4/ À propos du "Fierabras" occitan
p. 1239-1245
Texte intégral
1Dès la parution de l'étude de Gustav Gröber sur la Chanson de Fierabras (Die handschriftlichen Cestaltungen der chanson de geste 'Fierabras' und ihre Vorstufen, Leipzig 1869), la version occitane du poème n'a pas moins intéressé en raison d'une théorie générale sur l'origine de la geste, que pour l'établissement d'un schéma d'ensemble des états textuels de la chanson. On pourrait même dire que les toutes premières recherches sur le Fierabras, et notamment sur le Fierabras occitan publié par Immanuel Bekker, s'inscrivent dans le cadre d'un "exercice de paléontologie littéraire" (la définition est de Gianfranco Contini) ; d'où aussi - soit dit entre parenthèses - l'énorme distance qui sépare l'édition parissienne du Saint Alexis d'une étude où le premier stemma de la philologie romane se voit appliqué à des exigences tout à fait spéciales (le compte rendu sévère de Gaston Paris en est d'ailleurs le meilleur témoignage). On connait les résultats de l'enquête : après avoir réparti les manuscrits de Fierabras en deux groupes sur la base de l'épisode caractérisant le début du provençal (et du Cantare italien), Grober se fait un devoir de relever dans le corps du Fierabras proprement dit tous les éléments qui semblent témoigner d'un état particulièrement archaïque du texte, état qui serait, tout compte fait, assez proche de cette Urgestalt présomptive qu'est le résumé qui se lit dans la Chronique rimée de Philippe Mousket ; cette Urgestalt, c'est justement le poème que Gaston Paris avait appelé Chanson de Balan. Quant aux arguments, ils sont, ou plutôt devraient être bien connus : l'épisode initial ne saurait refléter qu'un état très ancien du texte, il s'ensuit que dans tous les cas où il y a une divergence entre la version occitane et la vulgate française, ce n'est pas la première qui a innové. Naturellement, Gröber ne s'exprime pas de la sorte, et pourtant il est indéniable que d'après le maître allemand, cet épisode et le Fierabras proprement dit ne sont pas deux textes qu'il faut examiner séparément, la présence de l'épisode dans la rédaction occitane (dorénavant appelée "P") pouvant s'expliquer par l'utilisation d'une source secondaire (en tout cas, que le provençal - ou plutôt le modèle français qu'il traduit -n'ait pas essayé de faire oeuvre d'unification entre les deux textes, c'est bien ce qui découle d'une lecture même cursive : voyez par exemple la double présentation du héros sarrazin, vers 90 ss. et 607/626). Du reste, Grbber avait eu de la chance, car par rapport à la rédaction en vers d'oïl imprimée par Kroeber-Servois, celle de P ne présentait pas ce système de variantes internes ou de reprises qui aux yeux des fondateurs de notre discipline ne pouvaient être que le résultat d'une évolution, c'est-à-dire d'une corruption. En somme, si la présence de l'épisode avait déclenché une véritable petitio principii, le critère archéologique appliqué par Grbber ne faisait que renchérir sur le simplisme de l'enquête, car il est évident que dans le système gröberien l'hypothèse d'un abrégement de la part du provençal (ou de son modèle) ne saurait être maintenue.
2Voilà donc, en gros, les arguments qu'on faisait valoir en 1869, arguments que le compte-rendu de Gaston Paris n'a pas réussi à ébranler, d'autant plus que la découverte de la Destruction de Rome en 1872 n'était pas pour mettre bon ordre dans une situation textuelle que les "raisonnements extrêmement spécieux" de Grbber (ce sont les mots du même Paris) n'avaient certainement pas contribué à éclaircir. Le fait est connu : la partie finale de la Destruction gardant une version parallèle, quoique beaucoup plus abrégée, de l'épisode occitan, Grbber a cru pouvoir établir que la Destruction de Rome et la Chanson de Fierabras "ont été composées par le même auteur, de sorte que le premier de ces poèmes, dont l'existence a été plus d'une fois supposée, est le commencement de l'autre". D'où, sur le plan assez concret de la critique textuelle, la picardisation qui affecte l'édition de la Destruction publiée par le même Grbber dans la Romania de 1873, opération qui nous renvoie à la méthode employée dans l'étude sur Fierabras, car dans les deux cas il s'agit d'un transfert indu du problème ecdotique au niveau de la préhistoire littéraire.
3Si j'ai rappelé ces données, c'est que dans les corsi e ricorsi qui caractérisent notre discipline il semble bien que les Handschriftlichen Gestaltungen de Grbber connaissent un regain de jeunesse, car on répète encore aujourd'hui que le Fierabras occitan se fonde sur un Fierabras archaïque et qu'il est (ou plutôt, parce qu'il est ?) mieux structuré, plus logique et conséquent que la Version en langue d'oïl. En somme, il semble bien qu'on puisse répéter avec Rudolf Mehnert que l'étude grbberien "ist in der Tat formell noch nicht widerlegt worden" (cfr. l'étude de 1940, Alte und neue Fierabras-Fragen, p. 55 n.1). Or ce n'est pas à nous de reprendre ici ce que Mehnert avait déjà montré en 1938 (Neue Beitrâge zur Handschriftenverhältnis der chanson de geste "Fierabras d'Alixandre"), c'est-à-dire que le texte de P, en ce qui concerne le Fierabras proprement dit, s'inscrit dans le cadre de la vulgate française qu'il abrège d'après un 'système' assez cohérent, en tout cas un système qu'on peut décrire d'une façon précise. C'est d'ailleurs ce que nous croyons avoir confirmé en 1979 (dans les "Annali della Scuola Normale Superiore" de Pise) en montrant que la rédaction de P est le résultat d'une stratification épaisse où il faut distinguer trois états textuels :
- le modèle français, lui-même plus ou moins remanié ;
- la traduction de ce modèle par un remanieur occitan ;
- l'exemplar de cette traduction-remaniement qui est à l'origine du manuscrit unique de Berlin.
4Quant au modèle, le même Mehnert avait cru pouvoir préciser, d'après un classement provisoire des témoins (le seul dont nous disposions en 1979), qu'il s'agit d'un proche parent de la famille H-B (respectivement, Deuxième et Troisième Version Bleue d'André de Mandach), famille qui appartiendrait au groupe 'y'. C'est une donnée assez claire et que je ne vois pas 'officiellement' démentie, et pourtant même ici il semble bien que les études sur la situation textuelle de Fierabras n'aient pas beaucoup avancé. Evidemment, je ne dispose pas d'une collaction exhaustive, mais cela n'empêche pas que d'après la comparaison du matériel cité par Mehnert avec la varia lectio qui se lit dans l'exemplaire de collation d'Alfons Hilka (exemplaire que M. de Mandach a le mérite d'avoir remis en circulation), d'après cette comparaison la filiation du modèle de P semble être beaucoup plus complexe :
- Tout en étant très proche du type représenté par H et/ou B, la source française de P montre de nombreux points de contacts avec le texte des manuscrits E et/ou D qui appartiennent au groupe 'x' de Mehnert : ce gui semble témoigner (si le classement est exact) d'une contamination des modèles (il est vrai, d'ailleurs, que d'après Ida Wirtz le témoin H se séparerait de B pour se ranger du côté de E-D). En tout cas, la situation n'est pas toujours claire, surtout lorsque P s'accorde avec D (éventuellement D + L) contre le regroupement 'y' - E, ou même avec L contre tous les autres. A cela il faut ajouter qu'il peut y avoir aussi des exemples de leçon double, P s'accordant à la fois avec AV1 (groupe 'y') et DEH (groupe 'x' + 'y').
- Par rapport à la vulgate imprimée par Kroeber-Servois (essentiellement le texte, le plus souvent très mauvais, de A), le modèle du provençal se révèle être amplifié ; ce serait donc un texte que dans l'étape P aurait été abrégé d'une façon bien plus systématique que le matériel connu de Gröber ne le laissait croire.
- Le 'système d'abrégement' suivi par le traducteur-remanieur occitan est bien celui que Mehnert a illustré. Et pourtant, même ici, il faudrait moins s'appuyer sur la stéréotypie d'un portrait-robot que sur l'"analyse philologique" souhaitée par Gaston Paris, d'autant plus que les sutures du provençal ne peuvent pas toujours cacher le découpage, surtout lorsqu'il en résulte de véritables contradictions internes dans le récit (contradictions que Grbber n'était évidemment pas du tout disposé à admettre) ; et cela sans tenir compte des indices, très précieux, que nous fournit le système de la rime-assonance, par exemple lorsque deux laisses consécutives en -er/ -ier français sont combinées en une seule laisse en -ar provençal. On pourrait même relever, a ce point de vue, la marge de liberté du traducteur, car, tout comme il y a des hyperoïtanismes (par exemple, dans la laisse liminaire), il y a aussi des hyperoccitanismes (par exemple, des mots-rime tels que milhar et leonar correspondant aux français millier et lienier) : par contre, après la combinaison des terminaisons françaises -er et -ier, il reste un certain nombre de mots provençaux en -ar qu'on ne peut pas ramener au français -ier, ou bien des désinences -ar = -ier à l'intérieur d'une laisse qui rimait en -er dans le modèle. Quoi qu'il en soit, de cette oeuvre d'abrégement le Fierabras est affecté à la fois en tant que représentant d'un genre littéraire (définition : le Fierabras est une chanson de geste) et en tant que chanson de geste tout compte fait tardive (du moins dans l'esprit) et quelque peu décousue. Il est affecté en tant que représentant du genre 'chanson de geste', car la plupart des "Veränderungen und Erweiterungen" que Grbber imputait à la vulgate française se réduisent à ce fait de style qu'est le procédé des laisses similaires et le réseau des reprises et des parallélismes. Il est affecté en tant que chanson de geste au style en même temps épique et romanesque, car les omissions de la version occitane portent surtout sur tout ce qui relève de la catégorie du merveilleux et de l'érudition plus ou moins livresque (par exemple, dans les allusions à d'autres textes et/ou légendes, en l'espèce lorsque le référent appartient en propre à la culture d'oïl) ; mais on dira le même de ce trait héroï-comique qui affleure particulièrement dans les trois derniers quarts de la chanson. Certes, ainsi qu'il y a des cas où l'on retrouve les mêmes omissions (et partant les mêmes motivations, ou tendances) dans l'un ou l'autre des manuscrits français, il y en a d'autres où P semble être le résultat d'une opération qui était déjà amorcée dans le modèle. Quant au provençal lui-même, il ne manque pas d'exemples où la suppression de certaines parties du texte peut s'expliquer aussi par les contraintes de la rime, surtout lorsqu'une laisse à la rime difficile (par exemple, -oire ou même -aire) s'insère entre deux laisses à la rime facile (par exemple, -er/-ier = ar, ou -és = -atz). En tout cas, le système est très cohérent et mériterait à lui-même une étude spéciale, car on se demande ce qu'était au juste une chanson de geste pour un traducteur-remanieur occitan du xiiie siècle (c'est d'ailleurs la même question que pose la Destruction de Rome dans la rédaction d'Hanovre et surtout dans celle de Londres, du moins en ce qui concerne les innovations dans le système de la rime-assonance : on remarquera que dans les deux cas nous sommes en dehors du domaine français proprement dit).
5La question, on le voit, est des plus intéressantes, surtout elle prête à des considérations d'ordre méthodologique qu'il ne faut pas oublier, car il est évident que ces quelques remarques suffisent à mettre en garde contre la tendance à faire de la paléontologie littéraire à tout prix, même au détriment de la paléontologie textuelle. Du reste, dans le cas qui nous occupe, y a-t-il lieu pour une paléontologie littéraire ? Si nous nous tenons sur la négative, c'est que l'archaïsme de P se voit renfermé dans l'épisode du début en tant que représentant de ce texte-fantôme qu'est la Destruction de Rome. Texte-fantôme, car à la même époque où Philippe Mousket résumait le vieux Balan, où les plus anciens manuscrits de Fierabras étaient copiés et l'anonyme occitan se trouvait confronté à un imposant travail de traduction-remaniement, on n'en compte pas moins de trois versions (quatre, en considérant que la rédaction d'Hanovre juxtapose deux états textuels distincts) ; surtout, car, chanson-épave et chanson-prologue à la fois, la petite geste de la Destruction n'est elle-même que le résultat d'une combinaison entre archaïsme et innovation, ainsi que le montrent ses rapports quelque peu contradictoires avec la vieille (mais pas encore assez vieillie) Chanson de Balan d'une part, et la jeune Chanson de Fierabras, d'autre part. Encore une fois, la méthodologie est très exigeante.
Auteur
Université de Salerne
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