L'espace du mal et le mythe indo-européen dans le Rolandslied
p. 1017-1032
Texte intégral
1A travers la figuration de Ganelon, douée d'une ampleur remarquable dans le Rolandslied (RL) du Prêtre Konrad (oeuvre qui date de la fin du douzième siècle), nous voyons surgir les narrations de la Passion et du Dernier Jugement qui soutendent la predication de cette épopée romane en moyen haut allemand1. Mais la forme de Ganelon révèle ici un autre dessin, celui du mal indo-européen2. Au moment de sa nomination à l'office du messager, le wuluine blicke (v. 1418) de Ganelon révèle son incarnation du loup (une de ces unités a double fonction3 si bien analysées par Joël Grisward4 dans le contexte de l'épopée romane et le mythe indo-européen). Le loup est une figure indo-européenne qui englobe la mort et la vie dans sa double fonction de dieu des champs constructeur (culture)/dieu de la forêt destructeur (nature). Ainsi la forme double de Ganelon chevalier exemplaire/traitre révèle la présence d'un complexe indo-européen dont le côté négatif est spécifié par le loup destructeur et son espace associé, l'ombre de la forêt. Selon la loi germanique, le loup est incarné par le hors la loi exilé, celui qui est lié et executé, celui qui est sans famille, celui qui a trahi sa famille, celui qui est envoyé, le transgresseur-sacrifice5.
2Si les chercheurs ont récemment souligné le côté religieux et politique ainsi idéologique de l'épopée, M. le professeur Joël Grisward nous a brillamment refondu le côté mythique dans son livre, l'Archéologie de l'Epopée Médiévale6, une étude de la structure tri-fonctionnelle projetée par les unités à double fonction, ainsi au fond indo-européenne, du monde dans le cycle des Narbonnais7. Cette mise au-point ici de l'espace du mal dans le Rolandslied (RL) ne regarde qu'un domaine très limité de l'architecture indo-européenne : la transformation de Ganelon en loup destructeur à l'intérieur de l'unité à double fonction de vérité/mensonge. On n'a aucune intention de nier l'importance structurale de la prédication dans le Rolandslied en exposant comment les éléments indo-européens s'y manifestent.
3En invoquant au début le créateur et la Genèse, le Rolandslied se déclare plus lié à la poésie didactique en latin médiéval et aussi à la prédication qu'à l'épopée française8. Mais la polarisation wahrheit/lüge qui gouverne la genèse de ce texte suggère un univers manichéen et, en fait, on verra que cette opposition wahrheit/lüge fond la structure oppositionnelle de cette narration-bien qu'ici l'auteur espère effacer le mensonge par un sendan divin de la vérité qui s'unira au témoignage d'un livre terrestre (1-16)9.
Schephare allir dinge,
cheiser allir chüninge,
wol du oberister ewart,
lere mich selbe diniu wort,
5 dü sende mir ze munde
din heilege urkunde,
daz ich die luge uirmide,
die warheit scribe
uon eineme turlichem man,
10 wie er daz gotes riche gewan.
daz ist Karl der cheiser.
uor gote ist er,
want er mit gote überwant
uil manige heideniske lant,
15 da er die cristin hat mit geret,
alse uns daz büch leret…
4Le même verbe, lêren, définit le rapport de Konrad à chacune de ses sources, l'une distante dont l'incarnation textuelle est incertaine et l'autre présente et ainsi douteuse : la narration n'est pas ouverte mais plutôt cachée et enseignée à un scriptor plus ou moins éloigné.
5Les éléments du plan négatif, lüge/heideniske lant, restent abstraits et ainsi distants jusqu'au moment de la prière personnelle de Charles (31-43). Refoulé à l'intérieur de cette supplication prononcée dans le passé par un être maintenant au ciel et transmise par un livre, l'espace du mal est une rupture noire dans une narration indirecte mais transparente, l'espace qui appartient à l'obscur, ainsi au mensonge, l'autre côté menaçant de l'écriture (38-46)10.
38 er mante got uerre,
daz er durch mennisken geborn wurde,
40 an deme cruce irsturbe,
daz er di sine erloste,
daz er getroste
di manicualdigen haidenscaft,
den diu nebil uinstere nacht
45 den totlichen scat pare,
daz er si dent tuvil bename.
6Mais Dieu aussi a un autre côté comme nous rappellent les vers qui précèdent l'ouverture du mal : l'espace divin s'est rendu équivoque en se manifestant sur terre à travers un homme et par sa mort sur une croix où il est (sus)pendu comme un criminel et, en fait, entouré de voleurs. Cette appropriation divine d'un autre extérieur, un extérieur en prise diabolique, suggère que le mal lui-même n'est qu'un masque, la vérité blindée qui se déclenche dès qu'on se sert de la clef. En fait, ce déplacement sacré justifie et valorise cette prière pour le salut des païens. Comme l'espace chrétien (modèle de la transformation divine), l'espace du mal est un espace mortel mais privé de toute solidité. Dépourvu de lumière, c'est l'espace de la nuit dont les dimensions appartiennent au diable et qui ainsi démontre l'immensité petite de sa prise. L'espace du mal dans le Rolandslied est un espace vulnérable. Sans être incorporé, les païens se risquent sur les bords terrestres de cet espace paradoxal, alors vertigineux. La topologie dynamique de la narration est articulée dans cette prière de Charlemagne qui constate des rapports toujours changeants entre l'espace divin universel et son masque terrestre ainsi personnel, et l'espace diabolique ainsi personnel et la nuit, son masque universel (ainsi encore la préférence structurale pour l'unité à double fonction).
7Dans les vers suivants, le lien entre l'espace divin, la mort chrétienne et le jour est établi (101-5).
101 swer durch got irstirbit,
ich sage iu waz er da mit erwirbit :
eine künincliche chrone
in der marterere chore,
105 diu luchtet sam der morgen sterne.
8Une appartenance à l'espace divin donne accès au signe du pouvoir terrestre qui est la couronne et aussi au signe du pouvoir universel qui est l'aube. Si la nuit du mal n'est pas absolue car assujettie à l'interruption divine, le jour divin est absolu car distancié de l'alternance régulière du modèle terrestre. Ces carrefours des semblances, l'espace du mal et l'espace divin sont ainsi des lieux de transformation mais le divin seul aboutit à la substance universelle. Cette fixation du divin dans la lumière éternelle préface le débat chrétien sur le départ en Espagne (106 ss.). Ainsi l'articulation des rapports spatiaux suit l'ourdissement de l'histoire.
9A travers les discours des chevaliers, l'espace divin terrestre, c'est-à-dire, la croix et les églises, affronte l'espace potentiel du diable, c'est-à-dire, les païens et leurs dieux mais son obscurité actuelle ne paraît pas. Par son immensité, l'espace divin est toujours visible tandis que l'espace intime du diable, un vide serré, reste hors de vue. Une fois en Espagne, cette étendue à la portée du diable est partout écrasée par la plus grande pression de l'espace divin incarné dans l'armée chrétienne (273 ss.).
10Face à l'absence de peur de la mort chez Charlemagne (388) et la terreur conséquente des païens devant l'empereur, le roi Marsile rétablit l'espace du mal terrestre avant de construire un programme d'action (395-400). Il y a une association bien établie dans la littérature didactique entre la chaleur et la fureur infernale11 mais dans ce texte cette intensité du jour et les souffrances du roi peuvent aussi indiquer la pression de l'espace divin qui force le roi païen de s'asseoir à l'ombre. Placé sur un bloc de marbre qui convoque la mort et le tombeau dans encore un autre croisement de la sémiologie chrétienne12, le mal surgit nettement dans la multiplicité des pensées du roi : la vulnérabilité sémio-tique de l'espace du mal se montre au moment d'une reprise apparente de sa spécificité. Ce phénomène n'est pas seulement témoigné ici par la division qui marque l'espace du mal mais aussi par la tradition de la littérature didactique. Que l'espace du mal soit envahi par la sémiologie de l'espace divin sans être transformé dévoile un procédé spécifigue à cette narration par lequel la vulnérabilité, la présence fractionnée du mal, est mise en relief. Cette fissuration du mal rehausse l'aspect piège" (une immensité petite-prise du diable) de l'espace du mal. Quand le roi paien évite le jour en se mettant à l'ombre, il y est décidé à la trahison par Blancandrin comme moyen d'éviter la mort (444-62) qui le serre déjà par ses signes - ombre, marbre, la chaleur - les signes de la mort damnée qu'il ne sait pas lire.
11La sémiologie de la déception choisie par Blancandrin démontre ses liens à l'espace du mal par sa multiplicité -c'est-à-dire des cadeaux et des témoins otages. Si les cadeaux, munera, pose souvent un dilemme moral dans la structure des narrations didactiques (en latin médiéval, surtout-Speculum Stultorum et De tradicione Guenonis13, ils expriment surtout l'espace divisé mais encore puissant du mal comme piège à mécanismes multiples. Formée à l'ombre, la réponse des païens montre leur décision de combattre l'unité chrétienne par l'excès de leur propre division. Quand le roi Marsile recommande à son convoi diplomatique qu'ils voyagent les feuilles de palmier à la main, cette couverture de la sémiologie chrétienne décèle leur appartenance à l'espace de l'ombre (595-9). La superposition architecturale des sémiologies chrétiennes/paiennes, virtuelle jusqu'à ce point, est maintenant le moyen transformateur employé par les païens. La lecture des personnages de leur monde coïncide ainsi avec la lecture du texte : c'est seulement en minant (imitant) un texte chrétien que les païens peuvent effectuer l'expansion de leur espace divisé chez les chrétiens : un acte de mimesis14 entraîne un autre pour fonder la fausseté et la fracture (585-624).
12Une fois dans l'espace chrétien, les messagers trouvent un monde chevaleresque idéal (629-709) où les arbres (cadrage plutôt que l'ombre) sont associés avec la beauté plutôt qu'avec la chaleur15. Bien entendu les merveilles du jardin chrétien font partie à la structure du voyage et de la présence de l'Autre étranger - comme on verra plus tard lors du voyage de Ganelon à la cour païenne et comme on voit partout dans les narrations didactiques de l'époque16. Néanmoins, l'ombre se manifeste ici car les messagers accomplissent leur voyage et leur passage par le jardin en robes luxueuses les feuilles de palmier à la main (678). Ils gardent ainsi leur identité avec le monde de l'ombre en projetant à la fois la sémiologie chrétienne de la joie (l'entrée dans Jérusalem) et de la crucifixion (monter dans le palmier - Ancien Testament)17 dont la récitation du crédo par Blancandrin confirme leur connaissance (710 ss.).
13La réponse de Charlemagne (805-829) désigne le décalage entre la vérité et le mensonge, entre la surface divine (gotter) et l'intérieur habité par le diable qui fracture le monde païen et qui menace et le monde chrétien et la production de ce texte comme témoigne l'invocation au Dieu créateur distant au débat.
805 uwer goete, di ir ane betet,
Appollo unde Machmet,
die sint uile bose.
üpich ist ir gecose,
die tuuele wonent dar inne :
810 ir horet ir stimme.
die waren îe lugenere.
glübit an den rechtin heilere,
der uch uon nichte gescaphen hat,
so wirdit uwer gut rat.
815 Marsilie hat uile widir mir getan.
er hiz mir houbten zwene mine man,
di ich zu ime sande,
da er mich mite scande.
also solt ich u tün.
820 selbe der ware gotes sun,
fûrste aller guote,
durch sine demûte
ein esel er zû Iherusalem reit,
du er di martir durch uns leit.
825 einen palmen uürte er in der hant.
nu birt ir her zu mir gesant
unde uüret daz selbe zeichin.
minem zorne muz ich intwichin
di palme bezeichinot den sigenunpht.
14En rappellant encore l'acte de création divine mais par sa métamorphose de la nullité, Charlemagne se situe dans la fracture en énonçant la forme du traitement de ces messagers chez Marsile, c'est-à-dire leur décapitation (815 ss.) et en soulevant le dilemme sémiologique posé par l'emploi paien des feuilles de palme. Alors Charles emploie la fracture qu'il a ainsi dessinée comme modèle de lecture pour expulser cette menace significative (829-90).
15Mais ce déplacement par volonté impériale de la proposition structurale des paiens ne comble pas l'ouverture réalisée dans le discours de Charlemagne (805 ss.). Dès le matin suivant, l'empereur présente l'argument paien à ses hommes principaux. L'extériorisation de la fracture dans l'espace de guerre plaît au plupart de ces hommes. Turpin seul veut adopter le problème sémiotique des paiens et résume son conseil par une référence à la branche d'olivier qui dans l'architecture sémantique promue plutôt l'espace de l'ombre. La brillance des recherches paiennes est souvent rappellée mais ne s'articule pas avec la lumière divine qui appartient à l'hiérarchie immatérielle de l'espace divin. Enfin, c'est Ganelon qui réintègre les paiens à l'espace chrétien.
16Constituant une lecture de la surface, le discours de Ganelon attaque la sapience, la vue et la force des chrétiens et ainsi trace les fêlures qui admettront le plan paien comme un agencement de l'unité. Pour Roland, la surface mise en cause est plutôt celle de l'or (1148-50) et il replace la fracture dans l'acte de décapitation déjà commise chez les paiens. Mais cette répétition de l'architecture proclamée par Charlemagne le jour avant ne précipite pas la solidification : la brèche introduite par la présence paienne est marquée quand Charlemagne se sent obliger de chercher la vérité dans un endroit qui reflète mieux l'espace divin qu'il semble avoir perdu (1166-9). Mais Ganelon occupe le centre de cette reproposition de l'unité divine (1166-93), Genelun gestunt in almittin (1194), une position qui exprime son procédé structural. Ganelon opère la division essentielle au processus de la métamorphose en soulignant comment les français se sont distanciés de leurs propres familles tandis que les paiens luttent dans le cadre de cette unité familiale. Encore il exprime l'espace chrétien comme Autre à soi-même - un espace où règne l'altérité - et l'espace paien comme celui de l'unité. Par Ganelon toute la structure terrestre est vue à l'envers.
17Ainsi déjà Ganelon fonctionne sur un plan où tous les rapports sont invertis - une structure qui signale l'approche du mal. Mais Turpin, qui veut aussi accepter les paiens, fonde son argument sur le devoir chrétien de convertir et veut marquer leur distance de la vérité et ainsi de l'unité en y envoyant un messager. Si les chrétiens préfèrent son conseil à celui de Ganelon, ils se trouvent quand même dans l'espace mortel (1243-5). L'altérité de l'espace de Ganelon s'élabore dans le présent de la narration et aussi par la superposition de son dessin ultime où sont serrés et Ganelon et les autres chevaliers chrétiens (1382-1403). Expulsé dans l'espace marginal du messager parfait par l'accord de tous les chevaliers avec le dessin messager parfait dicté par Roland (1365-81), le Ganelon qui a travaillé l'ouverture chez les chrétiens reçoit son propre placement dans un espace ouvert avec un visage blanc qui sera plus tard celui de la mort dans les batailles que sa fureur engendra.
1377 die fùrsten, also si sazzen,
uestenden alle under in,
iz ne maechte nieman so wole sin,
1380 er gezeme wole deme romischeme uogete,
sware er in sende wolde.
Genelun erbleichte harte,
hin ze Rolante er warte.
er sprach : nu hat mich der herre Rolan
1385 uz disme riche uersant,
daz ich unter den heiden irsterbe
unde ime daz erbe werde.
ach unde we geschehe dir !
waz wizzest du mir ?
1390 mit boesen geisten bist du gemüt.
nu ist iz aller erist her uz erblüt,
daz du mir ie rite an den lib.
din muter is min wib.
min sun Baldewin
1395 scholde din brüder sin.
uergezzen hast du der truwen.
iz scol dich uil sere geruwen,
scol ich minen lib han,
des du nu zu mir hast getam,
1400 iz wirt dir uile swere.
du gehoerest nuwe maere.
des gat mich ane michil not.
in deme ellende lige ich ungerne tot'.
18Tandis que cette interprétation de son visage est promue par l'importance de la mort dans son discours (1381 ss.), ce ne sera que pendant les batailles que l'on confirmera sa réalisation ici du masque de la mort. Cette sorte de structuration narrative par lecture à l'arrière est un procédé typique de Konrad ici, un procédé qui démontre les liens de sa conception structurale avec celui du sermon en péricarpe où la signification d'une image ou d'une série d'images est expliquée dans le discours qui s'ensuit. Bien qu'on ait souligné l'importance de la prédication dans le Rolandslied, la structure du mal apparaît à travers l'espace plutôt qu'à travers la prédication qui la glose. Le mal est avant tout une image dont la signification est stabilisée à travers l'architecture de l'oeuvre. Le divin qui se spatialise dans le Mot (Verbum) est perceptible par la citation, par la glose et par le rituel mais le mal en étant uniquement espace ne peut être compris qu'à travers la dimension spatiale du texte. Alors le vers, Genelun erbleichte harte (1382) comprend l'espace énorme de deux batailles et les visages des milliers de guerriers - un signe dont l'isolement ici rend énigmatique et dont la multiplicité seule rend compréhensible. Un modèle de lecture est présent ici dans son visage mais ni les personnages ni le lecteur ne savent encore le lire. De toute façon, le visage blême signifie la mort plutôt que le mal et il se trouve sur les chrétiens mourants aussi bien que les paiens. C'est sa juxtaposition aux yeux de loup qui paraît plus tard dans ce passage qui le fige en l'espace nocturne du mal.
19Quand Ganelon parle, son discours comme son visage présente une lecture de la situation qui est l'envers de ce qui sera réalisé : la mort isolée à l'étranger plutôt qu'une mort au sein de son peuple pour avoir causé la mort isolée de Roland et de ses hommes. De même, il identifie Roland ici avec l'espace du mal (1390) qu'il incarne lui-même. Mais ce discours se conforme à l'espace du mal dans le sens qu'il relève l'ouverture négative qui est la séparation et la mort au désespoir (compare la mort chrétienne - absence de peur etc.) et la douleur (peut-être ainsi le désespoir) et la présence du mal chez Roland (boesen gustin - 1390). En plus, Ganelon présente sa nomination par Roland comme une transgression généalogique (de lignage) en suggérant qu'il n'y a pas assez d'espace entre eux de permettre un tel acte. Dans le cadre de son association du mal avec Roland, cette lecture met ce choix sur le niveau d'inceste (1393-1400). Le discours de Ganelon ici se coincide avec celui du mal car avant tout c'est un discours de l'espace pur : il est fou-furieux - ou même mort-furieux (il incarne le loup de stérilité et de violence) - car l'espace était transgressé.
20Quand Charlemagne lui répond, il souligne que leurs liens de famille lui permet cette position (1406-15) mais cette constatation déclenche la présence du mal chez Ganelon (1416-18). Selon les associations sémantiques les plus évidentes de ce texte, cette identité du regard de Ganelon avec celui du loup le met du côté des prédateurs ainsi de la forêt, de la nuit et de la mort. Mais il y a d'autres éléments intertextuels et culturels qui sont exposés lors de la coincidence de Ganelon et le loup.
1416 Genelun werte sich gnuch.
der kaiser bot ime ie den hantscuch.
er tete die wuluine blicke.
21Dans les bestiaires du moyen âge dédiés au dégagement de la signification chrétienne de l'univers extérieur depuis leur début dans la pensée scientifique des troisième et quatrième siècles, le mal ou le diable est souvent associé avec les prédateurs, et le loup inclus18. Ces modèles de cognition présentés dans des bestiaires comme le Physiologus étaient adoptés par l'écriture patristique et ils faisaient partie ainsi de la matière de ce grand carrefour savant/populaire//oral/écrit qui est la prédication. De ces mêmes racines sont nées des narrations didactiques tel que l'Ecbasis Captivi (11e s., monastique germanique où un moine/veau s'enfuit de sa cellule au monde extérieur là il trouve le loup perfide et diabolique) et l'Ysengrimus (Gand, 12e s.) où le loup perfide est attaqué par tout son monde grâce au renard habile, jusqu'au moment où il est mis en pièces par des suidés. Quand on considère le réseau vaste du Roman de Renard et la foule des contes qui assimilie le loup au mal et à la trahison, on voit l'importance formelle de cette catégorisation des yeux de Ganelon à ce moment du récit. Mais ce point de fixation, de précipitation structurale (dans le sens chimique - vraiment de solidification) convoque aussi la tradition légale de la société germanigue où le hors la loi, incarne (pas de mimesis) le loup et ainsi il est traité de la même façon - par exile et par pendaison. Que cette référence a une valeur d'autant plus judiciaire que religieuse est rehaussée par le statut insolite de cette image de Ganelon dans les versions Rencesvaliennes : Ganelon aux yeux de loup concrétise à la fois une image du mal chrétien, son image dans la loi germanique et la structure profonde du mythe indo-européenne.
22Quand l'espace de la nuit noire diabolique paraît dans les yeux de Ganelon ainsi créature de la nuit, le mal se répand de plus en plus dans le monde textuel de Das Rolandslied. Ganelon blanchit quand Charlemagne répète son commandement (1424-30) et il répète sa protestation d'enfranchement de généalogie mais cette fois en mettant Charlemagne lui-même en cause (1431-67). Elaborant la séparation et la mort aussi dans son discours, tout ce qu'il dit et fait (et, plus tard, toutes les actions des paiens associés) est équilibré par cette convocation du loup dans le texte (par exemple : 1568-96 ; 1917-45).
23Loin de vider les difficultés de l'espace du mal et de la figuration de Ganelon dans le Rolandslied, nous ne prétendons qu'à donner quelques indications qui peuvent servir à guider leur rencontre. C'est peut-être étonnant de trouver que l'espace du mal se déclare par sa sémiologie particulière mais l'absence d'un espace du mal additif, ainsi d'un chemin vers le mal de n'importe quel dessin était plus surprenant. Présence fondamentale au dynamisme universel, le mal chez Konrad est le point différent qui ne cesse jamais de différencier.
Notes de bas de page
1 Ed. Carl Wesle, Das Rolandslied I (Frankfurt/Main : Fischer, 1970) ; Karl Bartsch, Das Rolandslied (Leipzig : Brockhaus, 1874) ; Horst Richter, Das Rolandslied (Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgessellschaft, 1981) ; Friedrich Maurer, Das Alexanderlied des Pfaffen Lamprecht : Das Rolandslied des Pfaffen Konrad (Darmstadt : WB, 1964) ; Marianne Ott-Meimberg, Kreuzzugsepos oder Staatsroman : Strukturen Adeliger Heilsversicherung im deutschen Rolandslied (Munich : Artemis, 1980) ; Herbert Backes, Bibel und Ars Praedicandi im Rolandslied des Pfaffen Konrad (Berlin : Schmidt, 1966) ; Siegfried Hinterkausen, Die Auffassung von Zeit und Geschichte in Konrads Rolandslied (Bonn : Rheinische Friedrich-Wilhelms Universität, 1967) ; Michel Zink, La Prédication en Langue Romane (Paris : Champion, 1976) ; Brian Murdoch, "The Treachery of Ganelon in Konrad's Rolandslied", Euphorion 67 (1973), pp. 372-77 ; Horst Richter, Kommentar zum Rolandslied des Pfaffen Konrad (Bern/Frankfurt am Main : Lang, 1972) ; Bruno Baumgarten, Stilistische Untersuchungen zum deutschen Rolandslied (Halle : Karras, 1898) ; Patrick Geary, "Songs of Roland in Twelfth Century Germany", ZfdA (105 (1976), pp. 112-115 ; Horst Richter, "Das Hoflager Kaiser Karls", ZfdA 102 (1973), pp. 81-101 ; Ferdinand Urbanek, "Lob-und Heilsrede im Rolandslied des Pfaffen Konrad", Euphorion 71 (1977), pp. 209-229 ; Cola Minos, "Französisch-Deutsche Literaturberünrungen in Mittelalter", Romanistsches Jahrbuch 4 (1951), pp. 55-123 ; Johannes Schneider, "Erbe und Eigenständigkeit in der Lateinischen Literatur des Mittelalters", Philologus 123 (1979), pp. 2-23 ; Ferdinand Urbanek, "The Rolandslied by Pfaffe Conrad", Euphorion 65 (1971), pp. 219-44 ; Wolfgang Decker, "Uber Rolandslied und Pseudo-Turpin", Euphorion 72 (1978), pp. 133-142 ; Peter Kern, "Anre-gungen fur eine bessere Ubersetzung des Rolandslie-des", ZfdP 90 (1971), pp. 409-428 ; Clifton Hall, "The Saelde -Group in Konrad's Rolandslied and Strickers Karl der Grosse", Monatshefte 61 (1969), pp. 347-360.
2 Mary R. Gerstein, "Germanic Warg : The Outlaw as Werwolf", éd. G. J. Larson et al., Myth in Indo-European Antiquity (Berkeley/L.A./London : University of California P., 1974), pp. 131-156 ; Raymond P. Tripp, "Hate and Heat in the Restoration of Beowulf 84", ELN 18 (1980), pp. 81-86 ; Henri Rey-Flaud, Le Charivari (Paris : Payot, 1985) ; éds., J. Le Goff et J. -C. Schmitt, Le Charivari (Paris : Mouton, 1981) ; Georges Dumézil, Mythes et Dieux des Germains (Paris : Leroux, 1939) ; Mythe et Epopée, II (Paris : Gallimard, 1971), Joel Grisward, L'Archéologie de l'Epopée Médiévale (Paris : Payot, 1981) ; Dominique Boutet, "Sur l'origine et le sens de la largesse arthurienne", Le Moyen Age 3-4 (1983), pp. 397-411 ; "Carrefours idéologiques de la royauté arthurienne", CCM 28 (1985), pp. 3-17. Je voudrais remercier M. le professeur Grisward et M. le professeur Boutet d'avoir eu la gentillesse de discuter avec moi au sujet des recherches duméziliennes. Bien entendu, ils ne sont aucunement responsables pour mes erreurs dans un domaine qu'ils ont bien illuminé pour tous les médiévistes.
3 v. Gerstein ; Flaud.
4 v. Grisward.
5 Anatoly Liberman, "Germanic sendan : 'To Make a Sacrifice'", JEGP 77 (1978), pp. 473-488.
6 v. Gerstein ; Flaud ; Liberman.
7 v. Grisward ; Dumézil, surtout pp. 137-238 ; Boutet.
8 v. Ott-Meimberg ; Backes ; Hinterkausen ; Baumgarten ; Zink ; Richter ; Urbanek ; Kern. éds. J. H. Mozely et R.R. Raymo, Nigel de Longchamps/Speculum Stultorum (Berkeley/L.A. : U. of California P., 1960).
9 v. Dumezil ; Liberman ;Grisward ; Boutet ; Richter ; v. n°8.
10 v. Jacques Derrida, La Dissémination (Paris : Seuil, 1972) ; Gérard Genette, Palimpsestes : La Littérature au Second Degré (Paris : Seuil, 1982), v. aussi, par par comparison, Charles Mela, La Reine et le Graal (Paris : Seuil, 1984) ; Alexandre Leupin, Le Graal et la Littérature (Lausanne : L'Age d'Homme, 1982).
11 v. Tripp ; Zink ; Backes ; Hinterkausen ; Baumgarten ; Richter ; Urbanek.
12 v. n°11 ; v. aussi Stephen G. Nichols, Jr., Romanesque Signs (New Haven/London : Yale U.P., 1983).
13 Louis Marin, Le Récit est un Piège (Paris : Minuit, 1978) ; Patricia Harris Stablein, "No Whale is an Island : The Space of Knowledge in the Whale/Island Exemplla of the OE and OI Physiologus", à paraître, Melanges McCulloch, éd. Meredith McMunn. Cette étude englobe une considération de tout le réseau intertextuel du Physiologus ; Mozeley/Raymo ; éds. W.D. Paden, Jr. et P.H. Stablein, à paraître.
14 v. Derrida ; Genette.
15 Richter, par exemple.
16 v. Stablein ; Mozeley/Raymo ; Paden/Stablein (13e s.) G.B. Ford, Jr., The Ruodlieb (Leiden : Brill, 1966) ; K. Strecker, Ecbasis Cujusdam Captivi (Hannover : Halin, 1935).
17 v. Richter ; Thomas Hoving, King of the Confessors (New York : Simon et Shuster, 1981), pp. 121-125 (analyse du programme figurai de la croix de Bury St. Edmonds). Il faut remarguer la préférence pour la structure dédoublée qui se manifeste partout dans le poème, v. aussi vers 660.
18 v. Richter ; Stablein ; A. C. Henderson, "Médiéval Beasts and Modern Cages : The Making of Meaning in Fables and Bestiaries", PMLA 97 (1982), pp. 40-49 ; Strecker ; Ernst Voigt, Ysengrimus (Halle : Waisen-haus, 1884) ; N. Eukumoto, N. Harano et S. Suzuki, Le Roman de Renart I, II (Tokyo : France Tosho, 1983, 1985).
Auteur
Folger Shakespeare Library
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Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
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Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003