Les Loherains à l'étranger
p. 1089-1095
Texte intégral
1En 1892 Gédéon Huet a annoncé la découverte d'une nouvelle chanson de geste, une branche de la Geste des Loherains jusqu'à ce moment inconnue.
2L'annonce a été faite dans Romania, un entourage assez respectable, mais la France n'était pas stupéfaite et même pas reconnaissante : il semble que la nouvelle venue a été ignorée presque totalement. Il n'est pas difficile d'expliquer cela : c'était qu'on n'avait pas retrouvé de manuscrit complet et, pour comble de malheur, que les fragments conservés étaient en moyen néerlandais.
3La découverte de Huet n'était pas une découverte dans toute l'acception du terme. Dans ses articles (il y en avait deux : l'un en 1892, l'autre en 1905)1 il développait une théorie sur un ensemble de fragments qu'on intitulait, depuis un demi-siècle à peu près, Roman der Lorreinen - le Roman des Lorrains. (Parce que le néerlandais ne possède pas de terme pour "chanson de geste", on employait le mot "roman" pour désigner une chanson de geste aussi bien qu'un roman courtois ou un roman d'aventures). En considérant les fragments néerlandais comme des traductions, Huet étalait un parti pris qui était très usuel dans les Pays-Bas du 19e siècle : un texte néerlandais qui était objet d''étude pour la Société Rences-vals était une traduction de l'ancien français, même si le texte français manquait ; en ce cas-là l'original s'était perdu, le texte néerlandais fonctionnant comme le seul témoin vivant. Voilà l'arrière-fonds de la théorie de Huet.
4Avant de juger la théorie il sera utile de considérer les faits. La Geste des Loherains se compose de cinq chansons2 ; deux en forment la partie centrale, Garin le Loherain et Gerbert de Mes ; la troisième, Hervis de Mes, est une sorte de prologue et les autres, Anseys de Mes et Yon sont deux versions d'une continuation de Gerbert. Pour les textes néerlandais le prologue, Hervis, n'a pas d'intérêt. Les deux chansons de la partie centrale, Garin et Gerbert, sont très importantes et les deux chansons qui forment la continuation (Anseys et Yon ou la Venjance Fromondin) n'ont qu'une valeur indirecte.
5Garin le Loherain nous raconte le commencement de la lutte entre les Loherains et les Bordelais. Garin et son frère Begon de Belin sont les champions des Loherains, le chef de leurs adversaires s'appelle Fromont. Après leur mort la guerre est continuée dans la deuxième chanson par Gerbert de Mes pour les Loherains et par Fromondin, fils de Fromont, pour les Bordelais ; le dernier est tué, à la fin, dans son ermitage à Pampelune. Donc, continuation inévitable, qu'on trouve dans deux chansons, Anseys et Yon. Ils racontent jusqu'à un certain degré la même histoire, mais les différences l'emportent sur les correspondances.
6En moyen néerlandais nous sont conservés les fragments de quatre manuscrits3. Deux manuscrits (représentés par 5 fragments, environ 1000 vers) contenaient une traduction de Garin le Loherain ; deux autres (14 fragments, 10.000 vers à peu près) nous ont conservé une continuation du Gerbert de Mes qui diffère considérablement des versions françaises. Pour donner une impression : malgré le fait que le fils de Gerbert qui cherche à venger le meurtre de son père s'appelle Yon, l'empereur n'est pas Pépin mais Charlemagne ; le représentant principal du parti bordelais est le traître Ganelon, figurant ici comme le petit-fils de Fromont ; l'histoire tend à une catastrophe à Roncevaux.
7De grande importance pour la théorie - mais difficile à interpréter - est un passage où l'auteur nous donne un résumé de la matière de son oeuvre et que j'ai traduit aussi littéralement que possible. Il nous dit4 : "Maintenant je veux écrire la deuxième partie de ce livre. Il y a trois livres : le premier commence là où la lutte s'engageait et finit à la mort de Fromondin dans son ermitage." Vous voyez : le livre I était une traduction ou un remaniement du Garin et du Gerbert. Livre II contenait la suite ; je traduis : "Le second se termine bien plus loin par la mort de Richard, fils d'Yon, qui était très hardi." Même un troisième livre était prévu : "Le troisième conduira le récit jusqu'au temps de l'empereur Frédéric", mais cela nous importe peu.
8Et après les faits : la théorie. Le premier pas est évident : le livre II est une traduction d'un original perdu en ancien français. Tous les fragments représentent l'oeuvre d'un seul auteur qui a composé un cycle de deux parties : (1) Garin et Gerbert, (2) une suite au meurtre de Gerbert et aux vengeances de son fils. En composant la suite, l'auteur variait une des continuations existantes ; le fait que le fils de Gerbert s'appelle Yon indique que l'auteur n'a pas pris l'Anseys mais Yon ou la Venjance Fromondin pour base de sa propre chanson.
9Un lecteur sans préjugés se demandera peut-être : "Pourquoi serait-il impossible que la suite ait été inventée par un auteur néerlandais ?" Huet a posé cette question lui-même aussi et il a appuyé sa réponse négative (il a déclaré : "Non, cela serait un phénomène unique") avec quatre arguments. Dans la continuation se trouvent : (1) des noms propres français, (2) des détails de topographie française, des clichés qui se retrouvent dans le Garin et le Gerbert -qui sont tous des arguments de moindre importance. Il n'y a qu'une seule preuve décisive : le récit de la naissance de Hastinc. Le roi Yon, qui a ravi la belle Hélène, s'enfuit avec elle en vaisseau. Pendant le voyage sur mer, Hélène accouche d'un fils. L'enfant tombe dans l'eau mais est sauvé par son père, qui le repêche avec une lance. Quand on le baptise, l'enfant reçoit le nom Hastinc, "parce qu'il avait été repêché (comme l'auteur y ajoute) avec une lance. " Cette étymologie ne semble pas avoir de sens en néerlandais : "scacht" (le mot pour "lance") n'a pas de rapport avec le nom Hastinc, contrairement à l'ancien français, où l'on peut jouer avec les mots "Hastinc" et "hanste". Cela prouve, selon Huet, que ce passage - et par conséquent l'oeuvre entière -est d'origine française5. Cependant on a démontré, et pour cause, que cet argument n'est pas aussi décisif qu'il veut nous faire croire. "Hastinc" est un nom germanique et a été emprunté par l'auteur à une chronique latine ; pourquoi un auditoire de nobles brabançons n'aurait-il pas deviné la relation entre Hastinc et le mot latin "hasta" ?
10Mais cela ne veut pas dire que la simple conversion de la proposition de Huet suffit pour révéler la vérité. En contestant Huet on ne démontre pas que le deuxième livre néerlandais est original, malgré le fait que certains savants hollandais ont suivi ce cours d'idées. Entre les deux geurres on trouve une réaction contre le parti pris du 19e siècle : on semblait croire qu'un poème néerlandais est original quand l'existence d'un original français n'a pas été attestée. Et c'est là que la discussion s'est arrêtée : la philologie néerlandaise - probablement non libre d'un peu de chauvinisme - a manqué d'élaborer une autre théorie, aussi cohérente que celle de Huet.
11De nos jours, le balancier de l'histoire s'est arrêté et la question "Original ou non ? " peut être discutée sans exciter des émotions impétueuses. Nous savons que, quant aux relations entre des textes français et néerlandais, le nombre des possibilités n'est pas limité à deux. Nous connaissons des traductions plus ou moins littérales. Il y avait des adaptions avec des modifications considérables. Il y avait des remaniements qui s'éloignaient parfois à un haut degré de l'original. Et on trouve aussi des continuations, qui développent à discrétion des thèmes français.
12Laquelle de ces possibilités est applicable au Roman der Lorreinen ? Une hypothèse comme la suivante semble être raisonnable : le poète néerlandais a traduit la partie centrale de la Geste des Loherains, et puis il a inventé lui-même la continuation. Mais ce raisonnement ne tient pas debout, parce qu'il est impossible que les manuscrits de la traduction du Garin aient contenu le nombre de vers (au moins 100.000) qu'on peut supposer pour le cycle dans son intégralité. C'est là un des arguments (il y en a d'autres) qui me portent à croire qu'il ne s'agit pas d'une oeuvre d'un seul auteur, mais de deux oeuvres séparées et de deux auteurs. Le premier a traduit, dans la première moitié du 13e siècle, le Garin et le Gerbert en moyen néerlandais. Vers la fin du siècle le deuxième a versifié un grand cycle, se composant de deux parties : (1) une traduction du Garin et du Gerbert, (2) une suite d'origine néerlandaise. Il est vraisemblable qu'il a intégré la traduction qui existait déjà ; il est possible qu'il ne s'inspirait qu'à cette source et qu'il n'a pas consulté de manuscrits français. La théorie de Huet à ce point ne me convainc pas : le nom "Yon" et la mort de Gerbert ne prouvent pas que l'auteur brabançon a connu la Venjance Fromondin. Le fils de Gerbert s'appelle Yon puisque c'est son nom dans le Gerbert de Mes, et le fait qu'un jour malheureux on tuera Gerbert résulte évidemment du fil des événements de la première partie du poème.
13Vous avez remarqué que j'ai choisi pour une origine néerlandaise du livre II. Des recherches sur le patronage littéraire6 m'ont fourni un argument. Le point de départ est qu'un mécène, en payant pour une oeuvre littéraire, en préfère une qui sert à ses propres intérêts. En suivant cette trace nous arrivons à la cour ducale du Brabant. Il existait là une tradition carolingienne longue et forte : le duc s'intitulait dux Lotharingiae, duc de Lorraine. Cela désignait la basse Lorraine, mais les aspirations des ducs ne s'arrêtaient pas là : ils voudraient agrandir leur territoire et les vieilles frontières de la Lotharingie (l'état qui revenait à Lothaire en 843) leur servaient de base politique ; ils se croyaient même les rois légitimes de France. On retrouve cet esprit dans des généalogies latines7, écrites à mon avis par ordre de la cour ducale, qui affirment que les ducs de Brabant descendent des Carolingiens (Charlemagne serait le sixième duc de Lorraine !) et même des Troyens. Des neuf preux le duc en avait deux parmi ses ancêtres !
14Tel était l'intérêt du Roman der Lorreinen. En faisant renaître le passé lorrain l'auteur glorifiait le présent, soulignait les aspirations politiques du duché et excitait les vassaux de se ranger autour du trône ducale. Les intérêts de la France étaient complètement différente, et voilà mon argument pour considérer le Roman der Lorreinen comme une oeuvre d''origine brabançonne.
15L'oeuvre que Huet avait incorporée dans la littérature française, je voudrais qu'on nous la redonne. Ecoutez bien : les Français pourraient bien s'en passer.
Notes de bas de page
1 G. Huet, 'Les fragments de la traduction néerlandaise des Lorrains', Romania 21 (1892), p. 361-399 ; 'La version néerlandaise des Lorrains, Nouvelles études', Romania 34 (1905), p. 1-23.
2 A consulter dans les éditions suivantes : Garin le Loheren According to Manuscript A. Ed. Josephine E. Vallerie. Ann Arbor, 1947 ; Gerbert de Mez. Ed. Pauline Taylor. Namur, 1952 ; Hervis von Metz. Ed. Edmund Stengel. Halle, 1903 ; Anseys de Mes. Ed. Herman J. Green. Paris, 1939 ; Yon or la Venjance Fromondin. Ed. Simon R. Mitchneck. New York, 1935.
3 Pour les éditions, voir : Bart Besamusca, Repertorium van de Hiddelnederlandse Karelepiek. Utrecht, 1983, p. 126-133.
4 Een fragment van den Roman der Lorreinen. Ed. G.S. Overdiep. Assen, 1939, p. 7 (vs 17-30).
5 G. Huet, 'Les fragments ... ', p. 381-388 ; 'La version ... ', p. 4-9.
6 Joachim Bumke, Mäzene im Mittelalter. München, 1977 ; F.P. van Oostrom, 'Maecenaat en Middelnederlandse letterkunde', Hoofsheid en devotie in de middeleeuwse maatschappij. Brussel, 1982, p. 22-40.
7 Monumenta Germaniae Historica. Scriptores t. XXV, p. 385-413.
Auteur
Nutsacademie Rotterdam, Pays-Bas
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