Les sarrasins dans Tristan de Nanteuil
p. 941-957
Texte intégral
1Plusieurs études importantes ont été faites sur les caractéristigues propres à la chanson de geste et à celles du roman courtois. Parmi les plus pénétrantes, celles d'Erich Köhler et de Hans Robert Jauss s'appuient essentiellement sur des exemples du xiie siècle, sans tenir compte de la chanson tardive, celle du xive siècle1. Plus récemment, quelques critiques courageux se sont penchés sur les derniers représentants mal-aimés de ce genre pour les étudier en eux-mêmes, nous engageant par la même occasion à ne plus les mesurer uniquement à l'aune de la Chanson de Roland2. Si ces oeuvres tardives abondent souvent en stéréotypes, en motifs passepartout, certaines d'entre elles nous apportent parfois des transformations intéressantes.
2Tristan de Nanteuil3 ne manque pas à cette règle. L'oeuvre foisonne de toutes sortes d'éléments romanesques typiques4. Les intrigues amoureuses les plus complexes, l'apparition persistante du merveilleux assaillent le lecteur de toute part. Ces éléments affectent avant tout les rapports entre Sarrasins et chrétiens et contribuent à infléchir encore davantage l'évolution de la représentation littéraire du Sarrasin que Jessie Crosland et Paul Bancourt ont relevée dans des oeuvres comme par exemple Aspremont, l'Entrée d'Espagne, Mainet5. En effet, le trouvère s'écarte des données quasi obligatoires de la chanson de geste, qui donnent la priorité aux affrontements entre Sarrasins et chrétiens, ou aux luttes entre chrétiens loyaux à l'empereur de France et ceux qui sont en révolte contre son pouvoir. Ici, sauf quelques rares exceptions, les Sarrasins s'entre-déchirent avec l'aide des chrétiens. Ceux-ci, en effet, participent à leurs luttes, mais à titre individuel, avec un parti ou avec un autre, en tant que mercenaires ou en tant qu'aventuriers. Parfois, même, les héros chrétiens vivent en excellente harmonie avec les Sarrasins, au coeur de leurs royaumes. Au cours de cette collaboration, les quelques traits conventionnels séparant encore les Sarrasins des chrétiens s'estompent6, et la spécificité des premiers, par rapport aux second, disparaît. Quant à la religion, elle est évoquée, mais le trouvère s'en sert comme d'un artifice propre à relever au maximum le côté romanesque du poème. Dans Tristan de Nanteuil, nous pouvons donc peut-être parler d'ultime étape, qui va au-delà de celle du "bon Sarrasin", dans l'évolution et la transformation du Sarrasin littéraire7. Ce sont ces aspects essentiels que nous nous proposons d'aborder dans cette étude.
I
3Un élément romanesque par excellence de la chanson de geste est celui des relations amoureuses entre le héros chrétien et une belle Sarrasine, et il va sans dire que le trouvère de Tristan y a évidemment recours à plusieurs reprises, mais il n'hésite pas à prendre, à l'occasion, beaucoup de libertés avec les normes épiques. Ceci est particulièrement vrai dans le traitement qu'il nous donne des relations amoureuses entre Guy de Nanteuil et Honorée, la princesse païenne, fille du roi Murgafier. Mais tout d'abord, il convient de noter le non-conformisme du trouvère en ce qui concerne le choix du nom de la princesse. C'est un nom chrétien, alors que celle-ci n'est ni convertie, ni baptisée. A ce sujet, l'auteur de l'étude magistrale intitulée Les Musulmans dans les chansons de geste, Paul Bancourt, déclare :
"… rares sont les noms portés indifféremment par des Sarrasines et par des chrétiennes, comme flandrine ou Florette. Parmi les Sarrasines, il n'y a point d'Aude, de Berte, de Blancheflor, de Clarême ni d'Hermenjart. Parmi les chrétiennes il n'y a pas de Bramimonde, d'Alfamie, de Floripas ou de Marmonde … C'est précisément que les Sarrasines font partie d'un univers auquel le poète veut donner une spécificité. Aussi bien, lorsque certaines Sarrasines deviennent chrétiennes, elles changent de nom. Elles reçoivent avec le baptême un nom chrétien"8.
4Le nom porté par la fille du roi Murgafier est un nom typiquement chrétien qui n'est attesté, dans la Table des noms propres de Langlois, que sous sa forme masculine, dans des invocations au saint ou à ses reliques. La forme féminine n'est cependant pas totalement ignorée, puisque c'est le nom que porte la fille du roi Guitequin dans Lion de Bourges9. Cette divergence mérite d'être relevée, car elle constitue un des nombreux indices de l'absence de spécificité entre le monde sarrasin et le monde chrétien du trouvère, qui assujettit souvent les conventions épiques à l'exotisme romanesque. Mais le déroulement de la rencontre secrète entre Guy et Honorée, et les circonstances dans lesquelles elle a lieu s'écartent aussi des situations épiques habituelles. Tandis que Guy peut se déplacer en toute liberté dans la ville sarrasine de Rochebrune, Honorée, elle, est étroitement surveillée dans ses mouvements. Contrairement à la convention épique la plus courante d'après laquelle c'est la belle Sarrasine qui fait les premières avances au chevalier chrétien, Guy et Honorée tombent simultanément amoureux l'un de l'autre. Aux premiers empressements amoureux d'Honorée (vv. 309-311) correspondent ceux de Guy (vv. 259-260). Bien que ce soit la princesse qui arrange la rencontre secrète avec Guy dans la cave de la maison de son forestier (vv. 512-525), le héros accepte de bon gré le rendez-vous, et c'est lui qui prend l'initiative amoureuse : "Vecy vo chevalier, /De fere vo plaisir trestout appareillés" (vv. 624-625). De façon quelque peu piquante, le trouvère semble donc renverser les rôles dans les ébats amoureux entre chrétiens et Sarrasines. Paul Bancourt nous rappelle en effet que "La Sarrasine ne se contente pas de déclarer ouvertement son amour. Ses avances verbales préludent à des étreintes et des baisers dont elle prend toujours l'initiative"10. Honorée semble bien vouloir réclamer son droit et n'hésite pas à réprimander Guy pour sa hardiesse, contraire aux conventions : "… Vassaulx, dist la pucelle, ce ne vault ung denier. / Ains que vous m'eschappés, vous feray corrousser,/ Quant sans ma voulenté me venés donoyer" (vv. 626-628). C'est alors que le trouvère, par l'intermédiaire de Guy, s'élève contre la convention épique en affirmant de façon plaisante que, quelle que soit sa partenaire, l'homme ne saurait abandonner l'initiative des ébats amoureux :
"… Dame, ce dist Guyon, laissés le courrousser,
Car il affiert a home ou bachelier leger,
Quant il est a privé, de les dames prïer.
Quant il tient corps de femme, il le doit embrasser,
Et se doit mettre en paine qu'avec lui voit coucher,
Car s'il demeure en l'omme, il affiert a mocquier,
Car femmes ne se doivent de ce fait avancier".
(vv. 631-636)
5Cette leçon de conduite amoureuse fait immédiatement son effet, et Honorée se soumet (vv. 639-640). Guy évoque alors de façon un peu vague la conversion et le baptême futurs de la Sarrasine, ce qui rendrait plus acceptables ses relations avec elle. Mais notre héros ne veut pas se trouver prisonnier de la belle princesse qui, selon la convention épique, devrait lui arracher une promesse de mariage11. Il prend alors les devants en annonçant à sa partenaire qu'il ne sera pas en mesure de l'épouser car il est déjà marié à Aiglentine (vv. 645-647). A son tour, Honorée fait preuve d'une habileté surprenante, inhabituelle aux réactions emportées des Sarrasines épiques. Au lieu d'avoir recours aux menaces, au chantage, "ce qui appartient spécifiquement aux Sarrasines"12, elle accorde à Guy un délai d'un an pour retrouver sa femme Aiglentine, délai au bout duquel il devra revenir à Rochebru-ne pour l'épouser. Afin que le héros puisse accomplir sa mission dans les meilleures conditions, Honorée va même jusqu'à lui accorder un sauf-conduit qui lui permettra de parcourir tous les territoires sarrasins sans encombre. Le chrétien Guy, parlant sarrasinois, va donc pouvoir traverser à sa guise le monde des Sarrasins. Grâce à une altération d'une convention épique traditionnelle, en lui donnant un tour romanesque supplémentaire, le trouvère favorise l'aventure à l'instar d'un romancier.
6L'interpénétration du monde sarrasin et de celui des chrétiens, qui multiplie ainsi les possibilités romanesques, est peut-être illustrée le mieux dans l'aventure vécue par Aiglentine, l'épouse de Guy. Comme nous le verrons, la conduite de celle-ci en terre païenne n'est guère affectée par sa religion ni par l'entourage sarrasin dans lequel elle passe de nombreuses années. Elle y entretient d'excellentes relations et en arrive à jouer un rôle de tout premier plan à la cour du roi de Babylone. Alors que les Sarrasins épiques traitent presque toujours durement leurs prisonniers13, Aiglentine n'est même pas incarcérée. Sa situation ne s'apparente pas non plus a celle des captives chrétiennes de la chanson d'Aspremont, par exemple, qui sont intégrées dans les harems des princes musulmans14. La duchesse Aiglentine devient une confidente de la sultane, une hôte de marque qui participe à part entière à la vie de la cour. Rien ne suggère en quoi que ce soit un comportement sarrasin antagoniste, discriminatoire, dirigé contre elle. Dès son arrivée à la cour, le trouvère nous présente la duchesse au milieu de l'entourage de la sultane, dans une scène paisible et harmonieuse ou elle se distingue par ses broderies :
"La endroit commença ouvrer d'un tel mestier
Qu'elle ouvroit de fin or dessus ung paille cher ;
En la mer n'eust poisson ne seussist pourtraittier
Ne nul oisel volant c'on seüst pronuncer
Quë Esglante ne face en ouvraige emploier
Que c'est moult grant plaisance de cë a regarder".
(vv. 391-396).
7Aiglentine a droit aux marques d'honneur les plus insignes puisque la sultane la fait asseoir à ses côtés pendant les repas et qu'elle la fait servir "tout a son desirier" (v. 404). La duchesse s'accommode de cette situation, malgré un regret occasionnel exprimé pour son mari et son fils (vv. 410-411). C'est de ce cadre plutôt insolite, où régne la bonne entente, que le trouvère va se servir pour mettre en scène une série d'intrigues à rebondissements.
8La première situation purement romanesque dans laquelle Aiglentine se trouve impliquée voit le sultan lui destiner un chevalier sarrasin, du parti de son allié Galafre, un certain Gaudion. Contrairement aux situations conventionnelles dans lesquelles les captives chrétiennes sont offertes en récompense aux guerriers sarrasins victorieux15, c'est la chrétienne Aiglentine qui se voit offrir un chevalier que tout le monde croit être sarrasin, mais qui n'est autre, comble d'extravagance, qu'Aye d'Avignon déguisée, la propre belle-mère de la duchesse (vv. 1823-1828).
9Sans se préoccuper davantage de vraisemblance épique, en suivant une version du thème folklorique et littéraire de l'épouse calomniée16, le trouvère corse le premier épisode en faisant intervenir le roi sarrasin Galafre qui est jaloux de Gaudion. Il nous entraîne alors en pleine fantaisie, dans une aventure extravagante, puisqu'il n'hésite pas a nous faire le portrait d'un roi sarrasin victime du Dieu d'Amour, blessé mortellement par ses flèches :
"… Des qu'i vint a l'entree
Et qu'i vit Aiglantine qui bel estoit paree,
Lui vint ung dart d'amour lancé a la volee,
Dont tellement senti sa jouvente navree
Qu'i ne sceut dire mot …"
(vv. 2063-2067)
10Galafre, le vaillant roi sarrasin, en est réduit à supplier la duchesse d'accéder à ses désirs, lui décrivant en termes ovidiens les symptômes d'une passion extrême :
"La beauté de vo corps qui tant fait a priser,
A fait amours en moy manoir et heberger
A ffin, tres doulce dame, que main et anuyter
Ne puis pour vous dormir, ne fais fors que veiller ;
Në amours ne me lest ne boire ne menger.
Se me convient mourir, bien le sçay sans cuider,
Se ne me secourés sans point de detrïer".
(vv. 2106-2113)
11Bien qu'Aiglentine ait été vendue à la sultane de Babylone, elle ne se sent pas pour autant obligée d'accepter les avances de ce roi. Celui-ci en est alors abattu de chagrin et, le lendemain, lorsque Murgafier vient l'attaquer, il reste dans son lit prostré sous l'effet de sa passion douloureuse (vv. 2175-2177), tel Aucassin dans la célèbre chantefable. Et Galafre, "le roy au ceur volage", comme nous dit le trouvère (v. 2225), est tellement affaibli par l'amour qu'il ressent pour Aiglentine, qu'il est fait prisonnier sans se défendre. Cet épisode de Galafre amoureux semble bien être unique dans nos chansons de geste17.
12Même après sa libération, Galafre continue de poursuivre Aiglentine de ses assiduités, à un tel point que le trouvère s'exclame : "Dieu ! que ly roy Galafre grant envie en avoit !" (v. 3309). L'amour du roi est franchement ridicule, et la situation devient rocambolesque à partir du moment où nous avons en scène un roi sarrasin amoureux, puis jaloux d'une chrétienne qui devrait être captive et répondre à sa passion, mais qui n'en a cure, et qui en outre pousse l'affront jusqu'à accorder ostensiblement son amour à un des hommes de ce même roi, alors que le prétendant n'est autre qu'Aye d'Avignon déguisée en Sarrasin, la belle-mère de la duchesse. L'imbroglio romanesque se complique encore davantage, si cela est possible, par les interventions du sultan et de la sultane qui mènent une intrigue compliquée entre Galafre et Aiglentine, jusqu'au moment où la sultane est assassinée par le roi sarrasin dans des conditions qui accusent nettement la duchesse. Alors que les circonstances du meurtre, l'entourage sarrasin dans lequel elle vit, devraient lui être totalement défavorables, Aiglentine non seulement réussit à faire valoir son innocence et à convaincre la cour sarrasine, mais elle met en cause le véritable coupable, le roi Galafre. En outre, elle exige un combat judiciaire et le droit de se choisir un champion, qui n'est autre que son mari, Guy, libéré pour l'occasion par Murgafier, l'ennemi du sultan.
13Cette série d'épisodes, que nous avons dû abréger au maximum, démontrent de façon indiscutable l'influence patente des romans d'aventures dans lesquels les héros passent une bonne partie de leur vie à démêler des intrigues similaires, souvent en ayant recours au combat judiciaire pour défendre, par exemple, le droit d'une femme faussement accusée. Si de tels épisodes ne sont pas rares dans les chansons de geste de la deuxième génération, dans Tristan de Nanteuil cette aventure porte la marque de l'invraisemblance, d'après les normes épiques, même tardives, non pas à cause de sa complexité, mais parce que le trouvère l'a traitée sans faire le moindre effort de différentiation entre des protagonistes qui appartiennent à des cultures et à des religions différentes. Le roi Galafre amoureux est un des exemples les plus frappants du manque de spécificité des Sarrasins et, dans son ensemble, l'aventure de la duchesse est une illustration de l'amalgame culturel dans lequel le trouvère se complaît.
II
14La guerre est aussi un domaine où les Sarrasins, dans leurs rapports avec les chrétiens, nous apparaissent sous un jour quelque peu insolite. Les innombrables combats sans fin ont lieu dans un Moyen Orient fantaisiste et opposent des armées de Sarrasins ennemis, comme par exemple celles du sultan de Babylone et de son allié Galafre d'un côté et celles du roi Murgafier de Rochebrune d'un autre. La guerre comporte parfois de grandes batailles rangées, mais elle comprend surtout de longues périodes de siège au cours desquelles se déroule l'action individuelle des héros. Les conflits forment en quelque sorte de vastes toiles de fond sur lesquelles les chrétiens et les Sarrasins interviennent, renversant souvent leurs alliances. Il va sans dire que, dans notre poème, les chocs spectaculaires entre armées se réclamant de religions et de civilisations différentes ne sont plus de saison. Il en est de même de ces combats livrés par les chrétiens prisonniers pour le compte de leurs gardiens sarrasins, qui les libèrent temporairement afin de profiter de leur expérience. Ce motif n'est pas totalement absent de Tristan, mais le trouvère préfère donner libre cours à l'aventure individuelle de chaque héros chrétien, plutôt que de le confiner dans les rôles limités de l'épopée plus ancienne. Celui-ci peut, par exemple, se choisir un parti sarrasin contre un autre afin d'en retirer un avantage personnel et concret. La collaboration par excellence a lieu lorsque les chrétiens accordent leurs services comme de véritables mercenaires18. Ainsi Tristan et Doon, qui veulent rejoindre la Sarrasine Blanchandine, offrent-ils de se battre pour Galafre et, devant celui-ci, confirment qu'ils combattront contre paiement : "Se donner nous voulés vostre or et vostre argent,/ Nous deux le vous vourrons desservir loyaulment" (vv. 6734-6735). Cette coopération entraîne souvent l'adoption volontaire, en apparence du moins, d'un comportement de Sarrasin. Par exemple, Tristan et Doon n'hésitent pas tous deux à invoquer Mahomet devant Galafre (vv. 6725-6726), qui accepte leur offre de service comme s'il s'agissait d'une proposition normale. Dans un autre épisode, nous voyons plusieurs chrétiens, engagés comme mercenaires, recevoir la responsabilité de conduire chacun un corps d'armée de Sarrasins à la bataille contre d'autres coreligionnaires. Au cours de ce combat, il est intéressant de noter que chaque chef chrétien fait preuve de responsabilité professionnelle, mais dans une mesure différente. Richer, par exemple, refuse d'abandonner le combat, même après la fuite d'une bonne partie de ses hommes, car il fait valoir qu'il a été payé par le sultan et qu'il a fait serment de le servir (vv. 14035-14041). Même après la mort ou la fuite des chefs sarrasins, Doon se remet au combat et sauve l'enseigne des Sarrasins qu'il dirige (vv. 14556-14559). Par contre Tristan, qui participe à la même bataille, juge qu'il a rempli son contrat et que rien ne l'oblige à poursuivre son effort puisque Murgafier a pris la fuite (vv. 14502-14508).
15En général, les chrétiens profitent d'une grande liberté de circulation d'un royaume sarrasin à un autre. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant d'assister à des renversements d'alliances, ceux-ci n'hésitant pas à menacer de combattre pour le parti opposé, s'ils n'obtiennent pas satisfaction. Ainsi Tristan, qui n'a pas pu avoir la main de Blanchandine, menace-t-il de passer à l'ennemi de Galafre : "… Car g'iray au soudant, son ennemi mortel,/ Et se lui aideray de bonne voulenté" (vv. 8880-8881). Cette extrême disponibilité est encore bien illustrée dans l'épisode où Tristan est le combattant du sultan et du roi Murgafier, tandis que son demi-frère et compagnon, Doon, a choisi le parti sarrasin opposé, celui de Galafre. D'abord les deux compagnons s'affrontent sur le champ de bataille par Sarrasins interposés, puis ils se battent directement. Tristan réussit a faire prisonnier Doon, mais insiste ensuite pour avoir la garde de celui-ci, ne craignant pas de menacer le sultan de passer dans le camp ennemi s'il n'obtient pas gain de cause (v. 11870). Tristan et les autres chrétiens peuvent ainsi se battre pour un roi sarrasin ou pour un autre, suivant les circonstances et les offres.
16Cette collaboration va même jusqu'à engendrer la confiance et l'amitié, tout au moins temporairement, entre chefs sarrasins et chrétiens. Ceux-ci sont parfois les premiers à exprimer leurs sentiments, comme Doon qui déclare à Galafre, qu'il vient de libérer : "Je suis vo soudoier, vo drus et vos amis" (v. 7017). Ce sont pourtant les païens qui manifestent plus spontanément leur amitié envers les mercenaires chrétiens, parce qu'ils les apprécient pour leur vaillance au combat. Parmi plusieurs exemples, mentionnons celui de Doon qui est accueilli à bras ouverts par Galafre, bien qu'il l'ait combattu. Lorsque le bâtard se présente aux portes de la ville, il lui suffit de donner son identité au portier en ces termes : "Do le chrestïen". Et lorsque le roi apprend sa venue, il ne peut s'empêcher d'invoquer Mahon et de se réjouir : "Moult suis liés, par Mahon, quant j'ay nouvelle oÿe/ De l'ome de ce siecle ou mon ceur plus se fye" (vv. 12411-12412). Dans un autre épisode, après leur évasion du royaume de Galafre, Tristan, Doon, Ganor, Aiglentine, Richer et Anthoine rejoignent le camp du sultan et de Murgafier où ils sont accueillis avec joie, malgré leur collaboration antérieure avec Galafre. Le chef Corsabrin "les va acollant" (v. 12890) et annonce la nouvelle à Murgafier et au sultan, qui sont ravis de leur évasion (12889). Celui-ci les invite en tant qu'hôtes d'honneur à un banquet célébrant la fête de Tervagant. Sans être tourmentés par le moindre scrupule, les chrétiens acceptent et se tiennent aux premières places, au milieu des idoles sarrasines :
"Et furent au disner tous ensemble seant,
Car ce jour tenoit court pour l'onneur Tervagant …
Le soudant sist a table, qui creoit Appolin ;
La furent apporté Tervagant et Juppin"
(vv.12918-19 ; 12926-27)
17En marge du déguisement, il existe dans notre poème quelques cas de confusion d'identité entre Sarrasins et chrétiens. Evidemment, ils contribuent à renforcer cette impression de flou, d'uniformité entre les deux mondes. L'épisode qui a lieu au château de Valerant en constitue un exemple. Tristan y est emprisonné par le châtelain, qui est chrétien, jusqu'au jour où le prisonnier se réjouit d'entendre soudain parler sarrasinois, langue qu'il connaît. Tristan le chrétien, fraîchement baptisé par le pape à Rome, se fait passer pour Sarrasin, grâce surtout à ses dons linguistiques, et il est délivré de la prison chrétienne par le Sarrasin Guinteclin, qui nourrit cependant quelques soupçons (vv. 10855-10934). Mais l'exemple le plus probant est bien celui de la confusion d'identité entre Guy et son fils Tristan. En effet, celui-ci affronte son père en combat et le prend pour un Sarrasin (vv. 8893-8915). Le trouvère se sert du motif bien connu du combat entre père et fils19, mais lui donne un tour plus romanesque en y ajoutant la méprise entre chrétien et Sarrasin.
III
18Malgré ce traitement particulier des relations entre les deux civilisations, les éléments épiques conventionnels que constituent les invocations à Dieu, les insultes contre la religion des Sarrasins, les conversions et les baptêmes ne sont pas absents du poème, mais ils semblent y jouer un rôle quelque peu différent de celui que l'on trouve ailleurs, en général, dans la chanson de geste. En effet, ils ont souvent pour but de renforcer le côté saugrenu de certaines scènes, de créer de nouveaux ressorts romanesques plutôt que d'édifier l'auditoire du trouvère. Dans l'épisode déjà mentionné au cours duquel Aye d'Avignon déguisée en chevalier sarrasin est offerte à Aiglentine, celle-ci non seulement refuse celui qu'on lui destine, mais elle réagit de façon très dure et insultante contre les païens (vv. 1906-1908). Elle se comporte à nouveau de la même façon dans l'épisode où Tristan déguisé en Sarrasin se présente a elle, à la cour du sultan, et la salue au nom du dieu Baraton (vv. 11250 ; 11282-11283). Le trouvère semble ainsi avoir recours à la phraséologie traditionnelle anti-sarrasine pour mieux mettre en valeur des scènes extravagantes dans lesquelles seuls des chrétiens sont directement impliqués et ne peuvent donc mettre en danger les bons rapports établis entre les deux races. Le baptême également n'est guère plus qu'un stratagème qui vise à renouveler, à augmenter considérablement le potentiel d'aventures que chaque héros possède en lui. L'exemple que nous fournit Tristan est ici encore particulièrement révélateur. Alors que notre héros apparaît d'abord sous les traits d'une sorte d'épicurien jouisseur, obéissant à la loi de nature20, son demi-frère Doon lui fait découvrir la religion chrétienne et celle des Sarrasins. Finalement, Tristan opte pour la religion chrétienne, davantage par réalisme que par véritable conviction (vv. 6488-6489). Mais avant que cette conversion ne soit entérinée par le baptême célébré par le pape, Tristan est confronté à toute une série d'épreuves dont seul le baptême pourrait le faire triompher. Il doit faire face à un horrible serpent, puis à un Noir Chevalier devant lesquels il se comporte pitoyablement21. Ironiquement, c'est la fée Gloriande du royaume d'Arthur qui est le témoin et l'interprète du drame que le héros subit et qui incite celui-ci, après chaque épreuve, à recourir au baptême (vv. 9070-9076). Ce n'est que lorsque Gloriande lui dévoile la raison de ses déboires que Tristan prend la route de Rome pour y recevoir le sacrement dont il a besoin s'il veut poursuivre ses aventures avec succès. Il est donc clair que le baptême est assimilé à un pur ressort romanesque. C'est une sorte de remède fortement recommandé qui, dans le pire des cas, ne peut nuire à personne. C'est le plus souvent un gage de réussite personnelle dans les quêtes sans fin, dans les courses d'obstacles dans lesquelles les héros se lancent. Le baptême peut aussi apporter au héros un véritable changement d'identité, symbolisé par le nouveau nom qu'il adopte parfois, ce qui permet au trouvère de le pousser sur des pistes différentes.
19Comme nous avons pu le voir, l'influence du roman sur Tristan de Nanteuil se fait particulièrement sentir dans le domaine central des rapports entre chrétiens et Sarrasins. Nous avons mis l'accent sur ce qu'il conviendrait d'appeler la banalisation des rapports entre les héros des deux religions et des deux cultures. Ajoutons, pour terminer, que ce processus apparaît dans toute son ampleur lorsqu'on s'aperçoit que bon nombre de héros du poème naissent de mariages mixtes entre chrétiens et païens, le plus souvent convertis. A titre d'exemples notables, mentionnons Doon, le fils bâtard de Guy et de la princesse Honorée ; Parise, la fille du chrétien Garnier et de cette même princesse sarrasine finalement baptisée ; Beuve, fils de Tristan et de la princesse sarrasine Fiorine ; Raimon, autre fils de Tristan et de la Sarrasine Blanchandine ; et surtout Gilles l'ermite, le futur saint et le confesseur de Charlemagne, qui n'est autre que le fils d'un Sarrasin et d'une Sarrasine, tous deux convertis cependant.
20Ainsi, dans cette chanson de geste tardive, le trouvère n'hésite-t-il pas à faire entrer massivement dans le panthéon épique des personnages à l'ascendance mixte ou même de sang purement sarrasin. L'épopée tardive semble ne plus pouvoir se contenter des purs chevaliers de France. Pour se renouveler, elle doit faire appel à d'autres protagonistes qui viennent en partie, de façon paradoxale, des rangs de ceux que le héros épique traditionnel avait pour mission d'exterminer.
Notes de bas de page
1 H. R. Jauss, "Chanson de geste et le roman courtois", pp. 61-77 ; E. Köhler, "Quelques observations d'ordre historico-sociologique sur les rapports entre la chanson de geste et le roman courtois," pp. 21-36, in Chanson de geste und höfischer Roman, Heidelberger Kolloquium, 30 Januar 1961. Studia Romanica, 4 : (Heidelberg : karl Winter, 1963).
2 Voir en particulier les études de W. W. Kibler, "La Chanson d'aventures", in Essor et Fortune de la chanson de geste dans l'Europe et l'Orient latin, Actes du IXe Congrès International de la Société Rencesvals pour l'Etude des Epopées romanes, Padoue-Venise, 29 août-4 septembre 1982, Modena : Mucchi Editore, 1984, vol. II, pp. 509-515 ; R. F. Cook, "'Méchants romans' et Epopée française : pour une philologie profonde", l'Esprit créateur, 23 (1983), 64-74.
3 K. V. Sinclair, éd., Tristan de Nanteuil, chanson de geste inédite, (Assen : Van Gorcum, 1971).
4 K. V. Sinclair, Tristan de Nanteuil, Thematic Infrastructure and Literary Creation, (Tübingen : Max Niemeyer, 1983).
5 J. Crosland, The Old French Epic, (Oxford : Blackwell, 1951), pp. 138-166 ; P. Bancourt, "Le thème du Sarrasin dans l'épopée", Perspectives Médiévales, 8 (1982), 107-116.
6 Voir W. Comfort, "The Literary Role of the Saracens in the French Epic,"PMLA, 55 (1940), 628-659 ; C. Mere-dith-Jones, "The Conventional Saracen of the Songs of Geste," Speculum, 17 (1942), 201-225 ; N. Daniel, Heroes and Saracens, (Edinburgh : Edinburgh University Press, 1984).
7 Sur la naissance du "bon Sarrasin" dans l'épopée, voir en particulier J. Crosland, The Old French Epic, pp. 153-166.
8 P. Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de geste du cycle du roi, (Aix-en-Provence : Université de Provence, 1982), II, p. 621.
9 W. W. Kibler, J. -L. Picherit, T. Fenster, éds., Lion de Bourges, poème épique du xive siècle. Textes littéraires français, 2 volumes, (Genève : Droz, 1980).
10 Bancourt, II, p. 755.
11 Bancourt, II, p. 755.
12 Bancourt, II, p. 764.
13 Bancourt, I, p. 138.
14 L. Brandin, éd., La Chanson d'Aspremont, (Paris : H. Champion, 1923), t. 1, vv. 2999-3001).
15 Bancourt, II, p. 661.
16 Voir K. V. Sinclair, 1983, pp. 42-48.
17 Dans Le Morte Darthur, le Sarrasin Palomydes tombe amoureux de la belle Iseut, reine de Cornouaille. Voir l'édition de J. W. Spisak, A New Edition of Sir Thomas Malory's "Le Morte Darthur", (Berkeley ; Los Angeles : University of California Press, 1983), livre 10, chap. 14, p. 308 ; livre 12, chap. 14, pp. 425-426.
18 Dans Mainet (G. Paris, "Mainet, fragments d'une chanson de geste du xiie siècle", Romania, 4 (1875), 305-337), le jeune Charles, fils de Pépin, se bat également pour le roi Galafre à la tête de troupes syriennes. Mais après les premiers succès, les Syriens conduits par Mainet, c'est-à-dire Charles, demandent le baptême et portent secours au pape assiégé par les Sarrasins. Nous assistons alors à un combat traditionnel entre chrétiens et Sarrasins.
19 Voir S. Obergfell, "The Father-Son Combat Motif as Didactic Theme in Old French Literature," Kentucky Romance Quarterly, 26 (1979), 333-348.
20 Tristan fait ce commentaire : "Je ne croy fors en char, en pain et en pevree, / Et qu'a boire bon vin m'amour lui est donnee./ Quant suis saoul, m'est advis, mal n'aray l'ajournee ; / Aussy, quant je tenoye mon amye acolee/ C'estoit toute ma joye toute jour ajournee" vv. 6430-6435.
21 K. V. Sinclair, 1983, pp. 74-78.
Auteur
University of Wyoming, Laramie
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