"Wolfram von Eschenbach, adaptateur de la chanson d'Aliscans"
p. 959-973
Texte intégral
1Il peut paraître curieux qu'au début du xiiième siècle un public mondain comme celui des cours princières et seigneuriales allemandes se soit intéressé à une "matière" aussi peu courtoise en soi que celle de la Chanson des Nibelungen, même mise au goût du jour. La reprise de la matière d'Aliscans par Wolfram von Eschenbach, quelques années plus tard, constitue une autre singularité dans la vie culturelle de la haute société de cette époque : comment se fait-il qu'un romancier arthurien, adaptateur de Chrétien de Troyes, abandonne l'univers breton pour se tourner vers celui de l'épopée historique, de la chanson de geste, si délaissée, bien que française elle aussi, par les autres narrateurs allemands, et la traite aussi amplement, en quelque 14000 vers effectivement écrits - et le Willehalm n'est pas achevé !
2Une singularité s'ajoute à l'autre, et ce ne sont déjà plus des singularités : il y a le Nibelungenlied, et puis le Willehalm, et puis encore, quelques années après sans doute, le Karl der Grosse du Stricker1. Peut-être le Stricker a-t-il composé sa nouvelle mouture du Rolandslied du curé Konrad après audition ou lecture du Willehalm2 ; en tout cas, l'ampleur de la tradition manuscrite témoigne du succès qu'elle a, elle aussi, rencontré. Le public aristocratique allemand, s'il ne s'intéressait pas intensément à la "matière de France", ne la boudait donc pas systématiquement, pas plus qu'il ne voulait ignorer la tradition héroïque germanique dans son ensemble. Il ne tournait pas non plus le dos aux sujets religieux, comme en témoignent bien sûr les lais à Marie, les chansons de croisade, ou les "légendes pieuses courtoises" composées par l'adaptateur limbourgeois du Roman d'Eneas, Heinric van Veldeken, ou le congénial adaptateur de Chrétien en Allemagne, Hartmann von Aue (Servatius pour le premier, Gregorius et Der Arme Heinrich pour le second). Le romancier allemand du début du xiiième siècle n'était pas nécessairement enfermé dans une définition "bretonne" ou "courtoise" au sens le plus étroit, le plus mondain, moderne et fictionnel du terme, du nouveau genre narratif. Ou si l'on préfère, le récit peut toujours être autre chose qu'un roman, même si l'autre grand genre narratif français, le plus archaïque, n'est guère transposé en Allemagne. L'intérêt général du public européen pour l'univers des croisades et la confrontation avec l'Islam, en toute méconnaissance de sa foi d'ailleurs, pouvait susciter sans scandale particulier l'adaptation d'une "chanson de croisade défensive", si l'on peut dire, comme celle d'Aliscans.
3Cependant, Wolfram von Eschenbach nous donne encore lui-même, dans la prologue du Willehalm, une autre raison, très précise, la raison immédiate de sa nouvelle entreprise poétique, raison qui découle d'ailleurs plus ou moins de la raison générale à l'instant évoquée :
3,83 lantgrave von Duringen Herman
tet mir diz maere von im bekant
4"C'est le landgrave de Thuringe, Hermann (Ier), qui m'a fait connaître ce récit à son sujet (i.e. au sujet de Guillaume) ". Ce "faire connaître" est certainement une litote ! Comme Chrétien de Troyes avait reçu de Marie de Champagne une "matière" à "mettre en roman", celle du Chevalier de la Charrete, et s'était exécuté volens nolens, jusqu'au moment où il avait abandonné l'achèvement de la tâche à Godefroi de Lagny, ainsi Wolfram a-t-il pu recevoir du Landgrave de Thuringe, protecteur célébre des poètes de son temps4, mission de mettre la matière d'Aliscans en … allemand. Mais il se trouve que cette mise en allemand fut aussi une mise en roman, au sens littéraire du terme. Wolfram s'est-il acquitté de sa tâche lui aussi à contre-coeur ? Il nous revient d'essayer de le déterminer, mais remarquons dès maintenant une curieuse analogie avec ce qui s'est passé pour la Charrete de Chrétien : à la fin du livre VIII du Willehalm, en pleine description de la deuxième bataille d'Aliscans, Wolfram s'interrompt et dit (je traduis directement) : "Celui qui pourrait montrer ces guerriers en action comme il convient à ceux qui se battent selon les règles de la chevalerie, il a toute licence de ma part de dire la suite du récit" (402, 18 sqq.). Et il ajoute encore quelques vers plus loin : "Si quelqu'un voulait bien ne pas laisser se perdre le récit de ces aventures, je lui en serais très reconnaissant" (402, 28-30). L'on se rappelle que Godefroi de Lagny disait, à la fin du "Roman de la Charrete", vv. 7104 sqq.5 :
… Nus hom blasme ne l'an mete
se sor Crëstïen a ovré,
car ç'a il fet par le boen gré
Crestïen, qui le comança …
5L'analogie, il est vrai, semble s'arrêter là, car Wolfram a continué (ou repris) lui-même son récit, du moins pour quelque 1900 vers encore. Et pourtant, selon toute apparence, il a bien fini par le laisser inachevé ! L'analogie avec Chrétien reprend donc, et révèle peut-être (peut-être seulement, car on l'a dit aussi pour le Tristan de Gottfried, où la chose n'est guère vraisemblable) une difficulté fondamentale de Wolfram face à sa matière. A vrai dire, je crois plutôt ici à l'action des circonstances, peut-être au manque d'intérêt de Louis IV le Pieux de Thuringe, fils et successeur de Hermann, après la mort de celui-ci, évoquée par Wolfram justement dans le dernier livre, inachevé, du moins le dernier livre selon Lachmann, dans les vers 417, 22 sqq.6 - peut-être à l'action d'autres circonstances inconnues. Pour en finir avec Chrétien, mentionnons encore que Wolfram lui attribue à l'occasion, dans un passage du livre III, sa source elle-même !
125, 20 Cristjans einen alten tymit
im hat ze Munleun an gelegt
6"Chrétien lui a mis (à Guillaume) sur le dos à Munleun (= à Laon) un vieux vêtement de coutil", détail qui correspond au v. 2343 d'Aliscans7
Si a vestu un mauvais siglaton.
7Le manuscrit utilisé par Wolfram aurait-il contenu lui-même le nom de Chrétien ? La chose est peu probable. En tout cas, ou bien Wolfram et son mécène ont cru de bonne foi qu'Aliscans était aussi une oeuvre de Chrétien, ou bien Wolfram a "fait comme si", et son goût pour les plaisanteries parfois douteuses, ou encore son désir de rehausser le prestige de sa matière en lui attribuant un auteur prestigieux, rend cette hypothèse assez vraisemblable. La supercherie était possible, car on n'avait certainement pas alors le même sens qu'aujourd'hui de la distinction entre les genres, du moins à l'intérieur du même grand genre narratif8.
8Ce n'est pas non plus la question - celle du genre -qui me paraît essentielle à propos du Willehalm : encore épopée héroïque ou déjà roman ? J'ai parlé tout à l'heure d'une "mise en roman" (allemand !) de la Chanson, mais à vrai dire, avec Aliscans, Wolfram avait déjà un peu à faire avec un roman, ou du mois à un hybride entre chanson de geste et roman, surtout si on le compare à la beaucoup plus archaïque Chanson de Guillaume. Il a accentué le côté courtois, notamment le rôle de l'amour, dans sa version, il ne l'a pas créé ; il a presque entièrement biffé les aspects comiques de l'histoire (sauf à y introduire ses plaisanteries), mais déjà Aliscans ne sait plus rien des scènes comiques et triviales qui mettent en scène le couard Thibaud de Bourges, dans la Chanson de Guillaume. Tout cela ne suffit peut-être pas à transformer une épopée en roman, mais la transformation s'esquisse dans Aliscans, et en somme Wolfram ne la parachève pas, puisqu'il suit la trame de la geste et conserve ses références historiques ou para-historiques. De sorte que le sous-titre du livre par ailleurs intéressant consacré par Friederike WIESMANN-WIEDEMANN au "Roman du "Willehalm" de Wolfram d'Eschenbach et l'épopée d'Aliscans" : "Etude de la transformation de l'épopée en roman"9 ne me paraît pas très justifié. On peut dire si l'on veut que d'une chanson de geste déjà romancée Wolfram a fait un roman épique, mais ce n'est plus guère alors qu'une question de nuance, sauf sous l'aspect formel, important certes pour l'"écriture" : d'une "chanson" destinée sans doute à être effectivement chantée, fût-ce comme un récitatif, et répartie en laisses monorimes inégales et non organisées formellement entre elles, Wolfram a fait un "livre" écrit dans la métrique classique du récit courtois allemand, des vers à quatre mesures (en général) et à rimes plates - le mètre le plus proche de celui du récit français analogue ; des vers organisés plus ou moins en tren-tains à l'échelon inférieur, comme ceux du Parzival10, et, au niveau supérieur, en livres semble-t-il, si l'on considère les grandes initiales des principaux manuscrits, celui de Saint-Gall cod. 857 et celui de Vienne, Bibliothèque Nationale cod. Vindob. 267011. LACHMANN a compté neuf livres en tenant compte de ces initiales et, pour le livre VI, du découpage effectif du récit par le "résumé des chapitres précédents". Cependant, la dernière grande initiale ornée du manuscrit de Vienne, devant le vers 446,1, coïncidant à peu près avec la victoire finale des chrétiens et le début de l'épilogue, me paraît devoir être prise elle aussi en considération et marquer le début du livre X, le dernier, inachevé12. Faut-il attribuer une valeur symbolique à ce nombre dix hypothétique, la valeur "perfective" courante13 ? En tout cas, il y a certainement ici une volonté d'expression formelle de la structure du récit, qui n'a peut-être pas abouti totalement, mais qui marque une différence très nette vis-à-vis de la succession assez débridée des laisses françaises. Non pas que la Chanson d'Aliscans n'ait pas d'organisation intérieure, voire numérique aussi, comme Marie-Noël MARLY l'a bien montré14 mais cette organisation ne se traduit pas dans une articulation externe, visible. Plus important cependant me semble le fait qu'Aliscans était un texte instable et changeant au gré de ses récitants, comme semble bien le prouver l'édition de Halle avec son foisonnement de laisses ajoutables, ou retranchables, alors que Wolfram a "écrit" et "signé" (en particulier dans les vers 4, 19 sqq.) un texte d'auteur, de poète, rédigé dans le style très personnel, volontaire, difficile, grandiose, réaliste ou cocasse tour à tour, qu'il avait déjà mis en oeuvre dans son Parzival : il y a ici une manière qui veut dire l'homme dont l'écrit procède. Cet homme ne se satisfait pas du début in medias res de son modèle français - qu'on trouve aussi dans le ms. M tenu pour le plus proche du manuscrit perdu procuré par le landgrave de Thuringe15, il introduit l'ordo naturalis, en relatant brièvement l'histoire des Aymerides, les causes de la guerre et l'arrivée des armées de Terramer (5, 16 sqq.). Le même souci de clarté l'amènera à faire intervenir dans l'ordre de leur constitution les dix armées de Terramer, lors de la deuxième bataille (livres VIII et IX). Le souci de réalisme lui fait donner dix jours à Louis, le "roi romain", pour rassembler une grande armée de secours (186,2), alors que dans la Chanson il la convoquait immédiatement (vv. 3135 sqq., 3302 sqq.). Enfin, le mélange de tragique et de cocasse, qui n'a rien à voir avec la succession de scènes bouffonnes qu'on peut voir dans la première partie de la Chanson de Guillaume, s'exprime par des plaisanteries inattendues en plein contexte tragique, lorsque Wolfram dit, par exemple, que "trois 'carrosses' plus une 'voiture'" n'auraient pas suffi à porter les tonneaux de larmes que versent les chevaliers de la cour de Laon, lorsqu'ils entendent le récit de la première bataille et de la mort de leurs héros (152,1 sqq.). Il lui arrive de se mettre en scène lui-même, mais toujours de façon plaisante : il avoue en somme son peu de connaissance du français dans les vers 237,3 sqq. : "Un Champenois de basse extraction sait mieux le français que moi, bien que je parle sa langue" (Entendre Wolfram parler français devait être assez curieux, et réjouissant pour un "Champenois", étant donné les nombreux contre-sens qu'il commet en interprétant son manuscrit), ou encore il déclare que lui-même n'aurait pas eu de quoi payer les "charpentiers" du roi païen Gorhant, qui "bâtissaient leurs toitures" sur les casques des chrétiens à grands coups de massue (396, 14 sqq.) - tout cela pour toujours établir ou maintenir un rapport personnel entre son public et lui-même. Ne pas se laisser oublier, cela fait visiblement partie selon lui du plaisir littéraire, surtout quand la littérature est spectacle, et pour lui-même et pour son public, ses publics, de salle de château en salle de château. Il ne rappelle pas, comme dans le Parzival (115, 11), que son "premier métier" est le métier chevaleresque, mais son existence littéraire n'en est pas moins fort différente, moins humble sinon moins cabotine que celle du jongleur français : il ne propose pas tant, au fil du récit, sa "matière" que sa manière, il ne demande pas qu'on lui paie à boire (même si c'est un topos), il impose son style biscornu, comme il le nomme lui-même dans le passage tout à l'heure cité (237, 11), sa façon de voir les choses, et celle-ci ne dépend que très partiellement de la tradition épique.
9J'en arrive à l'essentiel, à l'esprit dans lequel Wolfram a repris son sujet, et qui est d'ailleurs si étroitement solidaire de cette liberté de ton avec laquelle il la traite. Cependant, il faut au préalable rappeler l'extrême prudence à laquelle nous invite notre ignorance du manuscrit français dont est parti Wolfram. On admet communément aujourd'hui que ce manuscrit était proche du ms. fr. VIII (= 252) de la Marciana à Venise, qui vient d'être publié par Gunter HOLTUS (cf. note 15), et qu'il contenait la version brève, la plus ancienne, d'Aliscans, mais on n'en sait pas plus. Les travaux critiques anciens et récents, et particulièrement l'excellent Rennewart in Wolframs 'Willehalm' de Carl LOFMARK (Cambridge 1972) nous mettent en garde contre les novations qu'on peut attribuer à Wolfram, faute de connaître le texte sur lequel il travaillait. Marie-Noël MARLY a montré par ailleurs tous les points de contact, "direct" ou "thématique", entre Aliscans et Willehalm, et à quel point, constamment, Wolfram reste lié ou relié à son texte-source. Ces réserves faites, on peut quand même tenter d'aller plus loin et de découvrir ce que l'adaptateur allemand a ajouté sûrement à sa source, ce en quoi il l'a modifiée sûrement, comme M.N. MARLY se promettait et se promet sans doute toujours de le faire elle-même, comme elle a d'ailleurs commencé à le faire avec un article sur la réhabilitation du roi Louis dans le Willehalm, paru dans la Zeitschrift für deutsche Philologie en 1981, comme LOFMARK l'a fait aussi pour ce qui concernait son sujet, Rennewart. Pour ma part, je dirai ce qui me semble nouveau et capital dans le traitement du contenu de la Chanson par Wolfram.
10Comme on l'a depuis longtemps remarqué, mais surtout après les travaux de Jean FOURQUET, Wolfram a renchéri comme tous les adaptateurs allemands sur la courtoisie de ses sujets, jusqu'à faire du Dieu de Parzival un "super-Arthur"16 - il a renchéri aussi sur la courtoisie déjà introduite par Aliscans dans cet épisode du cycle de Guillaume, sans pour autant supprimer les accès de colère et de violence de Guillaume à la cour de Louis, à Munleun (Laon), les guerriers revêtus de corne et armés de massues du roi Gorhant (395, 23 sq. = Aliscans 73-75) ou le traitement réservé par Rennewart à l'écuyer qui a dépassé les bornes de la moquerie, et qu'il fait éclater "comme un fruit blet" en le projetant contre un pilier (190, 14 = Aliscans 3180 sqq.). Mais on peut observer dans le détail de cet exemple comment, tout en conservant le non-courtois, Wolfram l'atténue malgré tout : il a ajouté l'image du fruit blet, en poète redoutablement réaliste, mais il a supprimé les détails physiologiques peu ragoûtants développés en trois vers par son texte français (Al. éd. Halle 3181-3182a, ms. M éd. Holtus 3387-89).
11Et juste après, il met dans la bouche du roi, relatant à Guillaume qui est ce "sarjant", des paroles exactement contraires à celles de l'original français (190, 25-191, 18 contre Al. éd. Halle 3197-3209, M 3405-417) : elles réhabilitent, du point de vue courtois, et le roi et le valet, qui jamais jusqu'ici n'a oublié les bonnes manières, et qui serait parfait s'il ne refusait le baptême (dans Aliscans, c'est le roi, que la taille de Rainouart effraie, qui refuse de le faire "baptiser et lever"). Le détail hyperréaliste du fruit blet n'empêche donc pas que, dans l'ensemble et avec une intensité soutenue, Wolfram s'emploie à améliorer considérablement les personnages, en particulier à montrer la nobilitas animi de Rennewart, qui prouve celle de la naissance, est en harmonie avec elle, une aristocratique harmonie. Le poète allemand veut qu'on oublie le côté folklorique, carnavalesque, "homme sauvage"17 du jeune géant gargantuesque - pour en faire quoi ? A vrai dire, rien d'autre qu'un prince parmi les autres, plus grand et plus jeune simplement, qui ne domine plus de sa supériorité un peu grotesque les chrétiens (dont Guillaume), les adversaires païens, les événements, dans la deuxième partie de l'histoire. Il y a donc ici du "nouveau" déjà, mais plutôt du nouveau attendu, esquissé quelque peu dans la Chanson d'Aliscans (qu'on pense au plaidoyer de Rainouart devant Guillaume, pour se faire enrôler parmi ses soldats, Al. 3355 sqq. en part. le v. 3361 : "Mal soit dou fruit ki ne veut meürer ! ") par différence avec la Chanson de Guillaume, un nouveau tout à fait dans la ligne du roman allemand contemporain.
12La nouveauté capitale et personnelle de Wolfram dans le Willehaln est donc ailleurs : dans la transformation, non pas d'une épopée en roman, mais d'un récit alerte, assuré de lui-même malgré les changements de ton (de Vivien à Rainouart), dominé largement par l'action encore, en un récit bouillonnant, bouillonnant de paroles, de commentaires, de sentiment - et de contradictions. Certes, Aliscans fait déjà une grande place à la douleur ressentie par les chrétiens après leurs pertes ("dolor" figure déjà dans le premier vers du poème), surtout par Guillaume assistant son neveu Vivien à l'agonie (laisses XXIII-XXIX). Mais cette douleur est non seulement largement étendue et thématisée en maints endroits sous forme de klagen - sorte de planctus, de déplorations -par les principaux personnages, spécialement Willehalm et Gyburc (et c'est peut-être par cela qu'ils sont, du début à la fin, les principaux "héros") et l'auteur lui-même, si interventionniste comme on l'a dit, elle devient le principal ressort de l'action, une action qui par elle change partiellement de sens. M. N. MARLY a constaté (t. I, p. 111 de son ouvrage déjà cité) qu'un intervalle particulièrement long de 720 vers entre deux "points de contact direct" avec le texte français sépare les vers 245,22 et 269,11 du Willehalm ; or ce passage est celui ou Gyburc s'entretient avec Heimrich, c'est-à-dire Aimeri, père de Willehalm/Guillaume, lors du festin offert aux chefs des armées de secours, et où elle exhale sa plainte sur la douleur que lui causent les pertes subies des deux côtés, puisqu'elle appartient par sa naissance et son deuxième mariage aux deux camps, ou plutôt aux deux lignages en conflit. Or cette douleur reflète celle de Willehalm pleurant son neveu Vivianz, et cette plainte préfigure celle qu'il ne pourra retenir quand il s'apercevra, à l'issue de la deuxième bataille, de la disparition de Rennewart (452,19-456,24) ; et comme Heimrich avait tenté de modérer la plainte de Gyburc (252, 20-24) avant même qu'elle ne commence à la dire (252, 29-259, 12), Bernart von Brubant invite Willehalm à se ressaisir et à songer aux moyens de rechercher et le cas échéant de racheter Rennewart s'il a été fait prisonnier (456, 28-459, 20), et il a plus de succès que Heimrich, puisque rapidement Willehalm écoute son conseil et décide de se comporter "comme s'il était heureux" (460, 16 sq). La douleur a besoin dans les deux cas d'un butoir, elle finit par le trouver dans les obligations sociales de l'hôtesse ou du chef militaire, incarnées par des proches, elle n'en est pas moins devenue une composante essentielle de ce qui se passe. Mais ce qui se passe, ce ne sont pas seulement, en outre, les scènes de bataille ou les festivités courtoises, ce sont encore aussi, longuement développés, des scènes d'amour conjugal entre Gyburc et Willehalm (99, 9-100, 25 ; 279, 1-280, 12), le dialogue entre Gyburc et son père Terramer au début du livre V (215,8 - 221,27), la fameuse exhortation de Gyburc aux princes français, à la veille de la deuxième bataille, afin qu'ils épargnent les païens prisonniers si Dieu leur donne de les vaincre (306, 12 - 310,29) ; enfin le dialogue entre Willehalm et Matribleiz, le roi païen prisonnier auquel il va généreusement remettre les corps des rois païens tués et confier une noble ambassade de paix à Terramer (461, 23 - 467,4). Et tout cela converge dans la même direction, indiquée par l'extrême importance donnée aux plaintes, vers le même but ou plutôt la même tendance de l'oeuvre, plus ou moins consciente chez son auteur : appeler le sentiment, se laisser submerger par lui, qu'il s'agisse de l'amour entre l'oncle ou la tante et le neveu, l'époux et l'épouse, la bru et le beau-père, le prince et son ami, l'individu et son lignage, voire ses lignages dans le cas de Gyburc - car le sentiment porte la vérité suprême, cet amour malgré la guerre, révélé par la guerre, qui aboutit à cette déclaration d'amour à l'humanité faite par Gyburc dans la "Toleranzrede" (306,12 sqq.). On peut sans doute formuler la même chose d'une manière plus froide en parlant de "la révélation d'une idéologie … qui consiste dans le dépassement de l'égoïsme par la charité" (Friederike WIESMANN-WIEDEMANN à propos de Willehalm, puis de sa soeur, pp. 140 et 176 de son livre). Il faut indiquer en tout cas que cette idéologie ne passe que grâce aux plaintes, aux émotions des personnages, au lyrisme.
13Je ne veux pas simplifier les choses : Wolfram n'a pas fait, d'une chanson de geste, de croisade, un roman sentimental ou un plaidoyer humanitaire. Il a maintenu tout au long du récit, jusqu'à la fin de la deuxième bataille, des tirades fidèles à l'esprit de croisade, assurant que les chrétiens se battent pour la juste cause et que les âmes de ceux qui tombent sur le champ de bataille montent tout droit au ciel. Il y a même davantage de ces tirades à l'occasion de la deuxième bataille que de la première - la place manque malheureusement ici pour en produire les preuves, mais on en croira sans doute volontiers sur parole l'auteur de cette communication, puisque ceci semble aller contre sa propre thèse ! Mais de thèse univoque, précisément, je ne pense pas qu'on puisse en avoir à propos du Willehalm, justement parce qu'il s'agit d'un "texte" beaucoup plus complexe qu'Aliscans, d'un texte évolutif et contradictoire. Je ne dirai pas comme F. WIESMANN-WIEDEMANN : "En traitant la même matière, Aliscans chante donc la guerre, Willehalm la paix" (op. cit. p. 113), mais plutôt : Willehalm chante tour à tour la guerre et la paix, à preuve ce mot de mort, "massacre", employé dès le début pour qualifier et disqualifier la bataille (10, 20), mais qui ne l'empêche nullement, et qui revient lors de la description de la deuxième bataille :
401, 30 Owe nu des mordes,
der da geschach ze beder sit
14"Quelle pitié que le carnage qui eut lieu des deux côtés !" ; et pourtant, deux "tirades de croisade" (450, 1-9 et 450,26 -451,5) encadrent le passage où Wolfram blâme expressément le massacre des païens vaincus :
450, 15 Die nie toufes Künde
enpfiengen, ist daz sùnde,
daz man die sluoc alsam ein vihe ?
grozer sünde ich drumbe gihe :
ez ist gar gotes hantgetat,
zwuo und sibenzec sprache, die er hat.
15"Ceux qui n'ont jamais reçu le baptême, est-ce péché si on les abattit comme des bêtes ? Je dis que c'est un grand péché : ce sont tous des créatures de Dieu, les soixante-douze peuples qui sont siens". Avec ces mots, Wolfram a sans doute rappelé délibérément la pathétique prière, justifiée par tout une argumentation théologique, de Gyburc aux princes chrétiens :
306, 20 ob iuch got so verre geeret,
daz ir mit strite uf Alischanz
rechet den jungen Vivianz …
26 so tuot daz saelekeit wol ste :
hoeret eines tumbes wibes rat,
schonet der gotes hantgetat
16"Si Dieu vous consent l'honneur de venger dans la bataille, à Aliscans, le jeune Vivien, faites ce qui conviendra à votre salut, épargnez les créatures de Dieu".
17Encore une fois, il a fallu se limiter ici à l'essentiel de l'essentiel. D'autres questions très importantes concernant les différences entre Aliscans et Willehalm auraient dû être abordées, notamment la disparition de Rennewart à la fin de la deuxième bataille, le sens qu'il faut lui attribuer. A mon avis (et je trouve une indication dans le même sens dans le Rennewart de Carl LOFMARK, p. 237), Wolfram voulait dédouaner Willehalm de tout oubli, de toute ingratitude réelle envers son meilleur compagnon. Il pouvait y avoir une brève colère de Rennewart réapparu dans le dénouement manquant - car il me paraît trop évident que le roman est inachevé, que Wolfram a planté tous les jalons pour un happy end attendu -, mais il aurait eu tort, au contraire de ce qui se passait dans la Chanson de Guillaume et dans Aliscans, et sans doute, sa courtoisie soulignée maintes fois par Wolfram aidant, se fût-il laisser vite apaiser, baptiser et marier. L'harmonie du camp chrétien eût alors fait pendant à l'offre de paix à Terramer. D'autre part, la mise en évidence, en des épisodes particulièrement importants, comme la dispute religieuse du livre V, des liens de parenté entre Gyburc et Terramer, c'est-è-dire entre les deux camps, et le fait que sa "double appartenance" incite Gyburc à dépasser sa douleur pour plaider la cause de l'humanité, sont des décisions entièrement nouvelles, propres à Wolfram, et accentuent bien sûr le côté "pacifiste" de son adaptation.
18Nous avons ainsi constaté qu'un texte très personnel, baroque, discursif, méditatif et "sentimental" au meilleur sens du terme a remplacé un texte destiné à une récitation pour tous publics, anonyme, instable, mi-guerrier mi-courtois, mi-aristocratique mi-populaire. Le public du texte de Wolfram, au contraire, on ne peut se l'imaginer que comme une élite au goût remarquablement affiné - dans l'ensemble -par les productions littéraires antérieures, et à l'ouïe particulièrement fine. Le poète allemand a certes exploité les virtualités de son texte (par exemple le sentiment de responsabilité de Gyburc, exprimé déjà dans Al. 1835-37), mais, au-delà, il en a problématisé l'esprit, tout en n'arrivant pas lui-même à le remplacer tout à fait par un esprit nouveau. Le Willehalm de Wolfram n'est pas seulement un texte inachevé, c'est aussi un texte en mouvement, celui d'un esprit qui s'interroge en travaillant sur un texte sans interrogations. Ce poète venu "de la province franconienne la plus reculée", pour parler comme Karl BERTAU18, était sans doute, en son pacifisme humanitaire, très en avance sur son temps, car la désillusion de l'idée de croisade, de plus en plus manifeste au xiiième siècle, n'est pas encore l'esprit humanitaire. Et pourtant il était incapable de se débarrasser du lest de sa source et des idées qu'elle véhiculait pour imposer sa vision des choses. A moins que lui aussi ne les ait vues tantôt d'une façon, tantôt d'une autre. Il est vrai qu'on lui avait imposé une tâche : transposer la "Bataille d'Aliscans" en allemand, et que sa situation à la cour de Thuringe l'obligeait sans doute à un compromis entre la transmission d'une histoire et l'expression des réactions affectives et intellectuelles qu'elle lui inspirait.'
Notes de bas de page
1 Karl der Grosse von dem Stricker, éd. Karl BARTSCH, Quedlinburg und Leipzig, 1857 ; repr Berlin 1965, avec postface de D. KARTSCHOKE.
2 Cf. la postface de KARTSCHOKE à l'édition du Karl citée ci-dessus, et la communication de Jean-Marc DELAGNEAU : "Rapports entre le Willehalm de Wolfram von Eschenbach et le Karl der Grosse du Stricker" in : Guillaume et Willehalm … (colloque d'Amiens 12-13 janvier 1985), Göppingen 1985, pp. 15-29, en particulier pp. 26 sq.
3 Je cite le Willehalm selon l'usage, avec le numéro du trentain suivi de celui du vers dans le trentain, et d'après l'édition de Werner SCHRODER, Berlin/New York : De Gruyter, 1978.
4 cf. Joachim BUMKE, Mäzene im Mittelalter, Munich 1979, pp. 160 sqq., notamment p. 165.
5 éd. Mario ROQUES, Le chevalier de la charrete, Paris : Champion, 1965.
6 On verra que pour ma part j'opte plutôt pour 10 livres, le dixième étant juste commencé et plus de la moitié restant "à écrire".
7 Je cite Aliscans en règle générale d'après l'édition de E. WIENBECK/HARTNACKE/RASCH, Halle 1903, repr. Genève : Slatkine, 1974.
8 Cf. a ce propos le livre récent de Walter HAUG, Literaturtheorie im deutschen Mittelalter, Darmstadt 1985.
9 F. W. -W., Le roman du 'Willehalm' de Wolfram d'Eschenbach et l'épopée d'"Aliscans" Goppingen 1976.
10 Cf. Heinz SCHANZE, "Beobachtungen zum Gebrauch der Dreissigerinitialen in der 'Willehalm - Handschrift G (Cod. Sang. 857)" in : Wolfram-Studien, Berlin 1970, pp. 170-187.
11 Cf. W. SCHRÖDER, "Zur Bucheinteilung in Wolframs 'Willehalm' "in : Deutsche Vierteljahresschrift … 43, 1969, pp. 385-404.
12 Le livre IX irait ainsi de 403,1 à 445,30, comportant 43 trentains (il n'y en a que 41 dans le livre précédent) ; on peut supposer que Wolfram, pour aller jusqu'au bout, n'aurait eu besoin que d'une trentaine de trentains supplémentaires, ce qui aurait porté le livre X à un peu plus de 50 trentains - comme dans les livres I, III, IV et V.
13 Cf. E.R. CURTIUS, Europäische Literatur u. Lateinis-ches Mittelalter, Bern/München, 7ème éd. 1969, p. 492.
14 Marie-Noël MARLY, Traduction et Paraphrase dans Willehalm de Wolfram d'Eschenbach, 2 vol. Goppingen 1982, en part. t. I, pp. 15-95.
15 Cf. L'édition récente de ce ms. par Gunter HOLTUS, La versione franco-italiana della "Bataille d'Aliscans" : Codex Marcianus fr. VIII (= 252), Tübingen : Niemeyer, 1985.
16 Cf. Jean FOURQUET, Recueil d'Etudes, vol. I : Etudes Médiévales, éd. D. BUSCHINGER/J.P. VERN0N, diffusion Paris : Champion, 1979, pp. 146, 216.
17 Rainouart "homme sauvage" : Joan B. WILLIAMSON a montré cet aspect, parmi d'autres, dans sa communication au colloque d'Amiens, publiée dans : Guillaume et Willehalm … (cf. Note 2), pp. 159-171 (pp. 162 sqq).
18 Karl BERTAU, "Das Recht des Andern" in : K. B., Wolfram von Eschenbach, Munich 1983, pp. 241-258 (p.242).
Auteur
Université de Provence
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