Un modèle d'intertextualité : l'"Aquilon de Bavière"
p. 1153-1194
Texte intégral
0.
1La valeur littéraire de la dernière oeuvre de la tradition franco-italienne, l'"Aquilon de Bavière", écrite en prose par un certain Raphaël Marmora (de Vérone) entre 1379 et 14071, est controversée : d'un côté, il y a des chercheurs comme Antoine Thomas, Paul Meyer et autres qui considèrent ce texte comme décadent, composite et - mis à part un certain intérêt documentaire - sans aucune importance2 ; d'un autre côté, il y a des chercheurs (surtout ceux qui s'en sont occupés dans un passé plus récent) tels P.H. Coronedi, Régine Colliot, Henning Krauss etc. dont le jugement prend un aspect de plus en plus favorable3. Est-il besoin de dire gu'en tant qu'éditeur de ce roman fleuve4 je me range du côté de ce deuxième groupe, sans pour autant me laisser emporter par un enthousiasme exagéré et sans nier certaines faiblesses ?
2Quoique les jugements de valeur soient contradictoires, il y a un point sur lequel tous les critiques sont d'accord : ils sont unanimes à reconnaître à l'auteur de ce texte une culture très étendue (peut-être un peu superficielle) et une connaissance étonnante de la littérature de son temps5. Il semble avoir tout lu : matière de France, matière de Bretagne, matière antique, littérature religieuse et didactique etc. se réunissent chez lui dans une grande synthèse, nouvelle et originale6. Les chercheurs préoccupés jusqu'ici surtout par la question des sources de Raphaël Marmora7 n'ont cessé de s'étonner du caractère multiforme de son information, tout en y voyant en même temps un signe de décadence ou - dans une optique plus bienveillante - les traces d'une nouvelle époque qui a perdu la certitude, la stabilité et la tranquillité du monde médiéval8. C'est surtout la fusion entre matière de France et matière de Bretagne, la pénétration du merveilleux dans le monde épigue qu'on a maintes fois jugées comme caractéristiques de la tradition franco-italienne et surtout de sa dernière phase9 - en oubliant (qui sait pourquoi ?) que le même phénomène ne manque pas dans la tradition française autochtone et qu'un texte tel Huon de Bordeaux (1216) peut même être considéré comme modèle10.
1.
3Nous n'allons pas reprendre ici la question des sources de Raphaël Marmora et de la fusion de ces sources. Sans vouloir nier l'intérêt et l'importance d'une telle approche, il nous faut souligner que notre auteur n'adopte jamais les thèmes et sujets traditionnels sans modifications importantes : il les transforme et les adapte aux lois internes (et externes) de son oeuvre pour créer un nouveau monde fictif (ou "possible")11. La synthèse qu'il opère n'est donc pas simplement intégratrice ; elle relève de ce que Alfred Adler appelle la spéculation épique12.
1.1
4Adler nous propose une analyse synchronique de l'ensemble des épopées françaises pour en dégager d'un côté un certain nombre d'invariants, d'un autre côté leur variation dans le cadre d'une combinatoire synchronique dépendant du caractère spécifique de chaque oeuvre13. Cette variation se déroulerait sur certains axes qu'Adler reprend à l'anthropologie structurale de Lévi-Strauss : grand-petit, haut-bas, fort-faible, loin-proche, exogame-endogame14. En recourant à la notion de différentiel sémantique, introduite par Ch. Osgood dans la psycholinguistique15, on pourrait dire que l'ensemble de ces paramètres forme une sorte de différentiel épique à l'aide duquel peut être décrite la variation topique qui est caractéristique de chaque oeuvre. Si les variations sont poussées jusqu'aux points extrêmes des axes en question, elles produisent une image antonymique (Gegenbild)16.
5Etant donné ce jeu d'invariants et de variations (conditionnées !), l'hypothèse que voici s'impose : si les épopées - apparamment autonomes - reposent sur un jeu complexe d'invariants et de variations, elles doivent s'expliquer et s'éclaircir réciproquement dans le cadre d'une herméneutique synchronique. Leur ensemble se révèle ainsi être un champ d'expérimentation pour des essais de solution d'un certain nombre de problèmes quasi-mythiques, la projection d'une chronologie interne sur le plan d'un état en fonction17. On pourrait comparer cet "état épique" à l'état de langue saus-surien, un état de langue qui, loin d'être homogène, implique une latitude de variétés, une architecture interne relevant des critères temps, lieu, couche sociale et style18. Tout ceci implique aussi que les variations d'invariants spécifiques que nous rencontrons dans les différentes chansons de geste ne représentent ni des cas individuels uniques ni des données radicalement atemporelles (comme les catégories de Lévi-Strauss)19 : nous avons, bien plus, affaire à des types reliés à un contexte historique donné, à une situation socio-culturelle déterminée, donc à des spécifications du système qui ne sont valables que dans ce cadre. A juste titre, les données épiques sont appelées par Adler "quasi-mythiques" : elles se situent à distance plus ou moins égale entre le mythe et l'histoire20, réalisant ainsi cette sémiologie littéraire particulière qui avait déjà été entrevue par Saussure dans le cadre de son analyse des légendes indo-européennes et germaniques21. Encore une fois il peut paraître utile de faire appel à la linguistique et de lui demander une illustration à l'aide de ses catégories (tout en nous rendant compte que des rapprochements de ce genre sont régulièrement défectueux d'un côté ou d'un autre) : le mythe correspondrait alors au système, à la langue, l'histoire à la parole (dans le sens saussurien du terme), tandis que les données épiques devraient être rapprochées de la norme telle qu'elle est définie par Coseriu22, c'est-à-dire en tant que types de spécification du système historiquement réalisés dans le cadre d'un état donné.
6Ainsi on peut attribuer aux données épiques une fonction cognitive et soulageante par rapport à la vie pratique. Reposant sur une base historigue, elles sont le produit d'un procès de sélection, de condensation et d'abstraction et permettent ainsi de saisir les règles et normes du jeu d'après lesquelles l'histoire se transforme en poésie épique d'une communauté23. Donnons la parole à Adler :
Die epische Fabel - in diesem wichtigen Aspekt einer mythischen vergleichbar - definiert nicht den histo-rischen Faktor, "an dem sie hängt", von dem sie abhängt. Sie überspitzt diesen Faktor spekulativ. Sie gibt vor, zeigen zu können, wie ein gegebener histo-rischer Sachverhalt sich ausnähme, falls gewisse extreme Konsequenzen, zu denen der Sachverhalt führen könnte, einmal bis zum letzten ausspekuliert wùrden, hart an der Grenze des von dem Sachverhalt abgesteck-ten Kraftfeldes von Möglichkeiten. Die in extremis ausspekulierte epische Sachlage stellt sich dar als Problem, das gelöst werden solite, weshalb dann auch gewisse Lösungsvorschläge ausspekuliert werden, ...24
7Nous avons affaire ici à une sorte de jeu tactique en bac à sable, ce qui permet de simuler toutes les constellations possibles avec un certain nombre d'invariants donnés25. Pour étonnant que cela puisse paraître : Adler considère donc les chansons de geste comme étant de nature essentiellement didactique - sa comparaison de l'auteur épique avec un professeur de lycée qui distribue des sujets de dissertation est des plus révélatrices26 ! Une telle approche est sans aucun doute possible et légitime ; qu'elle puisse aboutir à des résultats d'un intérêt extraordinaire, c'est justement le livre d'Adler qui en fournit la preuve. Et pourtant, il serait peu sage d'oublier les enseignements des discussions théoriques récentes : cette "lecture" est une parmi tant d'autres qui ne sont pas moins légitimes !
8L'approche adlérienne a encore d'autres implications qui nous ramènent à notre point de départ : elle présuppose que l'auteur de n'importe quelle chanson de geste connaissait la totalité des autres épopées27, qu'il était pour ainsi dire omniscient en ce qui concerne la matière de France (et les matières connexes). Krauss a refusé cette hypothèse pour la littérature française du xiie siècle, tandis qu'il l'accepte pour le xive siècle en Italie septentrionale28. En effet, pour cette deuxième période, elle ne semble poser aucun problème ; Raphaël Marmora en est une illustration parfaite29. Mais même pour le xiie siècle français les réserves de Krauss me semblent être peu justifiées : n'oublions pas que la littérature médiévale vit dans une large mesure de la variation de thèmes traditionnels et que les chansons écrites ne sont que le reflet tardif d'une longue tradition orale30 !
9Nous suivons donc Adler pour l'hypothèse que tout l'inventaire des invariants est donné dès l'abord ; l'auteur d'une chanson de geste spécifigue ne fait rien d'autre que d'introduire un centre de cristallisation autour duquel toute cette matière s'organise comme un système linguistigue de valeurs31. Ceci permet d'expliquer d'un côté le fait que les "Enfances" sont normalement postérieures aux chansons sur le héros adulte sans qu'il y ait pour autant rupture ou contradiction entre les deux, d'un autre côté, les nombreuses prophéties dans les textes centraux qui annoncent les "Moniages", eux aussi postérieurs32. Le texte se présente donc comme une sorte de partition dans laquelle est varié un certain nombre de thèmes appartenant à un inventaire fermé et imposé (conventionnel). Encore une fois une comparaison avec les données linguistiques s'impose.
1.2.
10La spéculation épique présuppose un autre phénomène qui, depuis le début des années 70, a été largement discuté : celui de l'intertextualité. Mis en lumière, au début surtout, dans le cadre des réflexions théoriques du groupe Tel Quel, il connait - en ce qui concerne le fond - une tradition millénaire33. Déjà l'ancienne rhétorique demandait à la littérature non seulement une imitatio vitae, mais aussi une imitatio io veterum. Ce dernier postulat pouvait se réaliser à l'aide de préceptes telles la citation, l'allusion, l'adaptation, l'imitation et la traduction34 - procédés qui sont d'ailleurs tous bien représentés dans l'Aquilon de Bavière ! Dans le cadre théorique de Tel Quel, l'intertextualité ne recouvre pas seulement un certain nombre de procédures rhétoriques, elle est érigée en principe de sorte que tout texte (littéraire) peut être considéré comme son produit. Ainsi Philippe Sollers affirme :
Tout texte se situe a la jonction de plusieurs textes dont il est à la fois la relecture, l'accentuation, la condensation et la profondeur. D'une certaine manière, un texte vaut ce que vaut son action intégratrice et destructrice d'autres textes35.
11Et chez Julia Kristeva la même conception est formulée de la manière que voici :
Le langage poétigue apparaît comme un dialogue de textes : toute séquence se fait par rapport à une autre provenant d'un autre corpus, de sorte que toute séquence est doublement orientée : vers l'acte de la réminiscence (évocation d'une autre écriture) et vers l'acte de la sommation (la transformation de cette écriture)36.
12La totalité des rapports d'un texte donné est appelé idéologème ; cette notion devient ainsi la notion centrale d'une nouvelle approche sémiologigue :
L'acception d'un texte comme un idéologème détermine la démarche même d'une sémiologie qui, en étudiant le texte comme une intertextualité, le pense ainsi dans (le texte de) la société et l'histoire. L'idéologème d'un texte est le foyer dans lequel la rationalité connaissante saisit la transformation des énoncés (auxquels le texte est irréductible) en un tout (le texte), de même que les insertions de cette totalité dans le texte historique et social37.
13Le texte est donc un ensemble extrêmement complexe de relations aussi bien intratextuelles qu'extratextuelles (ou plutôt : intertextuelles). Ceci est encore une fois souligné dans le texte que voici :
L'ensemble du langage poétique est formé de séquences en relation ; il est une mise en espace et une mise en relation de séquences, ...
Postulé ainsi, le principe de base conduit la sémiotique à chercher une formalisation des relations dans le texte et entre les textes38.
14Alfred Adler a donc eu des prédécesseurs nettement plus radicaux que lui !
1.3
15Il a été souligné a juste titre que la notion d'intertextualité est employée - selon l'auteur qui s'en sert -avec une infinité de nuances et qu'elle devient par là dangereusement imprécise39 ; si on la définit d'une façon aussi générale que les auteurs du groupe Tel Quel, tout plus ou moins devient intertextualité - et la notion perd par là toute valeur heuristique40.
16Nous nous rendons bien compte de ce danger, et néanmoins nous ne croyons pas pouvoir renoncer à cet instrument d'analyse quand il s'agit de dégager le rôle et la portée de la spéculation épique. Pourquoi ? Génétiquement - c'est-à-dire du point de vue de la diachronie du texte - la spéculation analogique, contrastive etc. présuppose la connaissance d'autres (des autres) textes ; la constellation spéculative spécifique de chaque texte est donc un produit de l'intertextualité. Du point de vue du fonctionnement synchronique du texte dans le cadre de l'ensemble de la matière épique, la spéculation ne devient efficace pour le lecteur qu'au moment où les textes concernés sont évoqués d'une manière ou d'une autre41 : le contraste entre texte et cotextes doit être marqué d'une façon spécifique pour que la spéculation puisse produire ses effets réceptologiques. Ou en d'autres termes : du point de vue réceptologique la spéculation ressemble aux phénomènes stylistiques qui, eux aussi, ne fonctionnent que par contraste42.
17De ce qui précède, il ressort que pour nous, la spéculation épique est un phénomène réceptologique qui met en oeuvre l'intertextualité ; elle est en premier lieu l'affaire du lecteur "normal" qui doit la mettre en oeuvre en tant que système sémiologique spécifique, et elle ne concerne qu'accidentellement le chercheur, le critique littéraire. C'est justement par là qu'elle se distingue de la recherche des sources, domaine exclusif du chercheur ; spéculation épique et analyse des sources ressemblent de ce point de vue à la distinction saussurienne entre linguistique synchronique et linguistique diachronique43.
18Or, si l'auteur veut garantir le fonctionnement de la spéculation épique au moment de la lecture, il est obligé non seulement de placer son texte dans un réseau de relations intertextuelles, mais aussi de marquer ces relations d'une façon objectivement saisissable ; ce ne sont que ces marques spécifiques qui peuvent garantir une réception relativement obligatoire de la part du lecteur. Du même coup, ces marques peuvent servir à rattacher le texte à la tradition littéraire - aspect de toute première importance pour la pratique du moyen âge - et à créer par là un arrière-plan de légitimation44.
1.4
19Tenant compte de toutes ces réflexions, nous travaillerons dans ce qui suit avec une notion restreinte de l'intertextualité qu'on pourrait appeler l'intertextualité marquée. Nous essaierons de dégager comment l'auteur de l'Aquilon de Bavière caractérise les phénomènes intertextuels, donc de saisir les signes d'intertextualité. L'analyse de la spéculation épique qui repose sur ces phénomènes intertextuels sera réservée à d'autres études45, et il en ira de même pour l'analyse du réseau de relations intra-textuelles46 ainsi que pour les essais de légitimation qui ont recours à la tradition littéraire (réelle ou fictive)47.
2.0
20Le sentiment que l'établissement d'un réseau de renvois intertextuels est de toute première importance s'avère très net chez l'auteur de l'Aquilon de Bavière : cette oeuvre ne fourmille pas seulement de renvois réels à la tradition épique française et franco-italienne, Raphaël Mar-mora superpose aussi à cette couche "objective" une deuxième couche, de nature "subjective" ou fictive, qui a pour fonction de neutraliser dès l'abord toute critique au sujet de l'invraisemblable par la création d'une atmosphère de grande authenticité. Ayant déjà analysé ailleurs ces stratégies de légitimation fictive48 nous n'en donnons ici qu'un bref résumé.
2.1
21En principe, toute insertion d'un discours protagonis-tigue suggère une intertextualité par le moyen d'une citation plus ou moins authentique : le texte de l'auteur rapporte (inclut) le texte d'un autre personnage, réalisé à un moment différent, à un autre endroit et dans d'autres circonstances. Ceci vaut tout particulièrement pour le discours direct (oratio recta) :
1 L'anzel disse : "Regina gloriosa en te descende l'ardente favilla." (3/27-28)
2 Allor Adrian ... le tire un petit arere, e pois li dist :
- Frere, gi toi creant et de ce verais prove manifeste che li dus de Cartagine est la flor de tout la giant de notre loy. (246/41 - 247/2)
3 - Ai Macomet, dist le calif, devons esre vergognés e onis da guarante homes ? Voiremant, il se convint prendre autre partis. (290/25 - 26)
etc.
22Quoique intégré dans le discours de l'auteur, il en va, en principe, de même pour le discours indirect (oratio obliqua) :
4 Maria rispoxe tuta temoroxa
Que de Dio padre ecce serva e ancilla. (4/29-30)
5 E quand le soldan oit feit sepellir sum fil, il tra -mist une ambaserie de doxent chevaler ... a li roi Galleran ... e li fist assavoir coment son fil Aquilant estoit mort aprés son niés Cornumerant por les mans le fil l'amirant de Cartagine. E por le amor ch'il li portoit, ch'il assenblast sa zant e li mandast Cordoés al plus tost ch'il poist, ch'il volloit aller a Cartagine por fer vendete di duy baron. (39/19-25)
23Le n° 5 nous montre en même temps comment un glissement du discours indirect vers le style indirect libre (oratio reflexa) peut s'engager. Naturellement, ce troisième type de rendre un discours protagonistique ne se distingue en rien des deux autres en ce qui concerne le problème de l'intertextualité.
24Quant à ce problème, il importe de souligner que nous avons affaire ici à un roman. Dans un protocole, une interview etc. les discours rapportés ont vraiment eu lieu dans un contexte spécifique, ils constituent donc une intertextualité réelle. Dans un texte littéraire par contre ils sont l'oeuvre de son auteur ; ils ne peuvent constituer qu'une intertextualité fictive. Tandis que l'intertextualité réelle rappelle et évoque, l'intertextualité fictive suggère et crée : elle participe à la création d'un monde imaginaire.
2.2
25Il en va de façon tout à fait semblable en ce qui concerne la filiation imaginaire de l'Aquilon. Nous avons montré ailleurs que Raphaël Marmora prétend que sa "matière" connaît une longue tradition : fixée pour la première fois par l'Arabe Dalfin/Eraclidés dans son livre, elle aurait été transformée par Turpin en chronique et plus tard par un auteur anonyme en conte49. Très souvent, Raphaël cite ses trois "sources" à la fois :
6 A cist pont l'autor feit une questions e dist che matre Dalfin dist in son libre che Joxafat tint Roland a paroles a ce ch'il non poist retorner deza la mer solemant por trouver mainere d'esre de sa compagnie e de fer soi batezer, cum il fist. E li archivescheve, che translata li libre de matre Dalfins de lingue africane a la francische, dist che Joxafat, come logial chevaler, le fist solemant por coi li cont fust prixon e che son pere, le amirant, fust segnor de tot Cristenté. Mes atant lasse cist zonse a les letor a croire ce che a lor pleit. (212/33-40).
26Dans d'autres textes, Raphaël fait encore appel à d'autres auteurs non moins imaginaires, ainsi par exemple quand il discute le problème intrigant de la virginité de Roland et Aude après leur mariage :
7 Vos devés savoir che li autor non feit contes che li cont albergast cum sa dame, por coi alcun autor dist che le cont uxoit cum sa dame segond che comande li sant matrimonie, avegne ch'il non aust unches fil ny fille. Algun dist ch'il non la tocha fors une fois e non plus. Algun dist che quand il la spoxa, il promist ch'il non la tocheroit unches se il non la incoronast del regname de Spagne. Algun autre dist che tot dos manterent virginités a reverencie de Notre Dame, e est da croire poische Deu li mostra tant de sa gracie, ch'il fust virgine. Mes Trepin non dist niant. (740/8-15).
27Dans tous ces cas, nous avons affaire à des renvois fictifs ; comme les discours protagonistiques sus-mentionnés ils sont donc incapables d'évoquer une réalité autre que celle du texte en question, mais ils participent à la création d'une fiction textuelle.
2.3
28Dans ce qui précède, nous avons été confrontés avec un emploi pour ainsi dire "inadéquat" de procédures marquant l'intertextualité (reproduction d'un discours protagonisti-que ; renvoi a une source) : se rapportant à des textes (oraux ou scripturaux) objectivement inexistants, ces cas sont incapables d'établir une intertextualité réelle. Nous avons donc affaire à une sorte de bluff de l'auteur dans le cadre de ses stratégies d'authentification et de légitimation qui doit laisser perplexe le lecteur : aussi informé, aussi instruit qu'il soit, il ne pourra que confesser son ignorance !
29Et pourtant, cette situation n'est pas sans intérêt pour nous. Supposons que notre auteur renvoie à un texte réellement existant, qu'il emploie les procédures caractérisant une intertextualité en observant strictement le critère communicatif de la sincérité50 - mais que le lecteur ne connaisse pas, par hasard, ce texte, qu'il n'en ait jamais entendu parler. L'effet sera exactement le même : le lecteur se verra obligé à confesser son ignorance et il tâchera de combler cette lacune en vue d'une situation future du même type : il essaiera d'assimiler les informations qu'on lui fournit et de les rendre disponibles.
30Vu de prés, l'intertextualité réelle et l'intertextualité fictive se recoupent donc en partie : Dans le cas de l'intertextualité fictive l'effet du "non encore vu/lu" est obligatoire ; le lecteur prendra connaissance des informations proposées et - s''il ne soupçonne pas leur caractère fictif - les intégrera dans son réseau de relations textuelles. Nous avons une situation analogue pour une intertextualité réelle dans tous les cas où le lecteur ne connaît pas le texte évoqué ; si, par contre, le renvoi intertextuel rencontre des informations disponibles chez le lecteur, nous aurons l'effet du "déjà vu/lu" - il y aura reconnaissance à la place de la (prise de) connaissance. La reconnaissance étant pour ainsi dire facultative, on pourrait dire que les effets de l'intertextualité fictive et de l''intertextualité réelle constituent, du point de vue réceptologique, une sorte de relation privative avec la reconnaissance comme terme marqué. Ou en figure :
3.0
31Dans le domaine de l'intertextualité réelle, la reconnaissance est donc possible, mais non pas obligatoire. Il va de soi que l'auteur suggère plus ou moins régulièrement que le lecteur devrait connaître les textes évoqués ; si, effectivement, il ne les connaît pas, il ne lui reste qu'à chanter son mea culpa et à se corriger !
3.1
32La technique la plus nette et qui donne des résultats absolument sûrs est celle de la citation littérale. Connaissant une longue tradition rhétorique, elle ne pose plus de problèmes quant à la caractérisation.
33Dans l'Aquilon, la technique de la citation s'emploie pour toute sorte de textes ; selon le type, la caractérisation peut varier dans certaines limites.
3.1.1
34Relativement fréquentes sont des citations -complètes ou fragmentaires - tirées de textes religieux (bibliques ou liturgiques). En voici quelques exemples :
8 Carsidonie ... prist le libre e garde dedans e voit li comenzament de Maité o il dist : "Deus, in adiutorium meum intende", ... (258/35-37).
9 E depois cil cant vint davant l'auter un arcivesque de Proenze ... e comenza les paroles che dist Yhesu a Marte, ce fu Maria : "Optiman parten elegit que non auseretur ab ea". ... (855/17-20)
10 Li cont soi inzinoile e comenze a dir cil che dist Sant Augustin quand il fu batezés, ce fu : "Te Deum laudamus, te Domine confitemur". (397/29-31)
35Ce qui caractérise régulièrement ce genre de citations, c'est l'emploi du latin et la présentation sous forme de discours direct ; facultatives par contre sont les indications de la source (n° 8) ou du personnage auquel l'énoncé en question est attribué originellement.
36Ce type connaît cependant une variante importante : dans bon nombre de citations l'auteur commence en latin pour passer alors - même au milieu d'une phrase - au franco-italien :
11 Quand Anichin ce intand, il le cort abrazer e comenze a dir cist salm : "Nunc dimitis servum tuum, Domine, quia viderunt occulli mei ce che ai tant dexirés". (339/39-41)
12 Li cont escrie quant il poit :
- Potentia Dei patris, sapientia Dei filii, caritas Dei Spiritus Sancti †, ne moi abandonés ! Per signum Sancte Crucis, libera me, Deus ! Maria, regina celi, secorés moi ! (389/18-21)
37Dans le n° 12, nous avons affaire à une suite de citations, ce qui ne change cependant rien au type général gui est caractérisé par le passage (immotivé) de la citation littérale à la traduction. Les choses se passent comme si une introduction en latin suffisait pour signaler le caractère intertextuel du passage en question - la continuation n'a plus besoin d'une marque spécifique et peut donc être traduite sans aucun risque. Et pour que personne ne se trompe sur le fait que la citation continue, on place le changement de langue à l'intérieur d'une phrase51 !
3.1.2
38La même technique est aussi utilisée pour les textes de l'antiquité gréco-latine ; la langue de la citation est - bien sûr le latin :
13 ... il [Roland] fist tot insimant cum fist Hercules al fil de la terre, ce fu Anteu, che le alcist in ses brais a luy dixant : "Huc, Antee, cades ! " (690/22-24)
39Le texte d'où est tirée la citation n'est pas indiqué, mais la mention du locuteur (Hercules) et la présentation sous forme de discours direct en langue étrangère suffisent à établir l'intertextualité.
3.1.3
40Assez fréquente est aussi la citation de proverbes. Raphaël les caractérise régulièrement comme proverbes de l'antiquité (antig ; de li antis) :
14 E le proverbie antig dist che cil che cum autre soi consoila sol non perist. (60/31-32)
15 Ai fil Cornumerant, cum mal ai venzé vetre mort, che bien dist voire le proverbie de li antis che dist che mal venze son daumagie cil che le rezuit grignor ! (79/22-24)
16 Mes li antis solt dire che tel croit guagner de son merchés che a la fins li lasse le avoir e la persone. (98/28-30)
17 - Ai maledete dame, quant dalmaze nos avés feit, e voiremant il soi poit dir de vos li proverbie de li antis, che dist che li un barber rait l'autre. (825/38-39)52
41Dans les nos 14, 15 et 17 il est dit explicitement que nous avons affaire à un proverbe (en traduction !) ; en outre l'auteur insiste sur l'âge vénérable de ces sentences en les renvoyant à l'antiquité : la distance temporelle est en effet un des instruments les plus efficaces pour établir une relation d'intertextualité "allocentrique". Dans le n° 16, la caractérisation comme proverbe manque, mais l'emploi du verbe soloir, qui souligne le caractère répétitif et habituel de la séquence, produit un effet analogue. - Constitutif pour ce type est aussi le fait que la relation entre texte contenant et texte contenu prend ici la forme d'un discours rapporté ; dans tous les exemples que nous avons rencontrés dans l'Aquilon, il s'agit d'un discours indirect, ce qui n'est pourtant pas obligatoire. Y aurait-il des raisons particulières pour Raphaël de choisir avec obstination cette forme ?
3.2
42A un niveau quelque peu plus abstrait se situent les cas où nous n'avons plus affaire à une citation (en langue originale ou en traduction), mais à une simple mention, soit de l'auteur, soit du texte auquel on se rapporte. Naturellement il existe aussi régulièrement des rapports de contenu entre les deux textes corrélés, mais ces rapports pouvant varier à l'infini et ne montrant guère d'invariants, ils se refusent - au moins pour le moment - à toute classification typologique.
43La mention de textes classiques se fait normalement, dans l'Aquilon, à l'aide du nom de l'auteur et en négligeant le titre :
18 Cist heume fu de cil Henee Trogian che tant fu pros e saze, segond che mostre li grand poete Vergilie, ... (32/41 - 33/2)
19 Ai bone spie che tant vailant omes ai cavés de vie, che poit dir cil che toy fist, ce fu Vulcans, li deu del feu, che toi fist a progieres de sa dame, la dee Venus, che toi fist fer por son fil Henee quand vint primemant in Itallie, segond che nos mostre li grand poete Virgilie ? (688/27-30).
20 - Sire, respond l'Africans, cil Anibal, che gi vos di, non civauza unches in part ch''il non prendist avantaze da ses innemis, e non curoit de vergogne plus cum de onor, segond che nos mostre le grand auctor Tito Livie. (63/27-29)
44Les noms des auteurs classiques semblent être plus connus que les titres de leurs oeuvres à l'époque de Raphaël. Pour les chansons de geste, par contre, il en va différemment, ce qui ne doit pas étonner, ces textes étant normalement anonymes.
45En outre il faut souligner que les titres mentionnés ont un caractère fort approximatif ; ceci ne surprendra guère si l'on se rappelle que les manuscrits médiévaux ne connaissent normalement pas de titre dans le sens moderne du terme53 :
21 Cist Grandonie, che dist li bailis fil li roi Zabuer, fu cil che fist tant dalmaze in la guere de Spagne, e fu cil de cui li cont de Clermont fist quatre quarter de luy e del cival, segond che vint contés por algun autor, in la bataile de Roncival. (723/15-18)
22 E tot aussi avint, che Roland fist pois pluxor ans passés batezer cist roi, pere de Carsidonie, in la cité de Jeruxalem, si cum dist li contes de la conqui-xe de Spagne. (834/29-31)
23 Mes ce ne pout avenir, che li cont non vit unches Feragu ni Feragu luy, fors desot Lazare, quand combaterent trois jor insanbre, che li cont li alcist segond che dist la Conquixe de Spagne. (851/25-27)
24 ... e in cist monester stet Carsidonie .xl. ans in bone e sante vite, e soit avant sa mort comant li cont de Clermont fist batezer son pere e sa mere in la cité de Jeruxalem, si cum li contes de la Spagne dist. (851/36-38)
46Les nos 22-24 sont univoques, le verbe dire ayant pour prime actant un nom (déterminé de façon variable) caractérisé par le trait - 'animé' : li contes de la conquixe de Spagne, la conquixe de Spagne, li contes de la Spagne ; il ne peut s'agir que du titre (ou d'une paraphrase en fonction de titre) d'une oeuvre qu'on peut identifier avec l'Entrée d'Espagne (ou peut-être l'une des versions italiennes)54. Il n'en va pas de même pour le n°21, "in la bataile de Roncival" pouvant se rapporter aussi bien à "faire quatre quarter de luy e del cival" qu'à "venir contés par algun autor". En tout cas, on ne peut pas exclure la possibilité que "la bataille de Roncival" fonctionne comme titre pour la Chanson de Roncevaux55.
47Moins nets sont les renvois à un (plusieurs) auteur(s) anonymes(s), comme on les trouve par exemple dans les deux passages qui suivent :
25 E allor soi leve celle che tant fu cortoixe, saze et plaine de tot vertus, e segond che soi acorde tout li auctor, pois la mort la Deu mere non soi trova dame plus compie de vertus de celle, ... e ceste fu Alde la Belle, ... (570/30-34).
26 Vos devés savoir che segond les opinions de aucun autor in cist trois heumes forent metus le trois cleves cum liquel fu inclavés Notre Sire sur li legne de la Sante Cros. (642/19-21)
48La non-spécificité de ces renvois a pour conséquence qu'il devient presque impossible de décider du caractère réel ou fictif de l'auteur évoqué ; néanmoins, l'instauration d'une intertextualité est hors de doute, bien qu'elle soit indéterminée. Il en va de même pour les cas où l'instrument créateur de l'intertextualité n'est pas (le nom de) l'auteur, mais le (titre du) texte :
27 Atant li matre trova in sa scriture ce ch'il vult e torna a l'amirant e dist : ... (17/16-17)
49La "scriture" est - comme il ressort du contexte - un manuscrit d'astrologie "anonyme" : il peut donc être réel ou fictif, et dans ce cas-ci plutôt fictif que réel, tout le passage relevant de la fiction de Raphaël.
50Dans tous ces exemples, la mention du nom de l'auteur ou du titre du texte (ou la mention d'un auteur ou d'un texte indéterminés) suffisent à créer une situation d'intertextualité réelle ou fictive, selon le cas.
3.3
51Un autre type d'intertextualité dont il nous faut tenir compte est celui du résumé inclus dans un autre texte. Comme dans le cas de la citation, nous avons donc affaire à un "texte dans le texte" dans le sens propre du terme.
52Le cas le plus fameux dans l'Aquilon est l'histoire de Berte aux grands pieds que Raphaël nous présente dans une version assez étendue (389/38 - 397/36) qu'il met dans la bouche de l'âme pénitante de la grand-mère de Roland, Gaieté56. Le récit comporte - Régine Colliot l'a bien remarqué - un certain nombre de particularités qui le distinguent de toutes les autres versions qui nous sont parvenues : Gaieté est elle-même une princesse de haut rang ; un véritable échange d'épouses n'a pas lieu ; les grands pieds de Berte ont perdu leur fonction de signe de reconnaissance ; etc. Toutes ces innovations relèvent de la spéculation épique dont nous ne pouvons pas poursuivre l'analyse ici. - L'épisode de Berte aux grands pieds est encadré dans le voyage de Roland à Val Perse qu'il a entrepris pour libérer Charlemagne. Sur sa route, il arrive à une vallée enchantée où il rencontre l'âme de sa grand-mère qui l'attend depuis longtemps pour lui raconter son histoire. Après un dialogue introducteur, le récit proprement dit commence de la manière que voici :
28 - ... Mes s'il vos plaist, bel fil, de ascolter tot insi come la zonse [est] faite, gi vos dirai, a ce che poissés dir le voir a vetre mere e les autres quand serés tornés.
- Por ma foi, dist li cont, gi li ascolterai volunter e de ce sui molt contant.
- [Vos] devés savoir, fil, dist Gaiete, che quand ...
(390/41 - 391/5)
53Le récit de Gaiete est donc annoncé explicitement comme tel ; relatant des faits de la vie passée du locuteur, il constitue un texte dans le texte, un discours direct de Gaiete (âme pénitente) qui contient des discours directs secondaires, ceux des protagonistes des faits relatés (Gaiete (jeune femme), Berte, Pépin, etc.). Le récit se termine comme suit :
29 E pois li roi Pipin me fist ardre, e in tel manere passai de ceste vie contrite de li pechés che avoie feit. Ore vos ai dit, bel fil, tot le voir cum fu la zonse, a ce che posés conter a vetre mere e a les autres de ce [che] dixirent a voir.
[Q]uand li cont oit intendue l'alme parler in tel guixe, il fu molt contant e dist : ... (397/12-17)
54La fin du récit (contenu) est donc marquée deux fois (or vos ai dit ... ; quand li cont oit intendue ... ) ; nous retournons alors au cadre dialogué Roland/Gaiete qui fait partie du récit contenant.
55Un autre résumé très important est celui de Mainet/ Karleto (538/9-540/33)57 qui est placé, dans le récit contenant, au moment de l'arrivée de la reine des Amazones (Pen-thésilée) au camp de l'amiral de Carthage. De nouveau le début du récit est annoncé explicitement, mais ici, ce n'est pas un protagoniste, c'est l'auteur qui le prend à son compte :
30 ... ; in quel guixe Aimont oit Durindarde e por quel partis l'oit la dame che la dona a Aimont e dond la vint, li contes li volt mostrer brevemant.
Vos devés savoir che quand li roi Pipin vint a mort, il lassa son fil Mainet, ... (538/6-9)
56Quant à la fin du résumé, elle n'est pas marquée explicitement : l'histoire des épées s'arrête de façon brusque et le récit retourne à l'arrivée de la reine Penthésilée ; la césure n'est donc caractérisée que par le changement du sujet (et du plan du récit).
57Encore plus "discrète" est la manière dont l'histoire des saints Firmin et Rustique est présentée58 ; elle est encastrée dans le récit de l'arrivée des dépouilles mortelles de Joxafat et Adrian à Carthage (836/21-838/36). Le texte contenu n'est pas annoncé de façon explicite et débute de la manière que voici :
31 Si vos dirai coment il est voir che pois la rexure-cion de Notre Sire troizant ans sot l'imperie Masimins impereor, il fu martirezés duy sant omes in la cité de Marmore, e furent només li un Firme et li autre Rustige, ... (837/24-26)
58C'est donc encore l'auteur qui parle, mais ici, il assimile le texte contenu à son propre discours ; comme marques de la césure, il ne subsiste que l'indication que les faits relatés se rapportent à l'ère de Masimien59 et sont donc de beaucoup antérieurs aussi bien à l'époque de l'auteur qu'à celle d'Aquilon. Ce décalage temporel en corrélation avec l'allure abstraite et condensée du passage suffit à le caractériser comme résumé ; ce qui n'empêche pas que nous nous rapprochions de l'intégration totale où l'intertextualité devient presque insaisissable60.
3.4
59Entre le résumé et l'intégration totale se situe encore un type intermédiaire, l'allusion à un autre texte. Il se distingue du résumé par le fait que les événements repris à un autre texte ne sont plus présentés de façon plus ou moins étendue et avec une certaine richesse de détails, mais qu'ils sont tout simplement mentionnés à l'aide de quelques notions et par le recours à certains noms significatifs. La différence d'avec l'intégration totale réside dans le fait qu'il existe toujours un décalage temporel marqué entre l'action principale et les faits évoqués par allusion.
60Ce type d'intertextualité est de loin le plus fréquent dans l'Aquilon : il domine même nettement l'ensemble de tous les autres types. Nous l'avons rencontré pour des textes classiques et mythologiques, pour des textes religieux et bibliques, pour des éléments de la matière de Bretagne et -groupe particulièrement riche - pour toute sorte de chansons de geste.
3.4.1
61Dans le domaine des allusions classiques et mythologiques, ce sont en premier lieu les grands héros de l'antiquité gréco-latine qui servent normalement à rehausser un protagoniste de l'action principale (surtout un chrétien), soit qu'on présente le deuxième comme successeur légitime du premier, soit qu'il s'agisse d'une comparaison favorable au second. Les favoris incontestés pour ces confrontations sont Hannibal, Enée, Agamemnon, Alexandre, Hector, Thésée, Hercule, etc. :
32 Le amirant le jr Aquilon] fist nomer in sa loi Anibal por le amor de cil Anibal che fu tant vailant che assedia Rome e che puis fu sconfit por li vailant Si-pion. Et sacés che cist amirant fu extrait de sum lignagie, e por ce li apella Anibal. (24/20-23)61
33 ... e depois Joxafat trois ans il oit une file, che fu apellee Dido in remembrance de celle che fist fer la cita de Cartagine, laquelle se oucist por amor de Henee.
(24/32-34)
34 ... E dirai la verités : Se li cont de Clermont, mon cuxin, monstrat sa poisanze totfois in tel guixe cum feit mon frere, sauve la gratie e honor de tot les autres homes del mond, gi non croi che nature formast unches le paril, non le fil li roi Priame, che tant fu només che in tote sa vie non oit une sole fois dotanze de home vivant. (366/39-367/1)
35 ... ; de ly cival covert de zendal, de lé banderes a lor insigne, de li chevaler armés, de li vestus a brune ... se taist li contes, mes bien dist che li roi Priame non fist plus onor a la sepolture de son fil Hector cum fist l'amirant a Joxafat e Adrian, son niés. (838/25-31)
etc.
3.4.2
62Quant aux textes bibliques et religieux, ils peuvent avoir les mêmes fonctions que le type sus-mentionné ; dans la plupart des cas ils servent cependant de point de repère pour une invocation, une supplication :
36 - Joxafat, dist li cont, vos devés savoir che cil Deu che mena som pople quarant ans por li desert de Babilonie asalvemant par lor anamis est ancor puisant a caver moi et cestor de vetre main. (212/8-10)
37 - Ai glorios sire Deu, che por vetre possanze cavastes vetre pople de les mans de Faraon e le condustes por vetre gracie .xl. ans per li desert in terre de promission, gie vos pri, sire Deu, che vos me cavés da lé mans de cist felons saraîns. (22/21-24)
38 - Ay glorios profete Daniel, che declarastes la grand vixion de Nabucdenaxor, e vos, patriarche Joxep, che declarastes la grand vixion de Faraon, gi vos pri che moi declarés ceste fere e diverse vixion e progiés notre sire Deu che defende tote Cristentés da tant perii. (8/26-29)
63En outre on trouve dans ce groupe référentiel bon nombre de cas où le rappel intertextuel sert tout simplement à illustrer une situation exceptionnelle et à rapprocher une constellation "actuelle" d'une constellation "historique", par exemple :
39 Allor li zigant soi deliberent quand li Cristian seront bien stroit de cazer soi intre lor cum li baston ferés. Se cil Sire non pense che defendi Davit da les mans de li zigant Golias, li Cristian sont a mal pont e a grand peril de mort ! (789/4-7)
3.4.3
64Une fonction fort semblable revient normalement aux rappels du monde arturien : dans la plupart des cas ils servent à rendre plus acceptable, à légitimer, pour ainsi dire, une situation exceptionnelle où le merveilleux, le surnaturel domine, par exemple :
40 - Ai Deu, dist li cont, que est ce, che voi voiremant nos somes incantés. Il moi feit membrer de les zonses che fexoit Morgaine al temp che le rois Artus tenoit Ingiltere. (178/39-41)
41 - In nom Deu, dist Uliver, alés che Deu vos don gracie de tirer ciste venture a fin. Il moy feit membre de las ventures del Graal. (1979/20-21)
65Le merveilleux joue aussi un rôle important dans les évocations de Galahad62, peu importe que son nom serve de cri de bataille63 ou que le héros arturien soit rapproché (de façon directe ou indirecte) de Roland, par exemple, lors de son arrivée dans la grande bataille finale :
42 ... Dist Vivian :
- Segnor, de les grand daumagie che avomes receus non cur niant poische li cont, notre cuxin, est venus, che avogie grand dotanze ch'il non fust mort. Si moi mervoil fort de une bandere che voi cum lor, che tel insagne non sai che portasse unches nul in feit d'armes fors li fil monsegnor Lancilot del Lac, ce fu Galaaz, li sant chevaler. (811/37-812/2)64.
66Dans ce deuxième cas, la fonction principale se rapproche cependant de celle des rappels de héros antiques (rehaussement du héros "actuel") : aussi bien Galahad que Roland sont des héros "parfaits", des figures d'identification qui sont mis sur un même plan. Par rapport à Roland, Galahad a cependant un avantage important : appartenant à une génération passée, il ne peut plus commettre d'erreurs et est pour cela déjà en odeur de sainteté ; il occupe une position que Roland ne pourra rejoindre qu'après sa mort dans la bataille de Roncevaux.
3.4.4
67Toutes les fonctions que nous venons de mentionner dans le domaine des allusions jusqu'ici se retrouvent aussi dans le domaine des évocations de ce riche éventail de chansons de geste dont Raphaël Marmora avait une connaissance plus ou moins approfondie65. Sans entrer dans les détails, nous ne donnons ici que quelques exemples pour la manière dont les textes les plus importants sont évoqués dans l'Aquilon. Tout particulièrement fréquents sont les allusions à la Chanson d'Aspremont :
43 - ... E li dirés da ma part ch'il garde bien son pais s'il poit, che avant che soit un an passés, gie li menerai tante giant in sa terre che Agolant non menatant in le pais de Calavrie, quand il fist le passagie por incoroner son fil Amiont. (40/4-7)
44 E in cil pais troverés li dus de Baivere, cille persone che heis plus de home vivant, car il fu celuy par cui le roi Agolant fu sconfit, e por cil le roi Balant renogia Macomet e soi fist batizer. (122/1-4)
45 ... Sor ciste sale estoit depinte tot la guerre d'Aspramont e les grand batailes che li furent. Tot droit o li cont estoit assetés, il li estoit Aimont coment il avoit sot soi li roi de Franze e coment Roland li feroit del torson de la lanze. (722/25-28)
etc.66.
68En deuxième lieu (du point de vue de la fréquence) il faut mentionner la chanson de Girart de Vienne :
46 E sacés che li dozes peres non estogient ancor feit a plus de un ans, e zo fu feit sot Viaine quand l'acord fu feit da l'impereor a Girard, quand Alde fu donee por spoxe a Roland, ce fu la sorelle Oliver. (12/3-5)
47 Mes li cont de Borgogne non li vint por coi il non estoit bien amis de li roi de Franze, e cest fu por la guerre ch'il avoit feite cum luy pluxor ans por la mort de li dus Clarie, son cuxin. De ceste guerre fu feite la pais quand Roland combati trois jor cum li marchis Oliver e prist por spoxe la belle Alde, sa suor. (569/7-11)
48 E vos, sire Rainer, fustes cil che fistes fer li acord da ly dus Girard a li roi de Franze e lasastes mon frer e tot nos in la guerre, por coi nos convint jurer vasalagie ! (573/37-39)
69De quelques autres textes, nous ne mentionnons qu'un seul exemple :
70Renaut de Montauban
49 Mes ceste bone volontés dura mien de duy ans, che li roi de Franze comenza guerre cum la gieste de Clermont, si mist li cont Gaine li camp a Montalban cum .xl. millie omes, e li roi de Franze li mist in Anglés sor Astolf cum .lx. millie. (852/9-12)
71Prise d'Oranqe
50 Cist roi Balant avoit un fil pitit, che avoit nom Raboans, e cist Raboans fu pere de Tebald d'Arabie, cil che fist tante guerre a li bon cont Guielme de Orenge. (600/6-8)
72Mainet
51 [Roland à Charlemagne] :
- ... Arecordés vos, sire, quand fustes in cort a li roi Galafrie, roi de Spagne, che por vetre proeze alcistes li roi Brunador e li roi Braibant. ...
(639/40-640/2)
73Berta e Milone
52 ... Che segond che dist li contes, quand li dus Millon fu in band de Paris, il demora a Sutri in cil pais, ... (770/15-17)67
74La liste des textes évoqués de cette manière pourrait être allongée considérablement.
3.4.5
75Déjà Régine Colliot a remarqué, au sujet de l'histoire des deux épées intégrée dans le résumé de Mainet68, que Raphaël a souvent recours à plusieurs sources à la fois : la possession de deux épées (Joyeuse et Durandal) semble remonter à l'Estoire de Merlin, tandis que le cadre général est celui de Mainet/Karleto. Du point de vue de l'intertextualité, il peut en résulter des renvois multiples à plusieurs textes. Et en effet, ce phénomène est assez fréquent. Il se trouve pour toutes les couches littéraires que nous venons de mentionner : renvois à la littérature classique, biblique, arturienne, épique, et très souvent, plusieurs de ces domaines sont évoqués à la fois, par exemple :
53 Ho vos, lector, atendés a cist pas che matre Dalfin e li arcivescheve dirent che depois che le mond fu creés, il non fu unches por Joxue, quand il condust li pople de Deu, por Juda Machabeu, in la guerre de Tro-gie, in les feit d'armes che fist Alexandre, che con-guist Axie, Afriche e part de Europe, in celles de Rome, al tenp che li roi Artu segnoreza Ingiltere, non fu unches feit si feit avisemant de feit d'armes cun fist li cont de Cleremont a ciste fois. (635/39-636/5)
76C'est donc, pour ainsi dire, tout l'éventail des prouesses dans la littérature biblique, classique et arturienne - donc "l'histoire" dans sa totalité - qui sert à rehausser les exploits de Roland. - Les renvois les plus riches de ce type se trouvent dans le domaine de la chanson de geste. Nous n'en donnons que deux exemples. Dans le premier, il s'agit des guerres passées (du point de vue de l'Aquilon) de Charlemagne :
54 - Segnor, il moi remembre quand Lodris e Lanfroi, mes freres, moi cazerent de ma maxon e quand gi tornai, nos asenblames, moi e lor, notre amis a Bologne sor la Mer e li fu donés la bataile por tiel convenant che cil che fust venzeor fust roi de Franze. E por la gracie de Deu e de la bone compagnie fui venzeor de celle bataile. Aprés vint li roi Agolant che me voloit cazer de Cristenté, e cil fu sconfit cum savés. Aprés moi fist guerre Girard de Fraite e moi mist a partie de bataile a cors a cors, ce fu li cont, mon niés, e son niés Clarie. Depois moi fist guerre Girard de Viene, e moi mist a condicion de bataile a cors a cors, ce fu li cont de Clermont e li marchis de Vienne. Depois moi fist guerre li Sasne che moi meterent a greve condicion. Ly roi Marsilie passa in Guascogne che nos voloit deserter. E de tot ceste guerre por la gracie de notre Sire Deu e la vetre bontés sui stés venzeor. (674/37-675/9)
77Les textes évoqués ici sont : Mainet, Aspremont, Girart de Vienne et les Saisnes, sinon d'autres plus difficilement identifiables ou relevant d'une tradition perdue. Il en va de façon fort semblable pour la fin du roman où pour les guerres "futures" de Charlemagne est renvoyé à des textes tels : La Chanson de Roland / la Chanson de Roncevaux, Ansëis de Carthage et la Chevalerie Ogier :
55 De cist dus [Aquilon] non feit li autor autre contes fors ch'il fu abbés in San Donis e vivy santemant, tant che la guerre de Spagne fu finie e Roland cum sa belle compagnie furent mort. Li roi de Franze lassa li roy Ansuis roi de Spagne e torna in France. De li a pitit temp li Spagnol rebelerent a li roi de Franze e alcirent ly roi Ansuis ; por ciste caixon li roi de Franze conquist la Spagne la seconde fois, e in ciste segonde conquixe fust li danois Uzer, li cont de Marmora e cist dus de Cartagine che porta armes a celle fois, e por cestor trois li roi de Franze oit vitorie de celle guerre. (855/27-35)
3.4.6
78Il nous reste encore à résoudre un problème assez difficile : comment, dans les renvois allusifs, l'auteur réussit-il à signaler l'intertextualité ? Ce type ne connaît ni la mention de l'auteur ni la mention du titre du texte évoqué : une identification sans équivoque, soit par le lecteur (plus ou moins) contemporain, soit par le chercheur moderne, restera donc toujours incertaine et problématique, elle sera l'effet du hasard69.
79En outre, il faut souligner que dans la plupart de ces exemples nous n'avons affaire ni à un discours rapporté (direct ou indirect), ni à une citation, ni à l'encastrement d'un résumé : du point de vue formel, les allusions semblent être complètement intégrées dans le texte contenant.
80Et pourtant, nous croyons que l'intertextualité est encore saisissable ici de façon objective, qu'il existe des critères qui nous permettent d'objectiver nos jugements. Ce que les passages cités dans ce chapitre ont en commun, c'est le fait qu'un ou plusieurs personnages de l'inventaire "normal" servent a introduire, dans un endroit déterminé du récit, des éléments allocentriques. Ces inclusions sont caractérisées :
- par le fait que les événements relatés n'ont rien à faire directement avec l'action du texte contenant ;
- par la présence d'un ou de plusieurs personnages qui n'appartiennent pas à l'inventaire "normal" des protagonistes ;
- par une distance temporelle accusée entre l'action du texte contenant et l'action du texte contenu, dans la plupart des cas, la relation temporelle est celle d'actualité
74
passé, mais il existe aussi des cas du type actualité74
futur (par exemple, nos 49, 55)
81Deux critères du domaine du contenu sont donc associés ici à un critère formel (distance temporelle marquée morphologiquement) pour caractériser 1'intertextualité. On pourrait considérer le critère morphologique comme un premier indice qui ne devient efficace que dans les cas où il est corroboré par les critères de contenu.
82Nous avons insisté ci-dessus sur le fait que l'identification du texte évoqué n'est pas garantie dans tous les cas d'allusion. Encore une fois, la frontière entre intertextualité réelle et intertextualité fictive tend donc à s'effacer.
3.5
83Avec ces exemples nous quittons le domaine de l'intertextualité objectivement saisissable et munie d'une marque plus ou moins explicite. A côté de ces types, il existe cependant une autre catégorie - et du point de vue de la fréquence, elle est peut-être presque aussi fournie que le groupe de l'allusion - où les éléments provenant d'un autre texte (contenu) sont complètement intégrés dans le texte contenant, où il n'y a donc plus de distance temporelle entre les deux niveaux, où nous n'avons plus affaire a des actions allocentrigues et où les personnages étrangers à l'inventaire principal manquent.
84Nous avons déjà rencontré deux exemples de toute première importance, de cette catégorie dans notre étude sur Roland théologien : aussi bien l'argument du rayon de lumière gui passe une vitre sans la détruire pour illustrer l'Immaculée Conception70 que la bougie (cire, mèche, flamme) comme symbole de la Trinité71 rappellent bien évidemment l'Entrée d'Espagne - mais il n'existe aucune marque qui permette de détacher ces passages du texte contenant : l'argumentation en question est complètement assimilée au texte contenant. Un autre exemple de ce genre est l'histoire du prince Tadée (666/18- 674/53), remontant peut-être au poème franco-italien Ugo d'Alvernia72, où toute distance entre les deux plans se trouve abolie par l'artifice d'une visite du prince indien dans les deux camps pendant le siège de Carthage. -Ici nous ne citerons que l'exemple le plus caractéristique de cette catégorie, la confession de foi que Turpin fait prononcer à Joxafat avant le baptême :
56 ... et pois [l'arcivesche] dist a Joxafat :
- Coment volés avoir nom ?
E il dist Joxafat.
- Crois tu in cel Deu che fist li ciel e la tere e che poit fer totes les zonses del mond ?
E il dist che bien le croit.
- Crois tu, dist Trepin, che Jesu Crist fust fil de Deu e fust conzeut por virtus de Sant Spirt e nasist de sa mere virgine ?
- Gi le croi veragiement, dist Joxafat.
- Crois tu ch'el fust mort e pasionés sor li legne de la Sante Crox e fust sebelis, e desendist al limbe e li cavast l'armes de li sant homes e li lasast celes de li maovés ?
- Oil sire, dist Joxafat.
- Crois tu ch'el resusitast il ters jor e ch'il montast in ciel e sogie a la destre del Pere celestial ?
- Oil, dist le baron.
- Crois tu anchor ch'il vera al jor novisimo a meriter li bons da lor bones ovres e a punir li maovés de lor folie ?
- Oil, dist.
- Crois tu anchor in le Sant Spirit che est la terze persone in la Trinités ?
- Oil, dist.
- Crois tu in la Sante Glixe e che ele habie autorités de asolvere e a condener ?
- Oil, dist Joxafat.
- Crois tu, dist Trepin, che li mort resusiteront trestout e poi sera une vite che unches non fendra ?
- Gi croi veragiamant, dist Joxafat, che tot ce che dites sogie voir. (317/21-318/3)
85Cette confession de foi (contenant quelques variantes assez surprenantes) est présentée comme discours direct entre deux protagonistes de l'inventaire "normal" et intégrée dans l'action principale du texte : il ne subsiste donc aucun critère formel qui permettrait de l'en isoler.
86Et pourtant, le phénomène de l'intertextualité ne disparaît pas pour autant. Du point de vue réceptologique, il n'est cependant plus obligatoire : le lecteur n'étant forcé par aucune marque explicite à l''accepter comme donnée inéluctable, il ne deviendra opérant dans la lecture que si par hasard l'effet du "déjà vu" se produit chez tel ou tel lecteur (peu importe qu'il se rappelle exactement le texte en question ou non). D'un point de vue probabilistique, ceci sera rarement le cas pour Ugo d'Alvernia, un peu plus vraisemblable pour l'Entrée d'Espagne et assez fréquent pour la confession de foi.
87Avec ce type, nous avons définitivement quitté le domaine des phénomènes que nous nous sommes proposé d'analyser, la réalisation réceptologique de l'intertextualité ne dépendant que de la culture de chaque lecteur (et, éventuellement, d'une constellation situative plus ou moins favorable)73. Dans tous les cas où aucun souvenir n'est évoqué, le lecteur n''aura plus "mauvaise conscience" et ne se sentira pas obligé de combler une lacune d'information ; dans les cas d'une réaction positive, le sentiment d'une réussite subsistera.
4.
88Venons-en maintenant aux conclusions. Notre point de départ était un certain nombre de réflexions théoriques sur la spéculation épique et l'intertextualité. Toutes les deux ne nous intéressent ici que d'un point de vue réceptologique, c'est-à-dire autant qu'elles deviennent saisissables pour le lecteur74. Dans cette perspective, la reconnaissance de l'intertextualité constitue une condition sine qua non pour une évaluation de la spéculation épique.
89Nos réflexions ultérieures avaient pour but d'analyser les types d'intertextualité qui se rencontrent dans l'Aquilon de Bavière et d'en dégager les traits caractéristiques. Il nous reste encore à réunir ces résultats en une typologie cohérente (quoique provisoire).
90La distinction la plus importante est sans aucun doute celle entre intertextualité marquée (plus ou moins explicitement) et intertextualité non marquée ; ce n'est que dans le premier cas que le lecteur est censé la reconnaître de façon obligatoire. Dans le domaine de l'intertextualité marquée, on peut distinguer entre une intertextualité fictive et une intertextualité réelle ; dans le premier cas, le texte évoqué ne peut, bien sûr, pas être reconnu par le lecteur : l'évocation rencontrera obligatoirement un vide de connaissance ; dans le deuxième cas, une identification du texte visé par l'auteur peut avoir lieu ou non, selon les circonstances.
91La documentation assez riche que nous fournit l'Aquilon de Bavière nous a permis de distinguer, dans le domaine de l'intertextualité réelle, les types que voici : citation (originale/traduite), résumé, mention (de l'auteur/du texte), allusion. La citation et le résumé sont des types où le texte contenu est pour ainsi dire amené, tandis que dans le cas de la mention et de l'allusion le texte contenu est seulement évoqué. La citation (en langue originale ou traduite) donne le texte contenu de façon extensive (c'est-à-dire dans son extension effective), tandis que le résumé le présente sous forme condensée. Pour les textes évoqués, l'évocation peut se faire à l'aide d'éléments externes (mention soit de l'auteur [producteur], soit du "titre" [produit]) ou à l'aide d'éléments internes (allusion). Sous forme d'arborescence, notre typologie se présente donc de la façon que voici75 :
92Inutile de souligner que des recherches ultérieures en vue d'une généralisation de nos résultats pourront encore imposer toute sortes de modifications à cette esquisse76.
Notes de bas de page
1 Pour la question controversée de l'identification de l'auteur cf. Lidia Bartolucci Chiecchi, Un nuovo none per l'autore dell'"Aquilon de Bavière", Medioevo Romanzo 8 (1981-83), 217-23 ; P. Wunderli, Un nuovo autore dell'"Aquilon de Bavière" ?, VRom. 43 (1984), 81-84.
2 Cf. Wunderli, Aquilon, p. VIII, XIV.
3 Cf. P. Wunderli, Zur Edition des "Aquilon de Bavière", LiLi. 19/20 (1975), 170-90, surtout p. 180 ss. ; Wunderli, Aquilon, p. XV/XVI ; H. Krauss, Metamorfosi di Orlando nell'"Aquilon de Bavière", Atti e memorie dell'Accademia Patavina di Scienze, Lettere ed Arti 95 (1982-83), 425-40, surtout p. 438.
4 Cf. Wunderli (éd.) : Raffaele da Verona, Aquilon de Bavière. Introduction, édition et commentaire par P. W., 2 vol., Tübingen 1982.
5 Cf. Wunderli, Aquilon, p. VII, XV.
6 Cf. P. Wunderli, Germanisch-romanische Interferenzen im "Aquilon de Bavière", Annali della Facoltà di Lettere e Filosofia dell'Università di Napoli 25 (1982-83), 79-98, part. p. 79-80 ; Krauss, Metamorfosi, p. 432 ss.
7 Cf. aussi Krauss, Metamorfosi, p. 425.
8 Cf. R. Colliot, Quelques aspects de la thématique carolingienne dans l'"Aquilon de Bavière", in : Charlemagne et l'épopée romane. Actes du VIIe Congrès international de la Société Rencesvals, Liège 28 août - 4 septembre 1976, vol. 1, Paris 1978, p. 223-40, part. p. 239.
9 Cf. dernièrement Krauss, Metamorfosi, p. 432 ss.
10 Cf. par exemple P. Zumthor, Histoire littéraire de la France médiévale, Paris 1954, § 464 ; A. Adler, Epische Spekulanten, München 1975, p. 127/28.
11 Certains voient dans ce phénomène même un trait caractéristique de l'oeuvre littéraire, cf. par exemple L. Jenny, La stratégie de la forme, Poétique 27 (1976), 257-81, part. p. 260.
12 Cf. A. Adler, Epische Spekulanten. Versuch einer syn-chronen Geschichte des altfranzösischen Epos. Vorwort von H. R. Jauss, München 1975. Cf. aussi le compte-rendu de E. Köhler, RZLG 1 (1977), 234-241 ; Krauss, Metamorfosi, p. 425 ss.
13 Cf. Adler, Spekulanten, p. 15 ss. ; Jauss, Vorwort, p. 8/9 ; Köhler, RZLG 1 (1977), 234/35 ; Krauss, Metamorfosi, p. 225/26.
14 Cf. Adler, Spekulanten, p. 36 ss., 45 ss.
15 Cf. surtout Ch. E.O. Osgood/G.I. Suci/ P.H. Tannenbaum, The measurement of meaning, Urbana Ill. 1957.
16 Cf. aussi Köhler, RZLG 1 (1977), 238.
17 Cf. Adler, Spekulanten, p. 88.
18 Cf. aussi P. Wunderli, Saussure et l'architecture de la langue, in : Mélanges Coseriu, vol. 2, Tübingen 1986 (à paraître).
19 Cf. Adler, Spekulanten, p. 20, 91 ; Köhler, RZLG 1 (1977), 289.
20 Cf. Jauss, Vorwort, p. 12 ; Köhler, RZLG 1 (1977), 289.
21 Cf. P. Wunderli, Saussure-Studien, Tübingen 1981, p. 29, 32, 37-40.
22 Cf. E. Coseriu, System, Noria und ‘Rede', in : id., Sprache, Strukturen und Funktionen, Tübingen 1979, p. 45-59 ; cf. aussi Coseriu, Probleme der strukturellen Semantik, Tübingen 1973, p. 41 ss. et id., Einführung in die strukturelle Betrachtung des Wortschatzes, Tübingen 1970, p. 37 ss.
23 Cf. aussi Jauss, Vorwort, p. 13 ; Krauss, Metamorfosi, p. 425/26.
24 Cf. Adler, Spekulanten, p. 21.
25 Cf. Adler, Spekulanten, p. 22/23, 125 ; Kohler, RZLG 1 (1977), 236/37, 239 ; Krauss, Metamorfosi, p. 425/26.
26 Cf. Adler, Spekulanten, p. 92.
27 Cf. Adler, Spekulanten, p. 15, 16, 19, 24, 87 ; Kohler, RZLG 1 (1977), 235.
28 Cf. Krauss, Metamorfosi, p. 427.
29 Et il est loin d'être le seul exemple qu'on puisse citer ici ; on pourrait tout aussi bien mentionner les auteurs de l'Entrée d'Espagne, de la Prise de Pampelune, etc.
30 Cf. à ce sujet J. Rychner, La Chanson de geste, Genève/Lille 1955.
31 Cf. à ce sujet Saussure, CLG, p. 155 ss. ; Wunderli, Saussure-Studien, p. 38 ss., 44 ss., 59, 255 s. et passim ; id., "Norme" et "élasticité" chez Ferdinand de Saussure, Textes et langages 12 (1986), 13-34. - Cf. aussi Adler, Spekulanten, p. 182 ; Kohler, RZLG 1 (1977), 238.
32 Cf. aussi Adler, Spekulanten, p. 87, 121. - Le cas de l'Aquilon, qui essaie de présenter la vie d'un héros des "enfances" jusqu'au "moniage", est exceptionnel dans la littérature épique.
33 Cf. à ce sujet U. Broich/M. Pfister, Intertextualität. Formen, Funktionen, anglistische Fallstudien, Tijbingen 1985, p. 244 ss. ; P. Zumthor, Le carrefour des rhétoriqueurs. Intertextualité et rhétorique, Poétique 27 (1976), 317-37, part. 322 ss. ; L. Jenny, La stratégie de la forme, Poétique 27 (1976), 257-81, p. 725/58.
34 Cf. Krauss, Metamorfosi, p. 427.
35 Cf. Ph. Sollers, Ecriture et révolution, in : Tel Quel, Théorie d'ensemble, Paris 1968, p. 67-79 (p. 75).
36 Cf. J. Kristeva, Séméiôtikè. Recherches pour une sémanalyse, Paris 1969, p. 181/82.
37 Cf. J. Kristeva, Problèmes de la structuration du texte, in : Théorie d'ensemble, p. 297-316 (p. 313). -Cf. aussi id., Séméiôtikè, p. 113/114, 133/34, 135.
38 Cf. Kristeva, Séméiôtikè, p. 183 ; cf. aussi op. cit., p. 115.
39 Cf. Broich/Pfister, Intertextualität, p. IX ss ; M. Angenot, L'"intertextualité" : enquête sur l'émergence et la diffusion d'un champ notionnel, Revue des Sciences Humaines 1983, 121-35.
40 De cette conséquence malheureuse est témoin (involontairement) l'article de J. Culler, Presupposition and intertextuality, MLN 91 (1976), 1380-97.
41 Pour une conception de base identique cf. M. Riffater-re, Sémiotique intertextuelle : L'interprétant, Revue d'esthétique 1979, 128-50 (surtout p. 129-32). L'approche qui en résulte chez Riffaterre nous semble cependant encore manquer d'objectivité.
42 Cf. à ce sujet aussi Petra M.E. Braselmann, Konnotation-Verstehen-Stil, Frankfurt/M. 1981, part. p. 76-84.
43 Cf. à ce sujet aussi Ch. Bally, Synchronie et diachronie, VRom. 2 (1937), 345-52, part. 348.
44 Cf. à ce sujet aussi Wunderli, Appunti sulla struttura narrativa (fittizia) dell' "Aquilon de Bavière", Medioevo romanzo 10 (1985), 257-82.
45 Ces analyses sont engagées et ont déjà fourni quelques résultats, cf. Krauss, Metamorfosi ; P. Wunderli, Roland théologien dans l'"Aquilon de Bavière", in Essor et fortune de la chanson de geste dans l'Europe et l'Orient latin. Actes du IXe Congrès international de la Société Rencesvals, Padoue-Venise 29 août-4 septembre 1982, Modena 1984, p. 459-81 ; id., Rolandus epilepticus, in : Das Ritterbild in Mittelalter und Renaissance, Dusseldorf 1985, p. 105-30.
46 Pour ce phénomène cf. aussi L. Dallenbach, Intertexte et autotexte, Poétique 27 (1976), 282-96. Dallenbach parle d'autotextualité au lieu d'intra-textualité, terme peut-être moins adéquat, mais ayant l'avantage de prêter moins à confusion.
47 Cf. à ce sujet aussi P. Wunderli, Appunti sulla struttura narrativa (fittizia) dell'"Aquilon de Bavière", Medioevo romanzo 10 (1985), 257-82.
48 Cf. Wunderli, Medioevo romanzo 10 (1985), 257 ss.
49 Cf. Wunderli, Medioevo romanzo 10 (1985), 260 ss.
50 Naturellement, ces mêmes techniques s'emploient aussi dans tous les cas ou nous avons affaire à un "faux".
51 Nous avons rencontré le même phénomène dans la plus ancienne traduction occitane du Nouveau Testament (ms. de Lyon), où il a cependant une fonction tout à fait différente : il sert à marquer le début d'un livre ou d'un chapitre.
52 Cf. aussi Aquilon 826/26-27.
53 Dans la plupart des cas, les titres dont nous nous servons aujourd'hui pour ces textes ont été fixés par l'éditeur (les éditeurs) moderne(s).
54 Cf. aussi P.H. Coronedi, L'"Aquilon de Bavière", ARom. 19 (1935), 237-304, part. p. 271/72 ; Colliot, Aspects, p. 272.
55 Si l'on assimile "in la bataile de Roncival" à "faire quatre quarter c'est-à-dire si l'on considère cette séquence comme une indication de lieu et non comme un titre, le texte évoqué pourrait aussi être la Chanson de Roland qui contient le même épisode (v.1636-49).
56 Cf. A. Thomas, Aquilon de Bavière, R 11 (1982), 536-69, part. p. 557-61 ; Coronedi, ARom. 19 (1935), 261, 277 ss ; Colliot, Aspects, p. 234/35 ; id., Adenet le Roi, vol. II, Paris 1970, p. 134-38, 235-38.
57 Cf. aussi Thomas, R 11 (1882), 361-64 ; Coronedi, ARom. 19 (1935), 261, 274.
58 Pour la source de ce passage cf. V. Bertolini, Appunti sulle fonti dell'"Aquilon de Bavière" : II) La tradizione dei SS. Fermo e Rustico, Quaderni di lingue e letterature 3/4 (1978/79), 397-406 ; Bertolini suggère que les Historiae imperiales de Giovanni de Matrociis seraient la source la plus vraisemblable.
59 Cf. Bertolini, op. cit., p. 398.
60 Quant à la fin de ce passage, il est du même type que pour le n°30.
61 Cf. aussi Aquilon 51/32-33, 63/23-25.
62 Cf. aussi Coronedi, ARom. 19 (1935), 262 ; Colliot, Aspects, p. 281. - Les sources de ces rappels pourraient être la Questa del Sangradale et/ou le Grand Saint Graal.
63 Cf. Aquilon 786/13, 787/6, 787/22.
64 Cf. aussi Aquilon 792/6-798/8, 815/38, 827/25-28, 828/1-2.
65 Pour une liste (provisoire) de ces textes cf. Thomas, R 11 (1882), 545 ; Coronedi, ARom. 19 (1935), 280/81.
66 Les évocations de la Chanson d'Aspremont se comptent par dizaines.
67 Cf. aussi Colliot, Aspects, p. 229, 235.
68 Cf. Colliot, Aspects, p. 227-29.
69 Cf. aussi ci-dessous, chap. 3.5.
70 Cf. Wunderli, Roland théologien, p.773, 778. - Pour une variante (et une source possible) de cette métaphore cf. aussi Dante, Paradiso II/34-36.
71 Cf. Wunderli, Roland théologien, p. 773, 777.
72 Cf. V. Bertolini, Appunti sulle fonti dell'"Aquilon de Bavière" : III) Il principe Taddeo d'India, Quaderni di lingue e letterature 6 (1981), 205-12.
73 Cf. aussi Riffaterre, Revue d'esthétique 1979, 132 ; Jenny, Poétique 27 (1976), 258, 262.
74 Ceci ne veut pas dire, bien sûr, que l'analyse de ces phénomènes dans la perspective de l'auteur ne soit pas légitime et puisse conduire à des résultats importants.
75 Pour les marques caractéristiques des différents types, nous renvoyons aux chapitres qui s'y rapportent.
76 Je remercie M. Pierre Berrut d'avoir encore une fois bien voulu veiller à la toilette stylistique de cette étude. Sa compétence dans ce domaine m''est toujours un secours inestimable.
Auteur
Université de Düsseldurf
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