2/ Un oubli de la littérature mediévale : Jehan Bagnyon
p. 1229-1235
Texte intégral
1Les brumes commencent à se dissiper qui dissimulaient à nos yeux un auteur éminent du moyen âge finissant : Jehan Bagnyon. L'écran subsiste pourtant, mais j'espère qu'en ces quelques pages, il perdra de son opacité. Bagnyon est un compatriote, et son Fierabras mérite, a plus d'un titre, un sort meilleur que celui qui lui a été dévolu jusqu'à présent.
1) Qui est Jehan Bagnyon ?
2Originaire du petit village de Bretonnières près de Croy (Jura vaudois), Bagnyon est né en 1412. Il obtint le diplôme de bachelier ès lois et devint notaire impérial à Lausanne en 1463. En outre, il fut nommé 'official', c'est-à-dire juge ecclésiastique de la cour épiscopale de Lausanne. Apparaissent alors en pleine lumière ses talents d'organisateur, car il va unifier la ville de Lausanne qui était divisée en trois cités. Il en deviendra d'ailleurs le premier syndic (maire) en 1481. Le sens de l'organisation se retrouve dans son Fierabras, il faut s'en rendre compte.
3Après 1483 il n'est plus attesté à Lausanne. On le retrouve à Genève quatre ans plus tard. Il y entreprend la rédaction d'un Tractatus qui est censé prouver la légitimité des droits des Genevois face aux prétentions du duc de Savoie. La même année, 1481, est-ce en récompense de son écrit patriotique, il est reçu bourgeois de Genève. Ce traité sert de cadre à la vaste culture de Bagnyon. Ses citations d'auteurs antiques (Sénèque, Aristote, Cassiodore, Aulu-Gel-le, et al.) et ses connaissances approfondies de la Bible attestent immanquablement l'esprit humaniste.
4Bagnyon, avec son sentiment religieux sincère et profond, a pour propos d'"exalter la foi chrétienne" dans son Fierabras. En effet, le culte des reliques, la vénération de la Passion du Christ jouaient alors un rôle prépondérant dans les pratiques de la foi. Or les reliques de la Passion occupent une place de choix dans divers épisodes du récit de Bagnyon.
5On ne s'étonnera pas des excuses qu'il allègue sur son vocabulaire provincial, l'outillage des mots dont il dispose. Même s'il s'agit en l'occurrence d'une mode en vogue en Suisse Romande !
2) La composition du Fierabras
6Une remarque préalable s'impose. Il existe trois ouvrages de base de l'oeuvre de Bagnyon. Deux manuscrits nous sont conservés. Ils se trouvent tous deux à Genève, l'un a la Bibliothèque Publique et Universitaire (GE) et l'autre à la Bodmeriana (Bod.). Ils datent des années 'vers 1478' et sont de peu antérieurs à l'édition princeps d'Adam Steinschaber de novembre 1478 ('1478').
7Le Fierabras de Bagnyon se compose de trois unités. Elles sont intitulées 'Parties' dans le ms. de Genève et 'Livres' dans le ms. de la Bodmeriana, ainsi que dans tous les incunables. A la Table des Matières et au Prologue succède le Premier Livre qui traite succinctement de l'origine de la France (fondation légendaire par Francus, frère d'Enée de Troie), des Mérovingiens, de Pépin le Bref et des premières campagnes de Charlemagne. Est surtout mis en évidence son pèlerinage (mythique) à Jérusalem. La plupart du temps, Bagnyon suit de son propre aveu le Miroir Historial de Vincent de Beauvais.
8Le Deuxième Livre présente le Fierabras proprement dit.
9Et le Troisième Livre offre une Chronique de Turpin. La conquête de l'Espagne, l'édification des églises entre Compostelle et Aix-la-Chapelle et surtout la Bataille de Roncevaux sont dépeintes par le menu.
10Le Fierabras comprend les deux tiers de l'ouvrage. Le Premier et le Troisième Livres ne constituent pour ainsi dire que l'introduction et la conclusion du texte.
3) Pourquoi ce Fierabras ?
11Le Premier Livre de Bagnyon culmine dans la scène où l'empereur de Constantinople présente les reliques de la Passion du Christ à Charlemagne lors de son retour en Terre-Sainte. De nombreux miracles servent à établir l'authenticité des reliques. Outre la couronne d'épines figurent des clous de la Sainte Croix, un fragment de celle-ci et surtout le Saint Suaire. Puis Bagnyon relate comment les reliques furent déposées par Charlemagne à Aix-la-Chapelle, prouvant ainsi indubitablement l'authenticité du Saint Suaire amené en Occident.
12Au Pèlerinage de Charlemagne succède immédiatement la Chanson de Fierabras dont les reliques de la Passion forment le sujet principal. Ici aussi divers miracles certifient leur authenticité. Cependant Bagnyon omet l'histoire du retour de Charlemagne en France et la distribution des reliques à plusieurs églises françaises. Cette omission s'imposait pour l'auteur, car les contradictions avec le Pèlerinage de Charlemagne auraient, été trop manifestes.
13En tant que membre de l'administration épiscopale de Lausanne, Bagnyon avait eu l'occasion de s'y lier d'amitié avec un chanoine de la cathédrale, Henri Bolomier. C'est un vénérable personnage qui fut ultérieurement nommé chanoine de la cathédrale Saint-Pierre de Genève sous le prince-évêque Jean-Louis de Savoie. Il est vraisemblable que Bolomier ait commandé à Bagnyon le Fierabras pour soutenir l'authenticité du Saint Suaire, propriété du duc et de la duchesse de Savoie. Rappelons que cette précieuse relique était conservée au couvent des Dominicains de Plainpalais (Genève) où elle avait été solennellement déposée en février 1453. C'est le Saint Suaire qui se trouve aujourd'hui à Turin. Or, nous le savons, les reliques de la Passion et en particulier le Saint Suaire jouent un rôle capital dans l'ouvrage de Bagnyon commandé par Bolomier. Ainsi, le Fierabras en prose est le fruit de l'ambiance religieuse et littéraire créée par la cour de Savoie autour du Saint Suaire.
14Il faut savoir que ce texte a exercé une influence considérable en Europe et en Amérique Latine. C'est la première oeuvre littéraire de poids d'un auteur romand, un 'best-seller'. On peut s'interroger sur la raison de ce succès.
15Bagnyon est le seul auteur médiéval qui ait su organiser son sujet de manière systématique et qui ait su le traiter clairement et simplement. En outre, il sait parler à l'imagination du lecteur et enchante quiconque aime à se dépayser par le livre. Son récit n'a pas la sécheresse des textes antérieurs.
16Malheureusement l'incertitude plane encore quant aux véritables modèles du Fierabras de Jehan Bagnyon. Il est permis de penser que l'auteur romand avait sous les yeux un manuscrit voisin du ms. B conservé. Car on peut établir nombre de parallèles entre les deux textes.
17Relevons le caractère unique de la genèse de l'oeuvre de Bagnyon, dont les trois étapes nous sont conservées. (GE, Bod., '1478'). Bien que généralement très proches les uns des autres, ces trois témoins primordiaux diffèrent par certains détails significatifs. Graduellement, le texte est mieux organisé. Ses trois 'Parties' principales sont appelées des 'Livres', afin de les distinguer des 'Parties' secondaires, celles qui structurent les 'Livres'.
18Au manuscrit de Genève à la naïveté et au provincialisme charmants succède l'exemplaire de la Bodmeriana à la splendeur princière, pour aboutir à la 'confluence' de ces deux ouvrages, l'édition princeps de 1478 améliorée.
19Bien que Lausanne fût la patrie de l'ouvrage primitif, la cité importante de Genève vit le perfectionnement successif du texte (ou la dégradation de certains passages) dans les officines des imprimeurs de la vieille ville. A compter des années 1484 - 86, la vogue du Fierabras en prose incitera les éditeurs de Lyon à pousser l'impression du roman, avant que leurs confrères parisiens n'entrent en concurrence avec eux. Parallèlement, le nouveau 'best-seller' fait la conquête de l'Angleterre, de l'Espagne, du Portugal et de l'Allemagne. Ainsi, l'humble texte provincial vaudois et son modeste auteur Jehan Bagnyon font leur entrée dans la littérature européenne.
20Le nettoyage, le peaufinage de la graphie sont effectués avec précision, contribuant ainsi au succès de l'oeuvre dans l'ère moderne. En éliminant les longueurs à caractère purement féodal, en insistant sur la motivation morale et psychologique, en construisant un livre véritablement populaire, accessible à tous grâce à l'imprimerie, l'auteur a su créer un texte unique et savoureux, écrit avec fraîcheur et malice, qui saura inspirer Rabelais et plaire à ses contemporains et à leurs descendants, dans l'Ancien comme dans le Nouveau Monde. Avant Bagnyon, Fierabras était en fait réservé à une élite, en majorité de langue française. Grâce à lui, cette histoire est devenue un chef-d'oeuvre universel, s'adressant à toutes les couches sociales et s'étendant à tous les pays.
COMMENTAIRE
21Résumé par A. de Mandach
22Bagnyon suscite un commentaire de la part de M. John Grigsby. Il est surpris de la présence du Pèlerinage de Charlemagne dans l'ouvrage de l'auteur romand. Or il s'agit d'une adaptation en prose française de la fameuse Descriptio latine. Bien que la minuscule caroline soit très malaisée à dater, on a cru jadis la faire remonter - par erreur - au xie siècle. A notre avis, elle est vraisemblablement l'oeuvre d'Odon de Deuil ; son "pèlerinage" (sous l'égide de Louis VII) est écrit dans un style latin semblable. C'est à lui qu'on doit l'annexion de Sainte-Corneille de Compiègne à l'abbaye de Saint-Denis en 1147, avant de succéder a Suger comme abbé dyonisien. Voilà pourquoi la Descriptio met en lumière Saint-Denis et Compiègne, la Couronne d'Epines du Christ et le Saint-Suaire. Ce dernier fut la proie des flammes en 1848 à Compiègne. La Descriptio tente d'offrir une explication plus plausible de la présence de ces saintes reliques à Saint-Denis et à Compiègne que celle fournie par la Geste de Fierabras.
23Après 1172, la Descriptio fut incorporée dans le Livre de saint Charlemagne en tant que Deuxième Livre. Elle y fait suite au début du Turpin embelli à Mons à la demande de Baudoin V de Hainaut. Ce beau-père de Philippe-Auguste avait fait faire des recherches à Saint-Denis de textes utiles à son Livre de saint Jacques. Le Troisième Livre du Livre de saint Charlemagne comprenait le Turpin "HA" complet d'Aix-la-Chapelle. En 1233 le Livre passa au Karl der Gross-Münster de Zurich et rayonna en Helvétie, notamment dans la vallée du Rhône. Voila pourquoi la Descriptio put être recueillie par le chanoine Bolomier de Notre-Dame de Lausanne et donnée à Bagnyon.
24Ce dernier ignorait que le Saint-Suaire de Compiègne mis en vedette par la Descriptio n'était pas identique à celui qui se trouvait à Genève-Plainpalais. Signalons à ce propos l'étude de Hans-Wilhelm Klein, Die Chronik von Karl dem Grossen und Roland. Der Pseudo-Turpin in den Handschriften aus Aachen und Andernach, Fink, Munich, 1986.
25Si Bagnyon omet le récit fierabrasien sur les reliques du Christ à Compiègne et à Saint-Denis, c'est qu'il préfère la version du récit en prose latine qu'il a devant les yeux. La remarque de M. Grigsby est donc très pertinente. On peut encore relever que Piamonte saute le Pèlerinage de Charlemagne dans son adaptation espagnole, de sorte que ce récit est inconnu en Ibérie et au Nouveau Monde.
Auteur
Université de Berne
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