La date du "Charlemagne" de Girart d'Amiens
p. 975-981
Texte intégral
1Avant d'aborder une question aussi précise et limitée que la date du Charlemagne de Girart d'Amiens, peut-être conviendrait-il de le présenter rapidement : la chanson n'est pas des plus célèbres ; peu connue, mal connue, depuis longtemps décriée, elle n'a donné lieu qu'à des éditions partielles répandues au début du siècle dans les Dissertationen de l'université de Greifswald. Ceci sous l'impulsion d'E. Stengel, le premier philologue à s'intéresser sérieusement, dès 1871, aux oeuvres de Girart. A partir de 1906, il orientera ses étudiants vers la chanson de Charlemagne ; P. Riebe, H. Damman procureront des extraits des Enfances Charlemagne et des Enfances Roland, W. Granzow éditera trente laisses de l'épisode d'Ogier.
2Le texte est représenté par trois manuscrits : Paris, B.N.f. fr. 778 (anciennement 7188), et nouv. acq. fr. 6234 ; ce dernier manuscrit est lacunaire, de même que celui de Leyde, Bibliotheca Academiae Lugduno-Batavae, LTK 576, qui ne contient que le troisième livre de la chanson1. Dans les deux manuscrits de Paris, Charlemagne fait suite à la Berte d'Adenet le Roi. Ce qui correspond à une réalité littéraire. L'auteur, en effet, présente explicitement sa chanson comme une continuation de celle de Berte. C'est ainsi qu'il déclare dans le prologue :
Assés avez oï de Berte et de son lin,
Comment ot a seigneur le noble roy Pepin,
Comment ele en fu mal par genz plains de venin
Et par une orde serve qui vint a pute fin.
…………………………………….
Vous avez bien oï comment Pepin ouvra
De la serve qui si lonc temps le triboula.
f° 23 a
3Ce qui ne signifie pas que Girart suive toujours fidèlement le récit d'Adenet et, dans son résumé de l'histoire de Berte, ainsi que l'a remarqué A. Henry, il s'écarte de son prédécesseur sur plus d'un point2. Mais le plus important est qu'il adopte les innovations formelles caractéristiques de la chanson de Berte : les laisses d'alexandrins rimés agencées par groupes de deux, la première étant construite sur des rimes masculines, la seconde sur des rimes féminines de même voyelle tonique que la première3.
4L'énorme chanson de geste (quelque 23.000 vers) comporte trois parties : le premier livre, inspiré du Mainet, raconte les Enfances Charlemagne ;4 le second livre, les exploits de Roland, de Naime et d'Ogier, pour conclure sur le voyage de l'empereur en Orient5 ; le troisième est une version rimée de la Chronique du Pseudo-Turpin que l'auteur a connue par la traduction des Grandes Chroniques de France6.
5La critique s'est montrée sévère pour cette épopée. Léon Gautier, déçu de n'y retrouver aucun souvenir des grandes chansons du cycle du roi, n'y voit qu'une irritante et intolérable rhapsodie ; Gaston Paris prédit qu'elle ne sera jamais publiée7. Des travaux plus récents, nous le verrons, se sont attachés à cette chanson qui a développé certains aspects peu connus de la légende impériale et représente une conception nouvelle de l'alliance entre l'épopée et le chronique8. Ce poème est enfin le seul, avec la Chronique de Philippe Mousket, à donner une biographie poétique complète de Charlemagne9.
6Mais l'aspect le plus intéressant réside peut-être ailleurs : dans les circonstances historiques pour lesquelles elle fut composée, et si un problème soulevé par cette chanson trouve place dans le contexte de ce congrès de Strasbourg, c'est que précisément elle soutient les prétentions d'un prince français à l'empire d'Allemagne et - habilement déguisées - les visées européennes de ce frère de Philippe IV. C'est un poème de commande à des fins politiques.
Et moi, Gyrart d'Amiens, qui toute l'ordenance
Ai es croniques pris qui en font ramenbrance,
Par le commandement le frere au roy de France,
Le conte de Valois, ai pris cuer et plesance
De recorder les fez Challon…
Ms Paris, B.N.f.fr. 778, f°169a
7L'ouvrage est donc écrit pour Charles de Valois, désigné comme frere au roy de France, c'est dire qu'il se situe entre 1286, date du couronnement de Philippe IV le Bel, et 1314, date de sa mort. G. Paris le plaçait vers 1295. L. Gautier a mis le choix du sujet en rapport avec la candidature de ce prince à l'Empire et avancé la date de 1308, date que retient Joseph Petit dans sa thèse sur Charles de Valois10. Il écrit à ce propos : "Le poème est antérieur à 1315, puisque Charles n'est pas encore oncle du roi ; nous proposerions de le dater du temps où Charles de Valois a été empereur (1301-1315) ou même, en précisant davantage, de l'époque où Charles essayait de poser sur son front la couronne de Charlemagne et d'imiter le héros dont il portait le nom. En 1308, en effet, Charles pouvait espérer qu'il porterait la double couronne d'Orient et d'Occident et réunirait sous sa domination, au moins nominalement, tout l'empire romain, celui de Constantin et de Théodose. L'oeuvre de Girart, inspirée par l'idée impériale, fut sans doute la consolation platonique du candidat déçu, après avoir été un encouragement à ses hautes espérances"11.
8A partir de ces données, il serait tentant de préciser davantage : Albert d'Autriche est assassiné le 1er mai 1308, et la couronne d'Allemagne se trouve vacante ; le 27 novembre de la même année est élu henri de Luxembourg. La commande du Charlemagne à Girart aurait donc eu lieu entre le 1er mai et le 27 novembre 1308. Pareil resserrement entre terminus a quo et terminus ad quem pourrait paraître remarquable, s'il n'était illusoire, voici pourquoi :
9En fait, le thème majeur du Charlemagne est moins la conquête de l'Empire, comme on l'a dit jusqu'ici, que l'exaltation de l'idée de croisade, et les ambitions du comte de Valois s'y trouvent présentées sous un jour exclusivement religieux.
10L'estoire est celle
du meillor roy qui onc meïst entante
En la loy Jhesuchrist essaucier sanz atente,
Quar d'occire paiens nul jour ne li fu ente.
Ms B.N. fr. 778, f°22a
11et elle est
bele et soufisans
De plere a prince grant qui veut estre emprenans
A servir Jhesu Christ et estre pourvoians
De sa loi essaucier sanz estre defaillans,
Dont cest livres est mout a tiex genz profitans.
f° 143 b
12L'auteur s'est donné pour mission
De recorder les fez Challon qui connoissance
Donnent as nobles cuers qui en Dieu ont fïance
Comment on conquiert Dieu par noble pourveance.
f° 169 a
13Or Charles de Valois apparaît dès 1303 comme le futur chef d'une croisade dirigée contre Constantinople. Le 20 juin 1304, Benoît XI ordonne à l'évêque de Senlis de remettre à Charles de Valois, en vue de sa croisade, les legs, les rachats de voeux et, à l'exception des décimes, les profits destinés à la terre sainte ; il bénit l'entreprise et accorde des indulgences aux participants. On devait s'embarquer à Brindisi fin mars 1307. Les négociations en vue de la croisade absorbent toute l'activité du comte de Valois en 1306-1307. Au printemps de 1308, il envoie ses premières troupes en Orient12.
14D'autre part, il est question de la candidature de Charles de Valois à la couronne du Saint Empire avant 1308, puisqu'une lettre de Philippe IV le Bel à Henri de Carinthie, candidat à l'électorat de Bohême, en date du 9 juin 1306, envisage déjà la candidature du comte13.
15Aussi proposerions-nous de reculer vers les années 1303-1306 la commande de cette oeuvre dont le livre II débouchera sur le fameux voyage de Charlemagne en Orient.
16Ainsi la chanson de Girart viendrait-elle s'inscrire dans cette littérature de la croisade que l'on s'étonne de trouver si féconde sous le règne de Philippe IV14, à côté du Liber Secretorum Fidelium Crucis de Marin Sanuto (1306), du traité De Natali Pueri Jesu de Raymond Lulle, remis à Philippe le Bel en janvier 1307, de l'ouvrage d'Hayton, prince d'Arménie, intitulé Flos Historiarum Terrae Orientis (1307) et du De Recuperatione Terrae Sanctae de Pierre Du Bois, qui après la reconquête de la terre sainte proposait d'établir Charles de Valois sur le trône de Constantinople pour garantir cette cité contre un retour offensif des Sarrasins. Le De Recuperatione, composé sous le pontificat de Clément V, donc après le 5 juin 1305, est dédié à Edouard I d'Angleterre, mort le 7 juillet 130715. C'est à cette même époque, et plus précisément dans l'intervalle 1303-1306, qu'il conviendrait également de placer la chanson de Girart16.
Notes de bas de page
1 Pour la description de ces mss, voir G. Paris, HLF, XXXI, pp. 195-9 ; G.J. Brault, Rom. LXXX, 1959, pp. 433-46, et compléter pour les deux mss qui concernent aussi Berte par A. Henry, Les Oeuvres d'Adenet le Roy, I, pp. 118-9 et 116-7. Voir l'analyse de Charlemagne dans L. Gautier, Les Epopées Françaises, I, 1865, pp. 464-9 ; II (2e éd. 1892), pp. 421-7 ; III, 1880, pp. 30-52, et surtout dans G. Paris, Histoire Poétique de Charlemagne, Appendice IV, pp. 471-82 et HLF, XXXI, pp. 194-205.
2 Cf. A. Henry, Les Oeuvres d'Adenet le Roi, IV, Berte aus grans piés, p. 33, n. 5 et note au v. 3478. Sur le rapport du 2e livre avec les Enfances Ogier, voir A. Henry, ibid., III, p. 34, n. 5.
3 Voir A. Henry, ibid., IV, p. 20.
4 Cf. G. Paris, "Mainet", fragments d'une chanson de geste du xiie siècle in Rom., IV, 1875, pp. 305-37. Pour la comparaison du premier livre avec le Mainet, voir P. Riebe, Ueber die verschiedenen Fassungen der Mainetsage. Nebst Textprobe aus Girart's von Amiens Charlemagne. Diss. Greifswald, 1906.
5 Cf. H. Damman, Ueber das verlorene Epos "Enfances Roland". Nebst Textabdruck der Rollandin Episode aus dem "Charlemagne" des Girart d'Amiens. Diss. Greifswald, 1907 et W. Granzow, Die Ogier Episode in "Charlemagne" des Girart d'Amiens. Nebst vollständigem Namenverzeichnis der gesamten Dichtung, Greifswald, 1908 ; Granzow a édité trente laisses de la chanson, fos 73 a-c ; 105 b -111d.
6 Historia Karoli Magni et Rotholandi, éd. C. Meredith-Jones, Paris, 1936 ; Les Grandes Chroniques de France, éd. J. Viard, 10 vol., Paris, Soc. de l'Histoire de France, 1923. En ce qui concerne la source du 3e livre, voir G. J. Brault, Girart d'Amiens and the pseudo-Turpin Chronicle, in ZRPh, 78, 1960, pp. 64-93. On trouvera dans sa thèse, pp. 171-4, une abondante bibliographie sur ces chroniques.
7 L. Gautier, op. cit. 2e éd. II, p. 423 ; G. Paris, Histoire poétique de Charlemagne, p. 95.
8 Voir notamment G. Doutrepont, Les Mises en prose des épopées et des romans chevaleresques du xive ou xvie s., p. 346.
9 Chronique rimée de Philippe Mouskés, éd. Baron Frédéric de Reiffenberg, 2 vols, Brussels, 1836-38, Suppl. 1845.
10 Les Epopées françaises, 2e éd. 11, p. 422 ; J. Petit, Charles de Valois (1270-1325), Paris, 1900, pp. 225-6.
11 J. Petit, ibid., p. 119.
12 J. Petit, ibid., p. 119.
13 J. Petit, ibid., p. 117.
14 E. Boutaric, La France sous Philippe le Bel, pp. 410-3.
15 Pour ces différents traités, voir HLF, XXV, p. 479 et pp. 480-507, XXVII, pp. 381-90 ; sur le De Recuperatione, XXVI, pp. 503-23.
16 On a cru voir une allusion a l'entreprise de Charlemagne dans l'épilogue du roman de Meliacin où l'auteur déclare : "penser a un autre afaire M'esteut que je ne puis desdire" (éd. A. SALY, vv. 19155-6). Mais le Meliacin est de 1285 et il ne saurait y être déjà question de notre chanson.
Auteur
Université de Strasbourg
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