la cité estoit grosse et forte mervilleusement. Et aprés le disner alerent les barons prendre esbatement aux fenestres du palais, ainsy que coustume avoient quant point n’y avoit de siege. Regnier de Gennes, [81r] qui les condicions savoit de Gerart, considerant que c’est de siege par especial d’un tel prince que Charlemaine, fist venir les signeurs a conseil.
52« Seigneurs, dit Regnier, temps est de conseil prendre, sans atendre le temps qu’i[l] nous convendra rendre la royne la induit vers nous la fait mesprendre28. Pleust a Dieu qu’elle fust brulee et mise en cendre, car on verra par elle maint homme a sa fin tendre, maintes lances froissies et maint escu pourfendre. Je conseille que nous mandions sans plus atendre nostre pere Guarin, qui nous vendra deffendre. Sy fera29 le duc Mille, et deust sa terre vendre, et Hernault de Beaulande, s’il le veult entreprendre. Se Charles nous prenoit, trestous nous feroit pendre. »
53Ce conseil fini furent certains messages esleus et envoyés devers ceulx qui cy sont nommez, affin que surpris ne feussent par aucunne aventure. Et tant esploiterent les messages qu’ilz arriverent vers ceulx ou ilz devoient aler. Sy devez savoir que moult furent les princes esbahis quant ilz sceurent l’aventure de Charlemaine, qui avoit leurs amis assegiés. Bon cuer ne puet ou doit mentir, non pourtant ilz preparerent leurs hommes chascun endroit soy et se mirent a chemin pour venir droit a Vienne au terme que mandé leur avoit esté, mais de leurs journees ne des aventures qu’ilz trouverent ou chemin ne parle point l’istoire.
[81v] Comment Rolant et Olivier qui oncques ne s’estoient veux s’entreacointerent et congnurent prumierement
54Devant Vienne la grant estoit ung jour Charlemaine a son siege, vist son nepveu Rolant, que moult amoit, et lui dist comme par grant amour : « Beau niepz, fait il, moult me feistes beau service le jour que je combaty contre Heaulmont, qui a terre m’avoit abatu, et ja m’eust en sa subgection mis quant Dieux vous amena celle part, qui ne consenti que je morusse. Adont vous l’occistes au tronçon d’une lance et me delivrastes de sa main30. Pour quoy je vous doy et vueil bien rescompenser. Ceste cite est grant, riche, et noble en est la seignourie. Sy vous en fay don par ainsy que vous mettrez toute paine a l’aquiter de mes ennemis. Et je vous promettray et jureray cy endroit le siege que pour quelque aultre besoing qui me puist survenir, je ne m’en departiray ne a mes hommes congié je ne donray tant qu’elle soit mise en ma subgection. — Certes, Sire, ce respondi Rolant, des biens que je vous feis lors, dont vous parlez, ne me donnez mie tant savoir grant gré comme vous dittes, car a icelle heure et ou dangier ou nous estions, eusse je autant fait pour le plus simple chevalier de vostre court comme je feis pour vous, [82r] car je fus tout honteux quant je vous veis, pour ce que vous aviez deffendu que je n’alasse en bataille. Or avint si bien Dieu mercy que je m’y trouvay aux enseignes que vous dittes et y conquis mon espee Durendal, mon cor d’ivoire et mon cheval Viellantin, mais se mieulx ou autrement ne me recompensez que de ceste cité, autant vauldroit que me donnissies les grues qui volent encores en l’air. Sy ne vous en mercieray ne tant ne quant. »
55Moult fut dolant Charlemaine quant il ouy ainsy parler son nepveu. Il le regarda moult despiteusement et lui dist : « Trop es plain de folie, fait il, se tu cuides que je ne puisse Gerart mettre en subgection. » Rolant lui respond lors plus humblement qu’il n’avoit fait par avant : « Voire vous le ferez bien, se Dieu plaist, Sire, fait il, mais je ne say mie quant, car Gerart, que bien devez connoistre, n’est mie enfant. Et sy vous dy qu’il y a leans deux damoiseaulx, dont l’un est Aymery, pour qui ceste noise est commencefe], et l’autre est nepveux de Gerart. Ne say mie encores son non, mais s’ilz ne sont occis, je les tiens a si vaillans que ja n’aurez ceste cité en vostre vie. Et ainsy auroye je longuement vostre don atendu. » Sy fut le roy plus argué que paravant et jura Dieu que ou despit de Rolant, qui ainsy lui avoit les damoiseaulx loez, ilz [82v] fera engins [et] carpenter[s] drechier31 pour la cité confondre et mettre en point qu’on la poura prendre d’assault. Adont manda l’empereur les ouvriers et maistres ingenieurs, et bien se conseilla comment mieulx les poroit faire, puis envoya entre l’eaue du Rosne et illecq environ au heu plus propre copper et abatre merrien pour ses ennemis plus grever. Et ainsy fut le siege posé et juré par l’empereur, qui puis s’en party par paix faitte entre lui et Gerart par le moyen de Rolant et Olivier, qui l’un l’autre combatirent, comme l’istoire dira.
56A l’un des coings de la cité, comme racompte l’istoire, en ung lieu de plaisance et de beau regart avoit Gerart fait faire et fortifier une place dont on veoit et pooit on plainement veoir l’ost. Sy aloit celle part moult souvent Aude, la seur Olivier, pour soy esbatre. Aussi faisoit son frere, qui volentiers le compagnoit, car moult se entramoient et non sans cause. Or prist ce jour, qui fut merquedi, comme racompte l’istoire, voulenté a Roulant de soy aler esbatre, mais mie n’y voulu aler desarmé, pour toutes doubtes. Il s’arma et bailla a ung sien escuier son escu, sa lance et son heaulme a porter aprés lui, qui tenoit sur son poing ung oisel, que moult amoit. Et quant il fut aux champs et il vist son point, il laissa voler son oisel, qui ne tint mie le chemin [83r] de la riviere, ainçois prist son vol droit au chastel de Vienne, sy que bien le virent ceulx qui la estoient, et mesmement Olivier, le gentilz damoisel, qui duit estoit et bien apris d’icellui mestier, car moult amoit le deduit. Il appella et reclama l’oisel, qui joieusement a ung son qu’il lui fist de sa bouche s’en ala seoir sur son poing. Si le replenoya Olivier et lui rejoingny ses plumes, comme bien le sceut faire, et gentement. Or le regardoit faire Rolant, qui dolant eust esté de son oisel perdre et qui aprochier ne se osoit pour doubte qu’on ne lui eust fait desplaisir. Sy advisa, en regardant les estres du palais, Aude, la seur Olivier, qui tant lui pleust c’onques si belle damoiselle ne lui sambla a la veoir qu’elle estoit. Il s’avancha adont, pensant a soy mesmes que pour l’onneur de gentillesse la damoiselle ne consentiroit c’on lui feist desplaisir. Il ne s’y fia mie du tout neantmainz, ains prist son gand, sur quoy il portoit l’oisel, et en signe de triefves ou de seurté le tournoya deux ou troix tours, puis arriva sy prés que bien pouoit a ceux d’amont parler et eulx a lui.
57Olivier, qui bien vist a son maintien qu’il voloit parlementer, mist son chief hors pour mieulx ouïr, et aussy fist la pucelle, que Rolant regarda plus qu’autre chose et demanda s’il estoit la seurement. Et Olivier, qui fut de toute courtoisie plain, lui respondy que oïl. Atant parla Rolant assez courtoisement : [83v] « Vous avez mon faulcon, sire chevalier, fait il, que moult envis perderoie. Sy vous vouldroie prier que le me rendissiés par ainsi que le cas pareil vous feroie, se ainsy advenu vous en estoit qu’il est a moy. » A ces parolles ne respondi mot Olivier, qui se sourioit du chevalier qui si grant paour avoit de son oisel perdre que jamais n’eust volu retenir. Et quant Rolant vist que Olivier ne lui respondi mot, il adrecha son langage a Aude : « La belle damoiselle, fait il, en non de gentillesse et d’amour vueilliés ce chevalier requerir qu’il me rende mon oisel, et je jure par ma foy que, s’il est jamais temps ne saison que de vous aye une requeste, je la vous passeray, mais qu’elle ne touche de trahison. — Bien vous ay entendu, sire chevalier, fait elle, en moy ne demour[r]a que vostre oisel ne vous soit rendu. » Elle pria son frere Olivier, et il lui accorda legierement, mais ainçois respondi a Rolant : « De l’oisel ne vous doubtez, sire chevalier, fait il, car a la requeste de la demoiselle le vous porteray, se tant atendre me voulez que je soie jusques vers vous alez et aussy que vostre nom me disiés, car vous pouriés estre tel que ja ne m’en traveilleroie, ainçois le vous feroie porter par ung mien varlet. — Vous ne parlez que de raison, Sire, ce lui respondi Rolant, saciés que mon nom ne quiers je celer a vous en especial qui me faites plaisir [84r] ne a ceste damoiselle qui a ma requeste vous a prié de le moy rendre, dont je vous mercie tous deux jusques au desservir. On me nomme Rolant, nepveur de Charlemaine, qui cy vous tient assegiez. Et vous qui mon nom avez voulu savoir, me direz vous le vostre, s’il vous plaist, affin que je sace qui courtoisie me fait pour le rendre en temps et en lieu voire a cent doubles, s’il est mestier ? — Par foy, sire Rolant, ce respondi le fil Regnier de Gennes, on m’apelle Olivier, filz du duc Regnier de Gennes, et ceste damoiselle, de qui tant vous louez, est ma seur et est nommee Aude, si vous en poura par aventure souvenir. — Vous dittes voir, certes, sire Olivier, ce respondi Rolant, la demoiselle est de gente façon, gracieuse et de plaisant maintien, que pleust ores a cellui qui nous fist. Que mon oncle et vos amis m’eussent chargié du debat, qui est entre eulx survenu par Aymery de Beaulande, j’en apointeroie ainsi que amours le me veult ja conseillier. » Sy s’en dessendi a itant Olivier, qui plus n’en volt tenir parolle a iceste heure. Et la pucelle demoura a la fenestre, saluee amoureusement du mot que Rolant avoit dit, et tant l’ama depuis qu’elle en moru piteusement. Mais comment n’en fera cy l’istoire aucunne mension, pour ce que il est contenu et escript ailleurz, comme on le puet [84v] veoir en piteuse prose tiree de rime comme ceste.
58Olivier de Vienne, qui oncques sa foy ne menty, monta a ceval, vint aux champs porter l’oisel au conte Rolant. Or avoit Aymery de Beaulande sceu, ne dit point l’istoire par qui ne comment, l’avanture de l’oisel et le parlement qui en avoit esté tenu. Il monta ou cheval, s’en party aprés son cousin Olivier, qui ja avoit l’oisel rendu et rentroit en la cité. « Mal exploitastes, fait il, cousin Olivier, qui tant avez a nos ennemis mortelz tenu de parolles, et mal de l’eure que lui rendistes l’oisel avant ce que j’eusse a lui parlé, car il ne s’en feust mie ainsy retourné. — Et pourquoy, beau cousin ?, ce dit Olivier. — Pour tant, certes, fait il, qu’il se poura vanter de venir toutes autres fois quant bon lui samblera voler a la bariere de la cité sans ce qu’ilz ait chevalier dedens qui d’une lance ou de deux l’osast requerir. — Ha dea, beaulx cousins, ce lui dist Olivier, lors il n’est encore gaires loings, et se assez n’avez d’un cop de lance ou de deux, comme vous dittes, alez aprés lui ! Je croy qu’il vous en donra trois ! » Sy s’en parti a itant Olivier et retourna vers sa seur Aude, qui tousjours regardoit chevauchier Rolant, qui plus lui plaisoit qu’elle ne moustroit le samblant. Puis vist Aymery, qui asprement le sievoit, mais mie [85r] ne savoit elle pourquoy.
Comment Aimery et Rolant jousterent ensamble devant la demoiselle Aude, et fut Aimery abatu
59Tant se hasta Aimery qu’il a consievy Rolant, qui mie n’y pensoit, ains avoit souvenir de la beauté de la seur Olivier, dont son cuer estoit ja eschauffez par l’amonnestement d’amours, sy que d’armes d’oiseaulx ne de chiens ne lui souvenoit plus, jasoit ce qu’il eust son faulcon sur son poing. Aymery apella Rolant, qui se retourna moult a cop pour savoir c’on lui vouloit. Et lors lui dit Aymery moitié a jeu moitié a certes : « Ainsi ne vous en devez mie aler, sire chevalier, fait il, et honte vous seroit et a ceulx de la cité pareillement que sans vostre lance rompre vous peussiés en l’ost vanter de vous estre de si prés eschappé sans jouster. Pour quoy je vous prie que m’acordez ung cop de lance et que cy me vueilliés atendre tant que mes armes aye esté endossé32. » Rolant, qui fut gentil et noble de cuer et qui oncques, comme dit l’istoire et dont pluiseurs livres font mension, n’avoit reffusé son corps ne puis ne reffusa a homme, lui acorda et doucement respondi : « A vostre bon plaisir, sire chevalier, fait il, alez de par Dieu ! Si vous armez, et je atendray cy vostre venue. » Sy s’en party Aymery a itant et retourna [85v] vers son cousin Olivier, qui lui ayda a soy armer et a monter ou cheval, puis lui tendi une lance et le commanda a Dieu. Puis s’en monta avecq Aude la belle, qui moult desiroit veoir la jouste des deux nobles damoiseaulx. Mais trop estoit Rolant plain de vaillance, plus que Aimery, qui non33 pourtant estoit hardi et corageux et tant fust conquerant en son temps que trop ne pouroit l’istoire sa valeur louer. Aymery se party quant il fut armé et tant se hasta de chevauchier que bien le perceut Rolant, qui depuis n’avoit autre chose fait sinon penser a la belle Aude, qui aux fenestrages du chastel estoit appuiee, regardant Aimeriet son cousin chevauchier et aler vers Rolant, qui l’atendoit et lequel baissa sa lance quant il le vist. Sy se coururent sus les escus acolez et s’entrefrirent de toutes leurs puissances, mais oncques Rolant n’en desmenti son corps, ainçois hurta Aymery de si grant vertu que tout abati en ung mont et maistre et cheval, puis s’aresta tout regardant quelle fin Aymery feroit. Et dist l’istoire que bien l’eust occis s’il eust voulu, ce que non fist, ains se prist a sousrire a tout par soy.
60Dieu, comme fut dolant et honteux Aimery, le filz Hernault de Beaulande ! Il se releva le plus hastivement qu’il peust pour doubte de la mort et regarda le chevalier Rolant, qui ne se faisoit que sousrire et ne moustroit aucun samblant de lui faire desplaisir, ains lui dist assez courtoisement : « Pensez du remonter, [86r] sire chevalier, fait il, et ne doubtez que de par moy vous soit pour le jour d’ui aucun desplaisir pourchacié pour l’amour de la damoiselle qui l’oisel me fist delivrer. Sy me recommandez a elle se la venez et lui dittes que pour la courtoisie qu’elle me fist vous ay deporté depuis que du cheval avez esté abatu. Non mie que ce soit recompensacion, car je lui feroie ou au chevalier qui m’aporta mon oisel pour l’amour d’elle greigneur courtoisie se le cas escheoit que pour elle me peusse employer. » Et a ces mos s’est Rolant departy et a laissié Aimery tout honteux, qui s’en retourna son petit pas comme cellui qui la n’avoit conquis se peu non.
61Sy lui vint Olivier au devant pour lui aidier a desarmer et le mist a raison, disant que mie n’avoit failli a la jouste : « Vous dittes voir, certes, fait il, sire cousins, voirement apperçoy je assez que de moy vous moquez. Mais par la foy que je doy a Dieu, se je le treuve une aultre fois, je me cuide de lui vengier en tel façon que de moy ne sera ja de mort ou de mehaing deporté. » Sy le regarda Ohvier atant et respondi : « De ce me tais je, beaux cousins, fait il, car bien poura estre que fortune vous sera en aide adont mieulx qu’elle n’a ce jour d’ui esté. Mais veritablement, ou chevalier n’a que blasmer de tant que j’ay de lui veu. Sy n’en doy nul mal dire, et qui de verité vouldroit parler, il vous a hui fait plus de courtoisie que vous n’eussiés a lui, et par vostre parler mesmes, dont vous lui savez comme nul gré et le menassiés de rencontrer une autre [86v] fois. Mais je me doubte que ce ne soit a vostre destourbier, car bien comme dit un sage en ung notable qu’il met comme en proverbe :
Recalciter encontre la pointure
De l’esguillon redouble la bature.
62Ainsy puet il de lui et de vous avenir. Ce que je ne vouldroie pour rien quelque chose que cy ayons dit, car par aventure ne vous deporteroit mie le chevalier ainsi comme il vous a ores deporté. Sy ne laisseray encore a dire qu’en lui n’ait grant bonté et que de grant noblesse ne soit plain. » Et a ces paroles s’est Aymery party de son cousin Olivier, auquel pour despit de ce il ne parla de.viii. jours après.
63Et Rolant le noble chevalier s’en ala droit en l’ost. Si le demanda l’empereur, qui ja avoit oy parler de la jouste qu’il avoit faite devant la cité, mais il ne savoit mie contre quel chevalier, jusques a ce que Rolant fut devant lui arrivez, auquel il enquist dont il venoit et quelle aventure lui estoit survenue. Sy lui raconta Rolant tout son fait, de son oisel qui lui estoit eschappez, de Olivier, qui le tenoit sur son poing, et de Aude la fille Renier, qui pria a sa requeste Olivier de lui rendre. Sy estoit Charlemaine tant joieux de oïr cellui compte que il ne se pouoit tenir de rire. Mais gaires ne dura sa joie, car Rolant lui racompta, pour venir a sa conclusion, comment ung chevalier sailly de la cité, lequel le poursuÿ pour jouster affin qu’il ne se peust vanter d’estre eschappé [87r] sans trouver a qui parler. Sy fut si hastif Charlemaine qu’il lui demanda qui estoit le chevalier qui contre lui avoit jousté et qui avoit eu l’onneur de la jouste. « En non Dieu, Sire, celui respondi Rolant, cellui qui la jouste me vint demander est Aymeriet, le filz Hernault de Beaulande, mais je lui ay bien moustré qu’il est encore trop jenne, car lui et son cheval abaty je et confondi en ung mont, et de lui eusse la teste eue n’eust esté pour l’onneur d’une damoiselle, laquelle est seur d’un moult gracieux chevalier nommé Olivier, filz du duc de Gennes34. Celle damoisele me fist mon oisel raporter par son frere Olivier, car ainsy se nomma il quant il le me rendi. Sy ay pour ce esté gracieux envers Aymeriet pour ceste premiere fois. »
64Dieux, comme fut l’empereur Charlemaine dolant quant il entendi son nepveur, qui devant lui et ses hommes se vanta d’avoir cellui deporté de mort pour qui la guerre estoit commencee ! Il ne se pot taire qu’il ne desist sa voulenté adont voire en moustrant son couroux : « D’autant en aies tu mal gré, filz de putain, fait il, qui mon ennemy mortel as veu en ton dangier et n’en as pris vengement ! Saces que moult en sui desplaisant et bien m’en poura souvenir, et a toy mesmes en sera le pis, car je te avoie la cité et la terre que Gerart tient donnee, mais or est bien apparant q’un si hault bien ne t’est mie deu ne tu ne le saroies pourchassier quant par devant toy passe [87v] ton aventure, que tu ne scez prendre quant temps en est et lieu et heure. » Sy fut Rolant plus dolant que il ne moustra le samblant et respondi assez froidement : « Vous avez ma mere blasmee a tort, beaulx oncles, fait il, car elle ne puet de ce rien. Et samble par vos parolles que bien la congnoissiés, si m’en passe a itant maintenant35. Mais tant vous dy que ce fut par mon oisel qui par amours me fut renvoyé. Sy ne sont mie les aventures encores faillies pour moy, ains venray encor assez a temps pour en trouver d’aussi belles que celle a esté, et sur lui mesmes par aventure se la guerre dure ausques longuement, ce dont je me doubte, car leans ne sont mie bergiers ne gens aprentis de guerre et a qui vous pourez assez avoir a besongnier ainçois comme vostre cuer le requiert. Sy vous dy tant qu’en lui aura vaillant chevalier, preux et hardi s’yl vit en eage d’estre en sa force. Et qui dire l’oseroit, grant dommage serait de la mort de ung si noble damoisel comme il est. » Sy fut Charlemaine plus dolant que par avant et respondi a Rolant, qui le redarguoit : « Mal de l’oisel que vous portastes en gibier36, car si m’aïst Dieux, j’amasse mieulx que vous eussies Aymery occis et qu’il vous feust souvenu du desplaisir qu’il m’a fait d’avoir la roine vilenee et batue, dont peu vous chaut a ce que je puis percevoir. Sy n’en seray ja de vous comptent pour cose nulle que dire [88r] me sachiés. — Par Dieu, Sire, ce respondi Roland, puis que dire le fault : la dame fist grant mesprison de blasmer Gerart present son propre nepveu et autres qui de ce qu’elle parla n’avoient que besongnier. Et comme dit ung sage par proverbe en ung notable :
Sage maintien et non trop de parolle
Siet bien a femme a qui qu’elle parolle.
65Or parla la royne trop avant et si ne lui fut mie sa parolle seant, si bien qu’elle ne feust recueillie par Aymery, qui pour ce fut si desplaisant qu’il la baty comme vous dittes, dont je ne say que par ouïr dire. Mais il n’y a dame ou monde s’elle avoit autant dit de vous, qui estes le mien oncle, devant moy de qui j’en souffrisse nent plus qu’il fist. Et se moustra de franc lingnage et de gens d’onneur et de bon heu venu. » Sy s’en parti quant il eust dit ce mot, car bien apperceut l’empereur, qui ja commençoit a sa face changier, et s’en ala en son tref pensant aux amours de Aude la seur Olivier, ou son cuer estoit ja comme ferme, si qu’il ne pouoit ailleurs penser longuement, tant estoit ja amoureux d’elle. Et Charlemaine demoura pensif et dolant de son nepveu qui ainsy avoit laissié eschapper Aymery son ennemy. Sy se taist a itant l’istoire d’eulx et parle du secours qui vint a Vienne et de la grant guerre qui longuement y fut.
[88v] Comment Garin de Monglenne, Mille de Puille et Robastre le grant vindrent au secours de Gerart de Vienne et de Hernault de Beaulande
66Comme a ja racompté l’istoire, firent leurs establissemens et ordonnerent leurs hommes les enfans de Monglengne. Et pour conclure et abregier ordonnerent qu’ilz yroient devers leur pere, qui par tout son païs avoit son mandement et envoyé messagiers en tous lieux pour plus assambler de peuple, comme on doit faire en tel cas et par especial au besoing. Robastre lors estant37 en une forest en ung hermitage ou quel il s’estoit tenu depuis que Hernault de Beaulande avoit sa seignourie obstenue, et quant il sceut par ung des messagiers qui s’estoit fourvoyé que Gerart de Vienne estoit assegié du roy Charlemaine, il fut tant dolant que merveilles et jura Dieux que jamais en renclusage ne seroit demourant jusques a ce qu’il eust veu Garin de Monglenne et sceu quel estoit le debat pour quoy guerre estoit mene[e] a rencontre de Charlemaine de France. Il se parti lors, et tant exploita ainsy habillié comme ung hermite qu’il vint a Monglenne, ou les gens du noble prince estoient assamblez, atendant ses enfans pour tirer droit a Vienne. Sy estoit pour icellui jour que Robastre ariva Garin en sa chappelle, oyant messe par ung matin avecq Mabilette la noble ducesse, qui moult dolante estoit plus que nul ne recorderoit de l’aversité [89r] qui a ses enfans commenchoit a venir. Car comme elle consideroit que Charlemaine estoit trop grant signeur, jasoit ce qu’ilz feussent nobles bien emparentez et aliés, fors et puissans de leurs corps et que de guerre sceussent autant que homme nul en pooit savoir, elle ne cessoit de prier Dieu qu’il voulsist mettre paix entre eulx, affin qu’ilz feussent a seurté de leurs corps. Et croit l’istoire que pareillement traveilloit le noble duc Garin envers Dieu, priant qu’il lui donnast grace de pacifier ses enfans avecq l’empereur. Et quant leurs prieres furent faittes, ilz s’en issirent de la chapelle. Sy les rencontra a l’issue Robastre, le quel ainsy habillié comme il estoit les salua en demandant l’aumosne et disant : « Vostre aumosne me soit donnee, s’il vous plaist, Sires, en l’onneur de cellui Dieu ou non duquel tous chevaliers sont fais et creez. » Sy le regarda assez le duc Garin, ains lui respondi assez doulcement :
67« Ta requeste te sera passee, beaux amis, fait il. Vien t’en en salle, sy te feray donner assez a boire et a mengier pour l’amour des bons chevaliers qui jadis furent et en memoire de ceulx qui encore sont vivans. » Et atant monta le duc et des chevaliers aprés lui grant nombre. Sy s’en ala la dame en sa chambre et ses damoiselles aprés elle. Et quant le duc Garin vint en salle, il manda [89v] par son maistre d’ostel a mengier pour le bon hermite et dit qu’il le vouloit veoir repaistre. Sy fut la table drecee et l’ermitte assis par le commandement Garin, qui assez le regarda. Et lui mesmes asseït la viande devant lui, disant : « Tenez, amis, en l’onneur de Dieu soit ce. — Amen, Monsigneur, fait il, et de Robastre, dont Dieux ait l’ame, s’il lui plaist, car puis que il est mort, jamais ne le verrez. » Et quant Garin de Monglenne en-tendy parler de Robastre, il fut tout trespensez et regarda cellui qui parlé lui en avoit, disant : « Par foy, beaux amis, fait il, vous m’avez cy parlé d’un homme que j’amais moult en son temps, et Dieux ait son ame, s’il est mort, car moult de biens me fist en sa vie, et par lui et a son aide conquestay Monglenne et la dame Mabillette, qui plus sera dolente que dire ne sauroie quant telles nouvelles lui seront dittes, pour l’amour de ce que n’a pas long temps, au mains puis.xx. ans en ça, il secouru Hernault a Beaulande et fist si grant courtoisie a Fregonde la dame que jamais ne le porions oublier. Et encor eussions de lui milleur mestier que jamais s’il fust en vie. — Ouy, certes, sire duc, ce respondi Robastre, voirement est il vivant, et aussy bon voloir qu’il eust oncques il a encores. Mais tant estes en orgueil surmonté pour vostre ricesse que vous ne daigniez nullui recongnoistre sinon a toute peine. Veez cy Robastre devant vous, qui bien vous congnoist, et vous ne le daignez raviser. »
68[90r] Robastre osta son chapperon lors et demoura a toute sa barbe et une grant grise chevelure, que lui pendoit si bas que a paine le ravisa le noble duc Garin. Et quant il le congnut, lors l’embrassa le noble prince et acola moult serreement. Sy fist Robastre lui, si qu’il lui froissa prés que les os, dont Garin ne se peust taire, ains dit : « Bien soit le mien loyal amy Robastre venu, qui a ce besoing me vient secourir. » Il le mena devers Mabillette, qui jamais ne l’eust reconneu en l’abit ou quel il estoit et de l’eage dont il se moustroit, et au fort lui declaira Garin que c’estoit Rebastre. Si l’acola la dame, et aussy l’embrassa il mais non mie ainsy comme il avoit Garin embrassié, car toute l’eust deffroissiee, tant estoit encores fort et puissant. Sy le festoierent, il ne fault mie demander comment, et de leurs adventures deviserent assez larguement.
69Sy advint pour la matiere abregier que Milon de Puille, Hernault de Beaulande et les gens Regnier de Gennes arriverent au jour ou ausques prés c’on leur avoit assigné. Et lors fut la joie renforcee. Hernault de Beaulande, le pere d’Aymery, festoya assez Robastre le grant, et legierement le congnut, plus tost que n’avoit fait son père, Sy fu belle chose a veoir des compagnies quant elles furent en ung, car ilz estoient plus de.1. miles combatans, sans ceulx que Gerart, qui tenoit Vienne, Toulouse, Avignon et tout le paÿs, [90v] pouoit avoir assamblez.
70Aprés la feste que eurent faitte les nobles princes, prinrent congié a la dame et s’en partirent de Monglenne avecq Robastre, que la dame ploura a son partement pour les services que pieça leur avoit fait. Et tant firent par leur exploit qu’ilz aprocierent Vienne et finablement furent recueillis, voulsissent ou non les gens Charlemaine, qui par aventure ne se donnerent gaires de paine de les empeschier, ou ilz ne pouoient. Au fort ainsy advint qu’ilz se logierent dedens, du moins les princes et leur ost en lieu sy seur que l’un ne pouoit l’autre grever sans bataille et jour assigné. Et qui se avanceroit de demander quelle chiere s’entrefirent les barons, l’istoire n’en pouroit ou saurait mentir, car il est a presupposer que amis a amis ne doivent faillir, mesmement a ung tel besoing. On demena si grant joie parmy la cyté que bien s’en apperceurent ceulx de l’ost.
71Et legierement fut sceue et notifiee la venue et le secours de ceulx qui estoient la arivez par un varlet qui estoit leans envoyé de par l’empereur pour leur affaire espier. Si advint que cellui varlet s’en issi de la cité et s’en vint droit au tref de l’empereur raporter les nouvelles de ceulx qui la estoient venus. Et tant en fut parlé que Charlemaine en ouÿ le bruit. Il manda son conseil lors et assambla ses [91r] princes, puis mist son fait en termes de paroles et leur dit : « Beaulx signeurs, je vous ay cy assamblez pour vous faire savoir la venue du duc Garin, qui de Monglenne s’est partis, acompaignié de deux de ses enfans et d’un jayant nommé Robastre, qui soit de Dieu mauldit, car de lui me doubte plus que de telz.xv.m ont ilz avecq eulx, pour ce que longtemps ay de lui congnoissance. Si ne cuidasse jamais que deables l’eussent jusques a ore laissié vivre ! Au fort il ne nous puet mie tant porter de nuisance comme l’en pouroit38 bien dire, mais de lui se fait bon garder, et en especial de l’entreprise du duc Garin et de ses enfans, que je n’aymeray jamais pour le grant orgueil et pour l’outrage qui est en eulx. Sy ne vueil mie tant atendre que mon ost puisse pis valoir de leur venue ne que moy qui cy suis venus pour les envahir et assaillir soit honteusement levé de mon siege, car trop me pouroit estre grant reprouce. Sy vous ay mandez pour moy conseillier ad ce que mon honneur ne puisse par eulx diminuer. »
Comment la royne de France vint veoir Charlemaine devant Vienne la grant, compaigniee de x.m combatans
72La ou l’empereur Charlemaine se conseilloit pour toutes doubtes, ses aventures assistoient pluiseurs princes, rois, ducs et contes, car [91v] jamais n’estoit petitement acompaignié. Entre lesquelz estoit Guennes, qui aultrefois avecq Griffon son pere avoit en conseil secret dit que trop se pouroit en aucun temps repentir des biens qu’il faisoit aux enfans Guarin, comme ja l’a cy devant recordé l’istoire. Et dit en audience : « Vous savez que
Tant vault cellui qui oit et rien n’entent
Comme cellui qui chace et rien ne prent.
73Ne vous souvient il, fait il, Sire, quant vous donnastes les seignouries aux enfans Garin que le conte Griffon mon pere vous chastia et dist ou en substance le vous donna a entendre, sy que je ne l’oubliay, puis que vous ne donnissiés point tant du vostre qu’il vous en convenist repentir. Vous ne nous avez oncques creux mais les avez tellement enrichis que chascun d’eulx vous guerroie maintenant. Et a peu que je ne dy qu’il est bien employé. Sy ne vous en poez ores repentir, car il est trop tart. Et non pourtant ne doit nul de nous laissier a vous donner bon conseil qui faire le saura. — Vous dittes voir, certes, sires Guennes, ce respondi Naymon de Bavieres, voirement en a il ores bon besoing, et tant qu’a moy pour tous de bas eschever, je conseille que, tandis que Garin, qui est pere des.iiii. princes qui nous mainent ou voellent guerre mener, est en Vienne, on envoye certains bons et seurs messagie[r]s, lesquelz voisent devers Garin, qui, comme je croy, est homme garny de raison ; sy n’en devra point [92r] reffuser. Et de par l’empereur lui ferons39 savoir l’offense que Aymery a faitte d’avoir ferue la roine et villenee sans cause, et s’il lui veult imposer qu’elle se soit vantee devant lui ne aultre qu’elle ait son pié, par nesune aventure mis, envoyé pour faire baisier comme il maintient a son oncle Gerart, elle respont que non et que jamais ne l’eust voulu ne daingneroit faire, jasoit ce que ce seroit et aurait esté si mal fait que l’en ne pouroit pis, et serait la dame tenue de l’amender et reparer au du[c] Gerart l’injure. Et, au contraire, se ainsi estoit que Aymery l’eust ferue, vilenee ou atouchee seulement par mal talent, il ne saurait amender le cas s’il n’estoit par ses parens et amis mesmes rendu au roy Charlemaine, qui cy est, et a ses princes pour justicier selon leur bonne et loyalle discrecion. »
74Cascun qui ouy la raison du duc Naymon respondi c’on ne pourrait mieulx adviser, et mesmement le duc Ogier le Dannois respondy en audience : « Naymon dit bien, Sire, fait il, car ja ont ceulx de leans si grant pooir que, s’il fault le vostre mettre et exposer contre eulx, la chose poura si mal aler que chascun tant d’une part comme d’autre s’en poura par aventure, par le moyen duquel on poura trouver si bon appointement qu’il sera ja besoin de plus avant proceder. » Sy s’acorda ad ce l’empereur [92v] et dit : « A ce me vueil je bien accorder, beaulx signeurs, fait il, puis que vous le me conseilliés, par condicion que, se la royne est trouvee couppable du fait que Aymery lui met sus et que la chose soit prouvee souffisanment qu’elle se soit vantee d’avoir son pié ou heu du mien fait baisier au duc Gerart, lors mettray le fait en vostre jugement. Et s’il estoit trouvé que Aymery l’ait ferue ou vilenee a tort, sy soit son corps mis, livrez et presenté par ses amis en ma main pour en faire ce qu’il appertendra par rayson, et au surplus me face Gerart hommage des terres qu’il tient en sa main, Hernault et ses freres samblabement40, car il n’est au monde terre ne signourie qui a mon empire ne se doit incliner. Et par ainsy poura la guerre d’eulx et de moy prendre fin. » Sy fist Charles a ces parolles escripre unes lettres contenans le traitié devant dit, puis fut ung chevalier quis, au quel on les bailla aporter.
75Et tandis qu’il ala son message faire, vindrent nouvelles en plaine sale de la roine qui lui amenoit.x.m combatans de ranfort pour grever Gerart, qu’elle heoit autant ou plus qu’elle l’avoit oncques amé. Sy fut Charlemaine moult joieux quant il entendi qu’elle venoit : il envoya a l’endevant d’elle, car moult en estoit amoureux et jaloux pour sa grant beaulté, que vous diroit [93r] l’istoire. Elle fut receue de lui premierement et consequamment des nobles princes pour l’onneur de leur signeur. Et lui fut dit comment l’empereur avoit envoyé en Vienne la grant devers Gerart pour trouver appointement sur le fait d’elle et d’Aymery de Beaulande. Sy n’en fut gaires joieuse, quelque samblant que lors en moustrast, jasoit ce qu’elle faingnist en estre comptente et joieuse. Sy s’en aperceurent assez les signeurs, qui de ce l’oioent parler, et disoient a part l’un a l’autre que en la dame avoit grant malice, car bien appercevoient sa cautelle. Et pour ce en parle ung sage, disant en proverbe notable
Falace n’est nulle a paine si caulte
Que apperceue ne soit d’aucun sans faulte.
Comment Garin de Monglenne et ses.iiii. enfans se partirent de Vienne pour aler devers Charlemaine
76Tandis que la royne se festoya en l’ost de l’empereur, estoit le chevalier en la cité qui presenta ses lettres au duc Garin, lequel estoit de soy doulx, courtois et par nature pour viellesse, qui fort l’avoit surpris, le devoit estre. Il manda ses enfans et Robastre, qui mie ne faisoit a oublier, avecq pluiseurs nobles hommes dignes de son secret savoir, puis ouvry ou fist les lettres ouvrir, et oÿrent la teneur d’icelles, faisans mension de la roine et de Aimery [93v] de Beaulande. Sy fut moult joieux Garin et dist que il yroit devers Charlemaine, que longtemps avoit veu, et delibera de mener avecq lui ses.iiii. filz avecq cincq autres nobles hommes seulement, mais que pour.x. chevaliers peussent avoir seurté pour deux jours, durans lesquelz ilz parlementeroient de leurs besongnes. Ilz renvoyerent le chevalier et le char-gierent de leur aporter sauf alant et venant pour deux jours, et ainsi le fist.
77Mais tandis que le chevalier ala et revint, s’asamblerent Olivier de Gennes, Aymery de Beaulande et Robastre et conclurent ensamble que pour doubte de trahison ou de mauvaistié ilz se partirent secretement aprés les signeurs et acompagniés de certain nombre de chevaliers, armez soubz les manteaulx, s’en yroient en heu ou ja ne seraient sceus ou apperceux, en maniere que l’en se doubtast d’eulx pour donner secours et ayde aux barons viennois, se mestier en feust. Et quant les nobles princes furent garnis de leurs saufconduit, lors se mirent eulx a chemin et bien prierent aux barons de la cité garder pour toutes doubtes. Sy ne faillirent mie ad ceux de leens, car par l’amonnestement du prince Olivier, qui, comme ce feust chose entreprise veritablement, se doubta de ce qui advint [et] fist ceulx de leans armer. Et ilz se partirent secretement aprés les aultres, lesquelz s’en [94r] entrerent en la tente de Charlemaine, qui les regarda par grant despit. Et si fist Gerart lui autant bien, car l’istoire racompte c’onques de son temps ne regna prince plus fier ne plus plain d’orgueil qu’il estoit. Il ne daigna saluer l’empereur comme fist son pere Garin. Sy estoient leans tous assamblez les pers et pluiseurs nobles barons du royaulme de France et de l’empire entour l’empereur, qui se maintenoit hautement. Et la avoit devant et environ lui les pers et haulz barons françois, allemans, anglois, normans et d’autres pays a merveilles.
78Devant l’empereur estoient Naymon de Baviere, Ogier le Dannois, Salmon de Bretaigne, Ricart de Normendie, Turpin de Rains, Estous de Langres, Sanssons d’Orlean, Gieuffroy d’Angiers, Griffon et Guennes de Hautefeulle et d’autres qu’il apelloit a son conseil quant bon lui sambloit. Sy les avisa et bien les congnut Garin de Monglenne, lequel salua l’empereur et les barons, disant assez fierement, car nul n’est sage en sa cause : « Vers vous sommes, sire rois, fait ilz, venus pour ung debat apaiser qui poura, lequel est meu entre la royne et Aymery de Beaulande. Et a ce que l’en puisse plus certainement jugier du debat n’est que bon, ce me samble, de cy reciter le cas ou la plus [94v] et sauve partie. Vray est que vous donnastes femme a Gerart mon filz, qui cy est, et quant il se fut de vostre court party pour son lieu tenir et exercer l’office qu’il avoit de par vous, fut Aymeriet son nepveu recepeus a vostre court pour servir comme il apertient. Il avint que vous alastes en ung lontaing voyage et laissastes a court avecq la roine Aymery, lequel, comme il nous a donné a entendre, se trouva ung jour avecq la dame, laquelle present lui et plus de.xx. escuiers et dames se vanta qu’elle avoit fait son pié baisier en lieu du vostre a son oncle Gerart de Vienne, qui de ce rien ne savoit pour cause qu’elle avoit failli a l’amour de lui ou que il avoit a la sienne failly. Sy ne dormoit mie Aymery, car, quant il ouÿ ainsy vilainnement parler de son oncle, il en fut malconptent et non sans cause, car ce fut si mal fait que on ne pouroit pis faire, mesmement que Gerart est de noble sang sy que bien le puet on sçavoir. Et trop en seroit son lignage ravalé et vituperé se amende n’en estoit faitte. Or sommes nous cy venus pour ceste cause. Sy requerons que la royne nous [95r] soit par vous et par vostre conseil, se a ce se veult accorder, delivree pour en faire ce qu’il appertient, ou du moins qu’il soit traitié de ce en telle maniere que homme nul du lignage Aymery n’y puisse nesung blame recouvrer. Et se ainsy ne le faittes, je vous asseure que du royaume de France vous feray en brief terme si petitte part que le moins y porez avoir, car une fois le conquestay aux eschiés contre vous, et ce ne pouez vous nier. Et n’en fus oncques recompensé que de Monglenne, que je conquestay sans l’ayde de vous, qui donné le m’aviés. »
79Moul[t] oultrageusement parla Garin le duc de Monglenne, et assez y eust la gens pour ses paroles recueillir, lesquelles ne furent mie par ce perdues. Sy commencha l’empereur a fronchier et a nariner et tant fut dolant qu’il ne se peust taire, ains respondi comme homme dolant : « Par Dieu, Garin, fait il, vostre langage est malgracieux ! Et ne fust pour itant que de moy avez seurté, je vous moustrasse comment on doit parler en court du41 plus hault prince que vous n’estes. Sy ne l’oubliray en mon vivant, ains m’en souvendra toute ma vie. Et pour tant que si m’avez tant parlé de la roine voire contre son honneur, n’en aurez vous de moy nesune response ne parole de paix, car jamais envers moy n’en serez accordé. Sy vous en alez comme vous estes venus, et se vous l’avez bonne, si l’enviez. »
Comment Guarin ocist ung chevalier present l’empereur et autres
80[95v] Et lors parla Gerart, qui plus estoit chaulx que nulz des aultres et dit : « Par Dieu, sire roys, fait il, en mon pere n’est mie le tort de ceste besongne, ains est en vous qui la royne soustenez a plain fais. Et mal besongnastes le jour que par mariage la me donnastes et puis la prenistes pour vous. Sy ne fut en ce oncques loyaulté gardee. » Sy y eust la present ung chevalier normant, lequel avoit tout le debat entendu, et quant il vist les princes qui ainsy s’eschauffoient de parole, il se mist avant adont comme fol et s’adrecha vers Garin, qui plus vielz estoit et moins deffensable a son avis, et lui dit en le prenant par sa barbe, qui longue estoit et chenue si qu’elle pendoit plus d’un demy pié : « Oultre fel viellart, fait il, que mal ait qui ainsi vous a prist a parler a l’empereur ! » Et en ce disant lui arracha ce qu’il avoit empoingnié, sy que tant dolant en fut Garin qu’il tira ung coutel, qui au costé lui pendoit, et comme homme noble et courageux lui convoya son coutel entre les costez si que mort le mist devant l’empereur et tous ceulx qui au consitoire assisstoient.
81Richart, qui duc estoit des Normans et per de France, l’un des prochains conseilliers de l’empereur, fut moult doulant de ainsy veoir son chevalier mourir et aussy furent ceulx de son parenté, dont leans avoit largement. Garin fut assailly lors, et aussy furent Hernault de Beaulande, [96r] Regnier le duc de Gennes, Gerart le Viennois et Millon le duc de Puille. Sy en y eust de leurs hommes qui de la presse se mirent hors pour monter és chevaulx et afin d’aler en la cité noncier la nouvelle et l’aventure qui estoit advenue ou tref royal. Sy ne furent gaires eslongiés qu’ilz ne trouvassent Aymery, qui premiers estoit parti de ses compagnons comme cellui qui venoit au bruit, qui ja estoit si grant que ce sambloit tempeste. Sy le suivoit Olivier, qui ja avoit son mantel getté par terre, et Robastre tenoit grant fust de bois en ses poings et couroit tout a pié si comme tout fourcené et crioit a ses hommes, qui aprés lui venoient tous armez et prest pour combatre.
Comment Robastre le grant delivra Garin et ses enfans des gens l’empereur, qui les emmenoient prisonniers
82« Or tost, beaulx signeurs, fait il, or tost, plus c’onques mais ! Sy soient secourus Garin et ses enfans, lesquelz sont en mortel peril ! » Et si estoient empressez fort et en grant dangier veritablement, car ilz n’avoient nulle deffense, et ja estoient comme retenus et mis en subgection par puissance quant la ariverent Aymery et Oliver, dont nul ne se gardoit, qui crierent haultement « Gennes ! » et « Beaulande ! » et fraperent sans menassier, si que tous furent l’empereur et ses hommes esmerveilliés et pensifz qui diables les avoit la amenez. Hz cuiderent emmener [96v] les princes et transporter lors, quant Robastre les rencontra, qui bien les congnust, et s’escria lors « Monglenne ! » si haultement que bien fut de tous ouÿ et sa voix entendue, laquelle estoit grosse et terrible, mais en criant haulça le tinel de merrien qu’il tenoit. Sy eurent les Normens et François si grant paour que de hideur laissierent et habandonnerent les princes, qui ainsi eschapperent et s’en alerent a leurs chevaux, puis monterent dessus et le plus tost et plus droit qu’ilz peurent passerent par leurs hommes, lesquelz venoient a cens et a milliers en leur ayde.
Comment Charlemaine fut pris par force de Aymery de Beaulande et rescoux par Rolant, lequel venoit de saluer Aude la belle damoiselle
83Grant fut le bruit en la tente Charlemaine quant Robastre le grant y survint. Sy estoit ja la bataille commencee par Olivier et son cousin Aymery, qui grant avantage avoient contre les François, Bretons et Normans, mesmement qu’ilz estoient armez et les aultres non. Mais ilz le furent en peu d’eure la plus grant part et non mie l’empereur, car il n’eust mie le loisir ne il n’osoit partir de son tref pour Robastre, qui les couchoit devant lui a monseaulx. Et dit l’istoire que d’un seul cop en estourdissoit, froissoit ou abatoit.xii. ou.xiiii., et estoit de son maintien grant horeur a veoir. Et non pourtant y vindrent Naymon, Ogier et Salmon de Bretaigne, lesquelz [97r] s’estoient armez et fait leurs hommes assambler. Sy se deffendirent vaillanment, et d’aultre part issoient de la cité a la file42 qui mieulx mieulx pour leur signeurs vengier, qui, comme ilz disoient, avoient esté trahis. Les seigneurs mesmes s’armerent et se mirent aux champs pour leurs hommes tenir en ordonnance, car pour cellui jour estoit le dangier prilleux. Et moult louoient et devoient Dieu louer de ce qu’ilz avoient eu le loisir d’eulx armer et eschapper des mains de leurs ennemis. Aymery de Nerbonne, veant Robastre, qui ainsi se contenoit fierement que nul n’osoit ses cops atendre, se party du tref, et ainsy, comme il yssoit, encontra la royne, qui y venoit pour veoir et ouïr le jugement et appointement des barons. Et mie ne pensoit ne avoit pensé au debat, qui ja estoit meu ou pavillon. Et quant Aimery la choisy, il la prist par le bras moult felonnessement et lui dist si hault que bien l’ouÿ Olivier : « C’est par vous, fait il, faulse royne, que la guerre est entre l’empereur et nous commencee pour le vostre pié que a mon oncle Gerart feistes baisier, ce qui ne se doit a ung si nobles homs faire. Or en prendray43 vengement si cruel qu’il en sera memoire a tousjours jusques au finement du monde, car je vous copperay la jambe a tout le pié que lui feistes vilainement baisier. » Elle lui pria mercy lors mains jointes, mais ce fut pour neant, car il haulsa l’espee et [97v] ja l’eust affolee quant Olivier y vint, qui ne lui voulu souffrir, ains la destouma et ma[l]gré Aymery la fist entrer en la tente.
84Comme dit est, fut la royne de mort deportee par la gracieuseté et courtoisie du noble damoisel Olivier, lequel elle ne congnoissoit ne congnu ne l’avoit oncques, pour ce que mais ne l’avoit veu. Sy fut moult dolant Aymery et ja se courouçoit a son cousin en parlant malgracieusement, et de fait lui eust, comme racompte l’istoire, couru seure en la fin, mais quant Olivier le vist ainsi mal meu, il le laissa comme bien avisé non mie pour qu’il ne feust plus vaillant que Aymeriet. Sy fist le mieulx, comme dit ung sage en ung sien notable par maniere de proverbe, disant :
C’est moult grant sens d’abandonner la place
Au furieux a la leonnesse face.
85Et quant Aymery vist Olivier son cousin, qui ainsy se party de lui, il fut comme tout effrayé de dueil. Il se mist aux champs lors et apperceut Rolant, qui sur Viellantin estoit ja monté et armé, si que bien le congnust. Si fist Rolant lui. Hz se coururent seure lors tant comme ilz peurent randonner et rompirent leurs lances sans autre chose faire. Si s’en passerent oultre, car leurs chevaulx estoient bien escourcez, voire tellement que Rolant, qui bien cuida verser Aymery, traversa tout jusques prés de la cité, sy que bien avisa au murail contre mont, [98r] la ou son cuer estoit l’autre jour demouré, la damoiselle Aude, qui les tournois regardoit et la jouste des chevaliers, qui commençoit. A fort sy eschaufferent l’un l’autre tellement d’une et d’autre partie que la bataille criminelle et mortelle dura cellui jour jusques au jour faillant, et moult grant perte y receurent chascune des parties. Rolant, veant ce que de tout son cuer desiroit, entroublia toutes autres besongnes et dit a soy mesmes que puis qu’il est si prés de s’amie, il la saluera par l’amonnestement d’amours qui de son aliance la fait estre et qui a elle le fait si songneusement penser que toutes autres choses met comme en nonchaloir. Il receuvre une autre lance neantmains pour toutes doubtes, puis se trait sy prés du fossé qu’il voit la damoiselle clerement, et sy puet elle faire lui, car il s’apuie sur sa lance et haulse sa ventaille, si que bien le peust raviser, s’elle le congneust, mais nennil sinon au cheval et a l’escu que l’autre jour portoit quant il demanda son oisel. Il la salua si haultement qu’elle l’entendi bien, disant : « Belle, je pry a Dieu que de plus prés vous puisse veoir voire par honneur, car aultrement ne vouldroit mon cuer vers vous penser. Sy m’aïst Dieux, qui le vostre vueille a ce tourner et convertir que des deux ne soit que une mesme chose. »
86Dieux, comme fut la damoiselle plaine de sens et de joie quant ainsy ouÿ Rolant parler ! [98v] Car quoy qu’elle pensast ou deist, elle savoit bien qui il estoit par le raport que Olivier son frere lui fist, quant il lui eust son oisel raporté, et dés adoncq sceurent les deux chevaliers les noms l’un de l’autre. « Retrayés vous, sire chevalier, fait elle, pour doubte du trait qui est chose trop soubdaine a la fois. Sy ne vouldroie je ja que vous eussiés cy aucun mal pour l’amour du salut. Mais de tant me faittes sage que vostre nom me disiez et qui vous estes, qui ainsy avez vos gens habandonnez pour nos fossez et nos murailles venir espier. — Par foy, gente pucelle, fait il, ce ne vous quier je ja celer, car moult joieux seray que le sachiés, affin que souvenir vous plaise de moy, qui nuit et jour sans cesser ne fine de penser a vostre gent corps. On me nomme Rolant, qui suy nepveu Charlemaine et vostre chevalier, s’il vous plaist moy recepvoir. Et ad ce que ne cuidiez que ce soit moquerie, je vous donne le cuer et l’amour de moy comme a celle que j’aime plus c’onques n’amay dame ne damoiselle. Sy me doint Dieux tant vivre que le jour soit venu qu’ainsi me vueilliez dire, car adont verray je mes desirs acomplis. — De vostre don ne me chault tant que a present, sire chevalier, ce respondi Aude la belle, ne il ne se pouroit bonnement faire que longuement me peussiés amer, comme vous me dittes, puis que je ne vous pouroie amer. Et [99r] ainsi convendra que vous cessiés par force, qui vous y contraindra, car comme dit ung sage en proverbe notable :
L’amour qui vient simplement d’une part
Ne puet longtemps durer, ains se depart.
87Et se vous me demandiez pour quoy mon cuer ne se pouroit ad ce consentir que je vous aimasse, je vous respons qu’il ne se pouroit faire pour tant que mon pere, mon frere et mes oncles sont en guerre contre vostre oncle et vous mesmes. Si vous conseille que vous ne soyés icy longuement que feru ne soyés ou dommagié par aucune mesaventure. » Sy prist Rolant congié et s’en departy tout pensifs, car il n’estoit ne refusé ne retenu pour amy.
88Or estoit la bataille forte et merveilleuse, car les pers de France estoient arivez la plus grant part et Charlemaine mesmes monté a cheval sans armeures, car il n’avoit mie eu le loisir et ne se feust osé bougier de son tref se n’eust esté Robastre, qui tant faisoit mourir de ses hommes que chascun le fuioit comme l’aloue fuit l’oisel de proie. Il fut mis hors neantmains et conduit par Sanson d’Orleans, par Elinant le conte de Brie et par Galerant de Buillon et par autres, qui l’eussent mené a sauveté pour soy, quant Aymeriet l’apperçut. Il baissa la lance adont et se fery parmy eulx, [99v] si qu’il abaty Galerant de Buillon. Et en passant happa la bride du cheval que Charlemaine chevauçoit, puis piqua de l’esperon, et ja l’eust amené en la cité maulgré en eust il eu quant Rolant, qui s’en retourna tout pensif, comme dit est, l’apperceut, dont il fut tant esbahy que merveilles, et dit qu’il estoit la bien venu a point. Il abaissa la lance lors et escria haultement, si que bien fut entendu : « Tenez vous bien, fait il, beaulx oncles, car au jour d’ui serez vous par moy secourus ! » Sy ne se sceut comment maintenir Aymery, car il doubta Rolant pour sa vaillance et sy n’osa laissier sa prise pour doubte de perdre son prisonnier. Finablement Rolant lui vint de si grant force donner en son escu que tout versa devant lui enmy le champ. Sy s’escappa l’empereur, et Rolant demoura devant Aymery, qui mie ne fut longuement couchié, ains se releva le plus tost qu’il peust et mist main a l’espee, car son cheval se mist a la fuite si tost qu’il fut releve. Rolant, veant son oncle hors de dangier et Aymery que bien occis eust s’il eust voulu du moins l’eust par force conquis, lui dist lors : « Alez vous en, chevalier, fait il, querir autre proie, car oncques ne perdistes si belle, et si ne feustes oncques plus eureux, car pour l’amour de Aude [100r] la damoiselle courtoise n’y serez de par moy ores atouchié. Sy la me devez pour ce bien saluer. »
89A ces parolles s’est Rolant d’illecq partis, joieux pour son oncle que rescoux avoit, et vint vers lui, qui l’atendoit et qui grant merveille se donnoit du parlement qui estoit entre lui et Aymery. « Pour quoy n’avez vous mon mortel ennemy ocis, beaux nieps, fait il, quant bien le pouiés faire, ce me samble ? — Non faisoie, certes, beaulx oncles, ce respondi Rolant, car jasoit ce qu’il feust abatu par terre et qu’en moy estoit de l’occire ou affoler, sy ne l’eusse je jamais fait, puis que il m’estoit par amours deffendu par l’otroy duquel je l’ay deporté, et jamais ne lui eusse mal fait. Sy en aura le bon gré la plus belle damoiselle du monde, laquelle amours m’avoit envoyé veoir, et a mon retour m’a aventure si a point amené que vous feussiés ores en la cité de Vienne prisonnier. Sy vous doit, comme il me samble, souffrir a tant, et je doy congnoistre que c’est par grace divine, qui tant me doinst vivre, que la belle et moy puissions avoir l’un l’autre par mariage. Sy n’averoie mie mon temps mal employe. — De ce ne parlez plus, beaux nieps, ce respondi l’empereur, car jamais ne seroye joieux se vostre [l00v] cuer avez44 ficié en elle pour la hayne mortelle dont je hez Aymery et le viellart qui mon chevalier a huy devant moy ocis, dont j’averay vengement se je puis, et moult me desplaist que je n’ay mes armes endossees, car il me samble que jamais ne se departist la journee sans grant dommage avoir de leur part. » Et en ce point devisant vindrent ou logis de la royne, qui a l’empereur se complaingny du chevalier Aymery, lequel lui avoit voulu coper le pié au partir de son tref. Sy en fut l’empereur si dolant que de mort le menessa, mais Rolant n’en fist aucun compte, ains pensa a soy meismes que moult sont de maulx pluiseurs fois avenus par femme, et dit que par ceste n’en pouoit nul bien venir. Sy fist son oncle armer comme lui meismes, et puis se referirent en la bataille, qui tant dura longuement que tout cellui jour ne furent a repos les vaillans chevaliers. Et n’eust esté la nuit qui ja aprouchoit assez, se fussent portez de dommages. Sy ne puet mie l’istoire de tout parler par ordre ne aultrement, car trop pouroit par aventure ennuier aux liseurs ou aux escoutans. Et pour abregier racompte.
Comment Rolant, ainsi amoureux qu’il estoit, s’aventura d’aler en Vienne veoir Aude la seur Olivier avecq ung chevalier viennois, qui lui mena soubz sa seurté
90[101r] Rolant, veant son oncle armé convenablement, se parti du tref ou il estoit, car moult desiroit estre en bataille, comme sa nature le requeroit. Mais moult lui faisoit mal qu’il n’estoit sur les Sarasins aussi bien comme il estoit sur les chrestiens : il eust son espee saülee, car c’estoit sa pasture que leur char. Il tenoit une lance en son poing, dont il ataingny ung chevalier que premier encontra, ainsy que aventure le vouloit, et le pourta par terre si que il perdi son cheval. Et adont se aprocha de lui Rolant pour l’occire quant le chevalier, qui en dangier de mort estoit, lui tendi son espee et humblement lui dit : « A vous me rens, franc et bon chevalier, fait il, par tel que je payeray finance telle que de moy devrez estre contempt, car bien voy que contre vous ne vauldroit rien ma deffense tant que a present, atendu que de secours suy trop eslongié. » Et quant Roland entendi le chevalier, qui son corps vouloit par argent racheter, il receut son espee et lui demanda qui il estoit et son non. Sy fut le chevalier moult joieux quant Rolant eust son espee en sa main et lui respondy : « On me nomme Savary, sire chevalier, fait il, et sui maistre d’ostel du duc Gerart de Viennois et privé de lui et de son hostel, sy qu’il ne me laissera mie mourir pour finance, puis que de [101v] mort vous plaist mon corps sauver. Et s’il est chose en quoy je vous puisse en aucun temps servir, je employeray mon corps, mon avoir et mes amis pour vous, voire sauf l’onneur de moy premierement et du duc Gerart. » Et quant Rolant entendy le chevalier, il prist la foy de lui et l’envoya en son tref tout prisonnier. Et ainsy fut le chevalier respité de mort.
91Si tost que Rolant eust laissié son prisonnier, il se rebouta en la presse et vist Ogier de Dampnemarche, qui avoit ja par les rens assamblez.cc. arbalestrie[r]s. Sy se tira vers lui et lui demanda qu’il en vouloit faire. « Par foy, Sire, fait il, je le vous diray. Il a ung jayant, vielz et aagié la devant, grant, gros et hardy, lequel tient ung parchant de merrien, dont il fait dommage aux François si grant que a chascun cop en met.x. ou.xii. mors ou affolez, sy qu’il n’est homme nul sy hardy qui de lui osse aprochier, car il occist hommes et chevaulx et fait si merveilleuse dissipline qu’il le convient detraire par ces gens cy, ou autrement la place lui demourra sans aucun remede. » Et estoit Robastre le grant si avironné de gens mors que a paine le pooit l’en aprochier ; non mie Roland ne Ogier [102r] ne l’oserent assaillir, car a ung cop les eust tous deux ocis et leurs chevaux. Sy se mirent ces arbalestriers tous entour lui sans ce que nul leur aidast, et ja commencherent a desbander et les frapperent les aucuns non mie mortelment, car a Dieu ne pleust mie que la morust. Et quant Robastre apperceust leur maniere, il cria « Monglenne ! » a sy haulte vois que bien fut son ton et son cry ouÿ du duc Garin et de ses enfans, qui mie ne saillirent a la resqueusse, et il marcha avant et fist deux ou troix saulx par dessus les mors, et en peu d’eure se fery parmy eulx et les esparpilla si que chascun le fui, disans que c’estoit ung deable qui d’enfer estoit la venu en ayde aux Viennois. Et d’autre part survindrent les princes, crians « Vienne ! », « Monglenne ! », « Puille ! », « Beaulande ! » et « Gennes ! ». Sy fut la bataille dure et parverse, car ceulx de France, d’Aillemaigne, de Bourgougne, de Normendie, de Picardie, de Brettaigne, du Maine, d’Anjou, de Poitou, de Loraine et d’Ardane se combatoient asprement. Et en fin les convint cesser pour la nuit et de partir chascun a sa confusion, et ne demoura ou champ sinon les mors et les navrez, qui tous estoient froissiés et courbatus aux piés des chevaulx, qui tous les avoient foulez.
92Or est assavoir que ceulx qui sont lassez et [102v] traveilliez ne requierent que le repos, les malades requierent sancté, les navrez demandent les mires, les familleux desirent le boire et le mengier, les dolans et couroucez se reconfortent a regreter leurs amis et le dommage qu’ilz ont eu. Vous devez croire qu’ainsy se convint il celle nuit la d’un chascun costé maintenir, et moult se tint a eureux qui n’y fut mort, pris, navré ou affolé. Ceulx de la cité se desarmerent pour eulx raffreschir, car tous estoient en sang et en sueur baigniez pour la paine qu’ilz avoient eue et pour le chault du jour, qui moult les avoit grevez. Et la ou Olivier le noble damoisel se desarmoit, ariva Aude la belle damoiselle pour son frere veoir que tant amoit a la verité que bien y paru a la fin de ses jours, car comme racompte l’istoire, laquelle j’ay leue en gracieux mos et bien prosez, elle moru ou millieu de Rolant et de lui, tant les amoit et avoit parfaitement amez. Elle demanda a Olivier de sa sancté et comment la journee s’estoit maintenue, jasoit ce qu’elle n’eust mie dormy, ains avoit peu tout ou la plus grant part des joustes veoir du heu ou quel elle s’estoit incessanment tenue. Olivier lui respondi : « Bien, certes, Dieu mercy, belle seur, fait il, mais sur tous les fais de cestui jour emporte [103r] Rolant l’onneur et le bruit, et croy qu’ou monde n’a son pareil en fait d’armes. Sy s’est moult vaillanment maintenu Aymery, car il avoit hui chargié Charlemaine et l’eust ceans malgré lui amené se n’eust esté Rolant le bon chevalier, qui lui a tolu et l’a mis par terre si qu’il l’eust s’il eust volu ocis. Et bien pert qu’il est plain de grant courtoisie de l’avoir ainsy deporté. — Vous dittes voir, certes, beau frere, fait elle, voirement ay je bien tout ce veu, dont je fus desplaisante, car par ce eust esté paix trouvee entre lui et mon oncle Gerart mieulx que jamais. » Et ainsi parlans fut desarmé Olivier et le souper apresté. Si ala chascun en sale ou assez fut demandé le maistre d’ostel nommé Savary, duquel chascun fut moult dolant pour ce qu’ilz ne savoient de lui la certaineté.
93En l’ost Charlemaine estoit Savary le gentil chevalier en la tente du duc Rolant, le quel se desarma et pour le couroux que Charlemaine demenoit ne se voulut partir de son tref. Sy fist les tables mettre, car le mengier estoit ja apresté, et quant il fut assis, il appella son prisonnier et le fist devant lui seoir, qui ne l’osa refuser. Si lui fist bonne chiere et joieuse et a lui parla priveement, car la n’avoit que eulx deux seullement. Et lui dit : « Vous estes mon prisonnier, sire [103v] chevalier, fait il, comme bien le savez, et sans l’aide ou congié45 d’omme vivant vous [qch. manque] puis de ceans eslargir et mettre hors s’il me plaist. Pour ce convient il que me fachiés ung plaisir qui bien vous sera posible par ainsy que mon cas honnourable vous feray savoir et sur vostre loyaulté auray en vous fiance. Sy vous en irez en ce faisant franc et quite de prison et seray vostre amy pour plus deservir que ce ne monte se ainsi le me voulez acorder. » Le chevalier Savary lui encommencha sauf comme dit est l’onneur de lui et de son parti, et adont lui respondi Rolant : « Par Dieu, sire Savary, fait il, le chevalier ne seroit mie loyal ne honnourable qui ung aultre chevalier requerroit de deshonneur ou de trahison, et ja Dieu ne plaise que de moy soit tel renommee. Et affin que seur soyés de ma requeste, elle est et sera gracieuse, car elle procede et descent d’amours, dont vous serez interpositeur, s’il vous plaist. Et est mon cas tel : Vous savez qui je sui premierement, et si congnoissiés Aude la seur du chevalier Olivier, fille du duc Regnier de Gennes. J’ay tant ouÿ parler de sa grant beauté, de son doulx maintien, de la façon de son gent corps et de la courtoisie et gracieuseté d’elle, qui pour son amour sui nuit et jour en pensee merveilleuse et ne fay que inmaginer a la veoir de prés et ouïr son doulx parler, ce a quoy ne puis bonnement avenir [104r] synon par bon et secret moyen. Or ay je en moy songié et avisé que mieulx ne le pouroie faire sinon par vous ou quel conduit je me vueil mettre moyenant ce que comme ung escuier me menrez vers elle. Et ne me racuserez en quelque maniere tant pour doubte de Aymery, du duc Gerart et de Olivier comme pour la crainte que j’ay que Charlemaine mon oncle en soyt averty, car ce par especial ne vouldroie je pour nulle rien. Et se vous pouez tant faire que je la puisse veoir, il m’est advis que je parleray a elle et lui feray mon fait savoir, sur quoy elle me donra response s’il lui plaist. Sy pouray par aventure estre en sa grace qui est le plus grant desir46 que j’aye en ce monde. »
94Tout par loisir fut le noble duc Rolant escouté du chevalier Savary, qui assez savoit a quel pié se devoit mener celle danse. Il lui respondi comme joieux : « Lors je vous merchie, Sire, fait il, quant ainsi me dittes et faittes savoir vostre priveté, qui ne sera ja par moy descouverte47, ainçois offre et presente mon corps pour vous servir en ce. Et tant vous dy que je seray vostre meneur jusques la et si me vante que ja mal n’y aurez, mais vous proumés de vous ramener ceans seurement et feray envers vous tant que ja n’aurez cause de vous [104v] plaindre de moy. » Sy le mercya Rolant lors et lui donna a boire a son hanap, et la conclurent ensamble de partir l’endemain aprés la messe devant ce que Charlemaine feust levé.
95Sy ne dormy guaires bien Savary pour doubte que Rolant ne le moquast, mais se peu dormy, si fist Rolant mains la moitié pour les pensees qui a toutes heures lui survenoient. Sy faisoit pour ce assez a excuser, car comme dit ung poette en ung sien joieux ditté : « Qui bien ayme, il ne doit mie le tiers de la nuit dormir. » Le chevalier s’esveilla assez matin, desirant de soy en aler, et escoutoit quant Rolant se leveroit, qui ne dormoit neant plus que lui. Chascun s’apresta au fort et oÿrent la messe, puis fist Rolant venir ses serviteurs et officiers principaulx et se vesty devant eulx de la robe d’un de ses escuiers. Aprés fist les chevaulx amener et commanda sur grosses paines qu’on desist qui le demanderoit qu’il estoit alé en gibier, affin que nul ne sceust sa desconvenue. Ilz se mirent a chemin lors et tant firent qu’ilz vindrent a la porte de la cité, Savary premier, qui parla, et aprés lui Rolant comme son escuier. On leur ouvry la porte au fort. Sy entra le chevalier et Rolant aprés lui, regardant ça et la comme celui qui oncques mais n’avoit leans esté. Sy lui pleust moult le lieu et l’ordonnance qu’il vist des gens de mestier, qui ne laissoient mie a faire chascun sa besongne. Le chevalier Savary le mena en son hostel, mais en passant par les rues estoient assez regardez des ungs et [105r] des autres, pour l’amour de Rolant en especial qui sy hault estoit, si grant, si droit et si beaux homs qu’ou monde n’avoit son pareil.
96Moult fut joieux le noble chevalier Savary quant il se senty en seurté. Il fist dessendre Rolant et lui commanda qu’il ne se partist jusques a icelle heure qu’il venist, en lui promettant qu’il tendroit sa promesse en telle maniere que ja par homme n’auroit desplaisir. Sy se parti Savary lors et vint ou palais a heure que encore venoient les haulz princes d’oïr la messe. Sy n’est ja besoing de demander la ciere qu’on lui fist, car il fut en ung momment embrassé et acolé, en especial des.iiii. princes, qui lui demanderent de son estat et comment il estoit eschappé de prison. « Bien la mercy a Dieu, fait il, beaulx signeurs, je sui eschappé par finance que j’ay promise, laquelle je ne sauroie payer sans vostre ayde que je viens cy requerir. Sy vous prie que me donnez response telle que par icelle je soye reconforté et asseuré de la payer. — N’ayés paour, sire Savary, ce respondi Gerart le duc de Vienne, car la foy que je doy a Dieu vous ne demourez ja pour finance d’argent ne d’or, tant comme j’auray rien vaillant. » Sy fut Savary ausques reconforté et lors tira les cincq nobles princes a part et leur dit : « Une chose vous ay a dire, beaux signeurs, fait il, laquelle puet a nous estre prouffitable, car elle est de soy nee et procree[e] d’onneur. Mais il convient que ung don me promettez et donnez [105v] en la vous recitant. Sy seray par ce franc de ma prison et quitte de ma foy, et a vous tous ne a nul de vos hommes ne de vostre party ne coustera ung seul denier, si le me pouez bien convenchier. » Sy se hasta adont Gerart et lui dit que ainsy le feroient, quoy qu’il coustast et que secretement le tenroient, se faire le convenoit.
97Sy leur dist lors : « Vray est, fait il, que j’ay esté prisonnier, comme vous savez, et suy cheu és mains de Rolant le nepveu de l’empereur, lequel m’eust occis s’il lui eust pleu par la faulte de mon cheval qui s’en fuï si tost comme je fus abatu. Mais si bien avint que quant je lui tendi mon espee en lui priant que de mort me sauvast pour finance, il songa une piece, puis prist m’espee et m’envoya a son tref. Et la m’a il compagnié et fait sopper avecq lui. Ne oncques il ne m’a laissié ne son oncle veu depuis la bataille, et tant m’a bel mené et assayé de langage et autrement, avecq ce que j’ay a lui bel parlé qu’il s’est a moy descouvert de la plus estroitte et secrete besongne qu’il ait a faire48 au jour d’ui ne qu’il eust oncques mais. Et pour ce que juré m’avez que secret le tendrez, pour ce que je lui ay convenance sur mon honneur que il ne seroit par moy accusé ne son cas revellé a nullui ne en lieu dont dommage lui peust avenir, vous vueil cy racompter son fait : Vray est qu’il a ouy parler de Aude la seur Olivier. Ne say s’il l’a veue [106r] ou non ne qui lui en a parlé ou qui l’a meu sinon bonne amour qui maint homme fait souvent foloier. Il est d’elle tant amoureux qu’il s’est mis en ma seurté et a son corps habandonné et avanturé pour venir avecq moy, et je lui ay promis qu’il n’aura mal neant plus que mon propre corps. Et lui doy moustrer Aude, la fille du duc Regnier, qui cy est present moyenant ce qu’il m’a promis qu’il ne lui parlera ne touchera que d’onneur et de mariage, qui seroit, ce me samble, chose bien sortie, et par quoy nous pourons plus tost parvenir au bien de paix, qui nous est moult propice et necessaire, consideré la puissance de l’empereur, laquelle n’est mie petitte, et le commenchement de ceste guerre, qui est meue pour peu de chose, car comme racompte le proverbe d’un sage qui dit par maniere de notable :
Cil est eureux qui dispose sa vie
A pais sans ce qu’il ayt de guerre envie.
98Chascun franc homme doit tendre a paix et eschever la guerre, par laquelle sourdent tant de maulx que nul ne les sauroit nombrer. Or est la besongne drecee, sy ne reste plus sinon avoir advis comment on en poroit pour le mieulx convenir, car je ne lui fauldroie ma promesse pour nulle chose qui me peust ou puisse advenir. » Et quant les chevaliers eurent la raison oÿe49, lors parla [106v] Gerart et dist comme par maniere de deffense que nul ne parlast de ce au filz Hernault de Beaulande, car il heoit Rolant plus que nulz homme vivant. Hz conclurent et ordonnerent gens propres habilliés pour le palais tendre et encourtiner en petit d’eure et pour le disner appareillier sy richement comme on poroit. Puis ordonna Gerart jusques a cent chevaliers des mieux choisis, ausquelz il commanda q’un chascun d’eulx feust ou plus riche et pompeux habillement que faire se pouroit pour servir devant eulx au disner. Et aprés ce envoya querir Olivier, auquel il fist savoir la besongne, mais especialment commanda qu’on n’en deist rien a Aymery pour toutes causes doubteuses. Et fut pareillement mandé a Aude la pucelle qu’elle se parast et aoumast en telle maniere comme se on la vouloit mener au mous-tier pour espouser.
99Sy fut lors mise avant toute la plus belle vaisselle d’or et argent que Gerart et ses freres eussent, et y eust gens propres commis a la garde d’icelle. Et quant tout fut preparé et l’eure du disner venue, lors furent les signeurs assamblez pour eulx seoir. Sy savoit le chevalier Savary tout le fait, et quant il seroit heure d’aler a table, sy mena Rolant parmy le palais pour les salles et chambres visiter qui toutes estoient tendues et parees, comme ouy [107r] avez, par le commandement du duc Gerart, qui ainsi l’avoit conclu avec son pere et ses freres et nepveux excepté Aymery, qui rien ne savoit ne rien n’en sceut, car il n’y fut appellé synon par Olivier, qui avecq lui le mena pour aler querir sa seur quant il en fut besoing. Et aussy avoient par exprés les princes deffendu qu’on ne lui en deist aucunne chose pour pluiseurs causes doubteuses et prejudiciables.
100Ainsi comme par le palais aloit Savary pourmenant et menant Rolant de salle en sale, en ceux par especial qu’on avoit tendues et parees et que, en aprouchant la sale ou le disner se devoit faire, apperceut Rolant l’estat des dressouers, ou tant avoit de vaisselle d’or et d’argent de façons estranges, et il vist la salle pourtendue si richement, les chevaliers parez ne fault mie demander comment, et il ouy tant de trompes et d’araines bondir pour faire l’assiete des barons. Il fut sy esbahy qu’il se prist a seignier son visage et dit a Savary que leans n’oserait entrer. « Et pourquoy, beau sire, ce respondi Savary, dont auriés vous vostre paine perdue, car ja ne verriés ce que tant avez desiré a veoir. — Helas, Savary, fait il, et qui me connoistra or sui je perdu sans nul respit, car bien say que du jeune Aymery sui tant haÿ que presens tous les barons me veudroit occire. Sy me vauldroit mieulx estre reposé que d’estre cy venu. [107v] Et se je y vois, si vueil je savoir quel non j’auray pour toutes doubtes et que ainsi me nommez sans faillir, car autrement ne responderoie a personne. — Par foy, Sire, ce respondi Savary, vous aurez non comme vous meismes avez dit nagaires, mais que de ce ne vous courouciez. Je vous appelleray Pert-son-temps qui vostre non vouldra savoir. Ainsi diray je qu’on vous appelle. Sy y respondrez a chascun, et ja n’ayés paour d’estre congnu, car on ne vous saurait en tel estat comme vous estes raviser. » Et quant Rolant entendi Savary, il respondy en riant que autrement ne se ferait appeller. Sy entrerent lors en la sale et se maintindrent comme les autres et ne furent oncques regardez synon des princes, qui bien savoient tout le fait, car nul aultre n’y pensoit ne ja n’eust pensé, pour ce que tant y avoit d’onneur et pour quoy c’estoit ainsi fait ne savoient.
101Tout maintenant que Rolant est leans entré, il voit le parement de tappisserie riche or batue, laquelle ne servoit sinon aux haultes festes, car elle estoit fresche et bien gardee et si notable qu’en cent cours de signeurs on n’eust veu la pareille. Il vist aprés les grans dressouers garnis de vaisselle ne fault mie demander quelle, puis regarda les chevaliers qui en si grant beubant estoient [108r] qu’il s’en esmervillait et disoit a soy qu’en la court de son oncle Charlemaine n’avoit veu si grant estat de sa vie, par especial a tel jour comme il estoit, ne il n’eust jamais cuidié qu’on l’eust fait pour lui. Il parla a Savary lors et dist : « Qu’est ce a dire, Savary, fait il, beau sire, quel estat est ce cy ? Onques mais ne me trouvay en court de signeur la ou je veisse tel estat. Si ne say sur ce que penser, car je vous ouy hier racompter, comme il me samble, que Gerart se vouldroit bien envers mon oncle l’empereur humilier, mais j’en voy cy trop petite apparence. Et se il se maintenoit en plus hault estat aux bons jours, comme je voy ores, je ne croy mie que Artus, qui tant vaillant fu, Alixandre, qui tant estoit riche, ne tous les soudans qui oncques furent eussent tel tinel comme je voy ores. Et ad ce que je voy, ne fut mie l’empereur bien conseillié de cy venir pour perdre son temps, ainsi que le m’avez mie en non et que ja n’oublieray. Et tant vois50 que se je puis de ceans sain et sauf eschapper, je cuide a ceux de France telle chose dire et remoustrer que la paix de lui et des barons qui mainent telz pouees51 sera bien aysiee a trouver. »
102[espace laissé libre pour illumination]
[108v] Comment Rolant joua aux eschés a la seur Olivier apres disner en sa chambre par le moyen du chevalier Savary, qui leans le conduisy
103Tandis que on s’apresta pour disner, fut Olivier envoyé parler a sa seur Aude pour lui racompter tout le cas ainsy que il estoit avenu de Rolant par le moyen de Savary, affin qu’elle feust advertie et que rien n’en sceut Aimery en quelque maniere. Sy fut le damoisel Olivier bien advisé, et tant pour l’onneur de sa seur comme pour soy loyaulment acquiter envers son oncle Gerart, vint vers elle, qui ja estoit paree et en ordonnance pour mener en salle, et lui dit : « C’est pour vous, belle seur, fait il, que ceste feste est commencee. Sy vous convient si sagement maintenir et gouverner que nostre honneur n’en puisse en rien decheoir, car Rolant le nepveu Charlemaine, auquel vous me feistes l’oisel reporter par le requeste qu’il vous feist, est tant ataint de l’amour de vous que pour ce s’est il mis en aventure de venir en ceste cité veoir vostre fachon et maintien, mais c’est pour si grant bien comme pour vostre corps avoir a femme. Sy soyés de beau maintien garnie, et que doulz parler ne vous deçoive ad ce que nul de nous ne puisse estre en rien vituperé. » Elle lui respondi lors moult debonnairement comme celle qui assez en estoit aisiee : [109r] « De son amour n’ay que faire, beaux freres, fait elle, car tant comme il hee nul de mes amis, mon cuer ne le pouroit amer. Sy me cuide en ce tellement contenir que nul de mes amis n’y aura aucun reproce. » Et ainsi que la parloient, entra Aymery, qui commis estoit de par les princes a la damoiselle amener avecq Guibourt la noble ducesse qui Gerart avoit eu a mary, a laquelle tout l’affaire avoit ja esté racompté pour mieulx enseignier la pucelle. Et quant Aymery entra leans et il vist les dames et damoiselles ainsy parees et aournees, il ne sceust que penser, car ja avoit en salle veus les princes vestus si richement c’onques mieulx ne les avoit veus et les salles encourtinees et tendues, sur quoy il ne savoit que penser. Il prist la damoiselle par l’un costé et Olivier par l’autre, qui de ce faire avoit cherge, et se mirent a chemin, aprés la dame Guibour, qui sagement se maintenoit et nourie avoit la belle Aude si longuement que moult savoit d’onneur en tous endrois. Et qui demanderoit de la conduite qu’elle avoient, l’istore dit que grant chevalerie y avoit et grant train de dames et damoiselles si ricement parees que c’estoit noble chose a veoir.
104[109v] Chascun fist voie adont, et laissa l’en les dames passer et entrer en sale la ou estoit Rolant, qui tourna ses yeulx celle part pour veoir Aude, comme les autres faisoient. Il demanda secretement a Savary se elle estoit ce, et il lui dist que ouy. Sy la regarda moult ententivement, et Olivier, qui bien le congnut a ce c’on lui avoit moustré et non autrement, car oncques ne l’avoit veu en face nue, mena la pucelle si prés de lui pour plus le navrer en cuer, qu’il se prist a muer couleur et changier, si que bien se percement tous ceux qui son cas savoient par avoir ouy dire a Savary le chevalier, lequel parla lors a Rolant et lui dist : « Que vous samble pert son temps, fait il, de la damoiselle, l’avez vous d’assez prés veue ? — Oy, certes, fait il, voirement l’ay je de sy prés veue que de son regart ne m’est si non double meschief, et croy que mieulx vaulsist que mes yeulx eussent esté en repos a l’eure et au jour que premier la regarday. Sy ne say comment de ceans eschapperay, tant ay paour de folïer en ma pensee. » Et quant Savary le vist ainsy entrepris, il le reconforta au mieux qu’il peust et lui dist : « N’ayez paour, franc chevalier, fait il, car je me vente de vous faire parler a la damoiselle si priveement qu’il ne tendra [110r] qu’en vous que vous n’en portiés l’amour d’elle quant de ceste cité partirez. — Vostre mercy, sire Savary, fait il, du bon conseil et confort que me donnez, car oncques n’en eux si grant besoing comme j’ay, et croy que, se confort n’estoit et esperance, qui encore ne m’a habandonné, je seroye comme a la mort, tant sui feru de l’amour de la belle que j’ay ore veue. Sy me soyent en ayde ceulx qui de ce me peuent mieulx donner garison ! » Savary se seÿ lors, et fist Rolant, qui ne nomma mie par son non de costé lui seoir voire a une table ordonnee de par Gerart, vis a vis de la pucelle qui ja estoit assise, mais l’istoire ne veult mie oublier a racompter ou et comment elle se contenoit.
105Premierement fut Garin de Monglenne assis comme de raison, car il estoit pere et plus ancien. Devant lui se seÿ Guibourt la noble dame femme de Gerart, car on doit sur toutes riens leur porter honneur, et emprés elle d’icelle part Hernault de Beaulande, pere du damoisel Aimery. Aprés fut assise devant lui Aude, la seur du baron Olivier, et de prés a dextree du noble duc Gerart, qui incessanment regardoit la contenance du baron Rolant, qui saüler ne pooit ses yeux de veoir Aude, laquelle se contenoit si noblement que nul tant fust bien advisé ne se feust jamais doubté que [110v] elle sceust aucune chose du fait de Rolant. Sy en estoit elle ausques advertie comme ouÿ avez. Par devant elle estoient deux gentilz escuiers commis a la servir, qui sy bien faisoient leur devoir qu’il n’y avoit que redire. Et veult racompter l’istoire c’onques Rolant n’y but ne menga, tant estoit d’amours surpris. Sy lui disoit assez le chevalier Savary, qui autrefois avoit essayé le mestier, mais pour chose nulle qu’il lui deist, il ne disna que de regars ne il ne se seust repaistre que de sangloux, qui du cuer lui surdoient a la foix par grant destresse, pour ce qu’il ne leur osoit donner congié pour doubte c’on ne se apperceust de la douleur qu’il enduroit, dont52 il eust esté, ce lui sambloit, relaschié s’elle lui eust tant seulement donné ung regart. Mais celle qui ainsy estoit introduitte ne haulca la veue tant ne quant, ains se tenoit simplement la chiere basse comme s’on la voulsist espouser. Et ainsy se passa le dueil que Rolant mena a par soy en son courage.
106Ainsi comme ou millieu du disner, en alant de table par maniere, s’adrecha Olivier vers Savary pour le festoyer et dit a Rolant, en le nommant Pert-son-temps : « Que ne mengiés vous, fait il, beau sire ? Et pourquoy ne faittes vous [111r] chiere joyeuse ? Sachiez que moult en seront les princes joyeux, car il commandent et voeullent que chascun le face a leur court et c’on prengne en gré se assez n’y a a boire et a mengier. Et de ma part vous feroie tout le plaisir que je pouroie pour l’amour de Savary, qui a court vous a amené. » Sy l’en mercia Rolant et dit, quant il se fut departi, a Savary qu’en lui avoit courtois chevalier. « Vous dittes voir, certes, Sire, fait Savary, il est frere de la demoiselle pour qui amours tient le vostre cuer sy a destroit. Sy fourligneroit, ce devez vous savoir, s’en lui n’avoit courtoisie et honneur, et il est du lieu venu, par quoy il ne devrait ja faire le contraire. » Rolant leva ses yeux lors et regarda Aude, qui vis a vis de lui53 estoit a table, laquelle, tandis que son frere avoit a lui parlé, lui avoit ses yeux gettez, dont il fut si contemps que merveilles. Et lors commencha a soy esjoïr et mengier a l’eure que l’en desservoit. Et ainsy gouverne amours ses servans, sans jour, sans heure et sans terme nul.
107On osta les tables pour abregier. Sy se leverent les nobles princes et les dames et damoiselles pareillement, et quant on eust fait les honneurs, comme en tel cas appertient, chascun et chascune se rasseÿ comme devant pour veoir ung jeu descermié que, presente la compagnie, vindrent faire deux Bretons, lesquelz mirent en place chascun ung baston [lllv] et ung boucler pour soy couvrir ; sy fut l’un des Bretons en peu d’eure desconfis. Et lors vint Aymery, qui sur tous autres jeunes damoiseaulx estoit d’abilité garny. Il leva le baston et en joua par son congié meismes au Breton, lequel en peu d’eure fut desconfit. Sy vint illec adont ung chevalier et, pour abregier la matiere, en mist jusques a quatre a desconfiture, veant Rolant, qui tousjours avoit sur lui la dent non mie pour le mortellement grever, car ja l’avoit, comme a dit l’istoire, deux ou trois fois de mort respité, mais pour son orgilleux courage amolier. Et veritablement fut en son temps Aymery de si grant courage et si creminel chevalier qu’onques homme a qui il eust ou peust avoir a besongnier ne failly a lui de hardiesse ou d’entreprise qui feust haute et honnourable. Et toute sa vie maintint ce certain, sy qu’on l’aperceust assez a la conqueste de Nerbonne, qu’il vist de soy par sa seulle entreprise et vaillanment maintint l’onneur, et la signourie en garda tout son temps, sy qu’onques puis n’en jouirent les payens, dont il soit chose memorative, voire maulgré Desramé le roy de Cordes et tous les payens d’oultremer ne de ça54, car Aymery eust cincq filz fors, fiers, hardis et si chevalereux qu’ilz acquiterent tout le pays depuis le Rosne jusques a la mer. Et tant furent bien fais en France que moult [112r] eust eu le roy Loÿs filz Charlemaine a souffrir en son temps si n’eussent ilz esté leur pere Aymery durant mesmement55, car il vesqui longuement, comme son livre le porte en la vie de ses enfans, qui est moult notable a ouïr, hre et recorder56.
108Or pouroient aucuns desirer savoir qui furent les enfans du noble chevalier Aymery et de quel femme ilz issirent. Et pour ce en brief fut l’istoire, a savoir sans discontinuer ceste matere, que Aymery, aprés ce qu’il eust Nerbonne conquise et que Charlemaine, qui a ce lui aida et qui l’en mist en saisine et possession, s’en fut retourné en France, ou pieça n’avoit esté, car il venoit d’Espaigne, ou il avoit Rolant et Olivier perdu, se maria Aymery a une dame fille du roy de Pavie. Et d’icelle eust.x. ou xi. enfans, dont Hernais, qui fut duc d’Orleans en son temps, en fut l’un Bernait, qui fut duc de Brabant, Guillaume, qui fut prince d’Orenge, lequel restora Rolant en son temps, c’est a dire qu’onques homme ne fut plus vaillant de lui, Beufves de Commarcy, Aymer, qui conquist Venise et la pucelle, et Guilbert, qui aprés son pere tint Nerbonne ; et fut cellui Guilbert en une croix estendu devant Nerbonne par les payens qui la cyté avoient adont assiegee57. Mais de tout ce se taist l’istoire et racompte comment Rolant parla a Savary pour le grant desir qu’il [112v] avoit de jouer contre Aymery de Beaulande, qui.iii. chevaliers et ung Breton avoit desconfis, et lui dist : « Sire Savary, fait il, j’ay apris et retenu le proverbe notable d’un sage qui par maniere d’enseignement [verbe ?]
Le temps perdu ne puet on recouvrer
Pour ce, tandis qu’on la doit l’en ouvrer.
109Je regarde, fait il, ce chevalier, qui tant est preux et vaillant que ja en a quatre combatus dont nul d’iceulx n’a esté si eureux qui a son honneur en soit eschappé, jasoit ce qu’en ce n’ait mie grant prouffit. Touteffois si esbat l’en et passe58 temps comme chascun d’eulx a cy fait, et je pers le mien quant je ne me ose enhardir de faire comme il font, ce dont je m’entremetroie volentiers se je osoie. Et pour ce vous ay ces deux vers amentus quant il m’en est souvenu. — Par Dieu, fait il lors tout hault, Pert-son-temps, bien vous poez esbatre seurement et faire comme les autres, puis que le jeu est a ung chascun habandonné. » Rolant sailly en place lors et vint devant Aymeriet et lui demanda s’il lui aprendroit ung tour ou deux et jusques a troix de ses geux. Aymery lui demanda s’il estoit pas breton, et il lui respondi que non mais que volentiers se deduiroit avecq lui, se c’estoit son plaisir. « Ouy, certes, sire [113r] vassal, ce lui respondi Aymery, qui ne le congnoissoit mie, je vous aprendray des miens au mieux que je sauray, et vous me mousterez des vostres, et par ainsi sera ung chascun de nous recompensé. » Aymery leva le baston lors et empoigna l’escu et fist devant la compagnie une levee au mieux qu’il peust si gentement que chascun disoit que bien lui estoit seant l’esbatement. Et lors leva Rolant son baston et de l’autre main apoingna l’escu, dont il se demena si habilement devant Aymeriet que toute la compagnie s’amusa a le regarder et mesmement la damoiselle, qui plus joieuse c’onques mais fut. Elle prist grant plaisir a le veoir lors, et bien pouoit a loisir ses yeulx repaistre sans ce qu’il y pensast ne que il la veist en maniere qu’il s’en apperceust, car il avoit adont son entendement a soy garder de Aymeriet, qui toute sa cure mettoit a soy deffendre, et Rolant assailloit si asprement que par trois fois l’assena sur le chief, dont Aimery fut dolant et honteux, si que il mist jus le baston et l’escu, dont il avoit levez et assez maudist en son cuer qui leans l’avoit amené.
110Olivier, veant son cousin Aymery maté, se vint offrir lors et voulu jouer avecq Rolant, qui lui dist qu’il souffissoit assez. Si mist jus son baston lors et son escu dessus, mais a tant ne [113v] se deporta mie Olivier, ains lui dit : « Que ne jouez vous a moy, beau sire, fait il, si mousteray lequel en scet qu’il vous plaira, Sire, fait il, mais tant vous dy que tout a propos me laisseray mater ; sy n’y pourez avoir d’onneur se petit non. — Et pourquoy vous laisserez vous mater, sire vassal ? » dit Olivier. Sy lui respondy Rolant : « Pour tant, dit il, sire, que c’est assez joué de cestui jeu. Et j’ay apris qu’on ne doit mie tant soy entremettre d’une chose qu’elle puisse tourner a ennuy. Sy vueil en ce point laissier la chose, puis qu’elle se porte bien en mon endroit. » Et quant les signeurs virent qu’il fut temps et heure de partir, lors s’en alerent les ungs ça et les autres, faignans que rien ne sceussent du fait de Rolant, d’autre part. Les dames se departirent pareillement. Si demourerent en salle Savary et Rolant, qui demanda ou la pucelle s’en aloit. « En sa chambre, Sire, ce lui repondi Savary, mais or me dittes se c’est vostre pensee de parler a elle ou non. — Ouy, certes, dit lors Rolant, voirement lui vueil je ma voulenté dire et ma pensee descouvrir pour essayer s’en sa mercy me pouray mettre, car c’est ma merancolieuse pensee. »
111Il le conduisi vers sa chambre lors, ou elle estoit [114r] ja entree voire toute aseuree de la venue Rolant, car on lui avoit dit ce qu’elle diroit pour le tellement enamourer que par le moyen et honnourable traittié d’entre eulx deux se peust bonne paix trouver entre l’empereur et Gerart. Or avoit la pucelle fait apporter ung eschiquier pour soy esbatre en attendant le temps qui venoit, tandis que l’autre se passoit. Sy avint ainsy, comme elle faisoit les eschiés appointier, que Savary entra leans et Rolant pié a pié, qui bien savoit son entree et son issue avecq telles gens. Sy la salua Rolant moult doucement, disant si hault que bien l’ouÿ la damoiselle, et si fist une dame qui devant elle se seoit pour jouer aux eschiecs. « Cellui qui vous fist si vous gart, damoiselle, fait il, et vous doinst grace de vostre corps avoir au gré de vous honnourablement assigné. — Aussi gart il vous, Sire, ce respondi Aude, et vous doint joie de vos amours quelque part que les ayés laissiees. Vous plaist il ung jeu a l’une de nous deux pour vous ung peu desennuier ? — Ouy, certes, damoiselle, fait il, et vostre mercy quant si priveement me recueilliez. »
Comment la pucelle et Rolant changierent leurs aneaulx d’or de leur dois l’un a l’autre aprés pluiseurs paroles amoureusement traittees entre eulx deux
112[114v] Rolant le nepveur Charlemaine, estant devant la damoiselle Aude assis pour jouer aux eschiés, mist toute son estudie a la regarder, et tant y musa que la couleur lui mua et changa si qu’il perdi comme tout son sens et fut par ung pionnet ausques maté. Si seroit fort a faire de racompter par escript tous les mos que la disoient, car le jeu requiert esbatement de soy. Ce que chascun d’eulx pensoit ne saurait l’istoire amentevoir, car tous deux estoient d’une meismes maladie entechiés. Et quant le noble combatant Rolant vist son geu comme perdu, il dit a la pucelle : « A nous me rens, franche damoiselle, fait il, et en vostre mercy me met, car vous m’avez conquis cy endroit. Et autrefois et non mie puis long temps avez mon cuer en vostre prison. Sy m’a amours tant amonnesté par hardement que j’ay le corps aventuré pour venir la ou mon cuer estoit. Sy n’est riens en cestui monde qui m’eust sceu garder que je n’y feusse venu, car puis que le cuer avez, prenez le corps, que je met du tout en vostre bandon, voire requerant mercy qu’il vous plaise moy donner avecq l’amour de vous que j’aime tant que durer ne puis ne jour ne nuit, ne ne duray, ains ne feis que souffrir martire, puis que l’autrier vous veis sur le murail apuiee emprés le vostre frrre Olivier, par le [115r] quel de vostre courtoisie gracieuse me renvoiastes mon oisel, que je remportay. Mais dés adoncq vous demoura mon cuer, dont je ne peus depuis jouir. Sy me tien de ce a moult eureux, voire plus que nul amant qui vive, car mieulx ne le sauroie emploier ne ailleurs ne saroie veritablement penser. Et s’ainsy le voulez faire, belle, je seray le vostre chevalier, sy vous espouseray aprés. Et tant sachiés que je ne demande sinon estre en seurté dé vostre amour. »
113Tout par loisir escouta la demoiselle le chevalier Rolant, et quoy qu’il lui amenteust a icelle heure, n’estoit mie la pucelle enamouree de lui. Sy est a croire que c’est forte chose que d’amour. Et a paine est il nul qui contre ses esmouvemens sache remedier. C’est feu qui a grant paine se puet estaindre. C’est eaue ou il n’a fons ne rive. C’est fontaine dont on ne scet trouver la source. C’est bois ou il n’a que buissons et grans arronces. C’est chemin ou chascun se fourvoie. C’est sente ou il n’a point d’adrese. C’est une mer dont chascun veult boire et ne puet. C’est tourment agreable. C’est joie possible. C’est chastel sans deffences, car les plus rusez y sont pris. Et qui vouldroit des anciens parler, on poroit nommer Tristran, qui pour l’amour de Yseult, la femme du roy Marc de Cornuaille, fut longtemps comme fol et perdi son [115v] sens. Kehedins59, le filz du roy de Bretaigne, mouru en icellui temps pour l’amour d’elle mesmes. Theseus, le filz du roy de Coulougne, se fist enchasser en ung aigle d’or a Romme pour parler d’amours a la fille de l’empereur, pour ce que autrement ne le pouoit faire par nulle maniere. Aristote ne se sceut deffendre que une femme que tant amoit ne le chevauchast, ne Virgille, qui plus savoit que clerq du monde, ne sceut son sens garder qu’amours ne le desvoiast tellement que pour parler a une dame se laissa pendre a une tour, si que il le vist qui voulut l’endemain. Philis la roine ama tant Demophon que lui, estant au siege de Troye la grant, elle se pendi, pour ce qu’il ne la venoit veoir. Medee, qui tant ama Jason qu’elle lui enseigna maniere et aprist comment il conqueroit la toison d’or et depuis eust de lui deux enfans, qu’elle tua a ses mains. Dido aussi, la royne de Cartage, s’ocist pour l’amour de Eneas finablement. Ce seroit ung compte infini, car il n’est clerq qui en seust le nombre trouver ne escripre.
114Aude la belle regarda Rolant, qui devant elle estoit assis et l’eschequier ou milieu d’entre eulx. Si s’estoient retrais Savaris et la dame, [116r] qui premier vouloit jouer a la pucelle, et devisoient d’autre costé, ad ce qu’ilz n’entendissent leurs secrez. Elle se saingna lors de sa main et dit par bonne maniere : « Qui vous fist si hardi, Sire, fait elle, de ceste cité aprochier ne dedens entrer qui estes ennemy de mon oncle Gerart, de mon pere et de tous mes amis, lesquelz vous feraient occire se ilz vous savoient en leur dangier ? Mais plus me merveil de ce que cy estes osé venir sans avoir trouvé aucun traitié ou moyen a ceulx de la cité. Certainement je ne croy mie que vous n’ayés vostre vie habandonnee, car ce ne fut mie sens a vous de ma chambre ainsi hardiement aprouchier, qui que le vous ait conseillié. — Certainement, dame, fait il, ce fut amours qui ce me conseilla faire, et espoir me conduisi, qui me faisoit acroire60 que mercy me serait par vous donnee. Sy vous suppli que ne la me vueilliés reffuser, car ma vie et ma mort tenez soubz vostre main. Sy en pouez a vostre bon plaisir ordonner comme celle en qui je me soubmez du tout et qui pouez le grief mal allegier, qui sans cesser me fait pour vous languir, sy que je ne puis reposer ne dormir, boire ne mengier ne a rien du monde penser sinon a la beaulté de vous. »
115Ainsi disoit Rolant a la damoiselle et ramentenoit sa douleur. Sy lui respondi la pucelle : « Vous [116v] perdez vostre temps, sire chevalier, fait elle, car pour rien n’aymeroie homme qui a mon pere ne a mon lignage voulsist mal ne ennui. Sy vous loe et conseille que de cy vous partiés. Et regardez comment et que ne soyés apperceu, car c’est a vos perilz. Sy vous vaille l’aventure en quoy vous estes mis ce qu’elle vous poura valoir. — Helas, belle, fait il, mercy ! Recepvez mon corps en vostre sauvegarde, car c’est par honneur que amours me fait a vous deviser. En vous demandant, se je pouoie tant pourchassier vers mon oncle l’empereur que lui et Gerart feussent appaisez et la guerre cessee, seroie je de vostre amour asseuré, car aultrement ne m’en vouldroie je entremettre. — En non Dieu, sire, fait elle, se jusques la aviés traitié et tant fait comme vous me dittes, lors en parleroie je a mon pere61 Regnier et a mon frere Olivier et croy que au surplus ne tendrait ja que tost ne feussions apointiez. » Rolant le noble vassal la prist par la main lors et lui dist : « Je vous proumés, belle, fait il, que, moy venu en l’ost de France, je me cuide tellement entremettre du fait de la paix de mon oncle et de vos amis que vous en aurez briefment si bonne nouvelle que tous vos amis en devront estre content[s]. — De ce vous vouldroye je bien prier, Sire, fait elle, car de paix ne puet venir que joie et amitié, et tout au contraire puet l’en dire de guerre, car comme [117r] paix est toute consolacion et vraye transquillité, ainsi est guerre toutte destruction et enuieuse inimité. Sy ne puet mie ceste guerre tousjours durer, qui ja longtemps a esté commencee, et convient par quelque necessité qu’elle prengne fin et que les princes soient unis et d’acort ensamble, car, comme dit le proverbed’un sage :
Soy departir par bel en fin de compte
Est chose propre a qui de paix fait compte. »
116Ainsy deviserent ensamble Rolant et Aude, la seur Olivier de Gennes, et furent comme assez d’acort ensamble selon la charge qu’elle avoit, laquelle ne exceda en quelque maniere. Et comme il estoient sur leur departement, lui dit Rolant, qui62 avoit veu ung anel d’or ou doy et bien l’avoit senti quant la main lui avoit maniee : « Donnez moy cest anel qui ou doy vous siet, damoiselle, fait il, car moult en suy desireux. Si seray plus souvenant et memoratif de l’amour de vous que je n’oubliray quant je le pouray veoir et regarder. — Ne vous desplaise mie, sire chevalier, fait elle, car se donné le vous avoie, vous cuideriez espoir que je vous amasse, de laquelle chose je ne vous asseure mie tant que a present. Pourtant le [117v] rendray par devers moy, car comme on dit en commun parler : ‘Femme qui donne s’amour habandonne.’ Sy vous souffise a itant, et vous en alez que je ne soye blasmee, car comme dit ung sage en ung proverbe notable :
Conseil secret d’un homme a femme apart,
Presens les gens, le bon renon s’en part. »
117Dieux, comme fut Rolant joieux d’ainsy ouïr parler la pucelle ! Il dit bien a soy mesmes qu’en elle avoit grant sens et que elle estoit de bonne et france orine. Il ne se voulu mie taire a itant mais lui respondi moult debonnairement : « Damoiselle courtoise, fait il, par Dieu ja ne me tendroie plus privé ne plus procain de l’amour de vous se l’anel m’aviés donne, lequel je ne vous requis oncques ne je ne requier pour aucun blasme, car vous savez et je le vous ay dit qui cy m’amaine. Et encore vous fay je savoir que c’est bonne amour qui souffrir ne pouroit que j’oubliasse vostre gent corps ne que je pensasse a aucun deshonneur envers vous, mais se donné le m’aviés, je le baiseroie et regarderoie souvent pour souvenance de vous. Si vous laisseroie moult envis sans emporter quelque cose du vostre, puis que en gage vous laisse mon cuer, que pour nulle chose ne saveroie retraire. — Alez vous en, fait elle, beau sire, et me laissiés ester. Et au fort se mon anel vous plaist, vous l’aurez ad ce que ne puissiés penser qu’en moy eust nesune [118r] vilonnie, mais vous me donrez le vostre. Se lequel n’est si bon comme le vostre, si prenez de mon argent ce qu’il vous plaira, et par ainsy ne m’aurez vous rien donné ne moy a vous, sy ne sera que ung change gracieux. »
Comment Charlemaine de France sceut que Rolant avoit esté impetré63 de l’amour de Aude, la seur du chevalier Olivier
118Moult fut Rolant joieux quant il entendi la pucelle. Il tira son anel de son doy lors et lui bouta ou sien ; si fist la damoiselle a lui samblablement ; et atant se leverent. Sy l’acola Rolant, et au congié recevoir baiserent l’un l’autre si doucement que assez furent comptens pour icelle fois. Il prist congié lors, et ausi fist Savary, qui assez longuement l’avoit atendu. Il l’emmena en son hostel sans quelque cose trouver qui lui peust tourner a nuisance ne empeschier la promesse que faitte lui avoit. Les chevaux furent amenez, sy monterent les chevaliers, et chevauchans par la cité en devisant l’un a l’autre vindrent a la porte. Et quant ilz furent dehors [qch. manque : Rolant ?] voulut que Savary le chevalier demourast, mais il le convoya jusques assez prés du siege et finablement s’en retourna en la cité de Vienne, et le noble baron Rolant s’en retourna en son tref, ou il trouva ses barons et serviteurs, qui tous furent ententif[s] a lui servir et lesquelz lui dirent en le habillant que l’empereur son oncle [118v] l’avoit par moult de fois mandé. Sy s’en party Rolant compaignié de ceulx qui avoient a coustume d’aler avecq lui, ala au tref emperial, ou son oncle estoit en grant pensee ou il pooit estre alé, car sans lui ne pouoit durer neant plus que sans son enfant. Si lui demanda Charlemaine : « Dont venez vous, beaux nieps, fait il, pour les sains Dieu ? A quoy tient il que n’estes venu quant je vous ay envoyé par tant de fois querir ? — Ce n’eusse je peu faire, Sire, ce respondi Rolant, car j’estoie autre part embesongnié, et a ce que ne cuidiés que mes hommes me voulsissent avoir recelé, pour tant que je sui a marier, comme vous savez, et que je sui tenu de moy pourveoir de femme au mieulx. Et plus secretement que faire se doit vous fay je savoir que j’estoie alé en la cité de Vienne veoir une damoiselle de laquelle je sui amoureux, car elle est a mon plaisir plus que nulle qui vive en ce monde. Sy me sui pour l’amour de son gent corps avanturé tant que j’ay esté en sa chambre avecq elle si priveement que nous sommes comme d’acort elle et moy, se en vous ne tient de mon costé. Et de sa part convendroit que Regnier de Gennes, qui l’engendra, son frere Olivier, Garin de Monglenne et de ses trois autres enfans, c’est assavoir Milon de Puille, Hernault de Beaulande et Gerart le Viennois si acordassent ; et au regart du damoisel Aymery, d’icellui fauldroit il trouver la paix de leur part et de la royne de la vostre. »
119[119r] Qui adont eust veu nariner, ronfler et marrir l’empereur, il deust avoir moult grant paour eue. Il respondi assez despiteusement : « Que me dis tu, garçon !, fait il, as tu donc fait avecq Gerart, mon mortel ennemy, traittié et acort sans mon congié ? Ne scez tu que pour le desplaisir qu’il m’a fait d’avoir son nepveu Aymery advoué, je le hez plus que nul homme du monde et que je ne vouldroie pour nulle riens mon maltalant lui avoir pardonné ? — Or m’escoutez parler, beaux oncles, fait il, et je vous responderay et si vous conseilleray a mon pooir, ainsy comme je y sui tenu loyaulment. J’ay, comme je vous ay dit, esté a Vienne pour l’amour de Aude la belle et n’ay parlé sinon a elle seulement et a ung chevalier gent et nobile, qui de nos amours a esté comme messagier. Il ne scet non pourtant que je lui ay dit, jasoit ce qu’elle et moy soyons assez d’acort, dont je ne me vouldroie pour rien qui soit repentir. Il me samble que par l’otroy de vostre bon conseil vous feriez moult grant sens d’avoir accort et traytié avecq ceulx de Vienne, atendu que j’ay tout leur estat veu. J’ay viseté la cite, qui est grant et large, et moult y a de gens et de ricesse, plus que je n’eusse jamais cuidié ; j’ay esté ou palais et veus les princes disner ; j’ay bien estudié hault et bas en regardant les salles, les chambres et les alees de leans, tendues et parees mieulx sans comparison au maindre jour de [119v] la sepmaine que les vostres ne furent oncques au milleur. Mais se de l’onneur du disner voulez savoir, je vous dy bien que g’y veis la plus notable chevalerie que jamais on pouroit veoir. Et aprés disner veis jouer aux escus, et la vint Aymery de Beaulande, qui deux64 chevaliers et ung Breton conquesta, dont je fu dolant si qu’a lui m’alay aventurer et finablement lui feis les armes rendre. Sy le voulut Olivier revengier, mais je ne me voulu a lui mesler pour l’amour de sa seur Aude, qui tant est plaine de beauté que a paine la vous saveroie je blasonner. Et qui demanderoit comment je le puis savoir, je responderoie que je alay en sa chambre et la jouay aux eschiés a elle et parlé d’amours tant et si avant que, pour les choses que je vous ay cy dittes, vous prie qu’il vous plaise vous accorder avecques eulx, mesmement65 que ce sont gens a qui vous pouez avoir fort a faire66. Et trop sera grant dommage se la guerre dure longuement, et aussi que mon cuer est en elle assis et ferme, sy que a paine vous pouroie je bonnement aidier contre eulx. »
120Moult fut Charlemaine dolant d’ainsy ouïr son nepveur parler. Il fut longue piece sans mot sonner, esroullant les yeulx par si grant fierté que merveilles, hochant son chief, croulant sa barbe et remuant son menton sy haireusement67 qu’il sambloit estre homme forcené. Et quant Guennes, qui present estoit, le vist ainsi aÿré, il se mocqua de lui par samblant, disant : [120r] « Or vous convient il paix faire a vos ennemis, sire empereur, fait il, puis que vostre nepveu Rolant a trouvé avecq eulz acointance, car vous savez sifait chascun que nul chevalier, tant soit hardi, n’oserait aler a rencontre de ce qu’il fait. Et veritablement, la paix en seroit bonne, car ce ne sont mie gens qui ayent les corages faillis, ains sont hardis, preux, nobles, rices et vaillans. Si conseille de ma part que la guerre soit laissee et acort trouvé et pourchassé par bon moyen, comme les sages de vostre court le vous sauront bien conseillier. » Et quant Rolant entendi Guennes, qui se mocquoit, il fut moult aÿrez. Sy lui respondi : « Tousjours dittes vous je ne say quoy de nouvel, Sire, ce lui respondi, et s’un autre le me desist, je lui respondisse autrement que a vous ne vueil ores respondre pour l’onneur de ma mere qu’avez espousee. Sy m’en deporte a itant pour le present et me raporte a l’empereur de convenir a son proffit et honneur de ceste besongne, dont je me cuide envers lui loyaulment acquiter a mon pooir. » Sy se teust l’empereur a itant et tint son siege si longuement que moult ennuia aux ungs et aux autres, car chascune partie se tint sur sa garde, sans guerroyer sinon d’engins qu’on leur gettoit, et si faisoient les Viennois a eulx.
121Mais comme Dieu le voulu, ne dit point l’istoire se ce fut par les parolles du duc Rolant ou comment se trouverent ung jour ensamble les princes ou tref de l’empereur et tant lui parlerent d’acorder a ceulx de Vienne qu’il [120v] si consenti ; mais les causes, les motifs pourquoy ou comment ne racompte point l’istoire. L’empereur demanda a ses barons qu’il68 pouroit envoier en cellui voyage et sur quelle matiere on pouroit plus aisiement traittier. Or avoit l’empereur son œil plainement sur ung conte nommé Doon de Na[n]teil, lequel estoit noble, sage et vaillant chevalier, et estoit icellui Doon filz du duc Doon de Mayance, frere du duc Bemon de Dourdonne, frere du roy Gauffroy de Dampnemarche et oncle du duc Ogier. Il respondi pour ce qu’il cuida que Charlemaine parlast a lui premier : « Par foy, Sire, fait il, soubz la corextion du duc Naymon et des autres barons qui cy sont, vous manderez au vielz Guarin de Monglenne qu’il vous promette d’amener ses.iiii. filz a Paris a ung certain jour que le chevalier ou message que vous lui envoyerez lui donnera, et qu’ilz viennent de vous relever leurs terres et en faire leurs devoirs et hommages comme ilz i sont tenus. Et en ce prometant, vous leur pardonnerez tous maltalans et eulx a vous. Et sera lors la paix traittié de la roine et du chevalier Aymeriet, lequel ne sera point encor compris en icellui traittié. »
122Quant Charles entendi Doon de Nanteil, il s’acorda a sa parolle et demanda qui feroit cellui message. « Vous ne pouriez mieulx faire, sire empereur, ce lui respondi le conte Guennelon, que d’y envoyer Rolant le vostre nepveu ; au mains [121r] verra il ses amours, et si se poura par aventure mieulx porter la besongne. » Sy se prirent a sousrire les barons d’environ, et l’empereur mesmes, qui bien congnoissoit le malicieux engin de Guennes. Mais qui que s’en resist, Rolant n’en fut gaires joieux, car il savoit bien que Guennes le haÿoit et qu’il ne le disoit mie pour son bien. Sy lui respondi : « Ne cuidiés, sire Guennes, fait il, que je n’entende bien vos paroles et que je ne congnoisse vos manieres aussi bien que nul homme qui vive, se m’aïst Dieux. Sy fay et say de certain que jamais ne serez d’aultre plumage que vous estes, puis que de grant jouesse le tenez. Et comme raconte ung sage en ung proverbe notable :
A paine puet homme changier ses meurs
Quant il devient aagee, chanu et vieus.
123Je iray voirement puis que dit l’avez ne ja n’y transmetra l’empereur autre de moy pour son message faire, lequel j’acompliray a l’onneur et prouffit de lui et de tout son ost, car quoy que vous sachiés penser, je ne me vouldroie gouverner sinon en loyaulté. — Hola, respondi l’empereur, hola, car cy ne vault rien le debat. J’averay des messagiers assez qui mon message me feront, car je me doubte que vous ne trouvissiés Gerart en autre point que il n’estoit quant vous y fustes darainement ; sy ne vouldroie pour nulle chose du monde, pour bien faire, vous feust aucun mal advenu. — Mon Dieu, Sire, ce respondi [121v] Rolant, g’iray ou nul de vostre hostel n’ira, puis que il a esté de par le conte de Guennes appointiés. » Et a ces parolles parla Bertrant, le filz Naymon de Baviere, lequel estoit moult fier et outrageux chevalier, et par son oultrage le tua depuis le duc Ogier en une guerre que Charlemaine et lui menerent, et qui demanderoit pourquoy et comment, on le trouverait ou livre d’Ogier69. L’istoire dit non pourtant que ce fut pour l’ocacion d’un message que Bertram fist envers Ogier en la cité de Pavie en la presence du roy Desier, auquel il parla moult despiteusement et le deffia devant le duc Ogier mesmes plus maugracieusement que commandé ne lui estoit, dont Ogier se passa pour l’onneur du duc Naymon de Baviere son pere. Et quant Bertram vist Ogier si gracieux plus c’onques mais n’avoit esté, il s’en party de la cité et emmena Pauvenaire le destrier du roy Desier, lequel il trouva hors la porte a l’eure que on le venoit70 d’abuvrer. Sy le poursievy Ogier sur son cheval Broyefort, qui moult vailloit d’argent ; et a ceste heure ne volut il mie ocire, mais durant la guerre le fist il depuis mourir sans nulle mercy, car en lui avoit trop [p]etit de mercy. Sy fist il Amille et Amis71, qui venoient de Romme et du Saint Sepulcre, et moult d’aultres choses diverses et mervilleuses que l’en pouroit en son livre veoir.
124[122r] Bertram de Baviere le filz Naymon, assistant devant l’empereur Charlemaine comme les autres barons, respondi lors et dist : « Je yray avecq lui, sire empereur, dist il. Sy ne vous devez soussier de vostre message faire, car nous le ferons quoy qu’il soit, et tellement nous contendrons au plaisir Dieu que ja n’y aurons deshonneur ne vous dommage. — Or, beaux nieps, ce dit Charlemaine lors, puis que tu veux en icellui voyage aler, je te prie que tu tiengnes maniere et que si sagement te gouvernes que de ton fait ne puisse avoir aucun reprouce, car ce me seroit a trop grant desplaisance. — Et vous, Bertram, beaulz filz, ce dit Naymon, vous estes vantez d’aler avecq le dit Rolant ; faittes tant par mon commandement que de par vous ne viengne a l’empereur aucun plaintifz, car par la foy que je doy a cellui que j’ay huy requis a mon lever, vous feriés chose qui seroit oultre mon gré et ma voulenté. Sy vous empugniroie comme au cas appertendroit, car ungs homs desmessurez et hors d’atrempance ne puet l’en trop rigoreusement chastïer. » Les deux nobles chevaliers s’en alerent au fort et se mirent pour toutes doubtes en armes et en point pour eulx deffendre qui les eust voulu assaillir. Puis se mirent a cheval et tant esploiterent les manteaulx sur leurs harnois que ilz vindrent a la porte de Vienne, laquelle n’estoit point fermee, car tant y avoit de gens leans qu’ilz ne l’eussent daignié [122v] fermer par jour pour l’orgueil d’eulx. Or y avoit il gardes a icelle porte, dont l’un estoit ung petit, plus avantageux de langage que les aultres et qui leur demanda dont ilz venoient. « Nous venons de l’ost de l’empereur, beaux amis, ce respondit Bertram. — Or nous recomptez de vos nouvelles doncques, beaux signeurs, fait cellui, et nous dittes se l’empereur envoyera la royne au duc Gerart pour lui copper le pié, comme elle l’a bien deservi. » Sy fut Rolant tant dolant de ce mot qu’il n’eust respondu pour chose du monde. Et adoncq parla Bertram et dist : « Nous le vous saurons bien a dire au passer par cy, fait il, car sur ceste matiere et plus grant nous a Charlemaine cy transmis. » Ilz se sont passez oultre et venus ou palais la ou Gerart avoit son pere Garin, ses freres, neveux et plus nobles hommes assamblez pour traitier ensamble d’assaillir Charlemaine par la milleur maniere qu’ilz pouroient.
125En une chambre secrete estoient assamblez les princes pour adviser ce qu’ilz poroient mieulx faire ou prejudice et dommage des François, qui longtemps avoient le siege tenu devant eulx, et n’estoient mie plus de.viii. ou.x. vestus noblement et parez sans armures nesunes. Sy furent illecq amenez et conduis Rolant et Bertram [123r] de Baviere, lesquelz moult honnourablement saluerent les barons, qui mie ne furent avers ou ingras de salus rendre, qui gaires ne coustoient. Pour tant ne les espargnierent ilz mie : Rolant estoit armé soubz le mantel et son compagnon Bertram pareillement, comme dit est cy devant. Sy parla le premier si tost qu’il fust entré et dit : « Cellui ou quel atoute vertu vueille l’empereur qui cy m’envoie en message saulver72 et garder et vueille tous ceux qui mal lui vuellent amender et donner congnoissance de la faulte qu’ilz font envers lui. Saciés, sire Gerart, fait il, que de par mon oncle sommes cy envoyés vous faire savoir de par lui que se vous voulez venir a ung certain jour, lequel nous assignerons ains nostre departement a Paris, devers lui en son palais lui faire hommage des terres que vous cincq, qui cy estes presens, tenez et que vous vueilliés ses hommes devenir comme les aultres ses subgés par ainsi que ja n’y sera, Aymery compris, lors aurez vous acort avecq lui et ses hommes. Sy me rendez sur ce response, que je lui puisse de par vous donner. »
Comment la guerre fut plus grande qu’elle n’avoit esté par avant entre les François et ceulx de Vienne par l’orgilleuse response du duc Gerart de Vienne
126Gerart qui Vienne tenoit, oyant Rolant le nepveu de l’empereur faire son message et requerir response, lui dit lors : « Bien ay vos paroles [123v] entendues, sire chevalier, fait il, ilz ont esté cours assez. Et pour avoir response briefve, vous di ge que ja n’aura Charlemaine le vostre oncle paix avecq moy, avecq mon pere ne nul de mes amis, et ne tendrons quelconque chose du monde de lui s’il ne nous baille premierement par maniere de amende la royne sa femme pour lui copper le pié qu’elle me fist baisier ou lieu de cellui de l’empereur. Mais ainsy serons nous d’acort d’aler avecq lui et non autrement. » Sy fut Rolant plus dolant que nul ne le diroit quant il ouy ainsy oultrageusement parler Gerart. Il le regarda par si grant despit que merveilles, et bien l’apperceut Bertram franchir et nariner et les yeulx esrouillier comme ung homme hors du sens ou esragiés. Il respondi non pourtant : « Trop a en vous d’oultrage, sire Gerart, fait il, et bien moustrez le lieu dont vous estes venu, car tousjours a le vostre pere esté orguilleux ; sy croy je que ainsi sera le filz. Et mauldit soit Charlemaine s’il a paix traittié ne acort avecq vous et tous ceulx qui lui conseilleront jusques adont que vostre orgueil felon soit abatu. Et qui verité vous diroit, ce dont je ne me pense mie taire, affin que vous ne cuidiés que je porte trahison, quant Guarin le vostre pere vint premier en France, son advenement fut de Monglenne que l’empereur lui donna. Puis vindrent ses.iiii. filz, dont vous estes [124r] l’un, servir a sa court, povres gentilz homme, qui tous.iiii. n’aviés une raye de terre, sinon ce que l’empereur a donné a ung chascun. Et ores estez si plains d’orgueil que vous le cuidiés par vostre oultrage et mauvais courage suppediter. Mais par la foy que je doy a Dieu, ou non du quel je fus fait chevalier, je vous cuide en brief73 terme de si court tenir que vous vendrez a mercy au pié de l’empereur, par lequel, en lieu de la paix et amittié que je y ay cuidé mettre et trouver, je vous deffy cy presentement et tous ceux qui avecq vous seront et sont aliez. »
Comment Rolant, traittant de la paix envers Gerart de Vienne, le deffia et ocist ung escuier
127Dieux, comme fut dolant Gerart quant il ouy Rolant ainsi parler a sa court ! Il commanda c’on les prenist lors pour les getter et mettre en prison74, mais quant il ouy son commandement, il tira Durandail la bonne espee et en quida ferir Gerart ; sy ceÿ le cop sur ung escuier, si que d’icellui fut tout pourfendu jusques és espaulles. Adont s’en entrerent les barons en une chambre pour eulx armer et embastonner a ce que ferus ne feussent mortellement. Sy firent les autres pareillement et la demourerent Roullant et Bertram, qui lui dit : « Alons nous en, fait il, sire duc, que mal ne nous viengne, car je me doubte que nous ne puissons [124v] avoir loisir se nous atendons longuement, tant que chascun ait ses armes prises. » Si ne fut mie Rolant si plain de sa voulenté qu’il ne creust conseil : il vuida la chambre lors et s’en entra en une autre, et d’illec passa par une salle en traversant son chemin pour plus legierement venir a leurs chevaux. Sy avint qu’il encontra la damoiselle Aude, laquelle avoit ja ouy parler de75 sa venue et pour ce le venoit [veoir] par fixion, c’est a dire qu’elle faisoit maniere d’aler veoir son pere, son frere et les barons. Sy apperceut Rolant legierement et dist a Bertram : « Dieux, bonne encontre ! fait il. Vecy celle pour qui mon cuer a plus de travail en ce monde ; sy ne me sauray devant elle maintenir se amours ne me vient a secours ! — M’aïst Dieux, Sire, ce respondi Bertram, mal avez moustré a ses amis que de bon cuer l’amastes oncques quant devant Gerart, qui tant est criminel, avez ung de ses principaux escuiers ocis ! Et qui le me auroit ainsy fait, je le tenroye a petite amytié ! » Et en ce disant approcierent l’un l’autre ; sy embrassa Rolant la damoiselle, qui rien ne savoit ou pouoit savoir du debat, et elle lui, a qui la couleur mua et lui dit : « Par Dieu, belle, je vien de devers vostre pere, de devers Garin de Monglenne et les autres princes, tous vos amis et parens, ausquelz du congié de mon [125r] oncle l’empereur j’avoie traitié ou aucques acordé pour la proumesse que piecha vous feis. N’eust esté Gerart le vostre oncle, qui tout nostre fait a rompu et aneanti, pour quoy je me sui couroucé et veritablement l’ay deffié et l’un de ses hommes occis ne say mie qui il est. Toutesvoies sy me desplaist pour vostre amour, que autrement ne puet estre avenu. »
128La ou Rolant le nepveu Charlemaine parla a Aude la belle estoit Olivier de Vienne, son frere, qui bien entendi les paroles et mie ne les mist en oubly. Sy ne pensoit il mie a Rolant ne au traitié qu’il venoit de faire, car rien n’en savoit, mais bien avoit ouy racompter qu’il estoit venu des messages françois en Vienne. Sy aloit et menoit sa seur veoir et savoir quelz gens s’estoient qui parlementoient avecq les signeurs et de quoy. Il respondi lors a Rolant sur ce qu’il avoit dit : « Ce n’est mie fait de messagier, sire chevalier, fait il, de gens ocire en especial, et quelque chose que ayés faitte, comme cy vous vantez, n’est mie venue de grant vasselage mais de grant oultrage, qui dire le vous oseroit. Sy n’en aurez vous ja pis de par moy, tant que a present, pour l’amour de ma seur Aude, qui cy est. Et pour ce aussi que ceans estes venu soubz ombre de paix et d’acort. — Par Dieu, sire Olivier, fait lors Rolant, l’amour de vostre seur [125v] que j’aime plus que dame ne damoiselle du monde vous a cy presentement bon secours, car par le Dieu qui sur nous tous fait le soleil estinceler par jour et la lune luire par nuit, se vous feussiés armé comme je sui, je vous feisse mourir ou despit de vostre oncle Gerart. » Et a itant prist la pucelle a parler et dit : « Nulle mercy de vos amours, Sire, fait elle, car de ma part ne quier je a vous penser, puis [que] a mon lignage ne vouldriez amour ainsy comme a moy. » Elle tira l’anel de son doy adont et dit : « Rendez moy mon anel, Sire, fait elle, car le vostre ne quiers je plus garder. Si serons tenus l’un a l’autre comme nous estions par avant. »
129Sainte Marie, comme fut dolant Rolant quant il ouy la damoiselle, qui telz parolles lui dist ! Il commencha fort a soy hontoyer lors et, comme repentant de ce qu’il avoit [fait], dit : « Pardonnez moy, belle, fait il, se j’ay en rien vers vous mespris. Mon anel est en bonne main, jamais je n’en quiers le ravoir. Au regart du vostre, je le garderay encore s’il vous plaist jusques a ung aultre jour. Et quant je le vous renvoieray sans autre enseignes, sacés adont tout pour voir que vous aurez l’amour de moy perdue. » Et en ce pourparlant, oÿrent ung bruit grant et mervilleux, qui les fist d’ensamble departir. Sy se mirent a chemin les deux chevaliers [126r] et le plus couvertement qu’ilz peurent vindrent a leurs chevaulx que deux variés avoient gardez. Sy y monterent sans aucun contredit puis chevauchierent par la cité, faisans maniere joieuse, et fin de compte vindrent a la porte, par la quelle il estoient entrez. Et n’avoit mie Rolant mis en oubliance la parolle que l’un des gardes avoit dit de la roine au passer ; il s’escria adont comme joieux : « Ouvrez la barre, beaux signeurs, fait il, si yrons reporter a l’empereur les nouvelles de la paix que nous venons de traittier avecq Gerart le noble prince, que cy verrez tantost venir aprés nous pour estre audevant de Charlemaine, que nous alons querir. »
130Moult furent joieux les compagnons sauldoyers d’ainsy ouïr parler de la paix. On lui ouvry la barre adont hastivement ; sy passa oultre Bertram le premier et aprés Rolant, qui tint Durendal, la rice espee, et de son pouoir la devala sur cellui qui ainsy avoit parlé par avant du pié de la royne, si qu’il le pourfendi jusques és espaules devant les autres, qui tous se prirent a merveillier, disans que ce n’estoit mie bon commenchement de paix. Sy en parlerent moult les ungs aux autres, pensans aux paroles qu’il avoit dittes, quant les françois chevaliers entrerent en la cité. Sy eust la ung [126v] noble homme, lequel avoit pour le jour esté commis chief des autres vassaulx, qui leur dit que cellui avoit mesmes sa mort avancee par les raisons qui avoient esté dites a cellui mesmes qui l’avoit occis. Et pour ce dit a propos ung sage en proverbe notable :
Trop en querre n’est pas chose propice
Ne d’aultrui fait soy trop mesler qu’on puisse.
Comment Gerart et Robastre et ceulx de Vienne vindrent hors contre Rolant et les François a grant puissance
131Si avint que, quant les chevaliers Rolant et Bertram furent hors des barieres et du dangier de ceulx de Vienne et que le duc Rolant eust le portier ocis, il regarda derriere soy pour le maintien de ses ennemis veoir et regarda ceulx qui entour le corps estoient atroupelez. Sy apperçut oultre ceulx qui aprés lui et Bertram venoient a ceval, armez et encouragiés de les ocire, se la eussent longuement atendu. Et mesmement avisa Rolant entre les aultres tout a pié Robastre le jayant, le quel paulmioit ung grant tinel de bois gros et massis assez pour confondre.xx. hommes a ung seul cop. Sy le moustra a Bertram : « Beaux amis, car vecy le grant deable qui aprés nous vient ! » Chascun d’eulx chevaucha lors, et ne finerent de aler tant qu’ilz eussent la riviere gaigniee. Et adont furent ilz en seurté et hors du dangier des Vie[n]nois, qui sailloient atoute puissance de la cité, et ja eussent porté grant dommage a ceulz de France, n’eussent esté Rolant et Bertram de Baviere, qui crierent aux armes si hautement qu’en [127r] peu d’eure se retraïrent les Viennois. Chascun se renga lors pour bataille commencier. Sy se prirent trompes a sonner et bondir de ça et de la archiers et abalestriers76 a traire, gens d’armes a lancer et courir par les rens, verser hommes et chevaux, detrenchier testes, jambes et bras, braire et crier et mener si hideuse vie c’onques si fiere estourmie ne fut mais veue en petit d’eure. Et dit l’istoire que grant eust esté la mortalité et l’ocision creminelle, n’eust esté Robastre, qui maugré les François esparpilla les batailles tellement que chascun finoit ses coups, comme les brebis fuient les loups contre les quelz ilz ne se peuent deffendre.
132En la bataille estoit Robastre, qui faisoit merveilles du fust qu’il tenoit. Sy ne l’osoient approuchier ne atendre nulz, tant feussent hardis, dont Rolant estoit plus dolant qu’on ne pouroit racompter, pour ce que ceste journee estoit par son fait commencié. Il s’aventura au fort, vint contre Robastre pour le cuidier enferrer, mais quant il vist son fust haulcé, il eust paour de son cheval et de son corps mesmement. Sy se retourna et bouta en la presse pour toutes doubtes, pensant que soubz ung tel merrien de busche faisoit perilleux habiter. Robastre, qui son cop ne peust retenir, devala le baston adont de si grant force contre terre que rompre le convint en deux pieces, dont il fut si dolant que merveilles, car par ce convint il les batailles retraire et pour donnner a entendre, comme ce77 fut, dit l’istoire, que, quant Robastre senti son fust [127v] rompu, il se mist a la fuite parmy les champs, querant ung arbre pour enrachier ou avoir ung aultre. Si cuiderent les François qu’il s’en alast comme desconfit, et si firent pluiseurs des Viennois mesmement, qui ja se commencherent a reculer et esbahissoient comme l’un l’autre. Sy menerent si grant huy ceulx de France que en peu d’eure e[u]st convenu les Viennois rentrer en la cité, quant Robastre leur revint, le quel tenoit la branche d’un arbre tout vert, qu’il avoit par sa force rompu, et leur escria haultement : « Retournez, fait il, gent mauvaise et faillie, car il n’est mie encore heure de telle besongne laissier ! » Il s’avancha premier adont sur ceulx qui les Viennois avoient reculez et fist tant que retraire convint ceulx de France, voulsisent ou non, en leur premiere place. Et a icelle retreitte pours[u]ivi Gerart de Vienne sy asprement qu’il a consuivy ung chevalier preux et hardi nommé Lambert de Masconnois, le quel estoit parent de l’empereur Charlemaine. Cellui Lambert estoit moult noble homme, hardi et redoubté en bataille. Il retourna contre Gerart quant il le vist, et Gerart, qui grant desir avoit de soy vengier, poingni le bon cheval. Si s’entrevindrent de si grant force que tous deux furent portez par terre, mais tost se releverent et tirerent les cleres espees, dont ja se feussent bien batus quant la sourvindrent au cry de « Vienne ! » Hernault et Aymery de Beaulande son filz, acompagniés noblement de bonne chevalerie, qui en [128r] peu d’eure remonterent le duc Gerart. Au secours de Lambert, qui cria « Masconnois ! », survint Salmon de Bretaigne, acompaignié de Geuffroy le conte d’Angiers et du duc Sanson d’Orleans. Ceulx la remonterent par vive force Lambert78 pour l’onneur du roy Charlemaine, du quel parenté il estoit. Sy fut Lambert tant dolent de ce qu’il n’avoit mieulx exploitié qu’il jura Dieu qu’il s’en vengera quelquefois.
133Or estoit l’empereur en son ost adont, qui ne savoit mie quelle assamblee il y avoit ne jamais n’eust pensé que les Viennois feussent saillis de la cité, mesmement que il avoit envers eulx envoyé pour chacier paix ou trefves de guerre. Il demanda quel bruist c’estoit, et on lui dist que ceulx de Vienne estoient de leans partis aprés son nepveu Rolant. « Par saint Denis de France, fait il, oncques moins ne m’en cheÿ ou cuer qu’il en est advenu. Et toutesvoies me fist ce faire le conseil de Guennes, que je redoubte plus que dire n’oseroie, car ce n’est mie homme pour envoyer en message que Rolant. » Il commanda ses hommes a armer, et Ogier mesmes, qui estoit chief et meneur des arrieres gardes de France et qui n’osoit l’empereur habandonner, s’arma et monta. Sy fist l’empereur et plus de cincquante mil hommes, qui tous s’en issirent aux champs si ordonneement que ja du champ ne feussent les Viennois partis sans dommage inreparable s’il ne se feussent [128v] subtillement retrais. Sy fut moult doulant Charlemaine, quant il ouy racompter le dommage que ceulx de Vienne lui avoient fait et l’occision que Robastre le grant avoit faitte de ses hommes. Il commanda l’assault adont, tandis que ses hommes, eschauffez les ungs et les aultres, nouveaulx et reposez [qch. manque]. Sy eussiez ouy trompes et heraulx bondir et crier parmy l’ost a l’environ des fossez et des murs, qui estoient si bien garnis de gens d’armes de trait et d’autres artilleries deffensables c’onques pour ce jour n’y meffirent en riens, ains les convint de partir assez honteusement et a leur confusion, de quoy Charlemaine se courouça. Mais puis eust bon loisir de soy appaisier s’il voulu, car longuement dura celle guerre depuis.
Comment Rolant et les jones chevaliers de France et d’Allemaigne drecierent une quintainne devant Vienne, que Robastre, Olivier et Aimery gaignerent par force
134Ci dist l’istoire que, quant l’empereur Charlemaine apperceut les Viennois qui ainsi se mettoient a deffense et il vit que rien ne pouoit prouffiter a l’assault, il le fist cesser et ses hommes retraire le plus sauvement qu’il peust. Et quant il fut en son tref, alors demanda il Rolant, et il y vint couroucié et dolant de l’aventure qui ainsi lui estoit advenue, car par lui estoit moult de gens mors et affolez. Son oncle, en l’araisonnant, lui demanda lors de son [129r] voiage et comment il avoit besongné. « Mon Dieu, Sire, fait il, je me trouvay devant Gerart l’orgueilleux de Vienne et lui racomptay mon message ainsi que commandé me fut, sans aucunnement exceder ce que dit m’aviés present le chevalier Bertram, qui de ce portera bon tesmongnage. Mais il me respondi assez fierement que ja n’auroit paix avecq vous se premierement ne lui estoit la royne delivree pour lui copper le pié qu’elle lui fist baisier ou lieu du vostre. Sy me courouçay lors, car il me dit plainement que de vous ne vauldroit il rien tenir et c’onques n’en avoient ses ancesseurs rien tenu. Et veritablement le deffiay et lui feis ung de ses oficiers mourir ; au fort je m’eschappay, et il me fist poursivir ainsi que veu avez. » Sy fut Charlemaine tant plain d’argu que merveilles et moult maudist Gerart, qui tant d’ennuy lui avoit fait et faisoit de jour en jour.
135Charlemaine fist ses ouvriers mander lors et ses maistres et plus subtilz ingenieulx et commanda que chascun pensast et traveillast ad ce que la cité feust par force d’engins confondue, puis que il ne la pooit avoir autrement. Sy lui promirent chascun endroit soy d’ainsi le faire, mais ce fut paine perdue, car ceulx de leans estoient fors, fiers et puissans, et tant bien estoient garnis de vivres qu’il ne leur estoit rien de puissance qu’il [129v] veissent. Ung jour estoit Rolant en l’ost, acompagniés de Berart de Mondidier, filz du duc Thiery d’Ardane, et de pluiseurs autres jeunes chevaliers, ausquelz il ennuioit trop de ce que si longuement se tenoient les Viennois sans issir hors de leur cité. Et, pour abregier, firent conclusion lui avecq l’autre pour les faire partir drecier une quintainne enmy la praierie, comme a deux trais d’arc de la cité, et se nul sailloit hors, les devoient avoir en leur mercy ou de copper sur les champ, se emmener ne les pouoient. Et dit l’istoire que tout ce faisoit faire Rolant pour avoir Olivier et son cousin Aymery, pensans que, se avoir les pouoient, c’estoit le plus fort de leur fait. l’istoire, faitte drecier. Sy lui dist Olivier, qui vint illecq pour la veoir et Pour regarder, l’estat et la maniere des chevaliers Charlemaine79. Et aussy estoient la arrivez Aymery, Robastre et autres, pour ce que le lieu estoit plus avantageux que autre part. « Veez, fait il, belle seur Aude, celle quintainne, qui la est enmy celle praierie drecee, ce n’est que vostre amour comme je pense, et croy que Rolant l’a commandee lever pour nous cuidier dehors atraire a son avantage, car je le voy la jouster et tournoyer, et bien le congnoie a son escu, ou quel il a ung vermeil lyon, et a son cheval mesmement le cuide je si bien recongnoistre que jamais ne l’oublieray pour deux mos qu’il me dist Fautrier, lesquelz je ne metray jamais en oubly. Et de tant puet il estre asseuré que jour de ma vie ne sera mon cuer joieux tant [130v] que de mon corps auray fait ung essay contre le sien. Et quoy qu’il soit amoureux de vous, lui samble il qu’en nous n’a mie le hardement d’issir sur lui. Sy jure Dieu que jamais ne cesseray tant que a la quintainne auray mon corps aventuré, se au sien ne puis bonnement, c’est a dire avantageusement, advenir. »
136La ou Olivier, le filz Regnier de Gennes, se vanta de saillir pour jouster, estoit Aimery, qui gaires n’aymoit Rolant, et lui respondi qu’il ne lui fauldroit jusques aux membres copper et qu’il le compagneroit. « Par Dieu, sire Olivier, ce dit lors Robastre, sans moy n’irez80 vous mie, car je porteray mon baston, puis que c’est a vostre entreprise. Mais se la quintainne ne tient a chaux ou a chiment, sy me vante je de l’oster du lieu ou elle siet. Et quiconques le veille veoir, l’emporteray en Vienne se mon baston de pommier ne me fault. » Ilz s’en alerent armer lors, mais ce fut du consentement de Gerart, qui cependant pour toutes doubtes fist deux mil hommes armer81 et bien leur commanda qu’ilz feussent au secours de ses nepveurs, s’il en estoit mestier. Sy ne mist chascun en couroy au mieulx et plus seurement qu’ilz peurent, car mie ne vouloient estre apperceux jusques a ce qu’ilz feussent aux champs pour cause que ilz s’estoient vantez de la quintainne [131r] verser par terrre, s’elle n’estoit a ciment ou a chaus atachiee. Et Robastre avoit respondu que il l’aporteroit en la cité, s’elle n’estoit si pesante que deux chevaux ne la peussent trainer. Or y avoit il ung lieu d’embuscement, comme dit l’istoire, assez prés de la cité ou quel lieu pooient couvertement aler les ungs et les aultres, sans ce qu’on les apperceust et non mie par la porte, ou on avoit la quintainne drecee, mais par une autre porte, ou il convenoit prendre ung peu de tour. Sy se partirent premiers Olivier et Aymery, et aprés eulx se parti Robastre le grant, en son poing ung tinel gros, massifs, grant et si pesant comme pour.xv. hommes confondre devant lui a ung seul cop. Et les gens d’armes estoient a la porte demourez tous armez et prest pour saillir, se besoing leur survenoit.
137mestier. Sy ne mist chascun en couroy au mieulx et plus seurement qu’ilz peurent, car mie ne vouloient estre apperceux jusques a ce qu’ilz feussent aux champs pour cause que ilz s’estoient vantez de la quintainne [131r] verser par terrre, s’elle n’estoit a ciment ou a chaus atachiee. Et Robastre avoit respondu que il l’aporteroit en la cité, s’elle n’estoit si pesante que deux chevaux ne la peussent trainer. Or y avoit il ung lieu d’embuscement, comme dit l’istoire, assez prés de la cité ou quel lieu pooient couvertement aler les ungs et les aultres, sans ce qu’on les apperceust et non mie par la porte, ou on avoit la quintainne drecee, mais par une autre porte, ou il convenoit prendre ung peu de tour. Sy se partirent premiers Olivier et Aymery, et aprés eulx se parti Robastre le grant, en son poing ung tinel gros, massifs, grant et si pesant comme pour.xv. hommes confondre devant lui a ung seul cop. Et les gens d’armes estoient a la porte demourez tous armez et prest pour saillir, se besoing leur survenoit.
138Olivier et Aymery de Beaulande, qui premier isserent dehors, se mirent en l’embuscement si secretement par le tour qu’ilz prinrent en tenant une valee et une charriere parfonde qui la estoit c’oncques ne furent des François apperceux. Et aussy ne fut Robastre le grant, qui de prés les sievy pour paour qu’ilz ne feissent faulte a leur entreprise. Chascun se tint appuié sur [131v] sa lance et regarderent Rolant qui, pour l’amour de Aude la seur Olivier, faisoit les jeunes chevaliers jouster. Sy ne sy faingny noyent mie Berart de Mondidier, Estous le filz Eude de Langres. Si ne voulu mie Lambert de Mascongnois demourer deriere, ains y estoit des premiers, regardant incessanment vers la cité pour veoir se nul saudroit dehors par aucunne aventure, car moult desiroit soy vengier des Viennois, pour ce que l’autre jour n’avoit peu Gerart emmener. Et bien jure Dieu que, s’il en fault nesung, qu’il metra paine de l’avoir, ou il demoura ou champ. Or estoient, comme dit est, Olivier et Aimery ou bosquet, regardans leur point pour mieulx parfurnir leur aventure, lesquelz, quant ilz virent que chascun s’abandonnoit a jouster, se partirent premiers le petit pas sans eulx effroyer, affin que Rolant et ses compagnons ne pensassent mie qu’ilz feussent de la cité issus. Et firent tant au fort qu’ilz se trouverent avecq les François au heu dont ilz se partoient pour jouster. Sy estoit Robastre tout avisé de ce qu’il devoit faire et ne regardoit sinon quant Olivier ou Aymery avoient jousté. Olivier picqua premier [132r] cheval des esperons quant il vist son point, baisa la lance et vint vers la quintaine de si grant force que tout fist verser par terre veant Aude sa seur et les nobles barons qui sur les murs estoient, puis s’en passa oultre, criant « Vienne ! » a si hault son que bien l’oÿrent Rolant et ses compagnons, qui moult furent courouciés. « Or tost, beaulx signeurs, ce dit adont Lambert de Mascon, au jour d’ui trouverons ce que tant avons desiré. » Chascun poingny aprés lors, et Lambert premier, qui son corps offri contre Olivier de Gennes, qui mie ne lui failly, ains l’assena de si grant force que lui et le cheval versa en ung mont. Sy se cuida lors relever Lambert, quant Olivier tira l’espee, dont ja l’eust ocis sans aucun respit s’il ne se fust a lui rendu.
139Et qui demanderoit comment il se peust faire que Olivier peust avoir Lambert concquis entre tant de chevaliers comme ilz estoient a la jouste, respont l’istoire que ce fut par le moyen de ceux qui issirent de la cité si tost comme ilz ouïrent le huy et le bruit de la quintaine que Olivier avoit abatue. Rolant, veant les grans compagnies saillir de Vienne, fut moult dolant, et non sans cause, car moult eust eu [132v] a souffrir ne feussent ceulx de l’ost de France qui bien les virent, les quelz s’armerent le plus legierement qu’ilz peurent pour aler en l’ayde de Rolant et de ceulx qui la quintainne avoient fait drecier. Mais ce fut pour neant, car oncques n’y seurent si tost venir que Lambert ne fust a Olivier rendu a l’ayde de Aymery, qui hastivement lui donna son secours. Et tandis que ainsi se maintenoient les nobles chevaliers les ungs contre les autres, vint Robastre le grant, devant lequel nul ne s’osoit moustrer, et fist par sa force tant qu’il vint au lieu ou la quintaine estoit par terre. Il la leva ne[a]ntmoins, et maugré tous ceulx qui le voulurent veoir, l’emporta en la cité. Et Olivier enmena son prisonnier Lambert, le signeur de Mascon. Et se retraïrent tous leurs hommes, qui mie ne voulurent82 le pouoir Charlemaine atendre, car assez leur souffissoit de parvenir ad ce qu’ilz avoient desiré, c’est assavoir a la quintaine abatre et emporter, laquelle Olivier fist incontinent athacier et pendre aux murs la ou la damoiselle Aude se tenoit voulentiers. Mais trop furent les chevaliers françois dolans, quant ainsy la veirent pendre83, et plus le fut Rolant [133r] que nulz aultres pour cause de son entreprise. Et moult maudist Robastre, qui ainsy l’avoit emportee a son col, malgré [qu’]en eussent ilz tous [sic].
140Quant chascun fut en son logis retourné, vint Rolant au tref de Charlemaine, qui lui demanda comment l’avoit ainsy meschamment sa quintaine perdue. « Cela ne say je, certes, sire, ce respondi Rolant, sinon par ce que Dieux ne veult par aventure que vous ayés seignourie par dessus ceulx de Vienne, qui, comme je croy, ont ung deable en leur ayde, lequel les advertist et conseille ce qu’ilz ont a faire84. Je le dy pourtant que, quant nostre quintaine fut drecee, chascun de nous fist tout le plus fort guet qu’il peust faire sur la cité, ad ce que, se nul en issoit, que nous le peussions clerement veïr. Mais comme se ce feust par art magique, chose diabolique ou aultrement, ne puis concepvoir comment Olivier et Aimeriet se partirent d’avecq nos hommes. Et tout malgré nous abatirent et verserent la quintaine, dont je fus moult joieux, car je cuiday que ce fust ung de vos chevaliers, quant je ouïs a haulte vois crier « Vienne ! », au quel cry saillirent plus de deux ou trois mil Viennois, qui si nous esbahirent que malgré nous emporta Robastre85 nostre quintaine, que bien poez veoir aux murs athacee et pendue. » Sy ne sceut que dire [133v] l’empereur ne que faire synon mauldire et menassier Gerart et les siens, qui ou palais estoient joieux de l’avanture que ce jour leur estoit advenue. Mais se adoncq menerent joie, ilz furent depuis dolans, comme chose qui autrement ne se puet conduire, car en ce fait de guerre n’est mie fortune tousjours d’une part ne elle ne sert mie tousjours a propos, ains donne une fois de l’un ; elle distribue l’autre fois d’un autre, selon les heures ou elle se treuve et comme les heures se contienent. Et qui l’apelleroit lunaticle, je croy qu’il ne fauldroit de gaires, veu que maintenant elle vous fera belle ciere, et tantost sera changié de maniere, et, somme toute, en quelque façon que ce soit, nul ne se doit en elle fier. Et comme racompte ung sage en deux vers :
Cil n’est pas sage qui fortune ne doubte,
Car par ce sont mains de ceux somme toute.
Comment Olivier de Vienne se fist conduire en l’ost des François par Lambert le conte de Mascon
141Longue saison aprés fut le siege devant Vienne sans ce que nul assault y feust donné ne aucunne entreprise faitte tant de ceulx de France comme de ceulx dedens, excepté toutevoies des engins qui les murs rompoient en pluiseurs lieux, ce de quoy gueres ne leur estoit, car plus estoient dolans des vivres qui leurs faisoient [134r] faulte que d’autre rien qui feust. Ung jour estoit Olivier en son hostel, veant Lambert le conte, qui son prisonnier estoit, auquel il pouoit moult ennuier d’estre si longuement entre ses ennemis. Olivier le mist a raison lors et lui demanda qu’il lui sambloit de celle guerre. « En non Dieu, Sire, fait il, il me samble que cest ung debat pour peu de chose commencié et que pour peu aussy devroit et pieça deust avoir esté appaisié. Mais fort ne puet contre fort, sy en fault il quelque fin avoir, car tousjours ne puet mie durer. Et qui a moy s’en conseillerait, il m’est advis que j’en diroie tout ce qu’il appertendroit et non mie autrement », qu’en raison il ne voulu plus rien dire adoncq. Et non fist mie Olivier a lui, ains le laissa tout picqué et s’en ala devers le palais ou son pere Regnier de Gennes estoit, son grant pere Guarrin de Monglenne, Hernault cellui de Beaulande86, son filz Aymery, Milon de Puille et Gerart, qui Vienne possessoit, lesquelz ne parloient puis ung peu de temps par avant sinon de la guerre et du remede qui appertient ad ce. Et qui les en faisoit parler, l’istoire dit que ce faisoit famine et la grant disette de vivres qu’ilz avoient, car ja estoient les povres laboureux et marchans en si tresgrant necessité qu’ilz n’avoient ne trouvoient [134v] pour leur argent quoy boire ne quoy mengier. Sy estoient de ce en parole et en queroient chascun l’un a l’autre comment mieulx en pouroient convenir. Et qui demanderait lequel plus s’en garmentoit d’entre eulx, ad ce respond l’istoire que Gerart de Vienne s’en entremettoit le plus, pour cause en especial qu’il savoit certainement que sienne en estoit la charge toute.
142Olivier de Gennes, veant les nobles barons comme esbahis — du moins n’y avoit cellui qui ne faingnist a donner response — parla lors evidanment et dit haultement : « C’est par vous, beaux oncles Gerart, fait il, que en si grant dangier nous convient estre que nul n’y scet comme ja perçois donner conseil, car quant Rolant, le nepveu de l’empereur, qui estoit ainsi comme appointié avecq ma seur Aude, vint ja pieça devers vous pour traitier du fait de la paix des François et de nous autres et il eust sa raison commencié a compter, vous l’acueillistes si estrangement que, qui verité vous oseroit dire, a bonne cause mist il vostre varlet de chambre a mort devant vous et vous deffia vaillanment. Puis s’en ala franchement faire son raport a l’empereur, qui est homme puissant, riche et conquerant et qui par force vous a ceans tenus, tient et tendra si longuement que ja vers lui [135r] n’aurez pooir ne resistance se ceans vous voulez tousjours ainsi tenir enfermés. Et tant vous dy que vous ressamblez aux chappons que l’en tient en franc, excepté ce toutesvoies que mie n’avez assez a vivre. Sy en aurez vous encores mains se autrement et par bon conseil n’y pourveez. Or est ainsy que je sui cy sur vous survenu, et comme j’ay entendu que parliés sur ce fait et demandiés l’oppinion des ungs et des autres, qui ne vous ont rien respondu, et pour ce que je sui vostre nepveu et ung de ceux qui bien vous vouldroie et pour vostre fait et honneur soustenir me vouldroie jusques a tout emploier, vous donneray, s’il vous plaist, conseil de ma partie. Je considere le cas sans long procés faire pourquoy la guerre est commencee : je presuppose que vous cuidiés avoir bon droit. Or ymaginons que ainsy le cuide avoir de sa part l’empereur. La guerre est moult nuisible et damagable a ung chascun, et ainsy en est la fin sy prilleuse que nul ne le saveroit penser ne dire. Sy est expedient d’y remedier et trouver moyen pour l’appaisier ou maniere par quoy elle soit mise a fin. Le moyen de la paix si est de la traittier et pourchassier gracieusement sans soy exaulcier ou tenir en orgueil, [135v] car paix ne vient sinon de humilité et par doulceur et ne convient mie du tout cuidier ne vouloir parvenir a son intencion, selon le proverbe notable d’un sage, disant :
Laissier aler de son droit mainte fie,
Il est pas foleur, mais sens je vous affie.
143Et qui ne puet par amour ou par traittié paix avoir, il fault doncques trouver maniere de veoir la fin de la guerre, qui est d’assigner jour de combatre gens contre gens, puissance contre puissance ou homme contre homme. Et qui ne saura mieulx aviser ou dire, j’ay sur ce pensé et advisé au jour d’ui si le racompteray voulentiers. »
144Sainte Marie, comme fut Regnier de Gennes joieux d’ainsy ouïr son filz parler ! Il se teust neantmoins ce. Sy parla Garin de Monglenne, auquel bien appertenoit tant pour l’aineesse de lui comme pour la consideracion qu’il avoit. Et dit vulgairement que bien avoit commencié Olivier et que par son oppinion sa parolle ne seroit point rompue. Sy lui commanda Gerart qu’il parlast. « Par foy, beaux signeurs, fait il, j’ay ung chevalier prisonnier en mon hostel, le quel est noble homme, sage et de grant paranté. Il appertient a l’empereur par lignage et au duc [136r] Rolant, qui pour l’amour de ma seur Aude fist la quintainne drecier la hors ou fut cellui chevalier pris. Je me fie tant en lui que je avanturay mon corps soubz esprance d’avoir traitié avecq Charlemaine le grant, vers le quel je iray soubz la seureté du conte de Mascon. Et la feray ce que je cuiday que Rolant deust faire par deça et apointeray a mon pouoir du fait de la paix de lui et de vous, sy qu’il ne restera sinon a conclure entre vous. Et s’il est ainsi que par aucunne avanture ilz soient advertis de la necessité que nous avons et que je ne puisse trouver apointement de paix avecq eulx, lors prendray je jour de combatre gens contre gens tout contre tout ou homme contre homme. Se lesquelles choses je ne puis faire par leur faulte ou orgueil, lors auray je cause de leur donner deffiance. Sy vaille a chascun son avanture ce qu’elle poura valoir. » Et adont n’y eust cellui qui d’acort ne feust et qu’il ne deist que autrement ne se pouoit bonnement la paix trouver. Lambert de Mascon fut mandé lors et amené en la chambre ou estoient Garin et ses enfans. Et quant il fut la, lui demanda Gerart ou estoit la finance qu’il devoit paier et s’il s’atendoit a tousjours estre prisonnier.
145Lambert le conte de Mascon fut moult esbahy quant il entendi les paroles du duc Gerart, pour ce que mie ne savoit sa voulenté. [136v] Il lui respondi lors : « De ma finance ne faites nulle doubte, Sire, fait il, car elle est toute preste toutes et quantes fois qu’il plaira a vous et a Olivier, qui cy m’a ja long temps tenu. Sy me tarde plus que vous ne pensez que je soie hors de prison. — Par Dieu, sire Lambert, ce dit Gerart, pour le bon renon que vous avez, aurez vous si bonne compagnie que louer s’en devront tous vos amis. Mais vous savez que toutes bontez se doivent recongnoistre. Si fault que pour si grant cose vous nous faciés ung petit de courtoisie. Et je vous diray le cas. Vous savez que la guerre est commencee de l’empereur et de moy ja a long temps, laquelle puet estre ennuieuse a moult de gens. Et pour en trouver la fin avons advisé d’envoier en l’ost de France devers l’empereur parlementer. Mais tant y a que nous n’avons aucunne seureté pour le chevalier qui doit la aler. Or nous sommes advisez de vous. Sy nous donnez conseil tel que bien le saurez songier et penser, affin que ceste besongne ne soit delaiee, car ce pouroit estre ung hault bien s’ainsy estoit que avecq l’empereur peussions la paix avoir trouvee. — Et qui est cellui chevalier qui la voulez envoier, Sire ? », ce demanda Lambert. « C’est Olivier mesmes, sire Lambert, fait il, car il m’a promis d’y besongnier [137r] si haultement que mieulz en pourons tous valoir, se Dieu plaist. » Adont respondi Lambert de Mascon : « Par foy, sire Olivier, fait il, s’en moy vous voulez tant fier, je vous promés la foy de mon corps comme loyal chevalier que je vous conduiray celle part et vous feray parler a l’empereur et a tous les princes a vostre bon plaisir. Et quant avanture auroit ainsy amené que vous ne peussiés besongnier, je vous raconduiray seurement et sauvement de vostre corps voire, et sy vouldray prison tenir comme devant. — Et g’iray en vostre compagnie doncques pour certain, ce respondi Olivier, et se en ce me moustrez une once d’amour, je vous en renderay une livre de courtoisie. »
146Les deux chevaliers se sont aprestez lors, ont monté és chevaux et, pour abregier, ont tant esploitié qu’ilz ont l’ost approcié, ou Lambert fut congneu legierement des ungs et des autres, qui reveranment le saluerent. Il passa oultre au fort et vint d’assiete dessendre ou tref Charlemaine, la ou Rolant, Naymon, Bertram son filz, Ogier, Salmon de Bretaigne, Guennes et autres pluiseurs grans signeurs de France et d’Allemaigne estoient. Et lesquelz tenoient parlement des Viennois, qui tant se tenoient longuement, et moult se merveilloient de quoy ilz pouoient estre [137v] advitailliés, car mie ne savoient veritablement leur couvine, jasoit ce que bien s’en doubtoient.
Comment Rolant et Olivier prirent jour de bataille devant Charlemaine pour combatre corps contre cors l’un contre l’autre a l’endemain au matin
147Au tref emperial, ou Charlemaine et ses princes estoient, mena Lambert le signeur de Mascon Olivier de Vienne, lequel salua l’empereur comme bien le sceut faire. Mais mie n’eust Charlemaine loisir de lui rendre son salut pour Rolant, qui legierement le congnut et lui dist par maniere de gabois : « C’est trop mis a venir, sire Olivier, fait il, car ja ont les marchans tout leur blé et leur vin vendu ! Sy n’en pourez point trouver a acheter tant qu’a present, dont je sui dolant pour l’amour de vous et aussi que je say que bien en eussiés a faire en Vienne. Sy n’en eussiés vous mie disette se vous feussiés leans, telz que estre deussiés, et non pourtant venez vous encor assez a point, se Gerart et vos oncles veullent venir a mercy a l’empereur et tenir leurs terres de lui comme vrais subgés loiaux et obeïssans. Mais tout avant convendroit il livrer Aymery le vostre cousin, pour prendre vengement du desplaisir qu’il fist a la royne, dont acort se feust trouvé qui eust voulu dés l’eure que je alay par dela pour cuidier traittier avecques [138r] l’orguilleux Gerart. — Vous parlez bien a vostre plaisir, sire Rolant, ce respondi Olivier, et tant sachiés que j’entens bien vos gaberies, dont peu me puet chaloir, car mie ne sui cy venus pour parler de rendre Vienne ou encores des87 vivres, tant que jamais par siege ne vous sera rendue, quoy que vous peussiés faire. Et se l’empereur la veult avoir, ce n’est mie cose de si petite valeur qu’elle ne lui couste par avanture les vies de cent mil hommes. Sy vous ose bien faire savoir que adoncques ne serez mie des vostres en trop grant seurté. Or ay je a vous parlé, sire Rolant, maintenant est il temps de faire mon message a l’empereur, s’il lui plaist moy escouter. »
148L’empereur, oyant Olivier, qui notablement respondi a Rolant, parla adont et commanda qu’il feist son message. Et lors parla Olivier et dit : « Vous nous menez guerre, sire empereur, fait il, et nous avons cause de nous deffendre. Et pour ce qu’en guerre a moult de hasars et de fais aventureux qui engendrent88 haynes mortelles quant la guerre dure. Trop doit l’en qui puet tendre a l’abreviacion, car chascun pert temps de son costé. Gerart de Vienne m’envoie vers vous et me fait dire que vous lui assigniés par moy et par Lambert, qui cy est, le quel me doit reconduire sain et sauf, journee de bataille, [138v] puissance contre puissance, a deux jours d’ui, a.iii. jours, a.iiii. jours ou plus ou mains a vostre bon plaisir, sy non il ne vous veult nulle trahison porter, ains vous mande par moy que de lui et des siens vous donnez garde, car il vous vendra assaillir et courir sus. » Sy furent les barons comme esbahis quant ilz oïrent Olivier ainsi parler, et bien dirent l’un a l’autre que c’estoit tout le rebours de ce que Rolant avoit dit et pensé. Chascun regarda Rolant lors, qui tant fut dolant qu’il ne se pot taire, et croit l’istoire que Dieu le voulut, comme assez le pourez cy aprés savoir. « Par Dieu, sire Olivier, fait il, en Gerart a trop peu de fiance, ne say qui le meult de cy vous envoier telles paroles dire a l’empereur, qui oncques en lui ne trouva se petit de bien non. Si lui en a il fait plus qu’il ne lui dessert ne qu’il ne lui saroit deservir, et quoy que vous sachiés dire. Je say bien de vray que ce ne sont blanchissement[s] de parolles polies de langage, lesquelles tourneront a nul effect. Sy devez savoir que nous les entendons bien, et comme dit ung sage en proverbe :
Fol est cellui qui cuide sa malice
C’on dit89 celler comment qu’il la police.
149Et qui demanderoit qui ce me fait dire, je responderoie que, se Gerart, dont vous [139r] parlez, se sentoit assez puissant, je le congnois tant qu’il ne nous envoiroit point deffier ne requerir journee de bataille. Et qui verité vouldroit maintenir, ce ne sont que trahisons et losangieries de telz fais. » Sy ne fut le noble chevalier Olivier gaires content de Rolant quant il ouy si hautement parler. Il respondi lors : « Vos paroles si cleres et si bien entendibles, sires Rolant, fait il, qu’il y ciet bien donner response, car se m’en taisoie et je ne vous respondoie, il sambleroit que mon oncle Gerart, dont cy avez trop amplement parlé, ne feust mie loyal chevalier, et qu’en ses fais se feust autrefois entremis de trahison. La matiere dont nous parlons cy endroit procede de haine, comme chascun le scet, et comme raconte le proverbe d’un sage :
Se fel parler de matiere hayneuse
Atrait response despitte et rancuneuse.
150Quant vous venistes en Vienne la cité darenierement, vous eustes debat a mon oncle Gerart pour tant qu’il parla a vous autrement que a vostre gré et qu’il requist avoir le pié de la roine, qu’elle lui avoit fait baisier ou lieu de cellui de l’empereur, comme l’en dit, car je n’estoie mie a ce present. Vous lui tuastes outrageusement ses hommes et lui feistes tort, comme il dit. Or va pis maintenant, car par vos parlers l’appeliez de trahison en ma presence, qui [139v] le cuide congnoistre, tant qu’il ne s’en daigneroit entremettre, ne il n’est mie du linage venu, ains est bon et loyal chevalier, bien né et de noble lieu issus, sans autruy blasmer. Et vela mon gand, que je gette contre vous pour prouver de mon corps contre le vostre en ung champ qu’il est tel comme je l’ay cy dit et c’onques jour de sa vie envers l’empereur ne autre tant en ses dis comme en ses fais trahison ne fut par lui pourpensee. » Et quant Rolant entendi la parole Olivier, il se fia tant en sa force qu’il releva le gand incontinent et si aïrez, rouge et enflambé comme il estoit, lui assigna bataille a l’endemain matin entre la cité et le siege ainsi comme sur la riviere. Sy fut la chose acordee en la main de l’empereur, qui plus fut dolant que l’istoire ne dirait et de fait cuida les deux chevaliers acorder, mais Rolant ne volut, ains dist si hault et par si grant fierté que tous les princes en furent comme esbahis : « De ce ne parlez, fait il, beaux oncles, car par la foy que je doy a la mere qui mon corps porta, se ne me laissiés ceste bataille faire, je m’en iray de vostre court, ne jamais de moy n’orez nouvelles, se ne venez aprés moy oultremer en terre sarasine. » Sy ne lui en parla90 plus l’empereur, qui bien vist que sa paine eust perdue.
[140r] Comment Aude, l’amie Rolant, sceut que Rolant, son amy, et Olivier, le sien frere, avoient journees de combatre
151Grant fut le bruit des haulz barons en la tente Charlemaine, et moult fut Rolant outrageux au dit des princes a icelle heure et Olivier tenu a gracieux chevalier pour icellui jour. Il appella Lambert lors en la presence des princes et parla a lui, disant : « Lambert, beaux sire, vous estes mon prisonnier, comme bien le savez. Vous m’avez cy conduit ne say encores ne je ne puis savoir se c’est pour bien ou non, mais tant say je bien que ce ne puet estre sinon au damage de Rolant ou de moy, car demain au matin, Dieux avecq, me poura il trouver en champ, s’il n’y est premier venu que moy, et la pourons nos corps esprouver et nos puissances esvertuer. Sy vaille a chascun son avanture. Or est il ainsi que grosse finance me devez, la quelle je vous quitte nettement presens l’empereur et les nobles barons qui cy sont, ou cas toutesvoies que je ne vendray comme j’ay promis. Et se je meurs par la main de Rolant au surplus, se je ne sui maté et desconfit, vous demourez mon prisonnier, comme vous estes maintenant. » Si [140v] furent les princes plus contens des parlers Olivier que par avant, et moult dirent de bien de lui. Sy fist l’empereur apporter le vin, dont il beust premier, puis commanda que on feist boire Olivier. Et lors s’avancerent ceulx qui l’office devoient faire et presenterent le vin au chevalier Olivier, qui mie ne le refusa, ains dist tout en riant assez doucement et si hault que chascun l’entendi : « Du marcié que j’ay fait avecq Rolant ne doy je mie le vin refuser. » Sy s’en [commencent] les barons a rire, et atant lui fut son cheval amené.
152Au monter du conte Olivier vindrent Naymon de Baviere, Ogier de Dampnemarce, Salmon de Bretaigne et Ricart le duc de Normendie, lesquelz eussent volentiers appaisié le debat de lui et de Rolant « Et qu’il soit voir, lui dist Naymon, qui pouroit ainsi faire91 envers Rolant, sire Olivier, fait il, que vostre journee feust mise a plus long jour, seriés vous content de vostre part, affin que l’en traistast92 ce pendant sur tout le debat de deça et de vostre costé ? — Vostre bonne merchy, sire, ce respondi Olivier, je congnois assez que vous parlez pour bien, mais je tendray ma promesse. Sy poura l’en tout a loisir en parler93 aprés la bataille de nous deux. » Il s’en parti alors [141r] et tant esploita qu’il vint en Vienne, dessendi du cheval et monta ou palais, ou il trouva Garin de Monglenne, Renier de Gennes son pere, Gerart, Milon, Hernault de Beaulande et Aymery son filz, lesquelz, quant ilz le veirent, lui demanderent de ses nouvelles et ce qu’il avoit fait avecques Charlemaine. « Par foy, beaux signeurs, ce respondi Olivier, avecq Charlemaine n’ay je rien fait, mais avecq Rolant son nepveu ay je tellement besongnié que demain au matin devons estre en champ armez l’un devant l’autre pour combatre a oultrance. Et se vous me demandiés pour quoy, je vous responderoie que Rolant, qui tant est plain d’oultrage et a esté a mon oncle Gerart, qui la est, appellé trahitre. Si ne me suis peu taire nient plus que fist Aymery, le mien cousin, quant il ouy la roine malparler de lui. Je lui ay dit qu’il estoit bon et loyal chevalier et c’onques de trahison faire ne se mesla, et ce ay voulu soustenir en champ contre lui, qui mon gage a receu, offrant a soustenir son dit. » Si fut Gerart moult joieux et vint lors acoler son nepveu Olivier, qui ainsi avoit son honneur notablement soustenu et sauvé.
153[141v] En la presence des princes, la ou Olivier racompta de ses nouvelles, avoit ung escuier qui moult estoit acointé de Aude la damoiselle, le quel se parti proprement qu’il eust le mot entendu et s’en ala vers elle, qui mie ne pensoit a Rolant pour icelle heure, et lui racompta comment son frere estoit retourné de l’ost de France et comment Rolant et Olivier avoient eu ensamble si grant debat que pour ce y avoit jour94 asigné de combatre corps contre corps mortellement a l’endemain matin. Sy fut la damoiselle aussy esbahie que plus ne pouroit estre une pucelle, et bien y avoit raison et doublement le devoit estre, tant pour ce que Rolant l’avoit ennamouree comme pour son frere, qui estoit l’omme du monde que plus aymoit et devoit raisonnablement amer. Elle n’en fist aucunne chiere non pourtant, ains se tourna apart, ad ce que l’escuier ne aultre ne se sceust de son dueil appercevoir. Elle s’en ala en sa chambre lors et moult piteusement se commencha a doulouser : « Hay Rolant, beau sire, fait elle, a quoy avez vous pensé qui si grant samblant d’amours me moustrastes que pour ce meis je le mien cuer en vous, dont je me treuve maintenant deceue, car je voy tout le contraire avenir de ce que pensoie ! Et pour mon anel, que vous emportastes et lequel vous ne me voulsistes rendre lors que je le vous demanday, cuiday [142r] je bien que tant m’amissiés que ce feust a certes ! Sy95 ay en vostre amour mon cuer a ceste cause plus fort fermé que par avant et cuidoie ainsy, m’aïst Dieux, estre la plus eureuse du monde pour la grant valeur et chevalerie dont vous estes et estiés en tous lieux renommé, comme96 dit le proverbe du sage :
Cuidier deçoit, souventeffois avient,
Par trop fier voy je que grant mal vient.
154Je me fioie tant en l’amour de vous que jamais n’eusse pensé ne pour nulle cose creu que a mon frere Olivier, que j’aime naturellement, eussiés voulu neant plus de mal que a moy mesmes, et or avez acordé journee de bataille contre lui a demain ! Sy est force contrainte de nos amours par ceste raison departir, voire plus tost que plus tart, car j’aperçois que d’amours seroye piteusement asseuree ! » Sy s’est la pucelle pasmee en ce disant, et a ceste heure est Olivier son frere survenus, lequel, comme il est a croire, fut moult dolant de la veoir en tel point. Il la releva au fort, et elle, qui pesme estoit et blesme, le regarda en soy revenant et getta ung souspir moult doucement.
155Olivier de Vienne, en resconfortant sa seur Aude, lui dit comme cellui qui tous ses secrez [142v] savoit : « Bien congnois vostre fait, belle seur, fait il, et mie ne le congnoisoiez, car se bien le congnoissiés comme moy, ja ne demeneriés le dueil que je vous voy demener. Je say de vray que ceste bataille vous est chose grieve et ennuieuse, mais en tout doit avoir raison, voire par bonne consideracion. Vous aviez fait vostre amy de cellui en qui tout orgueil habonde, le quel a vers moy et vers vous si faulsement besongnié et delinqué que jamais n’est digne d’estre amé, quelque vaillance qui en lui soit. Sy en devez oster du tout vostre cuer et le haïr autant comme je le hez, ne plus ne moins. Et se la raison voulez savoir, il a orgilleusement apellé Gerart de Vienne trahitre, qui est mot deshonneste a proferer a ung noble homme comme lui. Sy ay pour ce mon gand donné contre lui, disant que Gerart ne homme nul de son linage ne furent oncques repris de nulle trahison. Et tant97 vous di et jure par la foy que je doy a la dame qui en ses flans nous porta, je mouray és paines ou je lui feray maugré son orgilleux courage desdire devant les princes de France et de Vienne la parole qu’il a oultrageusement proferee, tout soit il nepveu de l’empereur grant et redoubté pour sa vaillance si l’aymoye98 je pour vostre amour plus que je n’aymay oncques chevalier qui de linage ne me appertenist. [143r] Et or le hez je tant que demain s’en poura il assez appercevoir. — Ce poise moy, certes, beau sire et frere, fait elle, non mie pour amour que j’ay vers lui mais pour tant que jeune estez encores et anemis et c’onques mais ne feistes champ d’armes que cestui. Et il est jeune, aussi fort, puissant et duit des armes ; sy y a moult grant difference de lui a vous. »
156Olivier laissa rapaisier sa seur au fort et s’en ala souper quant il fut saison, puis alerent couchier par leans. Et quant il fut endormy, fist ung songe qui lui fut mervilleux, sy que l’endemain ne le post celler, ains le racompta l’endemain en soy faisant armer a son oncle Gerart. « Vous ne savez, fait il, beaux oncles, qu’il m’est huy avenu en mon dormant. Sy le vous diray tandis qu’il m’en puet souvenir. Je veoie deux oiseaulx fors, puissans et de beau plumage, lesquelz avoient l’un l’autre assailli par si grant fierté que sur eulx n’avoit plume qui avant leur partement ne feust comme rompue de leur bec et de leurs ongles, dont tant longuement s’estoient debatus que tous estoient lassez et sanglans. Et par pluiseurs reposees se combatirent et eschaufferent l’un l’autre tellement que tous deux estoient comme recreans et ja ne se vouloient entrelaissier, ains se feussent entretuez, n’eust esté ung blancq oisel, bel [143v] a merveilles, lequel se mist entre eulx deux et par si grant amour les fist entrebaisier que lasser ne s’en pouoient ne l’un l’autre. Puis ne laisserent, ançois se espluchierent99 et mirent paine a l’un l’autre garir. Puis prirent leur vol ensamble, sans l’un l’autre laissier. Sy ne say sur ce que presupposer, car ce me sambla chose mervilleuse. » Et quant le duc Gerart entendi son nepveu Olivier, qui son songe lui racomptoit, il ne sceut mie s’il en fut effrayé ou non. Pour ce lui respondi : « Dieux soit de ce loué, beaux nieps, fait il, car ce ne sera que tout bien ainsi comme j’espoir. »
157[moitié de page laissée libre pour illumination]
Comment Rolant et Olivier se abillerent pour venir ou champ combatre present l’empereur et les signeurs
158[144r] Atant armerent les nobles barons le jeune prince Olivier, et devez savoir que se leans eurent nul bon ou seur harnois qu’il ne fut mie mis arriere. Sy furent a l’armer presens Regnier de Gennes son pere, le vieulx Garin son grant pere, ses trois oncles, son cousin Aimery, qui plus heoit Rolant qu’il ne faisoit sans comparison, sa seur Aude et pluiseurs autres nobles hommes, qui tous estoient en priere pour le jeune damoisel, pour tant que les pluiseurs avoient la force de Rolant approuvee. Et quant il fut armé et son corps apointié si qu’il ne lui convenoit plus sinon l’escu, la lance et le heaulme, lors le menerent les princes en l’eglise, ou l’arcevesque estoit apointié et prest pour dire la messe. Sy se mist Olivier a genoulx et devotement requist100 a nostre signeur que par sa grace il veist revenir son songe atout bon porpos. Des orisons que lui et les princes faisoient ne dit point l’istoire qui mieulx prioit et qui mieulx essaucié estoit mais bien tesmongne que Aude la belle ne fut oncques plus dolante que cellui jour, synon toutes-voies alors [144v] que elle vist son frere Olivier et son amy Rolant mors et en une eglise en la cité de Blefves sepulturez au retour de Rainceval, ou il furent trahis101. Olivier le noble chevalier, veant sa seur au retour de la messe plaindre et mener dueil grant et mervilleux, fut au cuer moult destroit, mais mie ne laissa a parler pour tant. « Appaisiez vous, douce seur, belle amie, fait il, car rien ne vous puet le vostre dueil valoir. Alez vous ent en vostre chambre et priés cellui qui tout puet avoir en sa garde qu’il vueille le droit de la journee adrecier a l’onneur de nos amis. Et comment qu’il soit, ne pensez plus la ou autrefois avez pensé et dont vostre cuer doit du tout estre orez osté et retrait. » Et en ce disant se est Olivier avancé et a sa seur baisiee. Sy s’en est a itant departie la noble damoiselle si dolante que nul ne le racompteroit, car ja, comme ouy avez, avoit tant son cuer fermé en l’amour de Rolant que moult envis l’en pooit retraire.
159La ou la damoiselle se trouva seulle en sa chambre fut fait grant le dueil. Elle se getta sur le pié de son lit et la bati ses paulmes l’une de l’autre, disant en piteux mos : « Vray Dieu, Sire pere puissant, en quelle [145r] garde sont toutes choses, lesquelles tu creas par ta divine et vertueuse puissance et qui pour Adam et sa ligniee sauver envoias ça jus en terre saluer une pucelle, laquelle tu avoies preesleue entre toutes autres par ung saint angle, qui lui fist ton message, disant : ‘Dieu te sault, Vierge, le filz de Dieu soit en toy !’ Comme c’est voir et que je croy que tu entras en son corps trés precieulx a icelle parolle et que je croy que tu as puissance sur toutes choses terriennes, je te recommande mon frere et mon amy que tu les vueilles tous deux de mal garder. Et comme tu sauvas David contre Goulias le tirant, s’il te plaist, sire, vueilles les corps des deux chevaliers sauver de mort et de mahaing, si que le mien cuer en puisse encores estre joieux, c’est a dire que les deux nobles combatans puissent estre d’acort en telle maniere que l’un puisse a l’autre son maltalant pardonner, affin que Rolant, que j’ay plus aymé que homme nul du monde, puisse en aucun temps mon corps avoir a femme et je le puisse avoir a mary. » Et quant la damoiselle eust ainsi faite sa priere, lors monta elle ou hault de la tour, ou elle souloit toudis monter pour mieulx son frere et son amy Rolant veoir. Sy se monta a cheval le conte Olivier si diliganment que quant elle fut amont, elle le vist ou il s’en partoit d’avecq ses amis, ausquelz il prenoit congié par grant douceur. Et n’y avoit cellui ou ausques qui de pitié ne plourast, excepté Robastre, qui moult vaillanment le conforta.
160[145v] Au partement de Olivier fut piteux le dueil, et au fort il s’en entra ou champ qui par l’empereur Charlemaine avoit esté ordonné. Et la n’estoit encor venu Rolant, lequel se faisoit en son tref habillier. Et quant il vist qu’il le convenoit atendre, lors ficha il sa lance en terre et s’apuia dessus, regardant vers la cité102 quant il le verroit ariver. Rolant, qui se faisoit mettre en point par les princes, demanda se l’eure se passoit, et adont respondi le chevalier Lambert de Mascon : « Nennil, certes, Sire, fait il, elle ne se passe mie, mais ja est entré Olivier ou champ pieça. Sy puet chascun savoir par ce que de la rençon que je lui doy ne sui mie quitte, puis que il est venu, ne ne seray aussi se il n’est par vous matté, occis ou desconfis, car ainsi le dit il a son partement. — De ce ne vous chaille, fait il, sire Lambert, car pour sa venue premiere ne pour mon retardement ne pouez vous de rien pis valoir. Et comme l’en dit souvent en commun parler, lever matin n’est mie le plus grant eur du monde. » Il demanda son cheval lors, et on lui amena, car d’autre chose ne lui convenoit. Et quant il fut monté és archons, adont eust l’en veu le plus beau chevalier du monde. Guennes, qui sa mere avoit espousee et qui de mort le heoit — ne dit point l’istoire pour quoy, ne elle ne le saveroit penser sinon pour itant que jamais il n’eust ung preudomme aymé et que rien il n’avoit en grace si non trahiteurs et gens plains de felonnie et de mauvaitié —, [qch. manque]. Sy le commanda Charles [146r] a Dieu, disant : « Bien puissiés tu aler, beaulx nieps, et si bien besongnier que chascun ait joie de ton retour. — Ainsi soit il, beaulx oncles, ce respondi lors Rolant, de mon corps ne faites aucunne doubte, car au plaisir Dieu vous amenray au jour d’ui le garçon, ou il se laissera en champ villainnement occire veans vos hommes et ceulx de Vienne. Mais une cose vous vueil je bien requerir. — Or demandez, beaulx nieps, dit adont Charlemaine. — Vous savez, Sire, ce respondi Rolant, que en vostre presence fut nostre journee, qui sera criminelle, assignee du nepveu Gerart et de moy. Je vous prie que de la vostre partie n’y ait aucune mauvaistié ou aucun signe de trahison, car ce serait [reprouche] a moy premier, a vous et a tous ceulx de vostre conseil ; si ne le vouldroie pour nulle chose du monde. Et veritablement aimeroie mieulx se aucun reprouche y avoit par aucune aventure que ce feust de par ceulz de Vienne que de par vous. » Sy s’en departi Rolant aytant et chevaucha droit vers le lieu ou quel Olivier l’avoit ja assez longuement atendu.
Comment Rolant et Olivier conbatirent l’un a l’autre ung jour entier
161Avecq Rolant, le nepveu de Charlemaine, estoient pluiseurs haulz et nobles princes et barons de France, d’Alemaigne et d’ailleurs qui pour l’onneur de leur signeur le convoyerent et qui moult joieux eussent esté de l’accord des deux nobles chevaliers. [146v] Et quant Olivier le[s] vist approchier, il parla lors et dit : « Vous savez, sire Rolant, fait il, pour quoy je suy cy venus. Je cuidoie aussi que pareillement le deussiés faire en entretenant la promesse que m’avez faitte. Or voy je gens avecq vous desquelz je ne puis mie congnoistre bonnement les volentez. Sy vous fay asavoir que se plus vous tienent compagnie, je m’en retourneray et en feray venir de la cité pour moy aidier de mon costé, comme vous en aurez du vostre. Sy ne vous feray sinon raison. » Rolant, qui ainsi entendi parler Olivier, pensant en soy qu’il ne disoit que bien, apella Salmon, le duc des Bretons, Richart le duc des Normans, Sansses le duc d’Orleans et autres jusques a.xiiii. ou.xviii., qui jusques ou champ le vouloient convoyer. Et croit l’istoire que grant desir avoit chascun des barons de desmouvoir les chevaliers d’icelle bataille faire, ce que faire ne se peust synon par la grace de Dieu. Au fort les nobles seigneurs prirent congié, et adoncq regarda Rolant son champion Olivier et lui dit : « Trop vous voy foloyer, sire Olivier, fait il, qui en champ avez requis exposer vostre corps contre le mien. Je vous fay assavoir que c’estoit la chose ou monde que j’avoie et ay plus desiree ; si gracie et loue Dieu de ce qu’il lui a pleut moy donner partie de mes desirs, car je croy que vous partirez d’avecq moy, vous [147r] ne saurez de vos aventures racompter. Et pour ce estoient [venus] ceulx que cy avez n’a pas granment veus103 pour en savoir la verité. »
162Olivier, qui mie n’avoit mal entendu, lui respondi : « Trop vous pouez vanter, sire Rolant, fait il, car ja plus n’en ferez a craindre, au moings de moy, qui bien vous fay assavoir que de ma part sui je plus asseuré que se vous ne me menassiés mie. Et comme racompte le proverbe du sage :
Peu de chose moult grant debat souvent,
Petite pluie aussi abat grant vent.
163Bien say qu’en vostre corps à de vaillance tant qu’en homme du monde pouroit avoir, mais la grant oultrecuidance, qui en vostre cuer est enracinee, fait au mien savoir que je vous donneray huy tant a besongnier que sans grant paine ne me pourez sy legierement conquerir comme vous pensez. Sy me vaille mon adventure ce qu’elle me poura valoir, car je vous deffy. Si vous metez a deffense ainsi que mieulx le pourez faire. »
164Les chevaliers laissent les bons chevaulx courir adoncq et les lances baissees s’entremenent bruiant de si grant force que la terre font crouler soubz eulx. Puis se fierent és escus qui sont fors et durs sy aireement que, jasoit ce que les fers des lances soient bons et finement asserez, s’en volent les fust[z] par tranchons, et ce fait, passent oultre et rompent encores chascun la sienne, car [147v] leurs eschines sont roides, leurs chevaulx bons et duits de guerre pour porter grans fais et les cuers des chevaliers garnis de fierté et d’orgueil, qui les maine.
165Dont les deux champions, leurs lances ja rompues sans leurs corps mal mettre ne entamer ne leur blasons percier ne entamer leurs haubers, [qch. manque], car ilz estoient tous deux durs et bien apris du mestier de la jouste. Chascun tira l’espee lors pour courir seure l’un a l’autre hardiement et comme gens asseurez, sans avoir paour de quelque cose. Sy advint que Rolant, qui avoit Durendal la riche espee en son poing, la descharga a plain sur l’escu de Olivier, qu’il lui entra ausques ung pié ou plus, dont il fut moult joieux. Sy se recula Olivier, qui bien sentoit Rolant sachier s’espee ; il hauca la sienne lors et en assena Rolant sur le bras destre si grant horion que l’espee lui chey de la main, voulsist ou non, veans ceulx de la cité, qui moult grant joie firent d’icellui cop, car Olivier avoit grant avantage par dessus Rolant, qui, comme chascun puet penser, fut plus dolant que ne recorde l’istoire. Et comme vaillant et bon chrestien reclama le non du benoit Jhesus moult devotement, car Olivier le noble chevalier le poursuivi l’espee traitte tranchant comme rasoir. Sy eust Rolant paour de son cheval, que jamais ne vaulsist perdre, [148r] et pour ce se recula en ung destour et, voulsist ou non, Olivier mist pié a terre et par vive force arracha l’une de ses estrivieres atout l’estrier de fer, dont il se mist a deffense au mieulx qu’il peust, puis que s’espee ne pouoit recouvrer. Et quant Olivier apperceut Rolant, qui a pié s’estoit mis, il dist a soy mesmes que ja ne lui avendroit de combatre a cheval. Sy dessendi adoncq devant Rolant, qui moult en fut joieux.
166En sa tente estoit l’empereur Charlemaine, faisant a Dieu priere que son nepveu lui vaulsist sauver du quel rien ne savoit, quant vers lui vint le conte qui lui racompta l’aventure tellement comme elle estoit advenue. Sy fut l’empereur tant dolant qu’il se prist haultement a escrier : « Vostre ayde, beaux sire Dieux, fait il, je say que tout poez saulver ! Je croy que sur toutes choses avez puissance et dominacion, ne vueilliés que je perde huy la chose que j’aime en cestui monde le mieulx ! Gardez le vostre chevalier Rolant, qui en tant de mortelz prilz son corps exposé pour vostre loy soustenir et acroistre ! Et jasoit ce qu’il ne combate mie a present pour la foy chrestienne, si ne le laissiés mie mourir, s’il vous plaist, car trop en serait chrestieneté affoiblie ! » Sy advint que, comme Charlemaine faisoit sa priere a Nostre Signeur, qui oncques, comme racomptent pluiseurs [148v] histoires, a ung grant besoing ne lui failli. Tandis que Olivier mettoit pié a terre et qui mie ne vouloit combatre a ung seul homme a cheval, tant comme il le veist de pié, sailly Rolant si habillement que Durandal leva de terre dont il mercia assez les haulz noms de Nostre Signeur, lesquelz estoient emprains et escrips en lettre d’or en l’espee mesmes, qui plus estoit bonne et riche qu’on eust pour adont estimé et prisé. Et quant il senti saisy, il la mania gentement, disant : « O espee de bonne forge, je vous concquis n’a mie long terme sur Heaulmont, le filz Angoulant, et tant mescreans et Sarasins ay depuis fait dolant de coppé et occis que jamais joieux ne pouroie estre se perdue vous avoie orendroit. » Il s’aproucha de Olivier lors et lui dit comme en le rigolant de ce qu’ainsi lui avoit souffert son espee relever : « A moy vous rendez, sire Olivier, fait il, car certes ja n’aurez a moy duree, ains vous occiray veant Aude, la vostre seur, que j’ay desiree tant que je vous prie se a moy voulez paix avoir, vous le me deliverez, sy en feray mon plaisir. Et autrement ne vous quiers deporter. »
167Dieux, comme fut de celle parolle Olivier dolant en son cuer ! Il lui respondi alors [149r] moult felonnessement : « Or appert clerement, sire chevalier, que vostre grant orgueil ne se puet celer. Vous n’aviés n’a pas granment talent ne loisir de moy dire telles parolles quant vostre espee aviés perdue. Sy me repens, sy m’aïst Dieux, de tant vous avoir eslargy que ja en ayés eu la saisine, car de ce vous eusse je bien gardé se j’eusse daignié contre vous, qui estes a pié descendu, combatre a cheval. — Nul gré ne vous en say, sire vassal, ce lui respondi Rolant, mais a Dieu, qui congnoist le bon droit que j’ay contre vous. Cellui la m’a rendue, non mie vostre courtoisie. Et se fait l’aviés voulentiers, sy diroie je que bien fais furent deux vers c’on dit par maniere de proverbe notable :
On avoit souvent repentir mains
De mettre aux piés ce qu’il tienent aux mains.
168Sachiés, sire vassal, que se ainsi vous tenoie despourveu d’espee comme j’estoie ores, ja Dieux ne m’aïst quant vous jamais de moy pourriés sain departir ! — Par Dieu, Sire, ce respondi Olivier, il n’est encores riens alé que bien ne puisse revenir, car Dieux congnoist moult de choses, et sa provision est grande. Sy ne m’effroie de vos menasses se peu non. » Chascun tent a son ennemy convaincre lors et moult longuement se [149v] combatent et tellement que d’un cop dont Olivier assena Rolant a costé du heaulme fut si estourdi que il tournoya troix ou quatre tours enmy le champ, et par faulte de congnoissance laissa aler son espee, qui des poings lui eschappa par avanture. Mais il avint ainsi que il se revint legierement quant il senty son espee cheoir, et le plus droit qu’il peust s’adrecha vers Olivier, qu’il embrassa au corps fermement et bien le cuida par ce point destruire. Olivier, qui mie n’avoit eu loisir de ses bras haulcier pour ferir sur son ennemy et qui fier estoit fort a merveilles et puissant de membres et de corps, se reprist a lui asprement, et convint, en ce faisant, que son espee lui volast des poings. Si s’esprouverent adoncq l’un contre l’autre les deux plus nobles combatans du monde et qui plus furent redoubtez en leur temps, car jasoit ce que mors soient si est encores et sera vive leur renommee, tant comme le monde poura avoir duree.
169Or estoit Aude, la seur du prince Olivier, aux murs, du quel lieu elle pouoit veoir les deux hommes, que mieulx aymoit ou monde, combatre et l’un l’autre envaÿr, de quoy elle n’estoit gaires joieuse, ains regretoit son amy, qu’elle veoit souvent avoir le pis, et disoit : « Dieux, et que puet ce estre que je ne puis cellui haïr qui [150r] de tout bien me veult desireter et de toute joie eslongier ! C’est mon frere Olivier, le chevalier courtois, que j’aime et doy sur toutes choses naturellement aymer. S’il est convaincu ou concquis, tout mon linage est a deshonneur et subgettez ! Or voy je d’autre part cellui qui a lui se combat, pour qui le mien cuer a plus de traveil enduré que pour homme nul qui vive ne qui oncques feust vivant : cellui ay je si amoureusement amé que, se il est par mon frere Olivier conquis, jamais le mien cuer ne pouroit autre homme aymer, car je cuidoie que ce feust le plus vaillant chevalier du monde, par ce que le mien cuer avoit au sien assené, le quel jamais ne s’estoit fourvoyé ne jamais ne s’en estoit mis en voye ne en paine nulle. Sy les vueille tout deux Dieu garder de mal et de mehaing, cellui qui bonne joie m’en puet envoyer, car par m’ame, se l’un d’eux est ocis, je renonce a mary pour ma vie. Ne il ne seroit mie possible que j’espousasse cellui qui l’autre ocis, ainçois le devroie au mains Rolant, que jamais bonne nature ne soufferoit s’elle ne vouloit faire mesprenture que je aymasse pour quelque noblesse, pour quelque don, pour quelque promesse, pour quelque paix ou traittié fait ou a faire104, pour quelque message pour quelque [150v] menasse, pour quelque prison, non certes pour quelque paine ou meschief c’on sceust faire a mon corps. »
170Ainsi se lamentoit Aude, la noble damoiselle, qui tant estoit nuisant a son frere Olivier que merveilles et qui demanderoit en quelque maniere, dist l’istoire, que trop souvent la regardoit Rolant, qui moult l’aimoit et lequel par les regars qu’il faisoit reprenoit souvent courage et reversoit Olivier soubz lui souventeffois, et Olivier lui pareillement, qui fort estoit, jeune, courageux et hardi non mie tant veritablement en toutes façons comme Roulant, car mie n’estoit si grant ne si gros et gaires ne s’en failloit. Si croist l’istoire que Dieux ne consenti que l’un desconfesist ou feist l’autre morir, car depuis s’en ayda il en cestui monde et furent espees et escus de la loy chrestienne, mais adont estoient illecq ennemis et persecuteurs l’un de l’autre et se tenoient, comme dit est, bras a bras, versans et tumbans l’un sur l’autre, mais nesune deffence n’avoient sinon toutevoies les mains armees, dont ilz se frapoient souvent et boutoient les broces de fer parmy les esvantures du heaulme, si qu’ilz se ataingnoient jusques en char et faisoient [151r] le sang rayer l’un de l’autre. Et finablement s’eschauffoient tellement que tous estoient en sang et en sueur baigniés et trempez, et gisoient leurs espees contre terre, dont aidier ne seussent peu, sy lui soit le soleil dessus, qui estinceler les faissoit clerement.
171Ainsi comme les deux combatans s’entretenoient corps a corps et que nul d’eulx n’avoit pooir ne congié de soy relever, pour ce que souffrir ne le vouloient l’un a l’autre, estoient les barons en prieres et orisons de toutes pars. Et chascun pour son amy, c’est assavoir Gerart de Vienne pour son nepveu Olivier et Charlemaine pour le sien bon amy et nepveu Rolant, dont il fut par especial en plus grant douleur c’onques mais, car il veoit a ses yeulx ce que jamais n’eust cuidié veoir. Et pour ce se mist a genoulx en ung lieu requoy que nul ne le pouoit veoir, ne ne dit point l’istoire se on l’ouïst ou non. « Vray Dieux, fait il, qui aprés ta mort et passion fus mis ou sepulcre, ou quel par ta sainte deïté ton corps ressusita, Sire, s’il te plaist, je te suplie que par la vertu d’icelle sainte et digne resurection tu vueilles ce jour d’uy le mien nepveur105 sauver, et je te promés de faire le voyage oultre-mer en Jherusalem et d’aler les sains lieux et la Sainte Terre visiter, en la quelle tu ceminas avecq les pecheurs comme nous sommes, la ou aussy tu regardas Marie Madalaine empité quant ses meffais lui pardonna[s], la ou [151v] tu106 fus vendu et pris par Judas, la ou tu fus mené et acusé des faulx tesmoing[s], la ou tu souffris estre batu et sans cause nulle injurie et ton non blaffemmé et ou mont de Calvaire, ou tu fus crucefiés, estendus en une croix et le costé percié, du quel il sailly eaue et sang pour ton peuple, le quel estoit comme dampné et perdu, racheter [peu clair]. Et avecq moy meneray par la proumesse que je te fais mes pers et souverains barons, lesquelz me ayderont a cellui voyage faire et te adoreront et serviront en icellui voyage comme vous catoliques et vray pelerins. Sy te plaise, Sire, vray Dieux, ma priere avoir ouïe et me ayes grace donnee, telle que tu la vueilles exaucer. »
172Ainsi fini Charles l’orison qu’il avoit commencee, et Dieux, qui tout scet, qui tout voit et qui tout congnoist, l’entendi, car rien ne lui est celé, rien ne lui est invisible ne rien ne lui est trouble ou obscur. Il y remedia en telle maniere que l’orison que Charlemaine avoit faitte fut auques exaucee : Rolant fut d’acort avecq Olivier et l’empereur avecq les Viennois, et fist depuis son voyage en Jherusalem, comme l’istoire le devra cy aprés recorder. Ou quel voyage il mena Rolant, Olivier et Ogier et ses pers selon la promesse qu’il avoit faitte, [152r] et en icellui voyage engendra Olivier ung beau filz nommé Galien en la fille de l’empereur de Constantinople nommee Jaqueline, comme de ce et d’autres choses fera l’istoire mention107, ou devra faire qui des fais Olivier vouldra parler amplement.
Comment les deux champions se reposerent a la priere de Rolant, qui tant avoit soif qu’il ne le pooit endurer
173Longuement se combatirent les deux chevaliers, tournans l’un l’autre et frappans des gans de fer qu’ilz avoient en leur mains. Et devez savoir que leurs jambes n’estoient oyseuses se peu non, car comme ilz s’aidoient des bras dont ilz degettoient l’un l’autre a la force du corps, si faisoient ilz de leurs genoulz, de leurs jambes et de leurs piés, si qu’il n’y avoit sur eulx membre qui ne traveillast tant que tous arousoient l’un l’autre de sueur. Et dit l’istoire que longuement fut Olivier adenté sur le corps de Rolant, et mesmes a icelle heure que Charlemaine fist sa priere. Et tellement s’esvertua Rolant, qui dessoubz estoit, et tant fist par la vertu d’amours, dont il lui souvint en regardant s’amie, qui bien le veoit en ce point, que a ung tour de hanche qu’il lui fist soudainement le reversa et mist desoubz lui, dont Aude la belle fut si dolante qu’illec s’escria a haulte voix, disant : « Ayde Dieux, fait elle, Olivier, beaux frere ! Or voy je bien que mal vous [152v] va, et se je voy qu’il vous empire, si m’aïst Dieux, je me laisseray cheoir au pié de cestui mur ! » Or y avoit il quatre chevaliers emprés elle qui ces parolles avoient oÿes, lesquelz vindrent vers elle et de la place l’enmenerent, voulsist108 ou non, car trop avoit le sien cuer marry, et l’emmenerent en sa chambre. Sy ne fut non pourtant gaires joieuse la damoiselle, car son cuer souffroit double martire, et plus par vraie et bonne nature que par amours qu’elle avoit a Rolant, qui son frere tenoit adont en subgection a icelle heure. Elle se mist a genoulx devotement lors, et en faisant sa priere a Nostre Signeur requist qu’il voulsist son frere Olivier et son amy Rolant garder de mal et appaisier l’un avecq l’autre, en telle maniere que du jour ne puissent estre perilz.
174Et quant la damoiselle a faitte a Dieu sa priere, elle s’apuie a la fenestre d’un jardin qui sur sa chambre seoit et voit deux oiseaux l’un a l’autre combatre, non mie telz comme le songe de son frere l’avoit devisé, mais estoient de divers plumages. Et tant traveilloient l’un contre l’autre que mors se feussent tous deux ou l’un eust esté desconfis, quant la vint ung blanc signe a grant vol. Ne seurent les deux estranges oisiaux dont il sourdi quant il les acouveta de ses elles et tellement les appointa ensamble qu’i[l] les [153r] pacifia. Si fut la dame comme toute reconfortee de celle vision et bien dit a soy que c’est bon signe109, et de ce rendit elle graces a Dieu, qui par son pooir pouoit ramener a bonne exposicion la vision qu’elle avoit faitte. Et se de sa part estoit la damoiselle dolante, vous devez penser que gaires n’estoit Gerart joieux, comme cellui qui sur toutes riens amoit honneur et son nepveu. Il estoit en sa garde avecq ses freres, son pere, Robastre et Aymery, qui tant estoit fier et courageux que bien eust voulu estre ou lieu de Olivier, son cousin, qui tant estoit plain de vaselage que nul plus. Gerart, pour qui en especial estoit le champ encommencié, parla a son pere et a tous ceulx qui la estoient : « Par Dieu, beaulx signeurs, fait il, cy a grant meschief de ces deux chevaliers qui tant sont preux et vaillans en armes, et moult sommes eureux d’estre parez d’un tel chevalier que est le mien nepveu Olivier, dont mieulx vault le nostre linage et vauldra sans comparison. Sy devons bien Dieu prier de bon cuer que au jour d’ui le vuelle110 par son benoit plaisir sauver, car veritablement il est preux et vaillant, et il n’a mie affaire a ung enfant, comme bien le pouons avoir veu a la bataille qui ja presque tout le jour dure, et ne puet nul de nous savoir qui en aura le milleur. Mais moult nous seroit tourné a grant dommage et prejudice se Olivier [153v] avions perdu. »
175Robastre le jayant, oyant les paroles du duc Gerart comme amy des princes et bien vueillans d’Olivier, respondi111 lors : « Se croire me voulez, fait il, sire, par le consentement des princes qui cy sont, je me fais fort d’aler lahors, et a l’aide de Dieu et de mon baston seulement de trousser Rolant sur mon col et d’aporter Olivier soubz mon aisselle, si que maugré eulx, qui tant sont vaillans, que dommage seroit de leur mort. Les appointrons de paix, et veritablement trop auriés perdu se Olivier estoit hui occis. Et l’empereur, d’autre part, ne pouroit jamais homme de vostre linage aymer se son nepveu Rolant estoit mort ou maté. Sy en responde chascun son bon plaisir. — Ja il ne plaise a Dieu, sire Robastre, ce respondi Gerart, car se ainsi le faisiés, ce nous seroit reproucé a tousjours mais, et diroit l’en en toutes royalles ou nobles cours que trahison aurait eue en nostre linage. Sy nous en vueille Dieu garder ! » Et adont fina leur parlement et mirent tout leur estudie aux chevaliers regarder, qui tant traveilliés estoient que voulentiers se feussent reposez, et par especial Rolant. Cellui avoit si grant chaleur enduree qu’il avoit plus soif c’onques mais n’avoit eu, et lui sechoit le cuer, le foie, le pommon et toutes les entrailles et la bouche mesmes, sy que a paine la pouoit ouvrir. Et moult en fut affoibli, et tant [154r] que maulgré sa force se releva Olivier de dessous lui. Et quant l’un fut eschappé de l’autre, lors coururent aux espees, et si longuement se combatirent que tous furent leurs heaulmes froissiés, leurs escus decoppez, leurs haubers desmailliés et leurs corps en tant de lieux bleciés que moult s’en merveilloient ceulx de France et de Vienne. Et si mal avint a Olivier que, en cuidant craventer Rolant, d’un cop qu’il avoit esmé cheÿ l’espee en terre si dure que le taillant en rompy et ne lui demoura que le heult en la main, dont il fut tant dolant que oncques mais n’avoit plus esté.
176Se dolant fut Olivier pour son espee qu’il vist rompue, nul ne s’en doit merveillier. Rolant fut de ce tant joieux que merveilles, car il estoit comme mené a desconfiture par la grant soif qu’il si fort le destraingnoit. Rolant le mist lors a raison : « Pour Dieu, nobille chevalier, fait il, ne souffrez vostre corps de tranchier, lequel vous ne pouez de mort garandir, puis que vostre espee avez perdue. Ains vous mettez en ma mercy et vous en venez avecq moy ou tref de l’empereur, vers le quel je seray vostre moyen et intercesseur. Et tant parleray pour vous pour l’amour de vostre seur Aude que j’aime de tout mon cuer et pour l’onneur de chevalerie aussi, dont sur tous chevaliers du monde estes digne d’estre renommé, que jamais ne me devrez avoir en haÿne. Sy ne [154v] prendray de vostre corps aucunne raençon, ainçois me souffira d’avoir l’onneur de vous avoir conquesté. » Olivier, sachant certainement que en Rolant avoit si vaillant chevalier que nul milleur n’en pouroit l’en esprouver, doubtant la verité de ce que son cuer lui disoit a icelle heure, c’est a dire qu’il pensoit que Rolant ne fust lassé de batailher, navré ou cors ou qu’il eust112 autre essoine necessaire par accident. Ainsi comme par aventure le pouoit secretement consentir, respondi adont assez fierement et rongnanment : « Bien t’ay escouté, chevalier, ce respondi Olivier. Tu me fais cy requeste qui n’est mie passable, se tu ne me respons ad ce que demander te vueil. Tu vois que je sui de m’espee dessaisi et n’ay mie sur toy l’avantage, ains las sur moy au vray jugier, jasoit ce que contre toy me cuide si deffendre que ja ne me feras a mon corps que je puisse aucun damage. Si te demande par ta foy qui te meult de moy faire la requeste que tu me fais, et selon ce que tu me diras plainement, je te promet par la foy que je ne parjuray oncques volentiers que je te rendray response qui te poura ou devra contempter. » Adont lui racompta Rolant, qui de bonne foy le vist, qu’il n’y pensoit a mal qu’il eust a lascheté de corps ne a aultre chose sinon qu’il [155r] avoit si grant soif qu’a paine pouoit il ses levres ouvrir pour parler. Et bien lui dist qu’il vouldroit avoir donné grant chose pour avoir tant seulement le loisir de boire.
177Olivier de Vienne, qui tant fut plain de courtoisie et d’onneur qu’onques plus ne fut chevalier, lui respondi moult debonnairement : « A boire aurez vous assez, sire chevalier, fait il, mais se ceste courtoisie vous fais une aultre, m’en pouez vous faire pareillement, mesmement que amour comme vous pouez savoir requiert et par le dit d’un sage, qui en proverbe notable le tesmongne assez, disant ainsi :
Qui courtoisie et don tost habandonne,
Double service fait et deux fois donne.
178Vous et moy traittrons, fait il, ainsi que vous me donnerez ce loisir d’aler jusques en la cité querir une espee, pour ce que j’ay la miene rompue, comme vous savez, et je vous feray cy par ung mien escuier ou serviteur aporter du vin, tant qu’assez vous devra souffire pour vostre soif estancier. Sy pourez en une maniere estre de mort garanti et moy d’autre part, qui une espee auray pour ma vie deffendre recouvree. » Fin de compte les deux chevaliers furent concordans a cest accort, et atant vint Olivier a son cheval pour monter dessus, et quant Rolant le vist aprester, il s’adrecha vers [155v] lui pour mettre la main a son estrier, a ce qu’il montast plus aiseement. Mais Olivier ne l’en voulut laissier entremettre et lui dist qu’il n’estoit mie cose apertinent que le nepveu d’un empereur feist telle office. Rolant se retrahy au fort, et Olivier monta ou destrier, qui tost le porta vers la cité. Et quant Olivier y fut arrivé, il salua son oncle, son pere et ses amis et leur racompta le traittié qu’il avoit fait avecq Rolant.
179Moult furent les barons esbahis quant ilz entendirent la façon et bien en parlerent ensamble, disans que oncques mais n’avoient la pareille chose veue. Gerart obeÿ a son nepveu adont et fist en ung barrault de vin du milleur qui feust leans tirer et presenter au commandement de Olivier, le quel comme noble prince l’envoya par ung sien escuier avecq ung grant hanap d’argent au compte Rolant. Mais vous devez savoir que ce ne fut mie sans touaille, pain et fruit pour son cors aisier et raffreschir, et bien dit a l’escuier que de par Olivier lui feist cellui presens et que jatost retourneroit par achever le champ, mais que il eust une espee choisie. L’escuier Garin, en obeïssant, prist le pain, le fruit et le vin et s’en issi de la cité, si que bien le virent ceulx de l’ost Charlemaine, et quant l’escuier vint a Rolant, il le salua courtoisement et lui dit : « A vous se recommande monsigneur Olivier, Sire, [156r] fait il, et pour vous estancier de soif vous envoie du vin que boit son oncle Gerart de Vienne. Et m’a dit que jatost sera cy pour vous combatre, ainsi que promis le vous a au departir. » Rolant, qui tant avoit grant soif c’onques mais n’eust si grant, receut ce que l’escuier lui presenta et sans mengier beust a son bon plaisir tant comme la couppe d’argent en peust tenir. Puis se prist a mengier et faire a son aise comme s’il feust en son tref ou en quelque autre lieu privé.
180Et tandis estoit Olivier en la cité pour soy pourchassier d’espee, car nulle n’en avoit qui rien lui vaulsist a son gré ne ses amis aussi, dont il fut plus dolant que ne racompte l’istoire. Et pour ce fist Gerart crier par la cité que, qui auroit par aucunne aventure espee qui bonne feust et bien trempee, qu’il la portast ou palais, et il auroit d’argent autant comme elle pouroit peser. Or i113 avoit il ung Juif riche et puissant, demourant leans par treü, le quel ouÿ cellui cry. Cellui Juif avoit entre pluiseurs autres gages qu’il avoit achetez une espee grant, belle et bonne a merveille, dont il ne faisoit riens en son hostel. Il l’aporta lors ou palais et la presenta aux barons, qui legierement la baillerent au baron Olivier. Et quant il la tint et il l’eust sachiee du fourel, il la vist haulte clere et luisant. Sy demanda [156v] a qui elle estoit : « Par Dieu le grant Sire, ce respondi le Juif, elle est vostre, puis que vous la tenez, car pour les François combatre, vous voudroie je aidier plus que elle ne vault se je pouoie. » Si en fut Olivier moult joieux et dit que puis qu’il avoit ja dit qu’elle estoit belle haute et clere, ainsi seroit elle nommee.
181Gerart de Vienne, oyant son nepveu, qui autre espee ne vouloit, demanda de l’eaue pour l’espee baptisiere, et la, presens pluiseurs princes et hault barons, fut Hauteclere appelle[e]. Sy en fist depuis Olivier tant de payens mourir que nul n’en recompteroit le nombre, et mesmement en la terre d’Espaigne, ou il mourut avecq son compagnon Rolant. Et quant il fut garny d’espee, il monta ou cheval, car il vist que temps fut, et ne voulut plus faire muser Rolant, qui sur le champ l’atendoit. Au fort son oncle et son pere lui donnerent congié, si fist Aude sa seur, qui pour mille rien ne l’eust retenu. Et quant il fut a la porte de la cité et il fut aux champs, Rolant, qui autre entente ne pooit avoir synon a lui, l’apperceut approchier, garny d’espee. Sy se leva lors, monta a cheval, pour ce qu’il ne vouloit estre surpris, et lui demanda comment il vouloit affiner leur champ. « En non Dieu, Sire, ce respondi Olivier, nous combatrons qui m’en croira [157r] a pié, puis que de pié estions lors que nous traitasmes ensamble. — Or soit doncques a pié, ce respondi Rolant le chevalier, car a pié vous doubte je autant comme je vous crains a cheval. » Et qui demanderoit qui si hardiement le faisoit parler, l’istoire respond que ce faisoit le vin qu’il avoit beu par le congié d’Olivier, qui par son escuier lui avoit envoyé.
182Rolant sacha Durandal lors, qui tranchoit a merveilles114, et Olivier tira Haulteclere, que le Juif lui avoit donnee. Mais l’istoire dit que de milleur n’eust on finé en l’ost de France, exceptee Joieuse, dont Charlemaine ne se fust deffais pour nulz deniers, et Courtain, la riche espee que Ogier portoit a son costé. Si la regarda assez Rolant, et moult de fois maudist cellui qui de celle espee l’avoit armé. Chascun commencha la bataille lors, et tant batirent l’un l’autre que a peu que ilz ne versoient souvent par terre par la force des horions qu’ilz s’entredonnoient et veritablement faisoient le feu saillir de leurs heaulmes, les pieces cheoir de leurs blasons, et les mailles de leurs haubers cheoient par terre a force115 des espees, dont ilz s’efforçoient de l’un l’autre conquerir ou occire. Sy estoit la terre couverte d’erbe verte toute sanglante et leur char mesmes detranchiee en mains lieux, tant que d’une et d’autre partie [157v] chascun se merveilloit comment si grant vaillance pouoit telle paine endurer.
183Tandis que si asprement esprouvoient les chevaliers leurs puissances, estoit Charles en son tref, dolant plus que nul ne dirait et disoit c’onques mais de deux champions n’avoit veu si longuement durer une bataille. « Vous dittes voir, certes, Sire, ce respondi Guennelon, voirement a Rolant trouve forte partie et qui fort lui tient estai. Mais qui de verité dire seroit a vous, je diroie que c’est par lui et par son orgueil, car il avoit conquise l’espee d’Olivier, du moins lui en avoit fait perdre la possession, et il lui a souffert en aler querir une aultre, dont il poura par aventure souffrir grant mal. » Ainsi devisoient les princes en l’ost, et croit l’istoire que si pooient faire d’autre part ceulx de la cité, car moult se devisoient du chevalier Olivier, pour ce que trop estoit Rolant fort et desmesuré. Si ne le doubtoit non pourtant le conte Olivier se peu non, tant fort estoit encouragiés cellui jour. Et certainement Dieux moustre aucunnefois ses vertus en pluiseurs manieres sur pluiseurs personnes en maintes choses et souventesfois, car sa grace est innumerable. Et pour entendre comment Rolant et Olivier furent amis ensamble et pour savoir aussi le quel conquist l’autre, le [158r] quel eust l’onneur et la victoire du champ et le quel fut soubzmis a obeïssance de l’autre, dit cy l’istoire que, en combatant par grant yre, haucha Rolant l’espee et la devala de si grant force sur le heaulme Olivier que tout l’estourdy et tellement le fist chanceler qu’il le convint tournoyer plus de trois tours comme cellui qui son sentement avoit perdu, et ne savoit ou il estoit. Et quant Rolant le vist en tel point, il dist a soy mesmes qu’il en derivera la place. Sy rehaucha lors la bonne espee pour en ferir sur Olivier, que tout eust pourfendu, car en lui n’avoit nulle deffense, mais Dieu, qui son champion vouloit de mort garandir, lui rendy son sentement, tellement que Olivier, qui le cop doubta, sailly legierement et embrassa Rolant aux bras, et tellement lui estraingni le corps a la puissance que Dieux lui avoit donnee qu’il getta a terre, voulsist ou non, dont il fut si estourdi qu’il ne relevast son corps pour tout l’or de Vienne. Et d’autre part, comme il pleust a Nostre Signeur, fut Olivier si mal disposé qu’il ne savoit ou il estoit ne de quelle part il venoit par le cop qui par avant lui avoit esté donné.
Comment Olivier de Vienne et Rolant furent amis ensamble par la grace de Nostre Signeur
184[158v] Or dit l’istoire que les deux nobles chevaliers, gesans l’un emprés l’autre comme esternis ou gens sans aucun essient, furent longuement sans leurs corps mouvoir ne tirer pié ne mains, dont ceulx de la cité furent esbahis a merveilles, car il cuiderent que leur champion feust occis. Ceulx de l’ost de Charlemaine ne furent de leur part gaires joieux, pour ce que bien leur fut advis que jamais ne verroient Rolant en vie. Sy fut grant le dueil que chascune partie demena. Dieux [qui] ses champions ne vouloit mie perdre, regarda leur fait en pit[i]é et de sa grace les envoya visiter et conforter par une voix, disant, comme les barons et nobles chrestiens le releverent depuis : « Chevaliers et amis de Dieu, laissiez ceste bataille et soyés amis ensamble et compaignons, car par vous seront mains Sarasins destruis et la loy chrestienne exaulcee ! » Sy s’en party a itant la voix en rendant ou millieu d’eux deulx une clarté si grant que tous furent esmerveilliés. Si se leverent soudainement l’un ainsi comme l’autre, et inspirez amoureusement s’entrebaiserent et acolerent comme vrais amans. Sy ne sceurent leurs amis que penser sur ce mesmement que jusques a oultrance s’estoient cellui jour pourmenez, et n’eussent ne les ungs ne les aultres sceu donner qui mieulx ou plus vaillamment s’estoit en l’estour [159r] maintenu. Et aprés pluiseurs baissiers, fais du bon du cuer, parla Rolant a son amy Olivier, et la bailloient116 les mains et promirent foy et compagnie bonne et loyalle l’un a l’autre qui depuis ne failli. Ains dura jusques a la mort, car l’un ne vesqui mie une heure plus que l’autre en la fin de leurs jours et ne resgnerent mie long temps, dont ce fut dommage et pitié s’il eust pleu a nostre signeur, pour ce que trop en valu pis sainte chrestiente. Et fin de compte se partirent, devisans d’ensement117 l’un a l’autre. Et s’en partirent tous deux par accort en la cité de Vienne, traittans du mariage de la seur Olivier, que Rolant ne pouoit pour nulle rien oublier.
185Dieux, comme furent ceulx de l’ost joieux d’ainsi veoir Olivier, qui emmena Rolant le noble champion ! Chascun qui les vist, cuida bien que Olivier l’eust conquis et que Rolant se fust a lui rendu. Sy le sceust l’empereur par Guennes, qui volentiers s’entremettoit de mauvaises nouvelles faire savoir, et quant Charles le sceut, il en fut moult dolant et bien dit a soy meismes que tout ce n’avoit fait Rolant que pour l’amour de Aude, la seur Olivier, que plus aymoit que femme nulle du monde. Sy se prist a lamenter et souspirer parfondement, et tandis arriverent [159v] les deux champions en la cité veans Gerart et tous ses amis, qui les rechurent amiablement, desirant savoit leur couvine. Sy se trouva la pucelle Aude la present, qui tantost sera resjouïe et aura bonne nouvelle de sa vision et des oyseaux qu’elle avoit ce jour veus combatre. Mais d’itant fut dolante que elle ne vist Rolant, car il s’en retourna sitost que il eust mis et convoyé son amy Olivier dedens les portes et barieres de la cité. Et qui demanderoit pour quoy il ne demoura avecq lui pour s’amie veoir, dist l’istoire que ce ne voulut il mie faire jusques a ce qu’ilz eust fait ses plaies viseter et qu’il eust son oncle veu, qui par avanture estoit et eust pour lui esté en douleur et en mesaise118. Et quant Aude la belle, qui du mur estoit descendue hastivement quant elle vist les deux chevaliers prendre chemin vers la cité, apperceut son frere seul entre son pere et ses amis et le119 congnust que pas n’y estoit cellui pour quoy amours l’avoit ung peu plus avancee. Elle salua son frere lors, qui ja estoit araisonné de son oncle Gerart, qui lui avoit enquis de la sancté de son corps seulement.
186La ou la damoiselle arriva, fist chascun voye a ce qu’elle passast, car tant aymoit son frere, et lui elle samblabement, que plus naturellement [160r] ne le pouroit l’en faire. Elle l’ambraça lors presens tous ceulx qui la estoient et lui demanda comment la bataille de lui et de Rolant s’estoit portee et quant elle seroit escevee. Olivier, qui se faisoit desarmer, lui respondi : « De ce ne parlez plus, belle seur, fait il, car de lui et de moy est faitte la paix par ainsi que jamais, tant comme j’auray ou corps la vie, a lui ne me combateray ne nul maltalant n’y auray pour quelque chose qui me puisse advenir. Ains sui son compagnon et loyaulté lui tendray en tous lieux, car c’est l’omme du monde que mon cuer aime mieulx et cellui que a tousjours mais le mien corps servira, car telle est la promesse que je lui ay faitte soubz la foy et serment que je doy a Dieu de Paradis. Et se de ma part lui tiens loyaulté, la quelle chose j’ay en pensee sans faillir, il m’a par le pareil cas sa foy donnee et promise de moy estre en secours, en ayde et confort120 en tous lieux et contre tous hommes, et par nostre appointement doit vostre corps avoir a mariage. Sy vous pourez vanter d’estre amie et d’avoir la compagnie du plus vaillant chevalier qui vive pour le jour d’ui, et sui de compte Dieux ; par sa grace y a miraculeusement ouvré. » Et lors leur racompta assez entendiblement comment l’amour estoit ainsi survenue entre eulx deux. Sy n’en seurent les princes et nobles barons que dire. Chascun loua Jhesucrist [160v] de sa part, et bien cuiderent ferme paix avoir au roy Charlemaine par le raport du noble prince Rolant, qui a Olivier avoit par foy et serment convenancié d’acorder son oncle avecq le duc Gerart, qui si atendoit seurement par ce que lui avoit racompté son nepveu Olivier. Mais tout autrement advint, comme l’istoire dira.
Comment Charlemaine de France fut malcomptent du duc Rolant son nepveu, qui le vouloit faire acorder a ceulz de Vienne
187Quant le noble chevalier Rolant eust pacifié avecq Olivier de Gennes, qu’il convoya jusques aux portes de la cité, et le congié fu pris de l’un a l’autre, il se mist a chemin, et affin que les pers et nobles princes de France, qui rien ne savoient de l’apointement que lui et Olivier avoient fait ne feussent merencolieuse pensee pour lui, exploita tant qu’il vint en l’ost, ou ja estoient les chevaliers, soudoiers et vassaulx a troupelez, parlans de lui en pluiseurs places et eulx merveillans comment fortune pouoit avoir donné consentement d’une telle aventure estre avenue que le milleur chevalier du monde feust soubzmis par force ou autrement, ad ce que ung seul et simple chevalier l’eust conquis et emmené. Et quant il fut en l’ost, adont lui fist chascun [161r] la milleur chiere qu’il peust. Et fin de compte s’en ala Rolant premierement au tref de son oncle, qui mie n’estoit despourveu de chevaliers et nobles hommes, qui tous estoient illecq seurvenus pour leur signeur conforter et pour nouvelles certaines avoir de Rolant, le quel fut bien festoie et acolé d’amis et d’autres, mais de lui demander de son fait ne s’entremist nul qui la fust, pour cause que l’empereur en devoit avoir la premiere congnoissance. Rolant salua premier les barons et son oncle consequamment, qui moult fut esjouÿ de sa venue, car plus l’aymoit que nul homme qui vesquist, et lui demanda comment la besongne s’estoit ce jour portee. « Bien certes, beaulx oncles, fait il, puis que tant m’a Dieu aymé que du jour sui sain et sauf de ma vie issu et que le vassal, qui a moy s’est combatu, ne m’a occis, lequel m’a auques mené a desconfiture. Et n’eust esté la grace de Dieu, jamais de ses mains ne feusse sans mort eschappé, car c’est le plus vaillant chevalier du monde, le plus noble et de plus grant courtoisie plain. »
188Charlemaine, oyant ainsi parler son nepveu de la bonté du chevalier Olivier, sachant qu’ou monde n’avoit le pareil de lui en fait d’armes, souvenant des amours de Aude la belle, dont pluiseurs fais l’avoit cuidié d’esmouvoir, lui respondi lors assez courtoisement : « Par Dieu, beaux nieps, fait il, petit vous puet vostre excusacion prouffiter, et bonnes sont vos parolles a entendre qui bien [161v] escoute vos dis. Je croy mieulx que autrement que tout ce qu’avez fait contre Olivier soit fixion que a bonnes, certes, car vous avez traittié le mariage de Aude et de vous, comme on m’a fait assavoir. Mais s’ensy est, au mains nous dittes quant vous la vouldrez espouser. Si manderons vostre mere la contesse, sans la quelle ne devriez une telle besongne mettre a execucion. — En bonne foy, Sire, ce lui respondi Rolant, la chose n’est mie encores jusques la avancee. Sy croy je que tost le seroit se paix pouoit estre trouvee entre vous et ceulx de Vienne, qui seroit, comme il me samble, bien prouffitable cose. Et se tous les barons de vostre court, dont je voy cy la plus grant part assamblez, vous avoient de ce faire requis et conseillié, je croy de vray que chascun auroit bien sa paine employé et se seraient loyaulment envers vous acquitez. Et vous mesmes n’y auriés rien perdu, car en la parfin n’y pouez gaires conquester. Sy le vous conseille et prie de ma part que ainsi le faciés, protestant de moy que jamais de mon corps n’aurez aide contre eulx et promettant que jamais contre le corps du baron Olivier ne exposeray le corps de moy en bataille ne aultrement en lieu ou je puisse porter nuisance a lui ne a nul des siens pour quelque cose qui me puisse advenir, car ainsi lui ay je enconvenencé et lui a moy [162r] d’autre part. Sy ne le fay je mie ne mie ne l’ay fait pour trahison, pour lascheté ne pour l’amour de Aude, dont cy m’avez parlé a vostre plaisir, mais pour la grant valeur qui est en lui seulement. Et s’il est homme nul en vostre court qui m’en vueille desdire, je sui prest de m’en combatre a lui corps a corps. » Sy se teust atant Rolant, et Charlemaine mesmes ne respondi ung tout seul mot tant fut dolant. Et quant Guennes, qui incessanment estoit en argu contre Rolant, apperceut que nul parloit, il respondi : « Par foy, Sire, fait il, en Rolant n’a nul temps esté trahison nulle trouvee ne il ne la daigneroit penser, mais a la verité vraie dire, bonne est paix qui trouver la poura, car trop a la guerre duré, et tant est ennuieuse aux François que ja ne trouverez en vostre conseil qu’elle doye plus estre maintenue, mesmement que Rolant, qui cy est, y a ja renoncé, comme il dit. Et pour ce de ma part vous conseille je que121 secy : faciés vos hommes departir plus tost que plus tart. »
189Moult fut Rolant despité d’ainsi ouïr parler cellui qui oncques ne l’ayma, et jasoit ce qu’il eust sa mere espousee, lui fist il response lors disant : « Bien vous ay entendu, sire Gennes122, fait il, sy ont fait les signeurs et.barons qui cy sont. Chascun scet que vous savez assez du bas [162v] voler, mais j’ay paour que ne soyés de quelque brance rencontré qui par aventure ne sera point a vostre plaisir. Je congnois que de moy vous moquez devant l’empereur, qui bien vous puet entendre aussi bien ou mieulx que je fais, et louez et acordez mes fais et mes dis en la presence de moy, que vous blamerez plainement en mon absense. Et par ce le say qu’ainsi le vous ay je veu faire notoirement et en commun des autres, qui n’est mie notablement fait, car comme recite ung proverbe d’un sage, disant :
Louer autrui puis blasmer par usage
N’est mie signe d’estre vaillant ne sage.
190Sy vueil bien que chascun sache que jamais mon corps n’en vestira haubert ne armera piece de harnois contre cellui que j’ay combatu tant que ceans n’a homme qui autant en osast faire comme j’ay fait. Et se conseille l’empereur de paix faire ou de guerre mener, se bon lui samble, car je m’en vois faire mes plaies visiter et mon corps desarmer et reposer. » Sy s’en party atant le chevalier Rolant sy dolant que merveilles, et Guennes demoura pensifz de ce que Rolant l’avoit ainsy redargué, et bien dit a tout par[t] qu’il s’en vengera en aucun temps se son jugement et malicieux sens ne lui fault. Mais se dolent fut Guennes, si furent les barons et nobles princes, qui tous ne desiroient que la paix et bien disoient [163r] en leur privé que moult avoit noble chevalier en Olivier et par sa prouesse pouroient encores avoir grant dommage ceulx de France. Sy ne savoient comment reconforter l’empereur, qui estoit ausques hors de pacience de ce que son nepveu lui avoit dit, et ne lui osoit nul de ses princes mot sonner, tant estoit enflambé. Il parloit a soy mesmes, les yeux ouvers et esroulliés de fin argu, sa face sanguine comme feu, son menton croulant comme homme furieux et plain de menasses, son corps mouvant sans aucun arrest comme forcené, et dist : « Beau sire Dieux, ne me donneras tu tant de povoir que je conquiere ceste cité et que je me puisse vengier du duc Gerart, qui tant me courouce, et de son nepveu Aymeriet, par qui ceste guerre m’est survenue. Au moins te requier je que tant me faces de grace que tu ne me toiles ja le vouloir qui en mon cuer est ficié de moy tant tenir cy devant que j’aye ceulx en mon commandement par qui j’ay tant eu de dommage, car je te promet que jamais n’en partiray sans les avoir couroucez pour quelque chose qui a mon nepveu Rolant soit par jounesse ou par folie plaisante survenue. » Sy se de departirent les barons du tref, quant ainsy le virent couroucé.
Comment ceux de Vienne envoierent devers Charlemaine par humilité traitier de la paix, laquelle il leur refusa
191[163v] Or dit l’istoire que, quant Olivier et Rolant se furent l’un parti de l’autre aprés leur bataille et Olivier eust recomptee aux princes et barons de Vienne l’aventure qui a lui et a Rolant estoit advenue par grace de Dieu et que Rolant, qui ne volu entrer en la cité, s’en fut retourné devers son oncle et ceulx de l’ost de France, se fist pendant cellui temps Olivier desarmer et jura que jamais ne feroit guerre contre les François tout ainsy et pareillement que avoit fait Rolant a son oncle presens ses barons pour soy loyaulment acquiter de quoy, comme dit est. Les Viennois cuiderent certainement estre appaisiez et asseurez de la guerre et que Rolant par son pourchas feist envers Charlemaine tant que jamais ne feussent a discort. Et eulz ainsy atendans par long terme la response ou bon vouloir de Rouland, qui tant aymoit Aude, la seur Olivier, que oncques plus n’ayma femme, dame ne damoiselle, se mirent ung jour a conseil pour traitier de ceste matiere. Et dist le duc Gerart presens tous ses milleurs amis : « Vous savez, beaux seigneurs, fait il, que ja sont pluiseurs jours passez que mon nepveu Olivier se combati a Rolant, le nepveu Charlemaine, et comme il nous raporta et que de la venue Rolant, qui jusques ceans le convoya, nous apparut souffissanment qu’ilz avoient entre eulx deux traittié en telle maniere que plus [164r] ne devoient ne jamais ne devoient faire guerre l’un a l’autre. Mais se devoit chascun d’eulz entremettre de appaisier ceulx de France avecq nous, qui par longtemps avons guerre menee a ceulx de France, et eulx a nous, la quelle cose ne pouoit gaires porter a prouffit a l’une partie ne a l’autre. Et a vraiement jugier, la paix vault mieulx que la guerre voire en fin, car la guerre est necessaire aucunnefois non. Or avons nous attendu et atendons la response du duc Rolant, le quel par aventure atent. Et aussi font ou peuent faire l’empereur et ses hommes la voulenté d’Olivier et de nous, et en atendant se passe le temps, nos vivres se diminuent en les mengant et se appetisse nostre peuple et affoiblist la puissance de nous et de nos hommes, ne ne savons le vouloir de nos ennemis, qui nous tienent ceans a sejour longuement et ont tenus sans guerroier, qui trop nous porront prejudicier se remede n’y estoit trouvé mesmement que ceulx de ceans n’ont plus le cuer a la guerre comme ilz souloient avoir par avant la bataille d’Olivier et de Rolant. Pour quoy je conseille que nous aions advis comment nous pourons leur voulenté savoir, et die chascun loyaulment le mieulx qu’il saura, affin que nous soyons du tout en paix ou du tout en guerre. »
192[164v] Dieux, comme furent joieux les barons, quant ilz ouïrent ainsy humilier Gerart en parole, qui tant estoit fier et plain d’orgueil que nul plus ! Regnier de Gennes parla lors, car moult estoit vaillant et sage prince : « Loué soit Dieux, beaux frere, fait il, quant raison vous a ore fait si sagement parler ! Et comme dit le proverbe d’un sage que j’ay apris :
D’umilité vault trop mieulx le supploy
Que d’estre mis par force en mauvais ploy.
193Vous congnoissiés par le propos que cy avez nagaires fait que de guerre ne puet nul bien venir en fin. Vous savez aussi le commencement et dont elle procede, et veez comment il vous en est et a nous et a tous. Vous avez pensé ung, vos ennemis ont pensé ung autre. Or vault encor maintenant mieulx soy appaisier que jamais ou savoir a quoy il tendra, car espoir entent Obvier une chose, a quoy vous et nous avons creu jusques a cy, et Rolant entent par aventure tout au contraire, ou ceulx de l’ost de France, et par ainsi pourions nous estre de ceux et abusez et pour ce soubz la correction des nobles princes qui cy sont. Je conseille que vous envoyés ung chevalier sage et discret devers l’empereur, qui par aventure n’atent autre chose. Et saurez quelle est leur intencion, affin que sur Rolant et sur mon filz Olivier soit la charge totalle de la paix final [165r] ou de la guerre dure et mortelle plus que devant. » Et quant Gerart eust son frere escouté, il demanda les oppinions de son pere Garin et des autres barons, lesquelles se consonnerent comme toutes. Sy appella Gerart Savary, le chevalier qui moult estoit sage et de bon conseil et le quel avoit ja autrefois amené Roland en la cité lors qu’il volu veoir Aude la belle — adont il fist s’amie, comme ja l’a l’istoire recompté cy devant —, et lui dist :
194« Vous en irez, Savary, beaux sire, fait il, devers l’empereur lui faire savoir que pour l’amour de son nepveu et du mien, lesquelz ont foy fiancee et abstinance de guerre ensamble, est il bon que nous soyons d’acort avecq lui, et que pour ce faire, s’il ne tient a autre chose, nous le irons servir quelque part qu’il lui plaira, et a lui ferons hommage des terres et seignouries que chascun de nous tient. Par ainsi qu’il nous sera en ayde et secours et confort a tous nos besoings, comme prince le doit faire en tel cas a ses subgés. Et pour tout bien confermer, affin aussi que de nostre part ne demeure la paix a faire123 tant pour les frais qu’il a fais comme autrement pour le relief de nos fiefz, lui donnerons une certaine somme de deniers, la quelle sera advisee tant par son conseil comme par le nostre. Et sur toutes choses escoutez, et nous raportez ce qu’il vous [165v] respondra affin d’avoir sur sa response regart a nostre fait. » Le chevalier s’en departi a itant et vint ou tref de l’empereur par ung jour que l’istoire ne nomme mie. Sy estoient la adoncques Naymon, le signeur de Baviere, Guillaume l’Escossois, Raimbaut le signeur de Frise, Salmon de Bretaigne, Griffon et Guennes de Haute-seulle, Richart de Saint Omer, Doon de Nantueil, le noble archevesque Turpin et moult d’autres, dont l’istoire se taist des nons, pour ce que trop poroit estre ennuieuse. Il salua l’empereur au fort et sa compagnie comme bien le seut faire, car mie n’estoit aprentis de cellui mestier, et, pour abregier, fist son message en telle maniere comme Gerart, Garin de Monglenne et les autres lui avoient chargié. Et en conclusion offrit cent mil besans d’or ou tant et telle finance, comme leur bon conseil sauroit bien aviser.
195Charlemaine, qui tant estoit criminel que nul plus et qui pour icelle heure se hasta de respondre plus que nulle autre fois, lui dit : « Adont ne plaise ja a Dieu, fait il, que ainsi me deporte de la guerre, puis que tant l’ay demenee, se je n’ay ce que je leur demanderay. Vous direz a Gerart, sire Savary, fait il, que en moy rendant Aymeriet, le jeune chevalier qui fist le desplaisir a la royne, par quoy la guerre est commencee, la quelle a ja long temps duré, et en moy livrant Robastre le viellart qui tant a de mes hommes occis et [166r] affolez, [qch. manque]. Et se ainsy ne le fait Gerart, dire lui poés seurement, car ainsy l’ay juré et de ma foy le vous promés, que jamais de ce lieu ne partiray tant que je auray la cité en ma mercy et toute la terre de Viennois et Gerart, ses freres et nepveux mesmement. Se les quelz je puis avoir par force, je feray en mes prisons si honteusement morir qu’il en sera a tousjours mais memoire. » Et quant Savary le noble chevalier entendi ce que Charlemaine lui dist, il fut dolant plus que l’istoire ne le devise et bien cuida le roy rapaisier par parolles doulces, ce c’onques ne voulut escouter. Adont lui respondi : « Vous perdez vostre langage, Sire, fait il, car trop seroit fol Gerart de vous baillier le sien nepveu pour mettre a mort, et se jamais n’avoit fait autre meffait que cellui la, si aurait il mespris grandement. Et Robastre, que vous requerez, pour ce qu’il a vos hommes occis et affolez, sachiés que jamais a ce faire ne se consentirait. Et tant vous fay je bien de par lui savoir que ja n’aurez Vienne, dont vous vantez, que ce ne soit a vos despens si grans qu’il vous coustera ainçois la vie de cent mille de vos hommes quant le plus destroit seroit venu. Et sy vous dy tant que la cité n’est mie encores si despourveue de vitaille que en long temps la puissiés avoir, et si n’ont mie les barons viennois les cuers si faillis, comme vous pouriés bien penser. Au fort je feray mon message vers Gerart, qui ja ne sera comptent de [166v] vostre response. »
196Savary monta a cheval lors presens les barons, qui plus furent dolans que l’istoire ne dirait, pour ce que tous desiroient la paix, et tant esploita qu’il vint en la cité et racompta ce qu’il avoit fait avecq Charlemaine, dont moult furent dolans les princes et tous acertenez d’avoir guerre plus aspre que par avant n’avoient eue, puis que a mercy et traitié raisonnable avoient failli. Cascun se tint pour asseuré lors et firent garde et guet milleur et plus fort que devant, et comme il est coustume de faire en guerre, se mirent paine de eulx advitaillier et fortefier, sans ce que plus pensassent au traittié d’Olivier et de Rolant, comme premierement le faisoient.
Comment la paix du roy Charlemaine et de Gerart de Vienne fut faitte par la priere de Guarin de Monglenne
197Ung jour aprés et durant le temps que le grant siege estoit devant Vienne, prist volenté a l’empereur d’aler chassier, car long temps avoit ja passé qu’il n’avoit esté en desduit. Il fist venir ses veneurs lors et leur commanda qu’ilz aprestassent leurs chiens et acouplassent en telle maniere qu’ilz ne peussent faillir a avoir une beste, car son plaisir estoit d’avoir de la venoison fresce. Et croist l’istoire que c’estoit par grace de Dieu, [167r] qui plus ne vouloit que la guerre eust de duree. Et avoient souvent ceulx de Vienne de leurs espies en l’ost, affin de savoir le convive de leurs ennemis, et entre les aultres en y eust ung alors qui vist le partement de l’empereur et apperceut l’apareillel c’on faisoit pour aler a la chasse. Il jura Dieu adont qu’il poursievroit la route tant qu’il sauroit a ceulx de la cité recompter de leurs nouvelles. Le roy s’en parti adont, et son train devant et aprés. Sy advint que ung porc grant et mervilleux fut eslevé par les chiens, qui fist les veneurs corner et sonner si mervilleusement que en peu d’eure desempara chascun son heu. Et l’empereur mesmes tira aprés, et tant esploita qu’il perdi ses hommes et la tresse de ses chiens et de ses veneurs qui le porcq poursievoient asprement. Et tant y avoient le [sic] entente mise que a autre chose ne pensoient. Or estoit l’espie de Vienne issus de l’ost avecq et aprés l’empereur, qu’il poursievoit le plus ententivement qu’il pooit et qui bien vist les veneurs et aultres comme escuiers et serviteurs qui leur signeur avoient perdu. Sy ne le laissa mie non pourtant, ains s’aproucha de lui, faisant bruit et maniere de chasse, affin qu’il feust de lui aperceu.
198Charlemaine, veant cellui espie, cuidant que ce feust ung homme de ses serviteurs, [167v] lui demanda quelle part ses hommes estoient tournez, et il lui respondi au contraire, affin de le pouoir faire fourvoier et le mener du costé de la cité, du mains si prés que il le peust livrer a Gerart de Vienne ou au jeune damoisel Aimery de Beaulande. Mais il convient croire que l’espie savoit le païs et les destrois mieulx que ne faisoit Charlemaine, le quel il avoit mis a chemin tout contraire a cellui que ses veneurs avoient tenu. Et ja l’avoit aprouchié si prés de la cité que gaires n’y avoit de chemin. Au fort il chevaucha tant qu’il trouva en ung lieu couvert assez plaisant et dehtable une fontaine clere, nette et belle, la quelle n’estoit plus gaires frequentée comme elle souloit pour cause de la guerre, et veritablement estoit en ung lieu assise ou quel ceulx de Vienne repairoient assez souvent par avant la guerre comme en ung lieu d’esbatement pour gens soulacier et esbatre, quant ilz estoient d’aucunne merancolie surpris. Et quant l’empereur se trouva illecq, lors lui esjouÿ le cuer et regarda entour soy. Sy ne vist que l’espie de Vienne, qui le compagnoit, et pour ce qu’il cuidoit veritablement que ce fust ung de ses serviteurs, lui demanda s’il estoit gaires prés de Vienne. « Non, certes, Sire, ce lui respondi cellui qui a nul bien ne pensoit sinon toutesvoies [168r] pour ceulx de la cité d’icy, a Vienne a grant chemin, car trop l’avons eslongnié, et nul mal ne nous poent faire nos ennemis pour leur puissance. Sy conseille que vous descendez pour vostre corps rafreschir emprés ceste fontaine, atendant vostre chevalerie et le son des corps des veneurs, tandis comme je yray ouïr escouter et cherchier ou je pouray iceulx ouïr. » Sy s’acorda l’empereur ad ce, et tandis s’en party ly espye, et tant fist qu’il issy du bois et vint a ceulx de la cité denoncier ce qu’il savoit du fait de l’empereur.
199Moult furent joieux ceulx de Vienne quant ilz seurent l’aventure de leur espie, qui ainsy avoit amené leur mortel ennemy prés de leur dangier. Gerart s’arma adont et monta ou cheval. Sy firent ses freres et nepveux et Robastre meismes atout ung grant fust de bois qu’il portoit par coustume. S’en issy aprés les barons, que la guide ou espie conduisy au lieu de la fontaine, la ou estoit Charlemaine de France, escoutant s’il oroit le bruit de ses hommes et le son des veneurs ou l’abaÿ des chiens, qui glatissoient aprés le porc voire sy loing de lui que jamais ne les eust ouïs ; par quoy est a croire que il s’estoit trop grandement fourvoyé. Et quant l’espie se vit prés de la fontaine, il se mist a part, disant : [168v] « Beaulx signeurs, je m’en vois vers l’empereur. Sy venez aprés moy sy secretement et par telle maniere que Charlemaine ne vous puisse eschapper, car il est en vostre commandement, s’en vous n’a trop grande faulte. » L’espie s’en party adont et se tira prés de Charlemaine, qui bien avoit ouy le bruit de ceulx de Vienne, qui venoient a force celle part, et le quel lui demanda s’il avoit riens ouy. Et il luy respondy que ouy. « Et quelz gens sont ce, beaulx amis ? dist lors l’empereur. — Non Dieu, sires, ce lui respondy l’espie, je ne les congnois nient plus que vous les congnoissiés. » Et en ce disant s’aprouche Gerard le plus tost qu’il peut, car il voit Charlemaine, qui fait maniere de soy lever en son estant, le quel estoit par avant assis sur l’erbe vert. Et quant Charlemaine l’aperçoit, il devient comme tout esbahis et regarde l’espie, ou quel il s’estoit trop fié, et lui dist : « Tu m’as trahy, garçon, fait il, jamais en ton corps n’auray fiance, car point de loyaulté n’y ay trouvee. — Ne vous desplaise mie, Sire, ce respondy l’espie, car je ne vous proumis oncques rien. Sy n’ay en ce de riens mespris, et se j’ay mon maistre [169r] servi comme je doy, de vous ne d’aultrui ne doy je estre repris. » Et a ces parolles est venus courant Aymery, qui mervilleux estoit en sa jonesse, et terriblement se maintint il depuis en son vielx eage. Il mist main a l’espee, et ja en eust Charlemaine fera quant Gerart lui deffendy et parla a Charlemaine, disant : « Ne vous doubtez, Sire chier, fait il, car ja n’aurez mal ne aucun desplaisir en lieu ou je me puisse pour vous emploier. Cy estes vous bien ou commandement de vos ennemis, se cy estoient ce que non, s’il vous plaist. Ains sommes vos amis et volons estre, et je mesmes, comme je pense que plus haïes que homme du monde par ouïr dire, me soubzmet a l’amour de vous en vous priant que il vous plaise que paix soit faitte de vous a nous, qui sousmetons nos terres du tout en vostre hommage et voulons vos hommes et serviteurs d’ore en avant devenir et a vos commandemens et plaisirs faire et obeïr. »
200Et quant l’empereur entendy Gerart, qui tant avoit esté cruel et despiteux contre lui, qui ainsy se humilia a ceste eure, adont fut il plus fier c’onques mais par son grant orgueil, et sans penser a la mort ne au peril en quoy il estoit, respondi maltalentivement que de ce ne feroit [169v] rien se on ne lui delivroit premierement Aymeriet, qui la estoit present, et Robastre, qui mie n’estoit encore sourvenus. Et a ce propos parle ung sage, disant en deux vers notablement fais :
D’omme orguilleux en cuidier affichié
Ne craint peril mais tost y est fichié.
201Aymeriet de Beaulande, oyant l’empereur, qui de mort le menassoit et le quel n’avoit mie le milleur, c’est a dire qu’il estoit en mortel dangier n’eussent esté Gerard, ses freres et leur pere Guarin de Monglenne, qui tout ce escoutoit, parla a son oncle Gerard, disant lors : « Pour quoy ne consentez vous, fait il, beaulx oncles, que vostre mortel ennemy soit mis a fin ? N’avez vous ouy la mauvaistié et felonnie de son courage ? Et ne veez vous comment il prise peu vous ne vostre pooir ? Et sy est ou du mains se deust mettre en vostre mercy et requerir que sa vie feust saulvee, de la quelle il ne feust maintenant neant, se vous n’eussiés voulu croire. Et a la verité, il dessert qu’on le face morir, car, comme racompte ung philosophe :
Celui qui ne se voeult chastier par belles et douces paroles,
Doit estre pugny par l’ayde et aspre corection.
202Et adoncq ariva Robastre tout a pié, ung baston en son poing sy apoint que Charlemaine et Gerart parloient ensamble sur le fait d’estre d’acort et amis, ce a quoy Charlemaine [170r] ne volut entendre, mais publia si haultement que chascun l’oÿ que ja n’averoient acort avecq lui s’il ne lui rendoit premierement Aimery le noble damoisel, qui la royne avoit vilenee et ferue, et Robastre le viel, que ses hommes avoit ocis et affoliez. Et quant Robastre entendi Charlemaine qui de lui parla en telle maniere, il esroulla les yeux, dont il regarda l’empereur par maltalent, et en soy reculant haucha le baston qu’il tenoit, dont ja eust Charlemaine assommé quant Gerart l’en deffendi et bien lui dist que, s’il lui touchoit en maniere aucunne, il n’avroit jamais l’amour de lui. Sy fut Robastre dolant plus que l’istoire ne pouroit recompter.
203Dieu, comme regarda Robastre Gerart de grant cuer ! Il ne se sceut tenir de parler lors, ains dist : « Bien me souvient, Sire, fait il, que pour l’amour que j’ay a vostre pere eue du temps passé sui je en vostre ayde venus, et pour vous servir, secourir et vostre honneur aidier a soustenir ai ge mon hermitage laissié, dont je me tien pour deceu. Et voy que je ? N’ay sinon ma paine perdue ! Sy vous jure Dieu, puisque vous m’avez empechié a ma volenté acomplir, je sui a ce fermé que jamais autre reffus ne me [171v] ferez et m’en iray comme je sui venu. » Il se bouta dedens les bois lors et tant esploita, sans plus faire guaires long compte de lui, qu’il s’en ala en l’ermitage qu’il avoit laissié, et plus n’en dit rien l’istoire synon de la merveille que les barons en eurent depuis, lesquelz n’eussent jamais pensé, ce qu’il fist ne que si soudainement s’en fust alé sans aucun retour faire.
204Et adont se mist Gerart a genoulz par grant humilité devant l’empereur et lui dist : « Sire, j’aperçois quelque samblant que demoustrez cy en nostre presance que tu n’i es mie bien asseuré, dont je ne me merveille mie, car sachés certainement que, se je t’avoie par autre honnourable aventure trouvé, comme en plain champ ou en bataille rencontré, [qch. manque]. Comme je te trouve cy a mon avantage, tout l’or du monde ne te pouroit de mort garandir ne ja a heure n’y feussent venus Aymeriet ne Robastre, des mains de la feureur desquelz je t’ay saulvé, pour ce que bien say que ce ne seroit mie vaillance se toy et moy ne pouons aimablement traittier de la paix dont je t’ay ja requis. Je te feray redrechier sain et sauf de ton corps et de tes membres, sans ce que homme vivant te face nesung desplaisir. Sy te pouras lors vanter que oncques Dieux ne te fist si grant grace. Mais pour toy mettre du tout en ton tort et que Dieux, qui tout scet, te donne volenté de congnoistre que je di et fay ce que tu vois et oïs pour bien, te requier de rechief pour obeïr a mon pere Garin, qui cy est plus que pour ennuy de guerre que tu [171r] me faces qu’il te plaise, que mes freres, moy et mes amis ayons paix avecq toy et les tiens, et nous te irons faire hommage de nos terres et service de corps comme tes hommes et subgiés. Et se tu fais, te l’affie, que je te fay refus, sy t’en va a ton plaisir, mais aprés ce te garde de Dieu et de moy, car je trairay Dieu de ma partie, qui tout congnoist et lequel te poura, s’il eschiet, estre en nuisance, pour ce que tu auras reffusee raison. »
205Ainsy se soubzmist Gerart en la mercy de Charlemaine, qui oncques ne voulut a ce consentir, tant fut et estoit plain d’orgueil. Ains lui respondi que sans avoir Aymery et Robastre ne se entremetroit de traitié faire. Sy s’en voulu partir a itant quant a lui vint Garin, le signeur de Monglenne, lequel agenoullié pardevant lui parla, disant : « Tu me congnois de longtemps, Sire, fait il, et si say je toy et say que tu es vray empereur et dominateur de tous les royaulmes chrestiens, si qu’il n’y a cellui qui ne doit a ton empire obeïssance. Tu scez — et nous appercevons bien aussi — que la guerre a trop longuement duré et n’est mie possible qu’elle soit perpetuelle ne durable a tousjours, mais ainçois convient qu’elle prengne fin pour le grant besoing qui en est tant d’une partie comme d’autre. Vecy Gerart qui te veult recognoistre a signeur et te demande mercy de tant que lui et les siens ont envers toy mespris. Et pour ce que je [171v] voy que tu lui reffuses que tu deusses amour ensement recepvoir, qui est malfait selon Dieu, lequel a les bras estendus pour recepvoir piteusement ceulx qui plus lui ont meffait quant ilz vienent a congnoissance de leur mal, je te suplie, Sire, en souvenance du temps passé et en memoire de la souffrance de Jhesucrist que ceste guerre soit par doulceur afinee et que plus ne soit de noise ne de guerre nesune mencion. Et en ce faisant paisiblement mettront mes enfans et moy nos terres en ta main et les releverons de toy comme tes amis et vrais subgés. » Sy ne respondi Charlemaine ung seul mot, tant eust par grace de Dieu le cuer amoli. Et quant Garin le noble prince eust sa parolle finee, il se abaissa contre terre pour cuidier le pié de Charlemaine baisier, mais l’empereur, changié en ung moment, s’abaissa et embrassa Garin de Monglenne et le leva sur ses piés. Et la s’entrebaiserent les princes, dont chascun sont [sic] moult joieux et non sans cause.
206Comme ouy avez, fut faitte la paix de Charlemaine et des enfans de Monglenne, et veult l’istoire dire, ens ou propre heu fut puis une chappelle faitte et establie en signe de memoire. Le roy Charlemaine monta a cheval lors, et si firent [sic] chascun des princes, les quelz savoient le païs mieulx que l’empereur ne faisoit. Si le convoierent jusques hors des bois du costé de son siege et le voulurent mener jusques en son tref, ce qu’il ne volu mie souffir, ains leur dit : [172r] « Vous en irez en Vienne, fait il, beaulx signeurs, et je m’en retoumeray en mon tref sans vostre compagnie, dont je vous regracie touteffois. Mais je ne vueil mie que nul vous voye avecq moy ne que nul me voie avecq vous jusques a ce que a mon conseil parlé et sceu a mon entendement qui sera joieux de nostre traittié, ou qui dueil en aura. Et ne vueil mie aussi que il soit jamais ne d’un costé ne d’autre reprouchié de cose nulle qui ou temps passé soit sourvenue, affin que tout rigeur soit desracinee des mauvais et felons courages. Et demain au matin est la miene entencion d’aler en la cité acompagnié de ceulx és quelz je cuideray plus parfaitte fiance avoir, et conserverons oultreement le traittié de nous. » Ilz commandoient124 a Dieu de bon courage et humblement a l’empereur, lequel plainement en soy deportant d’eulx leur pardonna tout ce que meffait lui avoient autreffois, dont il furent tant joieux que nul ne le diroit.
Comment l’empereur Charlemaine fut receu a grant joie et sollempnité en la cité de Vienne
207Quant les nobles princes se furent l’un de l’autre departy et que l’empereur fut retourné en son tref, lors fut grant la joie que lui firent ses hommes, car nul d’eux ne savoit qu’il estoit devenu. Si le faisoient querir et chergier [172v] par la forest en laquelle il avoit esté perdu et finablement lui demanderent dont il venoit. « De Vienne, fait il, beaulx signeurs, aumains n’a il tenu sinon a moy. Et se des nouvelles voulez savoir, je vous dy que j’ay parlé au duc Gerart plus d’une heure non mie seul a seul mais presens ses freres et son pere Garin, lesquelz j’ay tant trouvez bons et loyaux chevaliers que, la mercy Dieu, nous sommes bons amis ensamble, et tellement ont avecq moy d’amours et de tout apointié que je leur ay pardonnez tous maltalans125, et sommes amis l’un de l’autre. » Sy en furent les ungs joieux, les autres non, comme autrement ne se puet faire mondainement, car tous hommes ne sont mie d’une mesme condicion. Or estoit le duc Naymon present au recort de la paix que l’empereur faisoit, lequel ne se peust taire, ains lui demanda qui ad ce faire l’avoit meu, ou il avoit aux barons viennois parlé et qui les avoit assamblez l’un avecq l’autre. Il leur racompta lors comment il s’estoit parti de son tref pour aler en la chasse avecq une quantité de ses veneurs et partie des siens escuiers, lesquelz l’avoient tous comme abandonnez excepté ung varlet qu’il ne congnoissoit, par le conseil du quel il s’estoit fourvoyé. Et l’avoit cellui varlet cauteleusement adrechié si prés de la cité que en peu d’eure ne sceut quel part ne ou il estoit. Puis leur racompta du varlet, qui faintement faisant maniere de cherchier les chasseurs, [173r] s’en ala a Vienne querir Gerart et ses freres, qui des mains de Aymeriet et du grant Robastre l’avoient deffendu et gardé. Puis racompta la grant humilité de Gerart qui pardon, paix et amytié lui demanda, offrant sa terre et ses freres a lui servir comme liegement et comment il l’avoit refusé s’il ne lui bailloit pour faire son plaisir Robastre et son nepveu Aymery, qui de rechief le voulu faire mourir, n’eust esté Gerart. Et finablement lui vouloient donner congié quant la vint Garin de Monglenne, qui tant lui requist en humilité qu’il s’acordast a leur pardonner son mautalant. « Et pour ce, beaux signeurs, fait il, l’ay je fait et tenir le vueil, car onques milleurs ne plus vrais chevaliers ne voy que ceux du linage de Vienne. Sy vueil qu’ainsi soit par vous tous confermé et que demain soient vivres chargiés et mon chemin pris et mon corps en Vienne convoié a puissance telle que en mon entree n’ait aucun deshonnneur et aussi que ceulx qui ont necessité et digette de vivres soient de par nous advitailliés. Sy conclurons126 nostre paix et marirons Rolant mon nepveu a celle qu’il a tant aimee que pour s’amour ne volut puis haubert vestir ne espee saindre contre nul de ceulx de Viennne, que Olivier et lui se combatirent par le passé d’un jour entier. »
208[173v] De la joie que firent les barons françois ne pouroit l’istoire trop grant mencion faire, et se Guennes en fut dolant, ne declaire point aussi le dueil ne le marrement qu’il en fist, car cela se connoit secretement en son courage et ne divulgoit ne esclarcissoit a ung chascun. Mais fin de compte, pour obeïr au commendement de l’empereur, firent les marchans de l’ost trousser charrois et chargier vivres habondanment pour lendemain conduire en la cité, affin que les Viennois en eussent aisement. Sy passa cellui jour en ce point. Et comme ceulz du siege menassent vie joieuse, se de leur part est il a croire que ceulx de la cité en tenoient leurs parlemens, louans les vertus de Nostre Signeur, qui si bien avoient besongnié que paix avoyent les ungs aux autres. Mais vous devez savoir que sur toutes les creatures vivans fut Aude joieuse et en moustra grant samblant a Olivier son frere en especial, qu’elle127 avoit d’amours certaine et bonne. Au fort celle nuit se passa. Vint lendemain que Charles fist monter Naymon de Baviere, Salmon de Bretaigne et jusques au nombre de cent princes, nobles barons et chevaliers, ausquelz il commanda aler devant en la cité de Vienne. Et lors se arousta le charoy, et se mirent les marchans a chemin pour conduire leurs vivres plus necessaires aux Viennois, et l’empereur aprés, qui moult desiroit la paix puisqu’elle estoit commencee et bastie. Et quant ceulx de la cité, qui avoient les rues parees, tendues et honnourablement [174r] encourtinees pour honnourer l’empereur et sa chevalerie, apperceurent ceulx qui devant venoient, lors firent ilz par commandement ariver les prestres et revestir des armes et draps de l’eglise, et en notables processions, portans reliques, croix et enseingnes collegialles, religieuses et parroichialles, allerent au devant des François ordonneement et si humblement que tous en furent comptens, Charlemaine et les nobles barons de sa compagnie. Et furent les bourgois et bourgoises de Vienne tant contentes que jamais n’avoient si pieuses chieres faittes128.
209Olivier de Gennes, qui plus aymoit Roland son bon amy que nul homme du monde ne sauroit ung autre plus amer, s’aproucha de son compagnon, qui tost le recongnut, et la s’entreacollerent et baiserent amoureusement comme s’ilz feussent freres et naturelz parens en la presence de l’empereur et des barons viennois, qui lors vindrent devant Charlemaine et le receurent comme souverain et droiturier signeur. Puis le conduisirent ou palais, et la fut la joie si grant que nul ne le dirait. Or estoit Aude la damoiselle en sa chambre atendant le salut de ses amours, dont moult lui tardoit avoir nouvelle. Sy lui vint ung escuier lors qui de par Oliuier son frere estoit envoyé et lui dist que temps estoit qu’elle venist devers l’empereur. Mais bien lui charga qu’elle n’y venist sans la dame de Vienne pour les barons de France veoir et festoier et a ce aussi que mieulx y feust leur honneur gardee. [174v] Sy s’apresterent les nobles dames et damoiselles et se penerent de conjoïr et parer et aourner Aude la noble pucelle, qui bien avoit a estre en riche estat. Si ne s’en effraya pourtant que bien a point, et pour habit qu’elle eust, n’en perdi sa contenance en aucunne maniere ne son maintien, qui plaisant estoit a ung chascun. Ses dis estoient moderez et atrempez, son langage sy qu’elle ne parloit sinon par apoint si doulcement que chascun en estoit content. Et quant elle fut en estat, lors se parti la dame de Vienne, elle aprés, et derriere ordonneement, a la guise seignoural et coustume du païs, grant quantité de dames et de nobles et belles damoiselles aoumees de rices et de nobles vestemens129. Et fault croire que rien n’estoit lors enfermé, sy ne portoient elles mie tout avec elles.
210Ainsi se partirent les dames pour aler devers le noble empereur, au quel toute honneur estoit deue et ne lui en pouoit l’en trop faire. Il estoit en sale avecq les princes viennois et ceulx de son empire, qui n’a gaires estoient ennemis, mal vueillans et separez l’un de l’autre. Et or sont amis pacifiez, et les ungs avecq les aultres communiquans et assamblez, devisans ensamble pesle mesle par compagnies, cy trois cy quatre, cincq et six en d’aucuns [175r] lieux. Or estoit Rolant avecq son frere et compagnon Olivier, Ogier avecq eulx et le duc Naymes, qui tant estoit courtois et plain d’umibté et de grant sens qu’ou monde n’avoit son pareil. Ilz se taisoient lors et se tindrent en estant, regardans la façon des dames, lesquelles se presentèrent tout maintenant qu’elles furent arivees en sale devant le riche empereur, qui tant savoit d’onneur qu’il laissa Gerart, Garin de Monglennne, Regnier de Gennes, Milon de Puille et Hernault de Beaulande, ausquelz il parloit pour aler au devant d’elles. Sy ne fault mie demander de la chiere que la s’entrefirent. Charlemaine baisa premier la ducesse femme Gerart de Vienne, puis acolla Aude, que pour l’amour de son nepveu baisa pareillement, et consequamment les aultres plus nobles dames et damoiselles. Adont s’entremellerent par leans, car la salle emplissoit fort voire de toutes gens qui volentiers veoient l’estat et la maniere pour en avoir sovenance et en parler et recompter au vray en temps et lieu. Et dit l’istoire que par ainsi sont les choses congneues et sceues estre vraies quant elles sont reportees par ceulx ou celles qui les ont veues. Et se on me croit mie tout ce que on oït dire, on ne s’en doit mie mervillier, car on voit tant de menteurs et en tant de lieux et de gens qui se mellent de faire et controuver mensongnes que a paine sont ceux, [175v] les voirdisans, pour jurer et bien affermer, et est par les menteurs et baveurs, lesquelz s’efforcent de faire croire leurs bourdes et mauvaises parolles. Et en advient ainsy que, quant telz gens qui ainsy ont de mentir coustume et usage, s’efforcent de dire verité, certainement nul ne les veult ne puet croire, pour ce qu’il samble qu’ilz doient tousjours mentir ; sy ne s’en fait l’en que moquier et ne tient l’en compte des parolles de telz gens, ne nulle foy n’y est adjouster ne bonne creance. Et a ce propos ne sont mie a mettre en oubly deux vers, fais en maniere de notable proverbe, lequel recite ung sage, disant ainsi :
Homme bourdeur de mentir mescreu,
Quant il dit voir a paine est il creu.
211Aprés le bienviegnant que firent les dames et damoiselles a l’empereur se tira avant Roland, qui pour rien ne se feust tenu de festoier la compagnie. Il s’adreça premier a la ducesse de Vienne, laquelle le baisa moult volentiers ; si fist elle Naymon, Ogier, Salmon de Bretaigne, Sanssons d’Orleans, Guillemer d’Escoce, Thiery d’Ardanne et les autres duc[s], contes et pers de France de renc en renc, ainsy que chascun offroit sa bouche, voire l’un aprés l’autre comme par honneur, et tandis aço Rolant Aude son amie, qui la bouche lui tendi amoureusement. [176r] Et adont furent baisiers octroyés et bouches habandonnees l’une de l’autre sans reffus, le villain dangereux, qui de la fut, mis hors et chassie, si qu’il ne sy eust osé trouver pour francise et courtoisie les nobles damoiselles, lesquelles es toient illec arrivees par le congié de bonne amour, qui tout ce avoit brassé et pourchassé130. Et quant assez eurent parlé ensamble et esbatu, ris et solassiés, lors fut il temps de repaistre, car la viande estoit appareillié. Sy furent drecees les tables et couvertes notablement, sy ne convint que soy seoir. Et adont fut honneur la haute dame en bruit, et ne fist l’en rien que par elle. Fin de compte l’empereur et la compagnie furent servis, et de quelz més ne fait point l’istoire mension. Qui pria l’un qui se entremist de servir l’autre qui fut gracieux en parolles, qui fut doulz et humble en response, qui peu menga ou qui trop, qui dit de bons mos pour rire, qui bien les seust entendre et escouter, a paine le sauroit l’istoire descripre. Et est assavoir que Rolant, qui tant amoureux estoit de la belle Aude, la regarda de bon cuer voire, car il avoit sur elle son oeil incessamment traveillant, et pouez penser que son cuer n’estoit mie endormy a ceste heure.
212Le disner se passa. Au fort sy convint les nappes oster, les tables abatre, et les chevaliers, escuiers [176v] et serviteurs, qui leur office avoient, fait [sic] chascun en son endroit aler disner. Lors s’esbaty l’empereur aux quatre131 freres et a leur pere Garin, qui moult beau viellart estoit, et parlerent de Aymeriet, au quel le roy pardonna moult volentiers comme cellui qui plus ne voulut ouïr de nesung debat ou argu parler. Aymery, qui puis fut signeur de Nerbonne et qui si vaillamment se maintint en son temps que Loÿs filz Charlemaine espousa une sienne fille et fut royne aprés la mort du noble empereur132, se presenta lors devant lui par humble maniere. Si estoit fier a merveilles, et quant ilz furent fais amis, lors manderent Robastre, dont rien ne savoient de son alee. Et jasoit ce qu’ilz se feust d’eulx parti par despit le jour devant, quant la paix se fist ou boix, comme dit est ça avant, cuiderent eulx qu’il feust venu en son logis, ou quel deux variés l’alerent querir et demander. Sy leur dit l’en que puis le jour devant ne l’avoient veu et que mie n’estoit en la cité retourné et, pour ce qu’il avoit bien apris le chault et le froit et que autant lui estoit l’air des champs comme de la ville, firent les princes monter gens a cheval pour lui aler querir, lesquelz perdirent leurs paines entirement, car il s’en estoit alé en son hermitage, ou quel lieu il volu sa vie user et soy repentir. Et la mourut il, sy n’en fault plus parler sinon prier pour lui. Et ainsy a il esté de tous ceulx [177r] qui oncques furent, et sera de ceulx qui sont et qui seront : chascun convient mourir tant ait longuement vescu, chascun convient pourir tant ait en hault estat son temps usé, chascun est a la mort subgiet quelque francise, quelque empire, quelque seignourie ou domination qu’il ait eue et possedee. Sy est bon d’y penser a la fois sans la mettre du tout en oubly, pour ce qu’en elle n’a nul terme, elle n’oït, elle n’entent que elle ne voit, elle n’a point d’eure, elle n’a point de jour, elle n’a aucun repos, elle abat tout, elle se fiert partout, elle n’a paour de rien, elle ne doubte rien tant soit fort, elle n’espargne homme ne femme jeune ne vieux. Sy en dit ung sage deux vers rimez en maniere d’enseignement en parlant a chascun, disant :
Quoy que la mort nous soit espoventable,
A y penser souvent est chose prouffitable.
213Rolant le noble combatant, pensant au temps passé et a la proumesse que lui et Olivier avoient faitte, vint devant son oncle Charlemaine et lui dit : « La mercy Dieu, Sire, fait il, vous estes appaisié avecq ceulx qui long temps vous ont guerre menee et lesquelz, ad ce que je puis ores percevoir, sont desireux d’entretenir le traitier qui par la grace du Saint Esprit et par le moyen de Olivier et de moy a esté comme trouvé et basti voire. Mais ce fut par condicion que Olivier me devoit sa seur [177v] Aude, la fille Regnier de Gennes, niepce Gerart le signeur de Vienne, donner par mariage et qu’il soit voir et dont assez pouez sauoir : j’ay mon cuer en elle assis tellement que retraire ne l’en pouroie. Sy vous prie que la damoiselle me soit donee et que, presens ses milleurs amis, qui cy sont, de vostre bon gré et de leur consentement soions elle et moy fiancez, ad ce que nos amours ne puissent desjoindre et que elles soient au droit neu nouees et athacees ; sy sera par la besongne mieulx confermee. » Sy respondi a ce le noble empereur presens les princes viennois et ceulx de France, qui la estoient : « Vostre mariage ne vouldroie je mie empeschier, sire Rolant, fait il, et non feroie je pas cellui de la damoiselle ne le bien de vous deux assambleement, mais tant vueil je maintenant bien que vous sachiés que j’ay pour vous esté en sy grant frayeur lors que vous combatistes contre Olivier que pour ce me vouay je au Saint Sepulcre, affin que Dieux vous donnast grace d’eschapper cellui jour de mort et de pril. Sy ay devocion de mon voyage parfurnir premierement et laissier tous autres affaires, quelz quilz soient voire, et meneray en ma compagnie vous, Olivier et mes pers et milleurs barons, se avecq moy vuellent venir. Mais je ne dy mie que, icelui voyage fait, vous et Aude ne soyés fianciés [178r] ainsi que requis m’avez, se a ce se vuellent ses parens consentir. » Sy se teust Rolant a itant comme content du vouloir de son oncle. Et lors parla Obvier, qui moult fut joieux de ce qu’il avoit icellui voyage empris et luy dit :
214« Vostre mercy, Sire, noble empereur, fait il, dont il vous a pleu moy eslire pour l’un d’iceux qui yront en vostre compagnie, car ce feray je plus volentiers que ne le me voudriés commander. Et croy que les prieres que vous feistes lors que Rolant et moy combatimes aleroit jusques és oreilles de Dieu, le quel a lui et moy saulvez de mort. Or est ainsy que Rolant est amoureux de ma seur, et je suis tout amoureux de lui aussi que, s’il vous en plaist133 a faire134 l’assemblee a vostre retour, il n’y aura aucunne controverse que ainsi ne soit fait, s’il plaist a mon pere Regnier, au duc Garin de Monglenne et a mon oncle Gerart de Vienne, qui en especial atout le gouvernement de ma seur sy en peuent135 bien avoir le bail. Et au regart de moy, je la donne a Rolant et promet a Dieu que jamais ne lui feray faulte pour la bonté que j’ay en lui trouvee. » A ces mots furent les princes tous joieux, et en especial Rolant, lequel s’avancha et vint vers Aude, laquelle se batoit ensamble136 avecq la dame de Vienne, qui toute fut joieuse de l’assemblee. Sy leur prist lors Olivier les mains, et comme s’il [178v] feust prestre les acorda, presens Ogier, Salmon, le duc Naymon, Sanson d’Orleans, Turpin de Rains, Doon de Nanteul, Hemon de Dourdenne, Gondebeuf de Frise, l’Escoçois Guillemin et moult d’autres, qui firent ciere joieuse et le racompterent a l’empereur, lequel parloit aux barons viennois. Sy n’en firent que rire les signeurs et dirent que encore seroit l’amour grande et bonne des deux nobles combatans.
Notes de bas de page
1 Allusion aux Enfances Charlemaine.
2 ms. gongoisses.
3 abrégé borgne.
4 ms. uulgamment.
5 ms. uoulrent biffé.
6 ms. iiii.
7 ms. iiii.
8 fos 64-65 sur parchemin.
9 onques biffé.
10 ms. regardre.
11 ms. affilz.
12 Allusion à Aymeri de Narbonne.
13 Allusion à la Prise d’Orange.
14 ms. preparent.
15 ms. verroie.
16 estoient répété.
17 ms. se party se parti.
18 ms. emparlez.
19 ms. affuir.
20 Allusion à la Chanson d'Aspremont.
21 Allusion à la Chanson d'Aspremont.
22 ms. auroyes écrit au-dessus de la ligne, biffé.
23 Allusion à la Chanson d’Aspremont.
24 ms. terraston.
25 beaulande a aymery répété.
26 ms. preilleuse.
27 ms. est.
28 Texte incompréhensible.
29 recoit biffé.
30 Allusion à la Chanson d’Aspremont.
31 ms. et drechier.
32 ms. endosser.
33 ms. nons.
34 ms. par erreur beaulande
35 Allusion au péché de Charlemagne ?
36 sire fait il biffé.
37 robastre lors estant écrit dans la marge.
38 ms. empouroit.
39 ms. feront.
40 ms. semblabement biffé en encre rouge.
41 ms. de.
42 ms. fille.
43 ms. emprendray.
44 ms. amez.
45 ms. gongie.
46 piaisi biffé en encre rouge.
47 ms. descourverte.
48 ms. affaire.
49 ms. oyie.
50 ms. uous.
51 ms. poueees.
52 ms. apperceust de la douleur dont répété.
53 ms. delle.
54 Allusion à la chanson Aimeri de Narbonne, mise en prose à la fin de cette edition.
55 ms. mesment.
56 Allusion à la chanson Les Narbonnais, notamment à sa première partie, Le Departement des enfanz Aymeri.
57 Allusion à la chanson Aymeri de Narbonne et à la première partie des Narbonnais.
58 et passe répété.
59 sic ?
60 qui me faisoit acroire répété
61 oncle biffé
62 qui répété
63 ms. impetrer.
64 Au f° 112v, Aymeri a battu «.iii. chevaliers ».
65 ms. mesment.
66 sic ?
67 sic ?
68 ms. quil il.
69 Allusion à la Chevalierie Ogier.
70 uient biffé.
71 Allusion à la Chanson Ami et Amile.
72 salu biffé.
73 ms. embrief.
74 ms. emprison.
75 ms. da.
76 sic.
77 ce répété.
78 le duc gerart biffé.
79 ms. charlemaines.
80 nuiree biffé.
81 ms. armez.
82 ms. mie ne voulurent ne.
83 prendre biffé.
84 ms. affaire.
85 Roland sait le nom de Robastre !
86 ms. belande.
87 ms. encores a des.
88 engendrent : -ent biffé.
89 ms. dis.
90 ms. emparla.
91 en sy faire répété.
92 sic.
93 ms. emparler.
94 jour inséré.
95 ms. en foy ; foy biffé.
96 mais biffé.
97 quant biffé.
98 ms. lay moye.
99 espulchierent.
100 sic ? tache d’encre.
101 ms. en la cite de blefues au retour de raincesuals ou il furent trahis sepulturez.
102 Olivier devrait plutôt regarder vers le camp de l'empereur !
103 ms. ueus uenus.
104 ms. affaire.
105 Mot illisible biffé.
106 il biffé.
107 Voir ci-dessous.
108 ms. uoulsissent.
109 il biffé.
110 ms. ueulle.
111 respondi répété.
112 eussent biffé en encre rouge.
113 ms. il.
114 ms. meruelles.
115 ms. afforce.
116 ms. bailleroit.
117 ms. emsans.
118 ms. message.
119 ms. le le, ou faut-il comprendre la le ?
120 ms. conforter.
121 de biffé.
122 ms. gennes
123 ms. affaire.
124 ms. commanderoit.
125 ms. laltalens.
126 ms. conclusons.
127 ms. quelle quelle.
128 ms. chiere faitte.
129 ms. damoiselles biffé.
130 ms. brassee et pourchassee.
131 ms. quatres.
132 Allusion aux Narbonnais.
133 ms. emplaist.
134 ms. affaire.
135 ms. puet.
136 ms. ensalbe.
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