Évolution de la versification des adaptations des chansons de geste en moyen néerlandais
p. 1075-1088
Texte intégral
1Dans le passé, les recherches sur la versification de la poésie narrative en moyen-néerlandais ont porté essentiellement sur ses caractéristiques prosodiques. Cette remarque est également vraie pour les recherches sur les caractéristiques du vers rimé dans les autres langues de l'Europe occidentale. Les travaux e.a. de Maurer, de Minis et de Frappier constituent une exception à cette règle. Maurer et Minis ont étudié l'apparition de la brisure du couplet en moyen-haut-allemand précoce.
2La brisure du couplet désigne une rupture entre le couplet, c'est-à-dire deux vers accouplés par la rime, et la fin d'une phrase ou d'un groupe de mots unis par le sens. Ou en d'autres termes : la brisure du couplet signifie la rupture entre le couplet de rimes plates et la structure syntaxique et/ou le sens de la phrase, ou tout simplement l'absence de coïncidence entre la fin de la phrase et la seconde rime.
3Frappier a étudié ce phénomène en ancien français ; il a remarqué, que vers 1170, Chrétien de Troyes a été le premier à utiliser systématiquement ce moyen stylistique dans Erec et Enide. Il ressort de toutes ces recherches que jusque vers le milieu du xiième siècle, il existait de manière systématique une concordance entre le couplet de rimes plates et le sens de la phrase dans le type de vers qui était d'un usage courant aussi bien dans les régions de langue allemande que de langue française. Maurer et Minis parlent à ce propos de "vers longs à rime intérieure" : un concept fort controversé. Schrbder e.a. prétend que c'est le vers court, et non pas le vers long qui constitue la base de la poésie narrative, notamment en moyen-haut-allemand (il ne fait aucune allusion à l'ancien français).
LES STYLES DE VERSIFICATION
4Dans notre thèse, nous avons fait une analyse systématique de la relation entre le vers et la phrase dans la poésie narrative en moyen-néerlandais. Autrement dit : nous avons recherché comment procédaient les auteurs des oeuvres concernées pour exprimer le contenu de leurs phrases dans des vers rimant deux par deux. Pour ce faire, deux aspects sont importants. Tout d'abord la longueur de la phrase : c'est-à-dire il s'agit de déterminer le nombre de vers qu'il faut en moyenne à un auteur pour la construction d'une seule phrase. Par "phrase", nous entendons une proposition principale, suivie ou non d'une ou plusieurs subordonnées. A ce propos des différences assez importantes sont à noter entre les différents auteurs : certains auteurs ont en moyenne besoin de deux vers pour la construction d'une phrase, chez d'autres par contre, des phrases composées de plus de cinq vers ne sont pas exceptionnelles.
5Le deuxième aspect important est celui de l'enjambement, c'est-à-dire le phénomène de la discordance entre la fin du vers et celle de la phrase. Il est évident que l'effet produit par l'enjambement dépend du point de rupture à l'intérieur de la phrase. Si la fin du vers coïncide avec la séparation entre la proposition principale et la subordonnée, l'enjambement passera plus ou moins inaperçu. Si, par contre, la fin du vers se situe entre une préposition et son complément, p.e. entre dans et son château, l'enjambement ne manquera pas d'attirer l'attention de l'auditeur. La phrase qui se termine à la fin du vers donne une impression de calme à l'auditeur, alors que la phrase qui se termine au milieu du vers produit un effet de "choc".
6Afin de rendre concrètes ces appréciations quelque peu intuitives, nous avons développé un schéma qui nous a permis de distinguer d'une part les enjambements "chocs", c'est-à-dire, des rejets de certains éléments de la phrase dans le vers suivant, qui "choquent" l'auditeur, parce qu'inattendus ou inhabituels, et d'autre part des enjambements plutôt neutres ; notre point de départ étant l'analyse structurale de la phrase en moyen-néerlandais. A ce sujet, nous avons de nouveau constaté de grandes différences entre les différentes oeuvres.
7A partir des deux critères que nous venons de présenter, peut-être de manière un peu trop schématique, à savoir la longueur moyenne de la phrase et la coïncidence ou la discordance entre la fin de la phrase et celle du vers, ou autrement dit la présence de peu ou de beaucoup d'enjambements "chocs", nous avons pu distinguer un nombre de styles de versification.
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9Des phrases courtes et peu d'enjambements "chocs". La phrase courte (comprenant généralement deux vers) coïncide en principe avec le couplet de vers à rimes plates. Dans ce cas, nous pouvons avoir affaire au vers long à rime intérieure tel que Maurer et Minis l'ont postulé pour le vers en moyen-haut-allemand précoce.
102.
11Des phrases courtes et peu d'enjambements "chocs", mais présentant beaucoup de brisures de couplets, de sorte qu'il n'y a pas de coïncidence entre le couplet et la structure et le sens de la phrase. Le vers court constitue le fondement de ces oeuvres.
123.
13Des styles de transition comportant des phrases courtes et beaucoup d'enjambements "chocs" ou bien des phrases longues et peu d'enjambements "chocs".
144.
15Des phrases longues et beaucoup d'enjambements "chocs".
16Or, ces différents styles représentent les phrases d'une évolution historique. En effet, la première phase est celle du vers long à rime intérieure. On trouve des oeuvres en moyen-néerlandais composées dans ce style vers 1200, c'est-à-dire à l'époque ou apparaissent les premières oeuvres écrites en moyen-néerlandais. Au cours de la deuxième phase, la brisure du couplet fait son apparition, mais les phrases restent courtes et en principe, il y a concordance entre la fin du vers et la structure syntaxique.
17Nous rencontrons ce type de versification surtout dans la première moitié du xiiième siècle, aussi bien en Flandre que dans le Brabant. (Afin de ne pas compliquer inutilement la vue globale de cette évolution, nous ne parlerons pas ici des autres régions, notamment de la Hollande et du Limbourg).
18Par la suite des différences régionales commencent à apparaître.
19En Flandre, on passe à des styles de transition, présentant des phrases relativement longues ou bien un nombre relativement élevé d'enjambements "chocs". Vers 1300, le stade final de l'évolution est atteint en Flandre : désormais les oeuvres comportent beaucoup de phrases longues et un nombre relativement élevé d'enjambements "chocs". Cependant, encore au xivème siècle, on trouve dans cette même région des oeuvres composées dans des styles de transition.
20Dans le Brabant, le stade final est atteint beaucoup plus t8t, vers 1250 : le type de versification présentant des phrases longues, réparties sur plusieurs vers, et beaucoup d'enjambements "chocs" prédomine.
21Afin de rendre plus concrète l'évolution que nous venons d'esquisser, nous vous présentons quelques passages caractéristiques, empruntés à la littérature en ancien français. Nous précisons toutefois que nous ne saurions juger dans quelle mesure ces passages sont représentatifs pour les oeuvres concernées, et l'époque et la région ou elles ont été composées.
22Le premier passage est emprunté à la Vie de Saint Brendan (E.G.R. Waters ed, The Anglo-Norman Voyage of St. Brendan, Oxford 1928, vers 937/944).
Justedes sunt les dous bestes ;
Drechent forment halt les testes ;
Des narines li fous lur salt,
Desque as nuës qui volet halt ;
Colps se dunent de lur noës,
Tels cum escuz, e des podes.
A denz mordanz se nafrerent,
Qui cum espez trenchant erent.
23Dans ce passage, les phrases sont courtes, elles comprennent un ou deux vers ; le couplet constitue toujours une unité de sens. D'après Frappier, ce type de versification représente en ancien français également la phase la plus ancienne d'une évolution qui est suivie par celle de l'apparition de la brisure du couplet. De cette deuxième phase, nous vous présentons un passage caractéristique, tiré du Roman de Renart (nous avons emprunté ce passage, comme les passages suivants d'ailleurs à la Chrestomathie de la littérature en ancien français de Albert Henry, Textes, Berne 1960. Le passage cité se trouve à la page 167, les vers 33/44).
De premier dou buef a l'egrés,
Après vienent li autre més,
Qant li sires en viaut avoir.
Mes povres hom qui n'a avoir
Fu faiz de la merde au deauble :
Ne siet a feu, ne siet a table,
Einz menjue sus son giron.
Li chien li vienent environ
Qui li tolent le pain des mains.
De deus foiz boivre, c'est dou mains ;
Por nient se regarderoit
Qui plus de deus foiz beveroit.
24Les phrases de ce passage sont également courtes, de un à trois vers par phrase ; il y a concordance entre la fin du vers et la structure syntaxique. Il est à noter cependant que dans ce passage, ce n'est plus le couplet (composé de deux vers à rimes plates), mais le vers court qui constitue l'unité de base de la versification ; dans quelques cas, deux vers ne rimant pas entre eux, forment une unité de sens ; par exemple les vers 2-3 (Après -avoir) et les vers 4-5 (mes povres -deauble).
25Le passage suivant, tiré de Perceval de Chrétien de Troyes (A. Henry, Chrestomathie, page 116, vers 8/21) représente un style de transition avec des phrases plus longues et des enjambements réguliers.
Et tuit cil de leanz veoient
La lance blanche et le fer blanc :
S'issoit une gote de sanc
Del fer de la lance au somet
Et jusqu'à la main au vaslet
Coloit cele gote vermoille.
Li vaslet vit cele mervoille,
Qui leanz ert la nuit venuz,
Si s'est de demander tenuz
Comant cele chose avenoit,
Que del chasti li sovenoit
Celui qui chevalier le fist,
Qui li anseigna et aprist
Que de trop parler se gardast.
26Dans ce passage, la longueur des phrases varie entre 2 et 4 vers ; les fins de vers se situent à des endroits "naturels" dans la phrase.
27Enfin le passage suivant, tiré du Lai de l'Ombre de Jean Renart, (cf. A. Henry Chrestomathie, page 152, vers 6/11) présente un autre style de transition.
"Dieus ! ", fet il, "li qeus de ces geus
Partiz m'est or li mains mauvais ?
Or sai je bien, se ge li lais,
Eìe dira je ne l'aim mie :
Qui tant estraint croste que mie
En saut, ce par est trop destroit.
28Ce passage se compose de phrases courtes, mais les enjambements imprimés en caractères gras ont un effet plus grand que ceux des passages précédents.
29Nous aimerions illustrer la dernière phase de cette évolution à l'aide d'un passage tiré du Bestaire d'Amour (A. Henry, Chrestomathie, page 327, vers 6/17).
Mais se li leus premierement
Le puet veoir ains que veüs
Soit de l'omme n'aperceüs,
L'omme convient a enroer.
Tel nature puet l'en trouver
En amour et d'omme et de fame,
Car s'il avient k'aucune dame
Se descuevre premierement
De s'amour, / ele a hardement
D'escondire et force perdue,
Puis que li hons avra seüe
L'amour qui pour soi la destraint.
30Les enjambements "chocs" de ce passage ont été imprimés en caractères gras ; la barre oblique indique la fin de la subordonnée à l'intérieur du vers. Dans ce passage, la discordance entre la fin du vers et la structure syntaxique est évidente. En outre les phrases sont longues, elles comprennent deux à six vers. La relation entre le vers et la phrase n'est plus du tout transparente. Cependant, ceci n'est rien comparé à certaines oeuvres en moyen-néerlandais, où nous avons trouvé des phrases autrement plus longues comprenant parfois dix vers ou plus.
LES CHANSONS DE GESTE EN MOYEN NÉERLANDAIS
31La différence entre la tradition littéraire de la Flandre et celle du Brabant ne se caractérise pas uniquement par une évolution différente de la versification. Nous pouvons noter également une différence en ce qui concerne la répartition des genres. La matière de France et celle de Bretagne sont surtout représentées en Flandre, du moins au début. On trouve les romans classiques surtout dans le Brabant (et en Hollande).
32Ceci n'est pas étonnant si l'on sait que les ducs de Brabant prétendaient descendre des Troyens. Ces mêmes ducs prétendaient cependant aussi descendre de Charlemagne.
33Toutefois ce n'est que vers 1270 que nous trouvons le reflet de cette prétention dans des textes écrits, que ce soit dans des généalogies en latin ou dans des chroniques rimées en moyen-néerlandais ; ou bien encore dans la seule chanson de geste en moyen-néerlandais, dont on est à peu près sûr qu'elle ait été composée dans le Brabant : le Roman des Lorrains. Nous reviendrons ultérieurement sur cette oeuvre. A partir de cette époque, on commence à copier dans le Brabant également des chansons de geste flamandes, telles que la Chanson de Roland, Maugis d'Aigremont, et Floovent.
34Ainsi nous en sommes venus aux chansons de geste en moyen-néerlandais, sujet que nous aimerions traiter plus particulièrement dans notre communication.
35Tout d'abord une remarque sur la forme de ces oeuvres. A la différence de la France, la structure en laisses est inconnue dans la littérature épique des Pays-Bas ; tous les textes à matière épique sont des poèmes narratifs composés de vers rimant deux par deux. L'évolution de la versification en moyen-néerlandais que nous venons d'esquisser se réflète également dans les chansons de geste dont la tradition écrite est malheureusement très fragmentaire.
361.
37Comme nous pouvions nous y attendre, les chansons de geste les plus anciennes se composent de vers longs à rime intérieure ; cependant, elles ont été transmises dans des manuscrits sous forme de vers courts. Ceci s'expliquerait par le fait que le vers long était déjà tombé en désuétude à l'épogue où ces oeuvres furent mises par écrit. Nous pouvons citer, par exemple, les versions moyen-néerlandaises de la Chanson de Roland, de Renaut de Montauban et de Floovent.
38La relation entre les textes en moyen-néerlandais et les originaux français va de la traduction au remaniement. Une étude des rimes a démontré que ces oeuvres ont été composées en Flandre. Nous pourrions y ajouter une imitation de la chanson de geste d'Aiol et Mirabel, qui serait à dater également autour de 1200, cette imitation ayant été mise par écrit dans le Limbourg.
392.
40Deux autres oeuvres ont été composées dans un style assez simple, bien que présentant un nombre relativement élevé de brisures de couplet. Nous voulons parler du texte épique de Karel ende Elegast, qui ne dépendrait peut-être pas d'un original français et d'une deuxième adaptation de l'Aiol français, qui paraît une imitation beaucoup plus libre de l'original français que la version limbourgeoise. Le style de ces deux oeuvres présente beaucoup de ressemblances avec celui du passage du Roman de Renart. Ces oeuvres sont difficiles à dater : mais une datation dans la première moitié du xiiième siècle semble plausible.
413.
42L'adaptation de Maugis d'Aigremont, d'origine flamande, est écrite dans un style de transition, qui ressemble à celui du passage du Lai de l'Ombre.
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44Finalement nous trouvons le style tardif, à comparer avec celui du passage du Bestiaire d'Amour dans deux chansons de geste moyen-néerlandais. Tout d'abord dans le Roman des Lorrains. (J.B. van den Have fait des recherches sur la relation entre la Geste des Lorrains et son adaptation en moyen-néerlandais). Cette oeuvre a probablement été composée dans la seconde moitié du xiiième siècle.
45La deuxième oeuvre, qui se caractérise par un style tardif est une adaptation flamande de Huon de Bordeaux, qui date probablement du xivème siècle.
46Nous pouvons ajouter aux oeuvres mentionnées plusieurs autres traductions ou adaptations en moyen-néerlandais telles que celles d'Ogier le Danois, du Moniage Guillaume et de Girart de Vienne. L'état fragmentaire de leur tradition écrite ne nous permet malheureusement pas de faire des remarques pertinentes sur la versification de ces textes épiques. Nous avons cependant l'impression qu'elles ont été adaptées en Flandre ou en Hollande et qu'elles présentent une versification assez conservatrice.
LES ARRIERE-PLANS REGIONAUX
47Nous espérons avoir montré clairement que de tous les textes épiques en moyen-néerlandais, seul le Roman des Lorrains a été composé dans le Brabant, selon toute probabilité à la cour du duc de Brabant. En effet, celui-ci pouvait se prévaloir du titre de duc de Lorraine, et c'est précisément au cours des xiiième et xivème siècles que Jean I et ses successeurs se sont efforcés de revaloriser ce titre.
48Il est difficile de dire sur la demande de qui les chansons de geste ont été composées en Flandre. Ce n'étaient probablement pas les comtes de Flandre, puisqu'ils étaient surtout orientés vers la littérature française. Vous n'êtes certainement pas sans savoir que Chrétien de Troyes et Adenet le Roi ont travaillé tous deux à la cour flamande. Pour Adenet le Roi ce fut justement le cas après la mort de Henri III de Brabant, dont le successeur Jean I, devait promouvoir la littérature en langue néerlandaise. Les mécènes de la littérature flamande appartenaient probablementà la petite noblesse et au patriarchat des villes. Dans les textes épiques provenant de la Flandre, ce sont plutôt les vassaux qui se trouvent au premier plan de l'action, et non pas le roi. La question se pose de savoir si à travers ces oeuvres, la petite noblesse n'aurait pas essayé d'attirer l'attention sur elle en rivalisant avec la cour comtale. Toutefois cette explication n'est pas pertinente, puisque dans le Karel ende Elegast et dans la Chanson de Roland, c'est précisément Charlemagne qui joue un des premiers rôles.
49Le fait que ces oeuvres aient été composées en Flandre n'implique pas pour autant qu'elles étaient inconnues dans les autres régions. Comme nous l'avons déjà dit, la Chanson de Roland et Maugis d'Aigremont ont également été transmis dans des manuscrits brabançons. Il existe de même une tradition limbourgeoise de la Chanson de Roland et de Karel ende Elegast. Du Floovent flamand et de Guillaume d'Orange, probablement hollandais, il ne reste que des fragments d'une copie en brabançon.
MANIÈRE DE PRÉSENTATION
50Au début de notre communication, nous avons essayé de montrer que dans le courant du xiiième siècle, la relation entre la phrase et le vers est devenue de plus en plus complexe. Il nous semble que cette évolution ne soit pas sans rapport avec le passage d'une tradition orale à une tradition écrite.
51La versification en vers longs où la fin de la phrase coïncide avec la seconde rime est transparente et claire et se prête par conséquent plus aisément à la mémorisation. Par contre, les oeuvres présentant une versification complexe, où les phrases et les vers sont entrelacés de manière quasi inextricable, nous paraissent plutôt destinées à la lecture. Le stade intermédiaire représenterait la période où les oeuvres furent lues à haute voix. Cette hypothèse est étayée par la tradition manuscrite : après le milieu du xiiième siècle, les manuscrits avec une mise en page à trois colonnes font leur apparition à côté des manuscrits à une ou à deux colonnes qui étaient en usage depuis plus longtemps déjà. Vu leur format et la mise en page, les manuscrits à trois colonnes étaient souvent difficilement maniables pour un lecteur, de plus ils n'étaient certainement pas faits pour être transportés par un jongleur itinérant.
52Or les manuscrits néerlandais à trois colonnes comportent pour la plupart des oeuvres présentant la versification tardive, tels le Roman des Lorrains et Huon de Bordeaux ; ou bien des oeuvres comprenant des dizaines de milliers de vers, comme c'est le cas également pour le Roman des Lorrains ou pour le Spiegel Historiael, la traduction moyen-néerlandaise du Speculum historiale de Vincent de Beauvais par Jakob van Maerlant. Ces deux facteurs ne sont sans doute pas sans rapport avec l'abandon de la diffusion littéraire par des jongleurs. Un autre manuscrit à trois colonnes, celui de la Compilation de Lancelot, qui comprend un grand nombre de textes arthuriens, nous paraît donner une indication qui va dans le même sens. En effet, dans ce manuscrit, ce sont précisément les oeuvres composées dans le style tardif et complexe qu'un correcteur a pourvu de signes de ponctuation, afin de faciliter la récitation.
CONCLUSION
53Dans notre communication, nous avons exposé que la versification des chansons de geste en moyen-néerlandais s'est modifiée au cours des xiiième et xivème siècle, comme celle de l'ensemble de la poésie narrative en moyen-néerlandais, ce processus de transformation se caractérisant surtout par une relation de plus en plus complexe entre la phrase et le vers.
54Cette évolution, différente selon les régions, est sans doute à mettre en rapport avec l'apparition d'une tradition culturelle médiévale écrite aux Pays-Bas. Reste la question de savoir si une évolution similaire a eu lieu dans d'autres régions de culture de l'Europe occidentale.
55A ce sujet, nous avons fait quelques investigations en ce qui concerne la région de langue allemande. Il en est résulté que dans cette région, la même évolution aurait une avance d'une cinquantaine d'années sur celle de la Flandre. Le poète allemand Heine a dit un jour que, lorsque le monde périrait la Hollande continuerait encore d'exister pendant une cinquantaine d'années. Cette parole semble également pouvoir s'appliquer à l'évolution de la versification au moyen-âge : si vers 1180, Hartman von Aue utilise déjà un style assez complexe dans Der Arme Heinrich et dans Gregorius, il faudra attendre encore cinquante ans avant que Segher Diengotgaf se serve de ce même style dans son Roman de Troie, alors que celui-ci n'apparaîtra en Hollande que dans la seconde moitié du xiiième siècle, et en Flandre seulement à la fin du xiiième siècle.
56La culture de la Rhénanie limbourgeoise des années 1170 semble avoir joué un rôle important dans cette évolution : la brisure du couplet apparaît pour la première fois dans l'entourage de Hendrik van Veldeke, et il est tentant de supposer qu'à partir de là celle-ci se serait répandue vers l'ouest (la Flandre et le Brabant) aussi bien que vers l'est.
57Plus tard dans le moyen-âge le vent semble avoir tourné et la région de l'ouest aurait donné le ton.
58Du moins c'est ce que donnent à penser des traductions en moyen-haut-allemand de Renaut de Montauban, de Maugis d'Aigremont, de Karel ende Elegast et d'Ogier le Danois.
59Certains manuscrits en moyen-bas-allemand comprenant les oeuvres les plus anciennes de van Maerlant (le Roman d'Alexlexandre, l'Histoire du Graal et l'Histoire de Troie) mènent à la même conclusion ainsi qu'une traduction en moyen-hautallemand du Lancelot en prose, qui dépend, au moins en partie, de la version en moyen-néerlandais.
60C'est pourquoi, nous aimerions terminer par la devise du poète Bredero du xviième siècle dont nous commémorons cette années la naissance (1585) : la chance peut tourner !
61Je remercie M. H. van Dijk de son commentaire sur une version préliminaire, Mme C. Hogetoorn de chercher des passages illustratifs en ancien français, et surtout Mme B. Finet - van der Schaaf, de la traduction du texte en français.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
E. van den Berg, Middelnederlandse versbouw en syntaxis. Ontwikkelingen in de versifikatie van verhalende poëzie ca. 1200 - ca. 1400. Utrecht, 1983.
J. Frappier, 'ba brisure du couplet dans Erec et Enide', Romania 86 (1965) : 2-21.
F. Maurer, "liber Langzeilen und Langzeilenstrophen in der ältesten deutschen Dichtung', Die Genese der europäischen Endreimdichtung, ed. U. Ernst und P. -E. Neuser, Darmstadt, 1977. Wege der Forschung 444 : 34-65.
C. Minis, 'Zum Probles der frühmittelhochdeutschen Langzeilen', Die Genese der europaischen Endreimdichtung : 392-412.
Auteur
Université d'Utrecht
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Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003