Introduction
p. XI-XXII
Texte intégral
Le manuscrit
1Henry Martin1 décrit le manuscrit 3351 de la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris comme suit : « Papier, 379 feuillets. 282 sur 202 millim. Écriture du xve siècle, à longues lignes. Initiales rouges et bleues. Titres rouges. De la bibliothèque de M. de Paulmy. — Antérieurement, de la bibliothèque du duc de La Vallière, chez lequel l’a vu Barbazan ; [...]. — Antérieurement, de la bibliothèque du prince d’Isenghien, n° 2010. Reliure en veau brin, à fils d’or. »2 Les feuillets 1 et 22 sont mutilés. Beaucoup d’espaces de taille variée sont laissés libres pour des illuminations, qui ne furent jamais exécutées. Une seule main semble avoir écrit tout le manuscrit.
2Nous nous permettons de reproduire ici la description détaillée de François Suard3 : « Il s’agit d’un in-folio de 202 mm de large sur 296 mm de haut, écrit sur papier ; il comporte 379 feuillets groupés en 31 cahiers. L’écriture, une cursive assez large mais élégante, est du xve siècle ; la foliation a été apportée par une main moderne ; la copie est à pleines lignes. Sans être somptueux, le ms. a été exécuté avec un certain soin, et ce n’est pas un simple brouillon, comme le BN., fr. 1497. Une rubrique précède chaque chapitre ; en début de paragraphe, on trouve des lettrines alternativement bleues et rouges. A l’intérieur même d’un paragraphe plusieurs lettres sont rehaussées d’un trait rouge vertical : initiales de noms propres, de propositions ou de vers lorsque le texte en contient, de proverbes disposés en distiques. Un signe particulier, également porté en rouge, précède les passages au style direct : [...]. A plusieurs reprises des espaces blancs, plus ou moins importants, ont été laissés : au ffs. 30v, avant le chapitre où Robastre combat Frommont et Foucard ; 32v, lors de l’arrivée de Fregonde à Beaulande ; 51v, comme si le copiste avait songé à continuer le passage versifié qui raconte la séparation de Regnier et d’Olive ; 143v, avant le combat de Roland et d’Olivier ; 223r, avant le récit de la prise de Narbonne ; 246r, avant le combat de Galien contre Burgalant ; 312v (bas)-313r (haut), après l’exemple de Merlin. La copie n’était donc pas totalement achevée, encore que parfois l’espace laissé en blanc serve à souligner l’importance du passage qui va suivre. Outre les lettrines de début de paragraphe et les rubriques, l’ornementation comporte deux grandes lettres ornées à la plume [f°s 1r et 223r] ; certains explicits sont également en rouge. Une place importante était laissée au r° du premier feuillet, peut-être dans le but d’y placer une vignette ; ce premier feuillet est malheureusement mutilé, la moitié droite ayant été arrachée ; grâce à ce qui subsiste de la rubrique, on voit malgré tout que la compilation se présente comme une geste de Monglane. [...]. Louis de Gand de Merode de Montmorency, né en 1678 à Lille et mort en 1767 à Paris, prince d’Isenghien et de Masmines, maréchal de France, a très bien pu acquérir lui-même ce ms. ; toutefois le caractère légèrement dialectal du texte nous paraît s’accorder avec une entrée du ms. beaucoup plus ancienne dans le patrimoine du prince. »
Date
3Contrairement à ce que suppose Léon Gautier4, nous pensons que 3351 a eu à sa disposition la mise en prose de Girart de Vienne des Croniques et Conques tes de Charlemaine de David Aubert5, et non vice versa. Comme Gautier, nous allons en comparer un passage :
Aubert
Ceulx de la cite furent moult ioieux de veoir le conte Oliuier emmener le duc Rolant ; chascun pensoit qu’il l’eust conquis et qu’il se fust rendu a lui. Si en fu aduerty l’empereur par Guennelon, qui portoit tousiours voulentiers mauuaises nouuelles ; dont il fu doulant que merueilles. Et dist bien en soy mesmes que Roilant n’auoit fait tout ce que pour l’amour de la seur d’Oliuier, que plus amoit que femme du monde ; lequel se print a lamenter piteusement.
3351
Dieux, comme furent ceulx de l’ost joieux d’ainsi veoir Olivier, qui emmena Rolant, le noble champion ! Chascun qui les vist cuida bien que Olivier l’eust conquis et que Rolant se fust a lui rendu. Sy le sceust l’empereur par Guennes, qui volentiers s’entremettoit de mauvaises nouvelles faire savoir, et quant Charles le sceut, il en fut moult dolent et bien dit a soy meismes que tout ce n’avoit fait Rolant que pour l’amour de Aude, la seur Olivier, que plus aymoit que femme nulle du monde. Sy se prist a lamenter et souspirer parfondement.
4Gautier est de l’opinion qu’« il est visible que David Aubert a transcrit, en l’abrégeant, un texte plus ancien »6, dû à sa conviction que nous avons affaire ici à des mises en prose indépendantes. Cette vue n’est nullement contredite par la possibilité que 3351 ait copié le texte de David Aubert, d’autant plus que son auteur se réfère fréquemment au « livre » dont il rapporte le contenu dans L’Histoire de Girart de Vienne, comme il ressort de la phrase « comme racompte l’istoire, laquelle j’ay leue en gracieux mos et bien prosez. » (f° 102v). A notre avis, il n’y a pas de doute que 3351 est plus jeune — aussi linguistiquement —, amplifiant le texte de David Aubert.
5En résumé, il semble que 3351 soit postérieur aux Croniques et Conquestes de Charlemaine, ouvrage qui fut présenté à Philippe le Bon en 1458. D’autre part, comme le volume est plus petit qu’un exemplaire de présentation et que, à part deux initiales fort ornées (f°s 1r et 223r), les illuminations ne furent jamais exécutées, il est possible qu’il s’agisse ici d’un volume de proposition de travail, qui ne fut jamais transformé en exemplaire de présentation, peut-être à cause de la mort du duc en 1467, — à supposer que toute cette entreprise était en effet destinée au duc même.
Contenu et sources
6Le ms. 3351 de l’Arsenal se divise en
7Préliminaires (contenant une Histoire de Garin de Monglane abrégée) ;
8L’Histoire de Hernault de Beaulande et de Millon de Pouille son frère ;
9L’Histoire de Renier de Gennes ;
10L’Histoire de Girart de Vienne ;
11L’Histoire du Voyage à Jérusalem et à Constantinople ;
12L’Histoire de Galien le Restoré (I) ;
13L’Histoire d’Aymeri de Narbonne (I) ;
14L’Histoire de Galien le Restoré (II) ;
15L’Histoire d’Aymeri de Narbonne (II) ;
16L’Histoire de la reine Sibille (contenant une Histoire du Couronnement de Louis abrégée).
17Nous n’avons pas publié cette dernière partie, puisqu’elle a déjà fait l’objet d’une édition récente par Hermann Tiemann7, d’autant plus que le rapport avec La Geste de Monglane y est extrêmement faible : Aymeri de Narbonne et ses enfants interviennent dans la dispute entre les partisans du fils de Charlemagne, Louis, et ceux de la reine Sibille, et Louis finit par épouser la fille d’Aymeri, Blanchefleur. Cela ne nous semble pas justifier une republication d’un texte qui occupe plus de cent folios dans le mansucrit (f°s 280r-379r). On doit se demander en général ce qui a motivé le prosateur de 3351 d’inclure cette histoire dans La Geste de Monglane. A notre demande, le prof. François Suard nous a fait parvenir l’avis suivant : « La Reine Sibille l’intéresse, peut-être parce qu’il dispose d’une version en vers ou en prose — je n’ai pas élucidé la question des sources — ou pour tout autre raison. Ce que nous pouvons constater, en revanche, c’est son souci de maintenir constamment un lien entre sa version de l’histoire de l’épouse persécutée et certains aspects de l’histoire des Aymerides — peut-être suivant un vague plan chronologique. Il intercale entre Galien et Reine Sibille la fin d’Aymeri de Narbonne, place dans le cours de Reine Sibille le Couronnement de Louis, accorde aux Aymerides un rôle différent et plus important que celui qu’accorde par exemple la version espagnole. Ma conclusion : impossible, je crois, d’établir avec certitude les raisons de la place de Reine Sibille ; en revanche le souci d’accorder son récit à son propos premier (une Geste de Monglane qui n’oublie pas Aymeri et Guillaume) est évident » (lettre du 7 avril 1993).
18Comme nous ne publions pas L’Histoire de la reine Sibille, nous avons intitulé notre édition La Geste de Monglane en prose, en suivant en cela Gaston Paris8, bien qu’il s’agisse notamment des aventures des fils, petits-fils et arrière-petits-fils de Garin de Monglane. D’autre part, la division susmentionnée rappelle celle du manuscrit de Cheltenham9, qui contient
Hernault de Beaulande ;
Renier de Vienne ;
Girart de Vienne ;
Galien ;
La Chronique de Saint-Denis,
19sauf qu’il manque la deuxième partie de L’Histoire de Galien le Restoré et toute L’Histoire d’Aymeri de Narbonne et que Cheltenham a substitué La Chronique de Saint-Denis à L’Histoire de la reine Sibille10.
20Avec Jules Horrent,11 nous sommes de l’avis que 3351 de même que Cheltenham remontent à un poème Garin de Monglane perdu, que Gaston Paris12 date du xive siècle et David Dougherty et Eugene Barnes13 peu après 1350. Comme Gaston Paris et Jules Horrent l’ont démontré, ce poème n’a pas dû contenir ni le Galien ni l’Aymeri de Narbonne : il s’est inspiré d’un Girart de Vienne, dont il a amplifié les données sur Hernault de Beaulande et Renier de Gennes14 ; il est donc certainement erroné — comme Léon Gautier l’a supposé — que les textes relatifs remontent à des poèmes indépendants, malgré, dans La Geste de Monglane en prose, des formules telles que « Cy fine l’ystoire de Hernault et de Millon son frere » (f° 33r) et « Cy fine l’istoire de Regnier de Monglenne duc de la cité de Gennes » (f° 53v), formules qui, d’ailleurs, ne seront plus employées plus tard. A notre avis, l’auteur de 3351 n’a donné qu’à ces deux parties l’indépendance d’un chapitre, organisation du travail qu’il a oubliée ensuite. Il est évident que le manuscrit de Cheltenham, La Geste de Monglane en prose et les Guérin imprimés15 forment un ensemble pour ce qui est de leur contenu relatif, c’est-à-dire avec une ou deux parties manquantes dans l’un ou l’autre de ces textes, et descendent d’un texte commun.
21Léon Gautier trouve aussi que l’auteur de 3351 « est un écrivain fantasque et inégal qui tantôt resserre à l’excès son modèle et tantôt le développe abusivement »16. Georges Doutrepont17 est du même avis ; il écrit : « Le prosateur a dû traiter sa matière avec grande liberté. Il l’a raccourcie, et ainsi il a supprimé des scènes et des événements qui présentaient de l’intérêt. D’autre part, il a prêté une extension injustifiée à des faits peu importants. » Jules Horrent18, par contre, a fort bien saisi le caractère particulier de l’auteur de La Geste de Monglane en prose lorsqu’il écrit : « On conçoit qu’une rédaction remplie d’autant d’imprévus ait paru fantasque à Léon Gautier et qu’elle ait dérouté son esprit en quête de formes anciennes. En réalité, elle est intensément originale, et son auteur n’est pas dépourvu de savoir-faire. Son but étant d’abréger [?], il abrège non seulement par des omissions, par des silences, mais aussi par des résumés. Mais il n’abrège pas systématiquement : il étale quand son dessein l’exige. »
22Une autre partie dont la source se dessine est L’Histoire d’Aymeri (I) et (II), qui doit remonter au même modèle que le manuscrit 1497 de la Bibliothèque Nationale, car voici le titre de ce manuscrit : « L’Histoire de Aymery de Beaulande, qui conquist Narbonne et Languedoc, et de son filz Guillaume au Court Nez, qui conquist Orenge » ; il date également du xve siècle.
23Il y a en outre le problème des parties en vers et des proverbes. Discutons d’abord ces derniers. Le texte que nous publions, c’est-à-dire La Geste de Monglane en prose sans L’Histoire de la reine Sibille, contient quarante-quatre proverbes à deux lignes décasyllabiques (v. Annexe). Ceux-ci correspondent ainsi à la tendance, au xve sièce, au discours sentencieux dans le genre narratif19. En effet, les proverbes proprement dits ne commencent que dans L’Histoire de Girart de Vienne ; cependant, le texte est déjà plein de phrases sentencieuses auparavant, telles qu’aux f° 54r : « Et est bien vray le mot la ou on dit que grant fortune ne puet mie tousjours ou longuement durer. Sy n’est mie sage qui trop si fie. » ; f° 59v : « Et ne se peust taire qu’il ne lui deist : ‘Gérait, a paine puet cellui gagnier qui en son cuer a deux paires de pensées !’ » ; f° 61r : « Est assez approuvé en ung proverbe la ou l’en dit souvent : ‘Assez acorde qui ne dit mot.’ » ; f° 62v : « Sy n’en puet autrement estre, car puis que une farine est une fois pestrie, c’est fort de jamais la rebuleter. » ; f 66v : « L’omme ne vault que tant qu’il se fait valoir. » ; f 69r : « Pourtant puet l’en seurement reciter ce que pieça fut bien dit que sens et jonesse ne sont mie longuement ensamble. », etc. Après ces phrases sentencieuses commencent les distiques ; ce n’est que rarement que ceux-ci alternent avec des phrases sentencieuses. Ainsi au f° 111r : « Et ainsy gouverne amours ses servans, sans jour, sans heure et sans terme nul. » ; f° 117v : « car comme on dit en commun parler : ‘Femme qui donne s’amours habandonne.’ » ; f° 122r : « ungs homs desmessurez et hors d’atrempance ne puet l’en trop rigoreusement chastier », etc., mais il n’y a pas de doute que ces phrases diminuent en faveur des distiques au fur et à mesure que le récit avance. Néanmoins, François Suard remarque à juste titre que le recours au discours proverbial dans ces récits narratifs « paraît destiné à maintenir, dans une certaine mesure, l’identité lyrique du texte épique »20.
24En effet, La Geste de Monglane en prose contient aussi six fragments versifiés en alexandrins : le premier (16 vers) se trouve aux f°s 6v-7r, le deuxième (15 vers) aux fos 34v-35r, le troisième (14 vers) au f° 51r, le quatrième (24 vers) au f° 56r-56v, le cinquième (14 vers) au f° 68r et le sixième (11 vers) au f 81, c’est-à-d. le premier relève de l’histoire d’Hernaut de Beaulande, les deux suivants relèvent de l’histoire de Renier de Gennes et les trois autres de celle de Girart de Vienne. Les fragments 1, 2 et 6 sont en correspondance avec le manuscrit de Cheltenham21. « A part le deuxième, copié à pleines lignes et sans capitale initiale de vers, ces poèmes sont visuellement démarqués de la prose environnante avec une disposition par vers et des initiales en capitales rubriquées »22. Notons aussi que cinq fragments se trouvent avant la partie du texte qui contient des distiques ; le sixième est situé cependant après la citation de trois proverbes, ce qui n’empêche de penser que les deux phénomènes se trouvent dans un rapport lyrique tel qu’il fut étudié par Suard. Le fait que dans trois cas il s’agit de passages empruntés à Cheltenham ou à son modèle montre que notre auteur a désiré rattacher son œuvre à la tradition épique. Ce désir se manifeste encore davantage dans les autres fragments, qui sont, comme le montre Andrieux-Reix23, du propre cru de l’auteur de La Geste de Monglane en prose. Mais il paraît avoir abandonné son projet en faveur du proverbe, malgré le fait qu’il avait Cheltenham ou son modèle à sa disposition, qui, à part un Voyage à Jérusalem et à Constantinople et un Aimery de Narbonne, lui fournissait une source non seulement pour Hernaut de Beaulande, Renier de Gennes et Girart de Vienne, mais aussi pour Galien le Restoré. En bref, le discours sentencieux l’a clairement remporté ici sur le discours épique.
25Cela n’est nulle part plus visible que dans la longue description de l’amour, qu’il vaut la peine de citer en entier :
« Sy est a croire que c’est forte chose que d’amour. Et a paine est il nul qui contre ses esmouvemens sache remedier. S’est feu qui a grant paine se puet estaindre. C’est eaue ou il n’a fons ne rive. C’est fontaine dont on ne scet trouver la source. C’est bois ou il n’a que buissons et grans arronces. C’est chemin ou chascun se fourvoie. C’est sente ou il n’a point d’adresse. C’est une mer dont chascun veult boire et ne puet. C’est tourment agreable. C’est joie possible. C’est chastel sans deffences, car les plus rusez y sont pris. Et qui vouldroit des anciens parler, on poroit nommer Tristran, qui pour l’amour de Yseut, la femme du roy Marc de Cornuaille, fut longtemps comme fol et perdi son sens. Kehedins, le filz du roy de Bretaigne, mouru en icellui temps pour l’amour d’elle mesmes. Theseus, le filz du roy de Coulougne, se fist enchasser en ung aigle d’or a Romme pour parler d’amours a la fille de l’empereur, pour ce que autrement ne le pouoit faire par nulle maniere. Aristote ne se sceut deffendre que une femme que tant amoit ne le chevauchast, ne Virgille, qui plus savoit de clerq du monde, ne sceut son sens garder qu’amours ne le desvoiast tellement que pour parler a une dame se laissa pendre a une tour, si que il le vist qui voulut l’endemain. Philis la roine ama tant Demophon que lui, estant au siege de Troye la grant, elle se pendi pour ce qu’il ne la venoit veoir. Medee, qui tant ama Jason qu’elle lui enseigna maniere et aprist comment il conquerait la toison d’or et depuis eust de lui deux enfans, qu’elle tua a ses mains. Dido aussi, la royne de Cartage, s’ocist pour l’amour de Eneas finablement. Ce seroit ung compte infini, car il n’est clerq qui en seust le nombre trouver ne escripre » (f° 115r-115v).
26De même, il y a un passage qu’on pourrait intituler « Chastoiement d’une mère à son fils ». Il s’agit des exhortations de Fregonde à Aymeri lorsque celui-ci quitte la maison paternelle de Beaulande pour se rendre à la cour de Charlemagne. C’est un des passages en vers :
« Beau doulz fils, dit Fregonde, aprivez et
notable,
Soyés en nostre foy tousjours ferme et estable,
Amez et servez Dieu pour lui estre acceptable,
Et au monde propice fault estre charitable.
Parlez courtoisement et soyés veritable,
En vos dis et en fais envers chascun traitable.
Estre doulz et courtois est chose pou coustable
Sans prendre orgueil, qui est pechié espoëntable.
S’un homme povre ou riche, marquis ou connestable
Avoit tout l’or du monde et chevaulx plaine
estable,
S’il a orgueil en soy, la fin en est doutable.
Humilité vaut moult, car elle est proufittable.
Aussi vous pry, beau filz, soiés entremetable
A la court Charlemaine, se le servez a table,
Regardez bien comment, car il est redoutable :
Aux felons est cruel et aux bons est pitable. »
(f° 68r)24
27En outre, il faut mentionner la description détaillée d’une bataille de l’époque, qui, malheureusement, est trop longue pour être citée ici (f°s 266r-267r) ; elle est suivie d’une longue réflexion, étayée d’exemples tirés de l’antiquité et, chose curieuse, des chansons de croisade, sur la mort inexorable (f°s 267v-268v).
28Une autre marque caractéristique de l’auteur de La Geste de Garin en prose est son intervention fréquente au sujet de l’organisation de la matière. Ainsi, il dit à propos de Millon de Puille (f° 7v) qu’il a épousé une gentille jeune fille, « en la quelle il engendra deux nobles damoiseaux, desquels l’istoire parlera cy aprés. Si ne se puet mie tout racompter ensamble mais par ordre pour mieulx concepvoir l’escriture. » De même, on lit au f° 100v que « ne puet mie l’istoire de tout parler par ordre ne aultrement, car trop pouroit par aventure ennuier aux liseurs ou aux escoutans. ». Le passage le plus explicite concernant la tâche que l’auteur s’est proposée est le suivant :
« Mais avant ce que l’istorien entame la matiere qui puet par nature estre mensongiere ou forte a croire a ceulx qui la liroient, il proteste que les mots, du moins partie, ne lui soient imputez pour baverie, car son intencion n’est aucunnement d’y mettre ne adjouster rien du sien mais que seulement escripre et racompter joieusement ce qu’il a veu et trouvé en pluiseurs livres assez revenans l’un a l’autre. Et s’aucunne mençonge y est par aventure ditte ou racomptee plaisanment, sy est elle discrette, de romans et histoires rimez d’aucuns temps que l’istorien croit aussy a paine que les escoutans et s’en raporte ad ce qu’il en fut. Sy pouroient aucuns dire qu’il vauldroit mieulx soy reposer que soy entremettre de telles choses faire ; a quoy respond l’istorien qu’il a veu le dit d’un sage, parlant en maniere de notable en deux vers rimez, disant :
Loiseux plaisir, quoy qu’il face a blasmer,
N’est pas legier a desacoustumer. »
(f°s 180r-180v)
Analyse scriptologique des premiers cent folios de 3351
29La scripta de 3351 est fortement teintée de picardismes ; voir GP = Charles Théodore Gossen, Grammaire de l’ancien picard, Bibliothèque française et romane, série A : Manuel et études linguistiques, 19. Paris, 1970. Voici l’énumération des faits les plus saillants :
- a[accentué > e (GP 47) : le ‘là’ (56v), etc..
- -avu > -au, -eu (GP 49) : peu (47r, 87v), mais pou (24r, 55r, 67v).
- ar pour er devant consonne et vice versa (GP 50) : (des)chergant (30v), chergier (37r).
- yod + -ata (GP 55) : convoye (11r), maisnie (17v), baptisie (33r), esmerveillie (49r), conseillie, (60r), avitaillies (78r), froissies (81r), lignie (8v, 20v), mais lignee (43v, 69r).
- e] > ie (GP 59) : chiés (27v), chiez (42v), triefves (46r, 47r, 49r).
- e + 1 entravés (GP 61) : biau (9v, 36v, 38r), biaux (11r, 18r, 19r), mais beaulx (26r, 67v), damoisiaux (39r), mais damoiseaux (54v, 67r, 81v), quariaux (40v).
- i[ + nasale > ain (GP 68) : maindre (36v), mains (39v, 41v, 56r).
- -ilius > -ieus (GP 70) : fieulx sg. (70r).
- i suivi d’une nasale (GP 72) : prumier (64r), mais premier (35r), prumiere (6v, 35r), mais premieres (66r), fumelles (17r).
- o[ > ou > eu (GP 80) : veneours (26r), trahitours (19r), labour (55v) ; veu ‘vœu’ (21r), espeuse (44r).
- *jovene (GP 81) : jone (8v, 9v, 27v), josne (34r), jonesse (2v, 8r, 34r), jonnesse (71r) ; jeune (42v, 50v, 69r), jeunes (72r), jeunesse (34r, 42r, 80r), jenne (56r, 87r), jennes (69r, 72r, 72v).
- *kruppa (GP 85) : cruppe (51v).
- e protonique, se trouvant par la chute d’une consonne latine en hiatus devant une voyelle > e (GP 86) : nient(mains) (72v), nent(mains) (80r), mais neant(mains) (83r).
- e initial atone + l mouillé (GP 89) : milleur (8v, 12v, 14v), mais meilleur (63r), mervillier (5v, 12r, 25v), s’emervilla (lOv), mervilleux (17r, 22r, 48r), mervilleusement (80v).
- e initial atone + n mouillé (GP 89) : signeur (4v, 5v, 6r), mais seigneur (62v), signeurs (2r, 5, 8r), signourie (4r, 8r, 92v), mais seignourie (13v, 23r, 34r), seignourial (7r), sengnourie (5r), ensigné (68v), ensigniés (66r).
- e inaccentué > i : possidoient (3r), possidons (67v), mais posséder (34r), liçon (9v), mais leçon (72v, 77r) ; visetoit (15v), viseter (42v), mais visiter (51r, 65v).
- e inaccentué entre consonne et r tombe : entrefrirent (85v), prilleux (97r), prillleuse (79v), empreïs (57v), mais empereïs (58v).
- c + e, i initial et intérieur derrière consonne, c + yod intérieur, t + yod derrière consonne > ch (GP 91) : acommenchié (60r), adrecha (31v, 83v, 95v), adrechié (24r), mais adrecier (28r), adreçoit (31v), ainchois (13v, 15v, 19v), anchois (36v, 38r), mais ainçois (35v, 58r, 68v), appercheust (35r), apperchut (27v, 51, 52v), mais aperceut (69r, 69v), avancha (46r, 83r), avanchier (72r), s’avanchoient (79v), cachier ‘chasser’ (78r), cha (39r, 44v), mais ça (69r), commencha (6r, 56r, 76v), commenche (54r), commenchement (19r), commenchoit (21v, 89r), couroucha (37r), courouchier (47r), denoncha (42r), drechier (9v, 82v), embracha (66v), fachiés (40r, 43v, 71r), fachon (40r), mais façon (84r, 86r), lancha (17r), menachier (17v), merchi (11r, 28r, 58r), mais mercy (30v, 31r, 35r), merchierent (45v), nonchier (66r), nourriche (4r), perchurent (9v), mais perceut (85v), perchut (13v), mais perceut (59r, 71r), piecha (4r, 9v, 13v), mais pieça (28v, 34v, 35r), piece (17r, 24r), recheu (2v), recheut (55r).
- c + a à l’initiale et intérieur derrière consonne (GP 95) : calengier (46r), Carlemaine (47r), cascun (45v, 74v, 80v), mais chascun (92r), cachier ‘chasser’ (78r), cault, adj. (26r), mais chault (76r), chaulx (95v), chault, vb. (98v), cose (12v, 18v, 22v), mais chose (14r, 24r, 31r), escaffault (6v), s’escappa (99v), fourques (31v), pourcas (19v), mais pourchas (65r), Ricart (94r).
- c + a libre et intérieure (GP 96) : aprocement (49v), aprocerent (78r), aprocierent (90v), mais aprochoit (54v), basceler (40r), ceval (31r, 45v, 84v), mais cheval (32r, 84v), ducesse (59r, 60r, 60v), ficié (100v), francement (46v), pecié ‘péché’ (79v), rice (33r, 35r, 54v), rices (33r), ricesse (55r, 76r, 89v), mais richement (35v, 57v), reprouce (91r), sace (14r, 60r, 84r), saces (87r), saciés (83v), mais sachiés (87v, 98v).
- l et r finals deviennent muets : qui = qu’il (2v), quil = qui (25r), coureux ‘coureur’ (78v), nepveur (78r, 79v, 80r).
- Confusion de -s- et de -ss- (GP 107) : faissant (80r), faissoit (3r, 28v), paissibles (75r), souffissanment (38r), mais soufisanment (92v).
- Dissimilation de r (GP 113) : merquedi (23r, 82v).
- Métathèse du groupe voyelle + r et vice versa (GP 114) : atrempance (76r), radercier (13r), mais radrecier (13r), radrechier (13r), tourblee (12r).
- Absence d’une consonne intercalaire d dans le groupe n’r (GP 116) : venray (87v), venroit (39r), venra (13r, 37r), mais vendra (81r).
- 1 + yod> l (GP 116) : boulir (14v).
- Art. déf. f., sujet et régime, le (GP 121) : le (33r, 38r, 44r).
- Formes affaiblies de l’adj. poss. no, vo (GP 127) : vo (34v).
- Futur et conditionnel des IIIe et IVe conjugaison avec insertion d’un e svarabhaktique (GP 131) : averay (100v), averoie (100r), averoit (14v), buvera (45r), deffenderay (75r), perderoie (83v), prometteray (47r), mais prometray (48r).
- Futur et conditionnel avec absence de e devant r : deportroie (14v), mais deporteroit (86v), doubtroit (21 v), levrez (46v), menray (23v).
- Impf. subj. sigmatiques (GP 134) : donissiés (82r, 91v), espousissiés (44r), moustrissiés (76v), prenissent (23v), prenist (73r), prenistes (95v), tenissiés (46r), venissez (47v).
Notes de bas de page
1 Henry Martin, Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque de l’Arsenal, t. III, Paris, 1887, p. 343.
2 C’est par erreur que Martin écrit que « ce manuscrit a été publié par M. Koschwitz, Karls des Grossen Reise nach Jerusalem und Constantinopel (Heilbrunn, Henniger, 1880) ; t. II de l’Altfranzösische Bibliothek, dirigé par M. Förster. » Martin fait ici une confusion avec Sechs Bearbeitungen des altfranzösischen Gedichts von Karls des Grossen Reise nach Jerusalem und Konstantinopel, éd. Eduard Koschwitz (Heilbronn, Henninger 1879). En effet, le chapitre « Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople » (f°s 180v-204v de 3351) y est publié aux pp. 40-72.
3 François Suard, Guillaume d’Orange. Étude du roman en prose. Bibliothèque du xve siècle, 44 (Paris, 1979), pp. 14-15.
4 Léon Gautier, Les Épopées françaises, t. III, Paris, 1868, p. 157. Mais Gautier n’avait que les rubriques et un extrait du texte à sa disposition.
5 Croniques et Conquestes de Charlemaine, éd. Robert Guiette, t. I, Académie Royale de Belgique, Classe des Lettres et des Sciences Morales et Politiques, Collection des Anciens Auteurs Belges, n.s., 3, Bruxelles, 1940.
6 Gautier, Les Épopées françaises, t. III., p. 158.
7 Der Roman der Königin Sibille in drei Prosafassungen des 14. und 15. Jahrhunderts. Mit Benutzung der nachgelassenen Materialien von Fritz Burg, hrsg. von Hermann Tiemann. Veröffentlichungen aus der Staats- und Universitätsbibliothek Hamburg, 10. Hambourg, 1977. Le texte du ms. 3351 s’y trouve aux pp. 187-295.
8 Gaston Paris, « Le Roman de Garin de Monglane », Romania 12 (1883), 4.
9 Le dépôt actuel de ce manuscrit est la Bibliothèque de l’Université de l’Oregon, Eugene, Special Collections, CB B 54.
10 Sauf La Chronique de Saint-Denis, le manuscrit de Cheltenham a été publié : La Geste de Monglane. I. Hernaut de Beaulande, II. Renier de Gennes, III. Girart de Vienne, éd. David M. Dougherty et E. B. Barnes, Eugene, Oregon, 1966, et Le Galien de Cheltenham, éd. David M. Dougherty et Eugene B. Barnes, Purdue University Monographs in Romance Languages, 7, Amsterdam, 1981. Les éditeurs de Galien ne se sont pas rendus compte que cette œuvre est incomplète à la fin.
11 Jules Horrent, La Chanson de Roland dans les littératures française et espagnole au moyen âge, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, 120, Paris, 1951, p. 392 (schéma).
12 Gaston Paris, « Le Roman de Monglane », p. 6.
13 David M. Dougherty et Eugene B. Barnes, La Geste de Monglane, p. xv.
14 Dans Girart de Vienne par Bertrand de Bar-sur-Aube, éd. Wolfgang van Emden, SATF, Paris, 1977, les aventures de Hernaut occupent les vers 318-328 et celles de Renier les vers 330-1186.
15 L’édition de Nicolas Chrestien, s.d., Paris, Bibl. de l’Arsenal, 4° Rés. BL 4246, et celle de Michel Lenoir, 1518, B.N., Rés. Y 2 337.
16 Cité d’après Georges Doutrepont, Les Mises en prose des Épopées et des Romans chevaleresques du xive au xvie siècles. Académie royale de Belgique, Classe des Lettres, etc., Mémoires, Collection in-8°, 40, Buxelles, 1939, p. 123. Doutrepont donne une description détaillée de 3351 aux pp. 122-124, bien qu’elle repose presque exclusivement sur les recherches de Léon Gautier.
17 Georges Doutrepont, Les Mises en prose, p. 132.
18 Jules Horrent, La Chanson de Roland, p. 409 et suiv.
19 Voir François Suard, « La Fonction des proverbes dans les chansons de geste des xive et xve siècles », dans Richesse du proverbe, vol. 1 : Le proverbe au Moyen Age, éd. François Suard & Claude Buridant, Bien dire et bien aprandre, 3, Lille, 1984, p. 142.
20 « La Fonction des proverbes », p. 142.
21 Voir Nelly Andrieux-Reix, « De Quelques vers en prose. Une enquête sur la ’Geste de Monglane’ et des présomptions de parenté entre écritures tardives », Romania 110 (1989), 496.
22 Andrieux-Reix, « De Quelques vers en prose », 496.
23 « De Quelques vers en prose », 504-509.
24 Andrieux-Reix, « De Quelques vers en prose », 508, a publié ce passage, mais en omettant deux vers et imprimant son pour soy.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003