Table ronde. L'épopée : le texte et l'histoire
Daniel Poirion, Président
p. 1195-1208
Texte intégral
1La dernière fois que j'ai présidé une Table Ronde, au Congrès Rencesvals, la table était vraiment ronde, ce qui avait permis à la discussion de s'organiser assez vite. Dans cet amphithéâtre il sera plus difficile de dissiper l'illusion d'un rapport "magistral". Pour orienter la discussion, et vous laisser le temps de songer à une intervention, je vais avancer quelques idées en fonction du sujet.
2Rappelons d'abord la Table Ronde présidée par Ulrich Mölk, sur le Thème "Chanson de geste, histoire et liturgie", au dernier congrès. Notre thème : "le texte et l'histoire" met les deux termes dans une relation plus ambiguë. Il oriente notre critique vers l'idée d'une histoire dans le texte : la chanson de geste raconte une histoire, et ses rapports avec l'histoire des historiens sont les rapports d'un récit avec le discours "scientifique" des modernes. La chanson ne fait pas que raconter, elle chante aussi ; à côté du récit, il y a une incantation. Mais les problèmes historiques concernent plutôt le récit épique. Du point de vue théorique il faut donc distinguer l'histoire dans le récit et l'histoire où se situe le texte.
3On a fait appel, pour étudier les rapports entre le texte et l'histoire, à la notion de fiction. C'est ce qui différencie essentiellement la chanson de geste et le récit sérieux d'une histoire tel que l'écrivent chroniqueurs anciens et historiens modernes (Voir l'étude de Suzanne Eleischman, "On the representation and fiction in the Middle Ages", dans History an Theory, XXI (1983), 278-310). La relation entre la chanson de geste et l'histoire elle-même a sa propre problématique. En particulier il faut tenir compte de la confrontation entre deux consciences historiques. Celle de l'époque des chansons de geste est mise en rapport avec la nôtre. Notre débat d'aujourd'hui nous conduit à nous interroger sur la fonction épique et ses rapports avec la vocation historique. Ainsi la chanson de geste remplit une fonction de commémoration, de propagande et de mobilisation, mais peut prétendre aussi dire la vérité comme le font les chroniqueurs.
4Ce sont là des questions théoriques toujours à reprendre dans la mesure où la théorie littéraire et la science historique font des progrès chacune de son côté, et nous permettent d'affiner notre jugement porté sur les textes du Moyen Age.
5Dans cet ordre de recherche on peut partir des notions de syntaxe et de parataxe, pour reprendre les analyses d'Auerbach et de Jean Rychner, en se demandant si le récit paratactique de la chanson de geste s'articule d'une manière particulière avec le récit syntactique des chroniqueurs. Si l'on fait intervenir le roman dans la comparaison, ainsi que la poésie lyrique, la chanson de geste constitue bien un genre mixte, également apparenté aux trois autres.
6Pour étudier ces questions et d'autres que pose le rapport du texte avec l'histoire il est important de se tourner vers des exemples neufs, ou en tout cas moins exploités que la Chanson de Roland. Les publications et les articles concernant les chansons de la Croisade attirent notre attention sur notre sujet dans une perspective plus éclairée. Je pense à la Chanson d'Antioche, dont certains ont parlé ou vont parler à ce Congrès ; je pense à l'ensemble des chansons de la Croisade dont l'édition se poursuit : ces textes, encore mal connus, nous apportent une matière sur laguelle nous pouvons raisonner avec une rigueur d'autant plus grande que nous connaissons mieux le contexte historique rétabli par la science moderne. A ce propos il faut remarquer combien l'édition est liée à l'interprétation des textes. Il est imprudent, Robert Francis Cook le faisait remarquer dans son livre : "Chanson d'Antioche", chanson de geste : le cycle de la croisade est-il épique ? (Amsterdam, 1980), d'écarter un manuscrit qui introduit des fantaisies littéraires, sous prétexte que la première chanson de geste a dû raconter les événements, et que tout ce qui bouleverse ces événements est une adjonction, un remaniement ultérieur. En fait il y a, à l'oeuvre dans l'ensemble de ce cycle, un travail littéraire qui traite le récit historique différemment des chroniqueurs, et la différence est particulièrement sensible au début, mais cela ne veut pas dire que la version du poème est déformée. Que le texte simplifie, glorifie, exagère, transpose, rende plus merveilleux, il y a là une série de transformations caractéristiques du genre, et qui ne sauraient faire mettre en doute l'authenticité du texte par référence à une vérité qu'il ne vise pas de la même façon que l'historien, ou même le chroniqueur de l'époque.
7D'autres questions se posent qui concernaient l'intervention, entre la chanson de geste et l'histoire, de ce qu'on appelle la légende, sans trop savoir si l'on entend par là une tradition orale ou écrite. Quels sont les textes légendaires ? On étudie en effet les légendes, aujourd'hui, à partir des théories du récit (ainsi Alain Boureau, La Légende dorée, éd. du Cerf, 1984). Il y a une certaine façon de raconter une légende religieuse, qu'il est intéressant de confronter à la manière de raconter une geste. Mais la légende, ainsi située entre l'histoire et le texte épique, semble porteuse de ces formes traditionnelles, ces structures que l'on fait remonter à la préhistoire, ou du moins à une époque de culture archaïque. Entre le texte et l'histoire on est donc tenté de mettre en jeu, comme Joël Grisward à propos des Narbonnais, la structure trifonctionnelle que repèrent de leur côté les historiens étudiant les documents du xiie siècle. Réapparaissent, par ce biais structuraliste, le problème du mythe et celui de l'imaginaire, deux thèmes chers à la nouvelle critique française.
8Si je récapitule, il y a des questions purement théoriques concernant la narration dans la chanson de geste comparée à celle d'une chronique ; un problème de choix du corpus que l'on peut souhaiter renouveler ; la question des légendes et de leur rôle dans le rapport entre l'épopée et l'histoire ; enfin les diverses hypothèses concernant la présence latente du mythe. Mais il est temps de commencer la discussion.
Larry CRIST
9Je vois mon ami K.H. Bender qui vient d'arriver. Nous nous sommes trouvés il y a deux mois à un colloque, en Sorbonne, sur l'image des Sarrasins dans les littératures occidentales et orientales. Il parlait de la fin du 1er cycle des Chansons de la Croisade et moi du second. Nous sommes tombés d'accord, ainsi que toutes les personnes présentes, pour dire que dans les cycles de la Croisade le Saladin épique n'est pas le Saladin historique. Mais la littérature s'est trouvée confrontée à une image de Saladin gui n'était déjà plus historique. Je demande à M. Bender si je n'ai pas trahi ainsi une de ses conclusions.
Karl H. BENDER.
10Pas du tout, mais je peux préciser : l'image épique de Saladin est, je crois, tout de même une exception ; il y a eu d'abord le personnage historique, comme il a existé, comme il a régné, comme il a fait la guerre. Il y a eu ensuite, et c'est cela qui est intéressant, une image historiographique déjà très déformée dans les textes historiques consacrés au Royaume latin de Jérusalem. Là on parle déjà d'un infâme Saladin, assassin qui traîtreusement élimine le dernier calife fâtimide d'Egypte. Pourquoi le fait-on ? Pour le disqualifier dès le début du récit, lui qui va reconquérir le Saint-Sépulcre pour les Musulmans. Un demi-siècle plus tard, dans les Continuations de la Conquête de Jérusalem, on a la première image épique de Saladin, moins négative que l'image historiographique. Autrement dit, nous avons pour les croisades ce que nous n'avons ni pour la Geste du roi ni pour la Geste de Guillaume : parallèlement des images épiques et historiographiques des croisades. Mais l'historiographie peut déjà elle même fausser considérablement les événements et le portrait des personnages. La date de la Chanson d'Antioche est toujours discutée, moi-même je la rapprocherais de 1100, mais l'image épique qu'elle nous donne est plus proche des événements que l'image historiographique.
D. POIRION
11Merci beaucoup. A cet égard je rappelle que dans le passage de la Chanson d'Antioche où l'on mentionne Richard le Pélerin comme auteur de la chanson, il y a justement une énumération de Sarrasins, et cette liste n'est pas historique, bien entendu, mais utilise les procédés épiquesde fabrication de listes de personnages (voir Robert Cook, op. cit., p. 25-26). Mais vos interventions confirment la richesse de ce nouveau champ d'exploitation par rapport aux anciennes discussions de la Société Rencesvals. Par ce biais nous voyons revenir la notion de mentalité, car si nous nous référons aux chroniqueurs de l'époque pour expliquer les chansons de geste, nous remarquons l'écart de la mentalité médiévale par rapport à la nôtre. Or c'est surtout l'image, le portrait, plutôt que le récit, qui font ressortir la différence des mentalités, dans l'immobilisation poétique et imaginaire, plutôt que dans l'enchaînement des faits. Je me demande donc si justement une des grandes différences entre le texte épique et le texte même des chroniques ne serait pas la suppression, dans la chanson de geste, du récit brut, pour le transformer en scènes. On pourrait vérifier si parmi les omissions dont les chansons de geste sont coupables, si je puis dire, ce sont les mouvements de troupes, les précisions concernant l'itinéraire suivi, les voies, plutôt que les grandes batailles ou les grandes scènes qui disparaissent. Il y aurait là encore une définition poétique de la chanson de geste responsable d'une différence essentielle par rapport à l'histoire conçue comme enchaînement des faits, comme mouvement, comme itinéraire ou cheminement. La chanson de geste apparaît ainsi comme déjà dramatique, plus que le texte des chroniques, même si un chroniqueur comme Villehardouin concentre son récit en scènes sans rendre compte de tous les mouvements : il choisit parmi les mouvements pour leur imposer une perspective dramatique et idéologique. Mais la chanson de geste accentue cette transformation du récit en scène, en portrait, en image.
Karl H. BENDER
12Je me demande si ce n'est pas l'art de la laisse qui favorise beaucoup cette tendance, parce que si l'on prend dans la Chanson de Roland la scène de la mort de Roland, avec la présentation du gant, la descente de l'ange Gabriel, nous avons affaire à de petites scènes iconographiques ; le système de la laisse, délimitant de petites unités, pourrait favoriser cette tendance et l'on peut se demander si ce ne sont pas précisément de telles scènes (comme celle des bougies qui s'allument quand Godefroi veut devenir roi de Jérusalem) qui ont frappé le public, plus que si l'on avait raconté les événements au fond très compliqués.
D. POIRION
13Je ne voudrais pas empiéter sur le thème de la deuxième Table Ronde, néanmoins il est important de remarquer que, sans savoir où est la cause et où est l'effet, il y a une relation entre la structure en laisses et la mise en scène. Je pense malgré tout que telle n'était pas la destination des laisses, mais que l'imagination y trouve simplement un moule (ou au contraire une résistance). Retenons pour l'instant, comme première idée, que la chanson de geste ce n'est pas de l'histoire racontée, mais de l'histoire mise en scène. Le texte d'une chanson de geste est le texte d'une mise en scène imaginaire ; le récit y joue peut-être le rôle d'une didascalie servant à expliquer, à faire voir la mise en scène de l'histoire ; il ne se trouve plus, dans ce cas, au centre de la création épique, au centre de la laisse, mais en décor, ou en transition d'une laisse à l'autre, d'une scène à l'autre.
Juan VICTORIO-MARTINEZ.
14Je crois qu'on néglige une chose importante ici parce qu'on néglige, à mon avis, l'épopée castillane. Je vais poser deux questions. Je veux parler tout d'abord des poèmes des Croisades. En Espagne nous avons eu les Arabes, donc nous n'avons pas une poésie épique des Croisades. Posons-nous la question de l'auditoire. Comment est-il possible que Saladin ait été transformé en ceci ou cela ? Comment les choses se sont-elles passées en Espagne, où nous avons eu Al-Mançour, une sorte de Saladin ? On ne pouvait le transformer comme Saladin parce que le public le connaissait mieux. Mais la poésie religieuse voyait en lui l'ennemi de l'Eglise ? Il n'était pas l'ennemi du peuple espagnol, et dans certaines chansons il est présenté comme un ami.
15Quant à ma deuxième question, concernant les rapports entre la poésie épique et la chronique, je crois qu'on parle ici beaucoup de forme, mais pas du sens profond, résultant de la différence dans la manière de raconter un fait historique. Au-delà de la différence textuelle, il y a une différence de point de vue.
Martin de RIQUER
16Je crois que l'exposé de M. Poirion a posé surtout la différence qui existe entre un récit sur un événement historique écrit par un historien, et ce qui est écrit ou chanté dans une chanson de geste. Il faut considérer le public concerné dans les deux cas. Toute la littérature sur les Croisades est une littérature pour l'Occident, pour un public qui veut savoir ce qui se passe dans les lointaines terres d'Orient où sont allés les grands seigneurs et les petits croisés. Villehardouin, par exemple, veut expliquer la grande politique de la Croisade, les événements historigues réels sous l'aspect de la stratégie militaire, pour que les grands seigneurs restés en Occident apprennent ce qui est advenu en Orient. Mais il y a aussi l'humble croisé, le petit croisé, dont le rôle est essentiel, car pour une expédition on compte surtout sur le bas-peuple. Il faut maintenir ce bas-peuple dans l'illusion. Or il ne lit pas, ne sait même pas lire, parfois ; pour son information il dépend de la chanson de croisade, des jongleurs qui jouent le rôle de journalistes, de rapporteurs (reporters) d'aujourd'hui. Souvenez-vous des contos noticieros ; c'était des chants pour donner des nouvelles de ce qui se passe en terre lointaine, rapportant en Occident une information inexacte, mais avec un pittoresque habituel au peuple, comme pour la chanson de geste. N'oubliez pas que la chanson de geste c'est l'histoire pour le peuple (non l'histoire du peuple), pour ceux qui ne savent pas lire. Alors les chansons de geste ne peuvent pas modifier l'histoire (on ne peut pas inventer grand chose), mais elles peuvent recueillir des légendes, des traditions, des mythes, de Godefroi de Bouillon ou d'autres, qu'aime le peuple, et ainsi on peut avoir une information sur ce qui arrive en Orient. Si nous considérons l'épopée espagnole, dont parlait M. Victorio, il est très évident que le savant connaissait la vie de El Cid Campeador, en lisant en latin l'Historia Roderici (= Gesta Roderici Didaci Campidocti), mais le peuple connaissait la vie de El Cid Campeador en écoutant le Cantar de mio Cid. Il y a deux littératures. On pourrait poser le problème pour l'épopée plus ancienne : le peuple connaît les Sarrasins par la Chanson de Roland. On ne peut lui présenter les mêmes Sarrasins que ceux des historiens.
D. POIRION
17Merci beaucoup pour ces deux interventions qui vont dans le même sens, il me semble, la seconde donnant une interprétation du regret manifesté par la précédente. Je pense que c'est la définition d'un autre public que le public chevaleresque qui est intéressante à considérer, en rapport justement avec le sens de la chanson de geste. Je voudrais que l'on parle du choix des héros, des personnages, parce que si je parlais de mise en scène, tout à l'heure, il faut bien qu'il y ait des personnages sur la scène. C'est bien sous cette forme que l'on voit aujourd'hui se perpétuer la chanson de geste avec les marionnettes siciliennes. Il y a là des personnages épiques qui continuent à remplir ce rôle que vous évoquiez, c'est-à-dire à parler à un public humble, de choses lointaines mais mises en rapport avec le monde tel qu'il le voit. Ce que nous définissons par rapport à ce public, ce système des personnages, cette vision particulière de l'adversaire, du héros, tout cela fait partie d'une légende. Il se crée une légende populaire, et la chanson de geste est en rapport avec cette légende du petit peuple. Elle s'accroche à des personnages comme Guillaume au Court Nez, en raison de son profil ou de son accident. A partir des chansons de geste évoquant les croisades, nous devinons cette fabrication de héros pour le petit peuple à partir de personnages que les historiens n'ont pas nécessairement privilégiés. Il y a des personnages choisis pour la monarchie, pour la cour, et il y en a d'autres : certaines anomalies dans la référence à l'histoire sont dues au rôle que l'on prête à ces autres, Pierre l'Hermite, par exemple, à tel acte de dévouement, à l'héroïsme des petits personnages de l'histoire.
Ulrich MOLK
18J'ai une remarque à faire, qui regarde la terminologie. Vous et beaucoup d'autres savants employez depuis plusieurs années le mot légende pour le récit oral, ce qui est très curieux, car ce mot légende signifie à l'origine et dans la tradition "quelque chose d'écrit à lire". Ma question est la suivante : comment peut-on expliquer cette évolution dans l'emploi de ce mot ?
D. POIRION
19J'avais essayé d'introduire avec précaution ce mot et ses problèmes, dans mon préambule. Mais l'usage m'a fait oublié cette précaution et la genèse du sens banal, celui de notre enfance qui nous a habitué à lire des "Contes et légendes", la différence entre les deux termes tendant à s'effacer. Longtemps la spécificité du mot légende, vous le savez mieux que d'autres par la nature des textes que vous étudiez, a retenu, sinon l'idée de lecture religieuse, du moins celle de récit ayant trait à un miracle religieux. De la on a par la suite glissé à toute sorte de récits mythologigues. Faut-il revenir à une acception plus stricte, et enfermer le mot dans son monastère ? Il faudrait alors en mettre un autre en circulation.
René PELLEN
20Je crois tout de même qu'il y a des explications que l'on pourrait donner. Je n'entre pas dans l'explication philologique ou ethnologique ; mais de fait en espagnol, l'évolution du mot a été la même. Une des explications serait la suivante : au début, c'était un écrit fait pour le divertissement ou pour d'autres raisons, une édification religieuse par exemple. Petit à petit on glisse vers le sens que vous évoquiez tout à l'heure, celui de "Contes et légendes".
21Autre question : je ne voudrais pas jouer les iconoclastes, facilement ou gratuitement, mais vous avez parlé d'une vérité historique, tout à l'heure, en opposant en quelque sorte une vérité historique à ce qu'on pourrait trouver d'imaginaire dans les textes comme les chansons de geste. Personnellement je suis très critique à l'égard de cette notion de vérité historique, parce que, quand on réfléchit à ces questions là, on se demande si les historiens de métier, à l'heure qu'il est, ne s'acharnent pas justement à construire l'histoire ; et si la notion de vérité n'est pas une notion qu'ils éliminent de plus en plus de leur langage. Par conséquent je crois qu'en un sens la notion de vérité historique est une notion de littéraire beaucoup plus que d'historien, et je ne sais pas si nous avons tellement intérêt à manipuler cette notion contre les historiens ; et peut-être justement - c'est là une transition fortuite - que des notions comme légende nous permettront d'établir un pont, un lien entre l'histoire des historiens et toutes les constructions plus ou moins imaginaires du littérateur, ou des créateurs oraux. Quant au texte, je pense qu'on pourrait en revoir la définition, c'est une notion assez floue actuellement.
D. POIRION
22Je suis navré de cette dernière remarque parce que j'allais vous dire : substituons à l'idée de vérité historique l'idée de texte, le texte de l'historien moderne, mais pour rappeler justement qu'au fond il est très difficile de comparer un récit ou un texte du Moyen Age comme une chanson de geste avec le texte de l'historien moderne, parce que celui-ci ne se laisse plus ramener à une dramatisation de l'histoire, qu'il ne tourne plus nécessairement autour de grands personnages, qu'il ne consiste plus en récit à proprement parler, mais dégage des mentalités, voire des structures, qu'elles soient sociales, psychologiques ou mythiques. Alors il est difficile de mettre en regard et de faire dialoguer des textes - je maintiens l'expression - aussi différents qu'une chanson de geste et qu'une histoire moderne. Je pense que c'est un des intérêts des expériences, des démonstrations comme celles tentées par Joël Grisward, que de lancer des passerelles entre ces deux mondes si différents, ces lectures si différentes de l'histoire que sont les chansons de geste et les articles des Annales d'aujourd'hui.
Michael STEFANESCO
23Il y a un certain paradoxe à parler de vérité historique quand les historiens ont insisté dernièrement sur ce paradoxe ; mais ils ont dit que le problème est nominal, au niveau de la terminologie, et non pas au niveau des intentions d'expression. En réalité l'opposition entre les deux formes de conscience historique remonte à la Poétique d'Aristote. Mais notre conscience historique moderne, qui s'est instaurée avec MM. Braudel, Duby, Foucault, en réalité revient à la narration, au récit de la fiction dont parlait M. Poirion tout à l'heure. Ce doit être le terme de muthos, qui fait le lien.
D. POIRION
24Au point de vue de la conscience du xiie siècle, on revient toujours au texte bien connu de Jean Bodel ; auteur d'une chanson de geste il opposait "la matière de France" aux autres "matières" en termes de vérité. Pour lui, dans l'échelle des textes littéraires, il y a un certain type de production, la chanson de geste, qui est associée à l'idée du vrai. Donc, quelles que soient les réserves que l'on peut faire, ou les nuances que l'on peut apporter avec chaque texte, le rapport à établir avec la vérité nous pose un problème intéressant ; quand on cherche le sens profond d'une chanson de geste, c'est malgré tout dans un rapport à la vérité, et non pas dans un rapport à la fiction, qu'il se découvre.
Joël GRISWARD
25Le problème, c'est exactement ça, je veux dire celui du rapport à une vérité ; on ne peut pas ne pas voir que, de trente-six manières, la chanson de geste dit qu'elle a des rapports avec l'histoire. Mais au moment où l'on essaie de poser des rapports entre les structures, littéraires et historiques, on se sent perdu. Car les structures ont des liens avec l'histoire à plusieurs niveaux. Il est évident que dans l'histoire de mes Narbonnais, Guillaume, un des sept frères, a quelque chose à voir avec Guillaume de Toulouse. Nous sentons qu'il y a là quelque chose de solide, de véridique, mais de fuyant. Le rapport est senti intimement, mais il est en train de fuir au moment où l'on essaie de le mettre en formule. Il est tentant de dire que le rapport va de l'histoire à la création littéraire, que l'histoire précède ; nos anciens ont joué à cela pendant des lustres. Mais dès que l'on regarde les choses de près, on s'aperçoit que le rapport vaut également dans l'autre sens, que le littéraire influence l'historique. Ademarus, le fameux Aïmer le chétif dont M. de Mandach a parlé, est peut-être effectivement sorti d'Ademarus, ce personnage historique qui avait aussi des liens avec Guillaume : ils forment un couple dans une chronique, et c'est extraordinaire. Mais le couple Ademarus-Guillaume a eu aussi à subir l'influence du couple Aîmer-Guillaume à un moment donné. Le rapport à l'histoire n'est pas seulement un rapport à l'histoire carolingienne. Il y a un problème de naissance : pourquoi, à un certain moment, un certain type de structure se réincarne-t-il ? Quelque chose dans l'histoire l'invite à renaître. Des histoires de partage du monde ou d'un territoire, des querelles entre les pères et les fils, il y en a, à partir de Louis le Débonnaire ; c'est l'histoire de mes Narbonnais ; mais ce n'est pas la même époque, ce n'est pas la même histoire. Un peu plus tard, il y a l'histoire des Plantagenêts ; là aussi il y a un problème de partage du monde, et l'on peut se dire qu'il est peu vraisemblable que tout cela n'ait pas de lien avec la littérature, avec la résurgence à un moment donné (résurgence, je ne trouve pas d'autre mot) d'une structure. Mais si maintenant je veux répondre à la question : pourquoi est-ce à ce moment-lè (et comment ?) que ces structures ont vu le jour, se sont réincarnées dans quelque chose qui pose des problèmes du 12e siècle en termes carolingiens, je continue à m'interroger. Si j'ai négligé un peu l''histoire et privilégié la structure, c'est aussi parce que je ne parviens pas à résoudre ce problème.
D. POIRION
26Nous vous remercions pour cette explication passionnée et passionnante. M. Bender veut intervenir.
K. BENDER
27D'abord pour les relations chanson de geste/histoire, Marc Bloch a rassemblé des sources d'après lesquelles des nobles du 12e siècle ont jugé les chansons de geste comme des sources historiques, par exemple Gormont et Isembart comme document sur les pertes effroyables de la noblesse, selon un sénéchal d'Henri II d'Angleterre. Il devrait être possible de trouver d'autres sources allant dans la même direction. Mais j'ai l'impression que vers 1200 la foi dans la valeur historique des chansons de geste commence à diminuer. Ainsi dans Doon de Mayence le jongleur ou l'auteur commence à raisonner et dit : "finalement il est peu probable qu'un seul personnage ait fait tous les exploits du Charlemagne des épopées", et il ajoute : "c'est très simple, il y avait autrefois plusieurs Charles là-bas, et on les a ramassés". C'est, de la part du jongleur, un commencement d'esprit critique. Pour revenir au cycle de la Croisade, la geste reste très proche de l'histoire et de l'historiographie à ses débuts, vers 1100 ; elle s'en éloigne vers 1200, suivant le mouvement général de l'épopée vers 1200 ; mais contrairement à l'évolution générale du genre épique, ce cycle de la Croisade se rapproche de nouveau de l'histoire, de l'historiographie vers 1250. Je crois donc qu'il reste à faire beaucoup d'analyses sur différentes matières, différentes époques, différents textes dans cette perspective.
D. POIRION
28Le temps qui préside à l'histoire, mais aussi aux Tables Rondes, met fin à celle-ci. Encore n'avons-nous pas abordé l'idéologie, ni tous les problèmes sociologiques. Il appartient maintenant à M. Roncaglia d'évoquer les problèmes de forme.
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