L'Unite idéologique de la chanson de Guillaume
p. 1139-1152
Texte intégral
1La fin de la Chanson de Guillaume comble Rainouart d'honneurs et de dons. Après le baptême on lui sert à dîner avec des margues de grand respect et on lui offre argent, chevaux, châteaux, Ermentrude comme épouse et tout le fief de Vivien. Quoique cela constitue une clôture parfaite, le mariage tout seul étant la fin classique dans l'analyse du conte merveilleux faite par Vladimir Propp, notre épopée continue1. Elle se termine avec la narration par Rainouart de son odyssée du palais sarrasin aux cuisines de Louis à Laon. Cette narration qui constitue la clôture finale du poème lie Rainouart au merveilleux, le révélant, malgré sa complète humanité, être le véhicule de l'intervention divine, comme j'ai démontré ailleurs2. Cette position privilégiée de fin de poème souligne le rapport de Rainouart au divin et renvoie à l'identification énigmatique de notre héros faite par Guillaume : "Ja ço'st uns bagelers. / Uns joefnes hom que Deus m'ad amené" vv. 2817-183. Rainouart sert en effet comme le bras droit de Dieu, illustrant ainsi l'efficacité du plan divin, comme l'a suggéré Jean Frappier4.
2Mais cette identification, tout en offrant une proclamation, obscurcit. Elle agit comme la parabole pour Frank Kermode : elle proclame une vérité à la manière d'un héraut en même temps qu'elle la couvre d'un voile comme ferait un oracle prononçant un énigme5. La clôture indique clairement que Rainouart est envoyé par Dieu, mais si la victoire finale de Guillaume que procure Rainouart est la preuve de l'assistance divine, les destinées des autres héros chrétiens donnent à réfléchir sur le sens exact qu'a voulu donner le poète au crédo épique prononcé par Guillaume, que celui qui croit en Dieu ne sera pas confondu : "Sis champiuns deit estre maintenus, / Qui bien le creit ja nen ert confùn-duz" vv. 2156-57. Vue de cette perspective, toute la Chanson de Guillaume garde une certaine opacité.
3Le poème est fait d'épisodes distinctes où figurent les héros différents : Vivien, Girart, Guichart, Gui, et Rainouart, ainsi que Guillaume qui se trouve dans tous. La nature composite de cette épopée a donné à discuter sur son unité, la critique récente estimant que cette chanson, telle qu'elle nous est conservée dans le MS. de Londres, Bibliothèque Britannique, Additionnel 38663, était composée en plusieurs étapes mais constitue un seul poème artistiquement uni6. Cette unité de composition d'une oeuvre faite d'éléments en apparence disparates reflète le désordre ordonné reconnu par Steven G. Nichols, Jr., comme un des traits charactéristiques de l'époque romane, car on doit faire remonter cette épopée au 12e siècle7. Certains éléments d'un poème peuvent être des fortuités qui rendent la surface narrative plus semblable a celle de la vie8. Mais toute narrative possède un potentiel herméneutique, surtout, ajouterait-on, celles de l'époque médiévale qui croyait avec saint Paul, saint Augustin, Jean Scot Erigène et Hugues de Saint-Victor, que Dieu rend intelligible à l'homme son pouvoir invisible à travers le symbolisme des objets et des événements du monde9. Aussi les églises romanes ciselaient en pierre le récit de Roland, soutenant la thèse que l'épopée pouvait être considérée alors comme la vérité voilée sous la fiction, ainsi que dira Boccace plus tard de la poésie10. C'est le propos de la présente communication de percer l'opacité notée dans la Chanson de Guillaume et d'élucider le sens du crédo de Guillaume. L'analyse des rapports des différents éléments du poème avec ce crédo rend clair une vérité abtruse.
4L'article de foi de Guillaume est prononcé lors de la troisième bataille du poème où, resté le seul Chrétien vivant sur les Aliscans, il affronte le Sarrasin Alderufe en combat singulier. C'est un moment d'intérêt dramatique intense dans la narration sur lequel le poète attire particulièrement l'attention de son public.
5L'issue du combat est décidée d'avance. Le poète explique qu'Alderufe a beau avoir toutes les qualités du bon guerrier, il est perdu car il ne croit pas en Dieu, vv. 2134-36. Par contre Guillaume se voit protégé car il croit en Dieu, vv. 2156-57. Ici, comme c'est le cas généralement dans les chansons de geste, cet acte de foi se voit récompensé de la protection divine. Comme nous le signale E.R. Labande en analysant les crédos épiques, "le combattant implore le Ciel pour lui-même, pour que la grâce divine le tire d'une situation qui semble désespérée ; parfois, c'est un de ses proches qui prie à ses intentions"11. La conclusion du morceau, ajoute Labande, est toujours identique : "il conclut en implorant la grâce divine, qui ne peut manquer de lui être accordé en échange"12.
6En règle générale dans les épopées médiévales la prière est toujours exaucée. Frappier a souligné la puissante efficacité de la prière du plus grand péril dans le Couronnement de Louis, poème dont les épisodes romans doivent remonter sous une forme ancienne au 12e siècle aussi13. Les poètes médiévaux croyaient trop fermement dans le pouvoir de Dieu pour le montrer sourd à la prière. Donc dans les épopées on voit rarement un protagoniste prier pour ce qui ne va pas être accordé. Ainsi dans la Chanson de Roland où tous les guerriers de l'arrière-garde périssent à Rencesvals il n'est point question de sauver la vie mais de gagner le paradis. On voit à cet égard dans la Chanson de Guillaume un reflet de la Chanson de Roland comme l'a remarqué Maurice Wilmotte14. Mme Wathelet-Willem a signalé la promesse de paradis implicite dans les exhortations de Vivien à ses camarades moribonds15. Aussi avons-nous un deuxième écho de la Chanson de Roland dans la mort de Vivien qui est celle du croisé martyrisé. Si nous avons dans le poème remanié ce qui est réellement une deuxième scène de la mort de Vivien, c'est pour souligner la qualité pieuse de son décès. Vivien, qui ne pouvait vraiment survivre à ses blessures reçues dans l'épisode Vivien, est néanmoins trouvé vivant par Guillaume lors de la première expédition de celui-ci aux Aliscans. Cette scène offre essentiellement un acte de foi, que celui qui croit en Dieu et qui communie ne sera pas damné. Le crédo est élaboré d'abord par Guillaume puis répété par Vivien qui communie pour mourir immédiatement après, vv. 2025-52.
7Il est vrai que dans le premier épisode du poème Vivien, qui avait juré de ne jamais reculer d''un pas devant l'ennemi, prie à un moment donné la Vierge de le protéger des Sarrasins, vv. 813-16. Mais il se reprend tout de suite, se châtiant d'avoir pensé à sauver sa propre vie quand le Christ ne l'avait pas fait, vv. 817-24. Cette faiblesse momentanée de Vivien est de la même nature que le refus d'Olivier dans la Chanson de Roland lorsque Roland veut sonner le cor. Nichols a analysé cette attitude d'Olivier en se référant au commentaire sur Job fait par Saint Augustin dans ses Confessions (10.28 [para. 39])16. Dieu ne demande pas qu'on aime la souffrance, mais qu'on l'accepte. C'est, dit Nichols, dans la dialectique de l'effort de sonder le mystère de la connaissance de Dieu que se situe ce comportement d'Olivier et que se situe aussi, dirons-nous, la faiblesse momentanée de Vivien dans la Chanson de Guillaume. C'est le recul normal du Chrétien devant la vie de tribulations imposée par Dieu à l'être humain qui cherche à le connaître. La réponse de Dieu, comme donnée dans Job et expliquée par Saint Augustin, est claire. Dans la vie de la foi il ne peut y avoir ni chemin facile, ni position moyenne.
8En considérant les prières dans la Chanson de Guillaume nous observons que c'est Vivien et Guillaume qui les font. En plus des prières de Vivien déjà commentées, ce héros prie à plusieurs reprises que Dieu lui envoie Guillaume ou le roi Louis (par exemple aux vv. 54-55, 789-99 et 894-96) et nous savons par le reste du poème comment Dieu y répond affirmativement. Donc les prières de Vivien dans notre poème ne diffèrent pas fondamentalement des prières dans les autres épopées.
9Par contre le cas des prières de Guillaume est quelque peu exceptionnel. Il prie que Rainouart soit protégé par Dieu, vv. 3024-25, et cela se réalise. Il offre son crédo épique en raccourci comme nous avons vu, v. 2157, et en effet Guillaume lui-même a la vie sauve, ce qui correspond à l'effet usuel de la prière épique. Mais le fait qu'il croit en Dieu ne protège pas sa lignée. Seuls restent en vie ses neveux Bertrant et Guiëlin. Non seulement Guillaume perd Vivien, mais il voit mourir Girart, un autre neveu, et il voit Gui, le frère cadet de Vivien, entraîné par les Sarrasins, malgré sa prière que Dieu le délivre, vv. 2079-85. Comme on n'entend plus parler de Gui après la narration de l'enlèvement que Guillaume fait à Guibourc, vv. 2359-68, on doit le présumer mort ou esclave, ce qui n'est guère le résultat qu'on attendrait en se basant sur la réponse divine d'autres épopées. Cette variante de la réponse divine met en question sinon le sens exact de la prière épique de Guillaume, au moins la nature de la réponse de Dieu voulue par le poète.
10Dans la Chanson de Guillaume, l'expression de la foi en Dieu ne garantit pas de la mort à la manière d'un talisman. Il n'y a aucun doute que le Moyen Age connaissait l'idée de la protection magique. Philippe de Mézières au 14e siècle raconte comment les Chrétiens à la croisade d'Alexandrie croyaient que celui qui baiserait la main du légat papal, Pierre Thomas, serait protégé de danger : "Et qui manum suam in die osculari poterat, vel eius benedictionem receperat, securus de omni casu periculi se reputabat"17.
11Implicite dans les prieres épiques des autres chansons de geste, cette croyance dans le pouvoir protecteur magique de la foi en Dieu se trouve explicitement présentée dans la Chanson de Guillaume, mais de façon renversée. Lorsque Gui-chart, neveu de Guibourc et Sarrasin converti, est blessé à la deuxième expédition de Guillaume aux Aliscans, il renie Dieu précisément parce que le Dieu chrétien ne l'a pas protégé. Guichart demande à boire pour s'en aller ensuite à Cordoue où il ne croira plus en Dieu, car, dit-il, s'il avait invoqué Mahomet il n'aurait pas été blessé : "Meis ne crer-reie en vostre Dampnedé, / Que jo ne vei, ço ne puis aorer. / Si jo eusse Mahomet mercië / Ja ne veïsse les plaies des costez, / Dunt a grant force s'en est li sans allez !" vv. 1197-1201. Guillaume considère cette apostasie un effet du délire, mais ce rattachement de Guichart au monde sarrasin est de propos délibéré. Le poète lui fait donner une explication terre à terre de son refus de croire : "Que jo ne vei, ço ne puis aorer". v. 1198, ce qui fait écho à la croyance simpliste d'Alderufe : "Cil baptisteire ne valt mie une nefle. / Deus est el ciel e Mahomez en terre, / ..., / Et quant Deus plut, Mahomez fait creistre erbe. / Qui vivre volt congié nus en deit quere, / E Mahomet qui le siecle governe" vv. 2115-2120. Cette compréhension de la lettre de la religion chrétienne mais non pas de l'esprit n'est pas inattendue chez un Sarrasin médiéval littéraire, comme je l'ai relevé dans un article sur Aucassin18. En effet le Sarrasin est souvent le serviteur de Satan qui, lui, n'a qu'une compréhension très imparfaite du langage de la vérité19. Le poète puise dans cette attitude pour colorer le personnage de Guichart. Le développement de ce motif du Sarrasin incompréhensif donne du relief à la prière de Guillaume et à la réponse de Dieu. On comprend que la réponse divine n'est pas nécessairement celle de la protection magique.
12Guichart n'est que blessé. Toutefois il va mourir et par une ironie. Guillaume, excédé de ce qu'il entend dire, le met sur son dos pour l'emporter hors de la bataille et Guichart, ainsi exposé, est tué par un Barbarin, vv. 1202-19. C'était son reniement de la foi qui avait mis en marche cette suite d'événements qui aboutissait à sa mort. C'est comme si c'était parce qu'il exigeait en échange de sa foi une protection magique qu'il ne l''a pas reçue. Cela définit d'un peu plus la nature de la réponse divine. Dieu peut accorder sa protection mais on ne peut pas le forcer.
13L'épisode de Guichart joue un rôle important dans la structure du poème. Frank Kermode croit avec Jean Starobinski qu'un texte contient des moments privilégiés qui suggèrent un sens et une structure pour l'ouvrage entier20. Tel est le cas pour l'épisode de Guichart. Non seulement son apostasie fait pendant à l'acte de foi de Guillaume, mais sa mort fait pendant à celle de Girart. L'identité d'expression dans les descriptions de ces deux morts montre que ce contraste est voulu. Lors de la fin de la deuxième expédition de Guillaume aux Aliscans, tous les Chrétiens sont morts sauf Guillaume lui-même, Girart son neveu et Guichart le neveu de Guibourc, vv. 1126-31. Guillaume pose la même question à chacun et dans des termes identiques, à Girart aux vv. 1147-49 et à Guichart aux vv. 1186-88. A l'invitation de Guillaume de les éloigner du champ de bataille, les deux répondent par un certain nombre de vers identiques, mais qui renferment des réponses diamétralement opposées. Girart offre un refus total d'abandonner la lutte et meurt, vv. 1150-62. Guichart au contraire déclare son abandon de la foi, vv. 1189-1201, pour mourir peu après comme nous avons déjà vu. L'importance de ces épisodes pour la structure de l'oeuvre est soulignée par ce que la critique nous dit de l'ordre de composition du poème. Mme Wathelet-Willem a étudié la question de composition d'un oeil aiguisé21. Elle divise le poème en cinq épisodes, fondant ceux de Girart et de Guichart dans un seul : 1. les exploits de Vivien, 2. la mort de Girart et celle de Guichart, 3. l'intervention de Gui, 4. le voyage de Guillaume à Laon et 5. les exploits de Rainouart. Pour la commodité elle garde les anciennes désignations de G1 et de G2. Ainsi, précise-t-elle, les épisodes 1, 2 et 3 forment G1, avec 4 et 5 formant G2. Ceci dit, elle signale que tous les éléments archaïques dans G1 qui avaient fait penser aux critiques que la partie G1 était la plus ancienne, appartiennent en réalité aux 928 premiers vers seulement22. Continuant son analyse de ce point de départ elle a conclu que l'épisode Girart-Gui-chart est une addition tardive, faite très possiblement lors de ou après la fusion des exploits de Vivien avec les autres éléments du poème. Cet ordre de composition souligne le rôle pivotai que joue cet épisode dans la structure du poème. Pour avoir été ajouté tardivement, il a dû être vu par le poète comme important pour le sens de sa narration.
14La mort de Guichart contraste avec celle de Girart. Le Sarrasin converti, blessé au service de Dieu, mais qui renie ensuite sa foi, est opposé au croisé martyr parfait mais qui, lors de sa première entrée en scène, était quelque peu suspect du fait qu'il était l'escorte des lâches Tiébaut et Estourmi dans leur fuite v. 349. Il y a une présence très sentie des lâches dans ce poème. En plus de Tiébaut et d'Estourmi il y a le roi Louis qui a fui et qui refuse d'aller à la guerre, puis les comtes couards qui sont réhabilités par Rainouart. Les lâches sont traités avec une douceur surprenante dans ce poème de la guerre. Quant Girart parle avec mépris de Tiébaut, Vivien traite ce lâche de "prodom", v. 464, c'est-à-dire qu'il le considère quand même digne de respect. Comme Alfred Adler l'a démontré, celui qui est inférieur (le lâche) n'est quand même pas entièrement démuni de valeur23.
15La présence de Chrétiens lâches dans la Chanson de Guillaume reflète une réalité historique bien connue. La fuite d'Etienne de Blois par exemple était rapportée par la Chanson d'Antioche ainsi que par toutes les chroniques. Pierre Le Gentil considère que la Chanson de Guillaume avec son ascétisme cruel offre une vision plus réaliste de la guerre sainte que la Chanson de Roland24. Dans cette vision les barons pouvaient être des lâches, la victoire n'était pas du tout certaine et les souffrances et les sacrifices pouvaient être extrêmes. Les détails réalistes sur la cruauté de la guerre qu'offre la Chanson de Guillaume ont amené John D. Niles à conclure que cette chanson a dû être composée par quelqu'un qui connaissait la guerre de première main25. Toutefois, la Chanson de Guillaume n'est pas de l'histoire mais de la littérature, car l'auteur a été sélectif. A part l'odeur de sainteté qui environne Vivien moribond, v. 2013, le sens d'odorat est absent du poème. La puanteur de la mort serait une réalité inéluctable dans une description non-transformée d'un champ de bataille où beaucoup de morts gisent sans enterrement. Emily Vermeule avait proposé ce critère de l'absence d'odeur dans les descriptions de batailles comme preuve de leur origine littéraire en parlant des épopées grecques, mais cela s''applique aussi à la Chanson de Guillaume26. Nous sommes en présence d'un texte réaliste mais qui est quand même une création littéraire.
16Dans la Chanson de Guillaume le poète a choisi de nous présenter une série de personnages au service de la Chrétienté qui réagissent de façons différentes devant la guerre. En les considérant, on constate qu'ils constituent un éventail de toutes les réactions possibles. Cet éventail comprend d'un côté le martyr héroïque christologique qu'est Vivien et de l'autre les lâches qui refusent de prendre part à la bataille. Il comprend non seulement les lâches qui fuient mais aussi le roi qui refuse de se battre et les lâches qui sont réhabilités sous Rainouart. Nous voyons aussi disparaître le jeune Gui et nous voyons mourir le jeune Girart. Parmi ceux qui ne meurent pas nous trouvons Bertrant et Guiëlin, neveux tous les deux de Guillaume, qui sont capturés, mais libérés par les bons offices de Rainouart. Cet éventail comprend Guillaume, le chef, qui, soutenu par sa femme, reprend toujours la lutte jusqu'à obtenir la victoire, et aussi Rainouart qui la lui donne. Car Rainouart, arme humaine de la destinée divine, reste quand même humain. Comme être humain doué d'une volonté propre, Rainouart fait partie également de cette liste. Au début de son arrivée en scène, Rainouart ne dit rien sur ses croyances religieuses, mais plus tard il s'avère être chrétien à deux reprises. La première fois est lorsqu'il apparaît sur les nefs païennes. Le prisonnier Bertrant lui demande s'il est de la Chrétienté, à quoi Rainouart répond qu'il croit en Dieu : "Jo crei tres bien en Deu" v. 3022. Plus tard, lorsque notre héros emploie son tinel, qui se rapproche de très près de la massue des païens, il se dit franchement chrétien : "Jo sui bien baptisiez" v. 3252. Le poète prend de la peine à nous faire comprendre que tel n'est pas le cas. Après la victoire on demande à Rainouart s'il avait jamais été baptisé, à quoi il répond que non : "N'ai jo, fait il, par la fei que dei De ! / Unc en mustier n'entrai pur prier De" vv. 3485-86. Après quoi on passe à son baptême.
17Dans cette galerie de portraits, Guichart est balancé à mi-point entre le héros et le lâche. C'est-à-dire qu'au milieu de ce catalogue des réactions possibles devant une guerre où la victoire n'est pas certaine, le poète a centré une mésintelligence de la Chrétienté. Entre ceux qui se donnent totalement à la volonté de Dieu et ceux qui ne s'y fient pas suffisamment pour entamer la bataille, est celui qui veut imposer un sens littéral au contrat avec ce Dieu invisible. Guichart, neveu de Guibourc et Sarrasin converti qui apostasie, est aussi opposé à Rainouart, frère de Guibourc et Sarrasin non-encore converti selon le rituel mais qui l'est dans son coeur.
18Guichart aussi fait pendant à Guillaume. Son apostasie est la contre-partie de l'acte de foi de Guillaume et sert à rehausser celle-ci. Par l'interprétation littérale que Guichart veut assigner au pacte avec Dieu, le poète montre que la protection magique n'est pas le sens profond du cove-nant entre le soldat chrétien et Dieu. Il est difficile de percer davantage la volonté divine. Guillaume prie et il est protégé. Guichart meurt parce qu'il aurait voulu contraindre Dieu à cette protection. Mais Gui disparaît malgré la prière de Guillaume. En effet le terme employé par Guillaume dans son acte de foi n'est pas sans ambiguïté : "Qui bien le creit ja nen ert confundez" v. 2157. C'est à dire que celui ne sera pas battu, que sa cause ne sera pas perdue, mais cela ne dit pas expressément qu'il ne mourra pas.
19Nous avons déjà vu que le rapprochement que Nichols avait fait de l'épisode d'Olivier dans la Chanson de Roland à l'explication donnée par saint Augustin de la lamentation de Job vaut aussi pour Vivien dans notre Chanson. Les rapports des différents éléments de la Chanson de Guillaume les uns avec les autres permettent de conclure que ce rapprochement peut aussi s'établir pour tous ses protagonistes dans le poème. Le réalisme avec lequel les brutalités de la guerre sont dépeintes à sa place dans l'économie du poème. Il est difficile d'arriver à la connaissance de Dieu. Il n'y a pas de chemin facile ni de terrain neutre par où on peut atteindre Dieu. Tous les protagonistes ont leur rôle particulier à jouer dans le drame qui se déroule dans le poème. A l'unité de composition du poème décelée par la critique se joint une unité idéologique. La Chanson de Guillaume telle que nous l'avons est une seule entité artistique avec une idéologie savamment élaborée.
Notes de bas de page
1 Vladimir Propp, The Morphology of the Folktale, tr. Lawrence Scott, 2nd ed. (Austin et Londres : Univ. of Texas Press, 1968), 63-64, 127, 135-43.
2 Joan B. Williamson, "Le Personnage de Rainouart dans la Chanson de Guillaume", Actes du Colloque d'Amiens, Janvier 1985 : Guillaume et Willehalm : les Epopées françaises et l'oeuvre de Wolfram von Eschenbach, éd. Danielle Buschinger (Goppingen : Kümmerle Verlag, 1985).
3 Cette citation, ainsi que celles qui suivent, est tirée de l'édition de Mme Wathelet-Willem, Recherches sur la Chanson de Guillaume. Etudes accompagnées d'une édition. Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège, Fascicule 210 (Paris : Société d'Edition "les Belles Lettres, " 1975), 2 vols., vol. 2.
4 Jean Frappier, Les Chansons de Geste de Guillaume du Cycle Guillaume d'Orange (Paris : Société d'édition d'enseignement supérieur, 1955), 1 : 221.
5 Frank Kermode, The Genesis of Secrecy. On the Interpretation of Narrative,(Cambridge : Harvard Univ. Press, 1979). 47.
6 Jeanne Wathelet-Willem, "Réflexions sur la Chanson de Guillaume. La Chanson de Guillaume et le mythe carolingien", Mélanges offerts à René Louis (Saint Père-sous-Vézelay : Bibliothèque du Musée archéologique régional, 1982), 611.
7 Steven G. Nichols, Jr., Romanesque Signs : Early Medieval Narrative and Iconography (New Haven et Londres : Yale University Press, 1983), 190, pour les traits de l'époque romane. Pour la date de la Chanson de Guillaume voir Frappier, 2 : 26 et André de Mandach, "La Genèse du Guide du pèlerin de saint Jacques, Orderic Vital et la date de la Geste de Guillaume Mélanges offerts à Rita Lejeune (Gembloux : J. Duculot, S.A., 1984), 812.
8 Kermode, 64.
9 Nichols, 190.
10 Charles G. Osgood, Boccaccio on Poetry. Being the Preface and the Fourteenth and Fifteenth Books of Boccaccio's Genealogia Deorum Gentilium in an English version with Introductory Essays and Commentary (New York : Liberal Arts Press, 1956, réimpression de l'édition de Princeton, 1930), pp. 39 et 51 surtout.
11 Edmond-René Labande, "Le Crédo épique, à propos des prières dans les chansons de geste," Recueil de travaux offerts à M. Clovis Brunei (Paris : Société de l'Ecole des Chartes, 1955), 2 : 62.
12 Labande, 63.
13 Frappier, 2 : 131-32 pour l'invincibilité de Guillaume grâce à sa prière ; 2 : 10-11, 20 et 59, et de Mandach, 811, pour la datation du Couronnement de Louis.
14 Maurice Wilmotte, "La Chanson de Roland et la Chanson de Willame," Romania,44 (1915-17), 55-86.
15 Wathelet-Willem, Recherches,1 : 307 et n. 129.
16 Nichols, 179.
17 Joachim Smet, 0. Carm., The Life of Saint Peter Thomas by Philippe de Mézières (Rome : Institutum Carmelitanumm, 1954), 126.
18 Joan B. Williamson, "Naming as a Source of Irony in 'Aucassin et Nicolette', "Studi Francesi,51.3 (1973), 408-09.
19 Nichols, 125.
20 Kermode, 236, et Jean Starobinski, "Le Démoniaque de Gérasa : analyse littéraire de Marc 5 : 1-20 "dans Roland Barthes et al., Analyse structurale en exégèse biblique : essais d'interprétation (Paris : Delachaux et Niestlé, 1971), 67-68.
21 Wathelet-Willem, "Réflexions," 611-19.
22 Wathelet-Willem, "Réflexions", 616.
23 Alfred Adler, "Rainouart and the Composition of the Chanson de Guillaume," Modem Philology,49 (1951-52), 166.
24 Pierre Le Gentil, "Réflexions sur le thème de la mort dans les chansons de geste," Mélanges offerts à Rita Lejeune,2 : 801-07.
25 John D. Niles, "Narrative Anomalies in La Chançun de Willame," Viator,9 (1978), 254, n. 7.
26 Emily Vermeule, Aspects of Death in Early Greek Art and Poetry (Berkeley, Los Angeles et Londres : University of California Press, 1979), 99.
Auteur
Long Island University, Greenvale, N. Y.
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