Les sarrasins en France et à Paris
p. 983-997
Texte intégral
1Il y a un an, les fêtes du 40e anniversaire de la libération de Paris ; plus récemment, la découverte fortuite d'un long poème épique, publié justement à Strasbourg, il y a 170 ans, en 1815 (Les Sarrasins en France d'un certain Colonel de M., - alias Pierre Masson)1 ; puis, les cérémonies de Verdun, en septembre de l'année dernière ; en mai de cette année, la célébration du 40e anniversaire de la reddition des Nazis et, enfin, la lecture du discours de Maurice Barrès intitulé Les Traits éternels de la France, prononcé devant l'Académie Britannique en juillet 1916 = voilà, curieusement, pourrait-on dire, les raisons qui m'amènent à regarder d'un peu plus près la question des "Sarrasins en France" et du "siège de Paris par les Sarrasins" dans la légende épique française et italienne.
2Dans son discours, Maurice Barrès fait un usage impressionnant des connaissances qu'il avait de la littérature française médiévale. Des richesses de la poésie épique, il extrait des parallèles délicats et touchants entre l'héroïsme des chevaliers féodaux et celui dont faisaient preuve les soldats français de la "Grande Guerre"2. Prenant pour modèle l'éloquence avec laquelle Barrès décrit l'esprit de bravoure ayant animé le combat contre l'"Infidèle", l'on peut être amené à examiner la situation internationale, telle qu'elle se présente au lecteur de la poésie épique en France et en Italie.
3De tous les sièges dont Paris a été l'objet, aucun n'a bénéficié d'un traitement littéraire semblable à celui qui n'a jamais eu lieu, à savoir le siège de Paris par les Sarrasins. Aucun des assiégeants historiques, Huns, Normands, Anglais, Allemands, n''ont laissé autant de traces dans l'imagination des hommes, voire dans la tradition poétique, que n'a fait l'attaque légendaire entreprise par les "Infidèles". Celle-ci est présentée avec force richesse de détails et de circonstances, tel un véritable événement historique. L'espace qui lui a été consacré et le nombre de références que l'on y fait dépasse considérablement les allusions populaires aux sièges historigues du Moyen Age, Rome, Constantinople, ou Narbonne. Il appartient à l'histoire poétique et constitue le point de départ d'innombrables poèmes de guerre et d'amour.
4Point n'est besoin, de nos jours, de revenir ni d'insister sur les raisons de la popularité qu'a connue la poésie épique, à partir du xiie siècle, ni sur le portrait qu'elle donnait aux contemporains de l'empereur Charlemagne, engagé dans un conflit puissant qui allait décider entre la domination de l'Europe par les Chrétiens ou par les "Infidèles", par les forces du bien ou par les forces du mal.
5Quelle qu'ait pu être, au cours des siècles, l'évolution de l'esprit et des justifications des conflits armés, un facteur constant semble demeurer : le motif religieux tout-puissant, qui engendre la guerre. A tout prix, l'"Infidèle" doit se convertir ou être massacré. Pour ce qui est de la Chrétienté, il s'agissait essentiellement d'une guerre pour des principes, pour Dieu, pour la patrie.
6L'un des mobiles des poètes français - on ne le sait que trop bien - a été d'inciter à un zèle sacré contre les Infidèles. Quoi de plus efficace que d'inventer une invasion générale de la France par les Sarrasins, au temps de Charlemagne, moins d'un siècle, en fait, après la vraie invasion et la défaite infligée aux Maures par Charles-Martel ? Sciemment ou non, on prend des libertés avec la vérité historigue. Bien entendu, dans la perspective du xiie siècle, lorsque tout danger imminent d'une invasion sarrasine était passé depuis longtemps, les projets sarrasins visant à pendre Charlemagne au montant de sa porte et à faire installer Mahomet à Saint-Denis devaient paraître ébouriffants et déraisonnables. Mais l'orgueil national de l'auditoire devait se trouver flatté d'entendre dire que Paris était la cible de milliers d'Infidèles, venus du Sud, de l'Est, qui ne se contenteraient de rien d'autre que de l'occupation définitive de la capitale française. Au xiie siècle, comme au xixe et au xxe, Paris est le but de tous les envahisseurs du territoire français. Aix-la-Chapelle et Laon sont bien mentionnées comme étant le siège de la cour, dans des textes qui respectent la vérité historique. Mais dès qu'il s'agit de choisir un lieu digne d'un siège militaire, les poètes s'inspirent probablement des idées de leur temps en choisissant la ville qui est déjà, au xiie siècle, l'une des plus importante en Europe Occidentale. Du sort de Paris dépend celui de la Chrétienté. La chute de Paris, alors comme plus tard, serait grosse de conséquences pour les autres nations européennes.
7Ainsi s'éclaircit la valeur de la fiction en tant que document de campagne : les Chrétiens avaient un vieux compte à régler. Quel argument plus frappant auprès d'un auditoire s'apprêtant à aller à la croisade, ou en revenant, que de lui montrer que ces mêmes Sarrasins, qui à l'heure qu'il est contrôlent ou menacent l'accès au Saint-Sépulcre, avaient jadis eu l'effronterie et l'audace d'envahir douce France, de ravager le pays, de brûler des monastères, d'outrager des femmes, d'être de connivence avec des traîtres, d'injurier Charlemagne et d'établir leurs divinités païennes à Saint-Denis ?
8Un grand nombre de poèmes, notamment de la geste de Guillaume, décrivent les dégâts que peuvent occasionner de telles incursions. Ainsi dans Aliscans, ce "double de Guillaume"3, cette adjonction, de 1180-1200, au cycle de Guillaume et qui le "remanie"4, le discours de Rainouart, laisse 150, vv. 7521-7536, dans l'édition de 1903, réimprimée en 19745 :
7521 Desor tos homes me deüst honorer,
A son pooir et servir et amer.
Mais par celui qui tot a a sauver
Se un seul an puis ancores durer,
7525 De tote Orenge le ferai disposer.
Or m'en irai a mon pere acorder.
Si ferai Turs et Sarrasins mander.
Venrai Orenge essilier et gaster
Et Gloriete abatre et craventer.
7530 A saint Denis me ferai coroner
A Lo'éis ferai le chief coper
………………………….
N'i lairai tor que ne face verser,
7535 La gent ocire et le païs gaster,
S'il ne se vuelent a ma loi atorner ;
et, à la laisse 154 :
7769 Puis les ferai de cha outre passer ;
Tote ferai Orenge craventer
Et Gloriete peçoier et verser
A Monloon me ferai coroner ;
A Looïs ferai le chief coper
……..
9Puis, dans la Chanson de Guillaume, dans la "scène de Laon", à la suite du passage où, comme le dit Madame Wathelet-Willem, "La colère de Guillaume, trop longtemps contenue, l'amène à proférer des menaces précises"6. C'est la laisse 157, dans l'édition de M. McMillan7 :
2581 "Sule est Guiburc en Orenge la vile ;
Ore l'assail li paien de Surie,
Cil de Palerne e cil de Tabarie.
S'il unt Orenge, puis unt Espaigne guite
2585 Puis passerunt as porz desuz Saint Gille ;
S'il un Paris, puis avront Saint Denise".
10De même dans le Charroi de Nîmes, laisse 23, dans l'édition de M. McMillan, où il se produit comme un changement de registre dans la chanson. L'accent du trouvère s'élève, atteint le pathétique et la grandeur rejoint, selon-Jean Frappier, "presque la poignante inspiration de la Chanson de Guillaume"8 :
569 Par la fenestre me fist metre mon chief
Toute la tere vi plaine d'aversiers,
Viles ardoir et violer moustiers,
Chapeles fondre et trebuchier clochiers,
Mameles tortre a cortoises moilliers9.
11En raison de telles vexations perpétrées à l'encontre de leurs ancêtres, les croisés se doivent de persévérer jusqu'à ce que le dernier des Infidèles fléchisse le genou et confesse que le Christ est le vrai maître du monde.
12Les Sarrasins envahissent la France et attaquent Paris pour se venger de quelque défaite infligée par les Chrétiens. Aux vers 969-973 de la Chanson de Roland (dans l'édition Moignet), Marsile suppose que ses Sarrasins remporteront facilement la victoire :
969 Franceis murrunt e France en ert hunie ;
Caries li velz, a la barbe flurie,
Jamais n'ert jurn qu'il n'en ait doel e ire,
Jusqu'a un an avrum France saisie ;
Gesir porrum el burc de seint Denise.
13Lorsqu'il est fait appel à Baligant pour que, avec ses milices, il secoure Marsile, le potentat oriental envoie à son vassal déjà vaincu le message suivant (vv. 2681-2684) :
2681 En France irai pur Carle guerreier.
S'en ma merci ne se culzt a mes piez
E ne guerpisset la lei de chrestiens
Jo li toldrai la corune del chief ;
et, quelque vers plus loin (2658-2663) :
2658 "Oiez ore, franc chevalier vaillant !
Caries li reis, l'emperere des Francs,
Ne deit manger, se jo ne li cumant
…………………………..
2662 En France dulce lo voeil aler querant.
Ne finerai en trestut mun vivant
Jusqu'il seit mort u tut vif recreant".
14Plus tard, vers la fin du xiie siècle, vers 1188 ou peu après, dans Aspremont, que P. Zumthor qualifie de "belle chanson à succès, écrite peut-être pour appuyer la prédication en faveur de la croisade"10, et dont l'action se passe en Italie, le roi Agolant envoie Balant comme ambassadeur auprès de Charlemagne. Il a l'effronterie de dire à l'empereur, aux vv. 932-970 et 996-997 de l'éd. de M. de Mandach11 :
962 "Empereor, faites mei escoter !
Il sunt trois terres ke ben sai nomer :
Ase ad non l'une e Europe sa per
965 L'altre Afrike, ne pot l'om plus trover.
Celes trois teres departirent par mer
Qui funt les eves des isles desevrer :
La greignor ad mun seignor a guarder
…………………………..
971 Or si vient ceste saisir e rover.
…………………………..
996 Ne te guarra bois ne terre ne mer,
Si tu ne poez cum altre ouseil voler".
15Le même poème donne des détails sur la perfection du réseau d'espionnage sarrasin en France. Lorsque le duc Naimon arrive incognito dans le camp des Sarrasins, il est reconnu par Sabrin, qui avait séjourné en France, en tant qu'espion sarrasin.
16Dans le poème d'Aiol, écrit peut-être avant 1173, du moins dans sa première partie, "sorte de roman mi-satirique, mi-héroïque"12 et qui semble échapper à la cyclisation, le le roi Mibrien d'Arabie, ayant entendu dire comment son ambassadeur avait été traité par le roi Louis à Orléans, s'écrie (vv. 4146-4146) :
4146 Il iure Mahomet et Apolin,
Ne ganra en Franche rois Loey,
Ains manderai mes homes et mes amis
Tant qu'en aie asanble. cccc. mil ;
4150 Si m'en irai en Franche a Loey,
Si prenderai Orliens et puis Paris,
Estanpes et Biavais et Saint Denis,
Hainaus et tout Braibant et Canbresis ;
Quant le val de Soison arai conquis,
4155 A Ais la chapele, que Karles tint
Me ferai coroner a mes amis13.
17De même dans Gaufrey, poème narratif relatant l'histoire de l'aîné des douze fils de Doon de Mayence et père du fabuleux Ogier, le Sarrasin Marprin donne le conseil suivant à son oncle, l'amiral (vv. 26-29) :
26 Et quant pris aras Karle, si le pendras au vent.
Puis destrui lor ymages et Saint Denis le grant,
Et pose sur l'autel Mahom et Tervagant,
Et serés roi de Franche à chest esté entrant14.
18Un autre poème contient la vantardise d'un altier souverain de Perse, dont les possessions s'étendent jusqu'à la Mer Rouge : il s'agit du poème édité partiellement par Francisque Michel, à Londres, en 1836 : Charlemagne, An Anglo-Norman poem of the twelfth century, et au sujet duquel Paulin Paris rappelait que c'était "au Musée Britannique, une 6e transcription de la chanson d'Agolant exécutée seulement au xve siècle"15 :
Ains jura Mahommet & sa loy et sa vie
Que il vendra en France a tout sa gent banie
Et passera la mer a toute sa navire,
Par force passera les mons de Lombardie,
La terre gastera et puis sera bruie,
………
De ci jusque a Paris, la grant cité garnie ;
………..
Puis assaudra Paris a force envaye,
Charlemaine en menra à la barbe flourie
Et puis l'envoyera ou règne de Persie
Dedens une grant tour qu'il a en Tabarie.16.
19Tout cela à cause du tribut que Charles aurait refusé de payer à ce potentat arrogant. Suit, bien entendu - il fallait s'y attendre - le récit d'un songe que venait de faire ce fier amiral, preuve de révélation divine, message direct de Mahomet et de Tervagant.
20On aura remarqué que, dans ces poèmes français, nous ne trouvons que fracas, éclats, fanfaronnades et préparatifs. C'est la limite que les poètes français semblent avoir atteinte, dans leur conception d'un siège de Paris. Ce n'est que dans Octavian, ce roman en octosyllabes, dit "d'aventures"17 et datant probablement du 2e quart du xiiie siècle, proche par le ton et les procédés de la chanson de geste, et situant sous le règne de Dagobert une intrigue guerrière et fantastique - que les Sarrasins assiègent effectivement Paris, d'où ils sont repoussés par les forces françaises, anglaises, écossaises et irlandaises combinées ( !). N'ayant pu voir les deux thèses dactylographiées, consacrées récemment aux Etats-Unis à l'édition de ce poème18, je ne puis citer ici que quelques extraits, très brefs (il y en a beaucoup), d'après l'édition Vollmöller19 :
(a) v. 1757-1760 : L'endemain Soudan s'esleva
Et dist, iames ne finera,
S(i) 'iert a set liues de Paris,
Si destru(e)roi tot le pais ;
(b) v. 1795-1805 : Li Sarrazins voient Paris
Et les grans os de France assis,
Voient les murs entor fremés
Et les clochiers en haut levés
………………….. ;
(c) v. 3517-3520 : Soissante mile Sarrazins
Envierai devant Paris.
Essilier feroi la cieté
Tuit seront mors et afolé ;
(d) v. 3552 ss. : Nombre sont a. XXX. millers.
…………..
Cele pute gent mescreue,
Que devant Paris sont venue ;
(e) v. 3602-3604 : Maint Torc ont a terre versé,
E entre Monmartre et Paris
Fu molt grant la bataille pris ;
21etc., etc…
22Il revient aux poètes italiens de la Renaissance de développer ce thème. Comme l'écrivait, il y a plus d'un siècle, Pio Rajna :
23"Qu'une armée de Sarrasins aille assiéger la cité aux bords de la Seine, voilà une situation extraordinairement fréquente dans les épopées italiennes et surtout dans celles ayant trait aux récits de Rinaldo"20. Il se peut que les poètes italiens aient mis l'accent sur le siège de Paris afin de rehausser la vaillance de la famille de Rinaldo, dont le siège était à Chiaramonte (Clermont). Rinaldo était un chevalier français favori. En face de lui, le traitre Ganelon s'allie avec les Sarrasins. Ceux-ci sont à même de s'approcher, à plusieurs reprises, des murs de Paris, pendant l'absence des valeureux défenseurs de Charles. Mais, dès le retour des héros, les Sarrasins sont régulièrement défaits ; ils battent en retraite afin de remettre en état leurs forces brisées et de concevoir de nouveau projets d'attaque.
24Voyons, rapidement, le Morgante, de Luigi Pulci et l'Orlando innamorato, de Matteo Maria Boiardo. Les deux épopées s'étendent longuement sur le siège de Paris. Dans Morgante, la cité est assiégée et Charles menacé. A titre d'exemple, le Chant 24, strophe 137 :
…………….
e corron verso Parigi i pagani,
e tutte le bandiere son per terra ;
caduto è Carlo, e perduta è la guerra ;
et la strophe 106, chant 27 (c'est Turpin qui parle) ;
…………….
or sarà tutta Francia in bruna vesta ;
or sarà in pianti e lacrime Parigi21.
…………….
25Le poème de Boiardo, comme d'ailleurs celui d'Ariosto, (dont il sera question dans une minute), s'intéresse plus à l'aventure amoureuse qu'au combat héroïque. Et pourtant, dans les deux textes, de longs passages sont consacrés au siège de Paris. Voyons, chez Boiardo : au Chant 6, l'action se passe sous les murs de Paris. Marsile y a rejoint Gradasso et la "gente saracina", prête à livrer bataille, est décidée à assiéger la cité. Au Chant VII : "Dura battaglia e crudele e diversa/ E cominciata sotto le mura di Parigi. Au Livre III, Chant VII, str. 5 :
Mandicando….
Tanto andù, che a Parigi gionse un giorno
Ove Agramante ha già lo assedio intorno ;
26au chant VIII, Introduction : Incomincia l'assalto di Parigi ; et à la strophe 51 :
Ma fusse or per quel populo devoto
Che in Parigi pregava con lamento.22.
27Enfin, dans l'Orlando Furioso, Ludovico Ariosto ne consacre pas moins d'une trentaine de strophes (104-134) du chant XIV, au siège de Paris. Il n'est pas sans intérêt de lire, au chant XVI, str. 35-37, la harangue de Rinaldo aux troupes anglaises, venues pour tenter de faire lever le siège, qui a une certaine résonance moderne :
"Je vous assure qu'en sauvant la cité, vous obligez non seulement le peuple de Paris, mais aussi toutes les contrées d'alentour. Je ne parle pas seulement des peuples voisins, car il n'y a pas dans toute la chrétienté un pays qui n'ait pas à Paris un seul de ses habitants… Croyez—moi, cette ville tombant au pouvoir des Infidèles, il n'y aura plus de sûreté ni pour l'Italie ni pour l'Allemagne…"
28Au Chant XIV, on avait fait savoir à Agramant que déjà les Anglais avaient passé la mer ; il fit donc appeler Marsile et les autres chefs. Tous lui conseillèrent de faire les plus grands préparatifs d'assaut de la ville de Paris, certains qu'ils ne pourront s'en rendre maîtres si on ne l'attaque avant l'arrivée des secours…23. Comme aurait dit Maurice Barrès : "Pensez à la bataille de la Marne" !
29Le siège de Paris demeure l'un des épisodes habituels de beaucoup d'autres poèmes, inclus, par exemple, dans la Bibliographie de Gaetano Melzi24. Certaines des raisons de cette popularité peuvent se retrouver justement dans la renommée de Rinaldo et de sa "geste" en même temps que dans les projets de grande envergure que les Chrétiens attribuaient aux Sarrasins. Il n'en est pas moins assez surprenant de trouver que le siège de Paris se maintient en bonne place dans le Ricciardeto, de Niccolo Forteguerri (1674-1735), un poème héroïque pour rire et qui a eu l'honneur d'une traduction française dès 179625. Ce poème, bien que loin d'être édifiant, emprunte néanmoins une sorte de gloire à Pulci, à Boiardo, à Berni, à Ariosto, au Membriano de Cieco da Ferrara, et à tant d'autres. En voici juste quelques lignes : "Que servira d'avoir brûlé Paris/ Et mis à sac le royaume des lis" ?… "L'ordre est à tous qu'on s'arme et s'évertue/ Le lendemain pour mettre à l'assaut/ Et saccager Paris de rue en rue"… "Quant aux Français, la liste est bientôt prête ; / Ils sont si peu, que je suis tout surpris/ Qu'à tant de monde ils puissent tenir tête/ Et soient encore vivants dans leur Paris"26.
30La même surprise - première réaction - à la lecture des deux petits volumes du Colonel de M., Les Sarrasins en France, que j'ai mentionné au début de mon exposé27, inspirés d'un poème, Charles-Martel, d'Antoine-Philippe-Tardieu de Saint-Martin, Paris, 1805 (consultable uniquement sur microfiche à la B.N. !). Publié il y a 170 ans, passé avec une marge confortable à côté de la renommée, le poème de Pierre Conrad Masson, tout en faisant sourire, montre la persistance d'une certaine situation et sert à relier le passé au présent. L'auteur écrit, dans sa préface : "De tous les événements que présente l'histoire depuis la chute de l'empire d'Occident jusqu'à Charlemagne, la grande irruption des Maures sous la conduite de l'émir Abdérame, et la défaite de ces hordes dans les plaines de Tours, est sans contredit le plus mémorable. Si la France eût succombé, c'en était fait du monde chrétien, et peut-être qu'en ce moment encore l'Europe serait mahométane ; nous aurions des minarets, des derviches, des sérails et des eunuques…"28.
31Le poème est une longue suite de descriptions détaillées - en alexandrins - des ravages et des massacres perpétrés par les Sarrasins, en France, du Midi à la plaine de Tours. (Je vous en fais grâce…)
32Cette conception légendaire des Sarrasins en France et devant Paris, au temps de Charlemagne, se fonde sur une conviction faite de vérités premières. Toute la lutte contre les Sarrasins s'explique par la fissure religieuse qui les séparait des Chrétiens d'Europe. Les Français et leurs alliés chrétiens se voient engagés dans une bataille à outrance contre l'idolâtrie, la présomption, la tyrannie et l'invasion brutale. Paris occupe sa vraie place de centre de la civilisation chrétienne, de rempart international à défendre contre l'attaque d'un peuple ne croyant pas au Christ.
33Ainsi, l'imagination poétique peut dépasser la réalité du xixe et du xxe siècle, et les héros tombés pour douce France se rejoignent dans le temps et dans l'espace.
Notes de bas de page
1 Colonel de M., Les Sarrasins en France, Poême en XV chants, avec des notes historiques. 2 vol., Nuremberg, chez Frédéric Camp, 1815, imprimé à Strasbourg, chez Levrault.
2 Maurice Barrès, Les traits éternels de la France, Paris, 1916, passim.
3 Cf. Joseph Bédier, Légendes épiques, Paris, L.I, 1926, p. 3.
4 Voir Paul Zumthor, Histoire littéraire de la France médiévale, Paris, 1954, p. 209.
5 Aliscans, éd. Erich Wienbeck, Wilhelm Hartnacke et Paul Rasch, Halle, 1903. Slatkine Reprint, Genève, 1974.
6 Jeanne Wathelet-Willem, "le roi et la reine dans la Chanson de Guillaume et dans Aliscans. Analyse de la "scène de Laon", dans Mélange Jeanne Lods, I, Paris, 1978, p. 561.
7 La chanson de Guillaume, Pp Duncan McMillan, 2 vol., Paris, 1949-1950.
8 Voir Jean Frappier, Les Chansons de geste du cycle de Guillaume, 2 vol., Paris, 1965, (t. II, 223-224).
9 Ed. McMillan, Le charroi de Nimes, éd. citée, Paris, 1972.
10 Voir P. Zumthor, op. cit., p. 210.
11 André de Mandach, Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, III, Chanson d'Aspremont, Genève, 1975.
12 Voir P. Zumthor, op. cit., p. 191.
13 Aiol et Mirabel und Elie de Saint Gille. Zwei Altfranzösische Heldengedichte, éd. J. Verdam, Heilbronn, 1876-1882.
14 M.F. Guessard, Gaufrey, dans les Anciens poètes de la France, Paris, 1859.
15 Dans Histoire Littéraire de la France, 22, 1852, Reprint Krauss 1971, p. 318.
16 P. LXIII.
17 Voir P. Zumthor, op. cit., p. 254.
18 Robert Peter Smith, A Study of the Old French Romance of Octavian, Thèse de l'Université de Pennsylvanie, Diss. Abstr. 70/71 1295 A-B ; Carole Ann Head, ed. Octavian, Thèse de l'Université de Caroline du Nord, 1977, Diss. Abstr. 78/79 6798 A.
19 Octavian, éd. Karl Vollmöller, Heilbronn, 1883.
20 Pio Rajna, Ricerchi intorno ai Reali di Francia, 3 vol., Bologna, 1872.
21 Luigi Pulci, Morgante et Lettere, a cura di Domenico de Robertis, Firenze, 1962.
22 Matteo Maria Boiardo, Orlando Innamorato, a cura di Giuseppe Anceschi, 3e éd., Milano, 1978.
23 D'après Ludovico Airosto, Orlando Furioso secondo l'edizione del 1532 con le varianti delle edizioni del 1516 e del 1521, a cura di Santone Debenedetti e Cesare Segre, Bologna, I Testi di Lingua, 1960.
24 Gaetano Melzi, Bibliografia dei Romanzi e poemi cavallereschi italiani, 2e éd., Milano, 1838.
25 Voir Niccolo Forteguerri, Ricciardeto, Firenze, 1931 et Richardet, poème italien de Carteromaco (nom grec de Forteguerri), traduit en vers français, t. I, Paris, Didot Jeune, 1796.
26 Tr. Fr., p. 161-164.
27 Voir supra, note (1).
28 p. II-III.
Auteur
Universités de Jérusalem et de Paris-Sorbonne
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