Clercs et légendes épiques : Helinand de Froidmont, Aubri de Trois-fontaines, Vincent de Beauvais et la "chronique du pseudo-Turpin"
p. 913-925
Texte intégral
1Dans la rédaction de leurs chroniques, les clercs du Moyen Age ont maintes fois été sensibles au prestige de la Chronique de Turpin. Ils ont préféré sa narration édifiante à la sécheresse des annales, voire à la Vita Karoli d'Eginhard, en ce qui concerne la mise en valeur des faits et gestes de Charlemagne. En particulier ils ont accueilli, entre autres faits légendaires, la guerre d'Espagne transfigurée par l'épopée. Nombre d'entre eux ont accepté les événements relatés par l'archevêque Turpin, prétendu "historiographe" de la conquête de l'Espagne sur les Sarrasins ; ils ont même écarté à son profit la fresque déployée par la Chanson de Roland, la jugeant trop "séculière"1. Parmi ceux-ci, et dans l'ordre de l'influence qui a joué entre eux, une sorte de trio : Hélinand, moine cistercien de Froidmont en Beauvaisis, mort après 1230, Aubri de l'abbaye cistercienne de Trois-Fontaines aux confins de la Lorraine, mort en 1241, Vincent, dominicain du couvent de Beauvais, mort en 1264. Rapprocher ces trois noms n'est pas une vue de l'esprit, puisque des rapports apparaissent entre les hommes eux-mêmes, ainsi que dans leur manière de situer les faits de nature épique dans la chronologie générale de leur oeuvre. Hélinand, le poète des Vers de la Mort, Aubri, le passionné du répertoire des jongleurs, Vincent, l'ami d'Hélinand, dont ses compatriotes disaient qu'il était un "helluo librorum", un dévoreur de livres, étaient prédisposés à prendre Turpin pour leur guide. Sans doute les contraintes de la chronique les obligeaient-elles à ne conserver que la substance, en négligeant le vécu de la narration et l'exemple moral. Des procédés communs apparaissent certes, mais qui n'éliminent pas les réactions propres au tempérament de chacun. Dans le genre de l'insertion au sein de la compilation, ils paraissent assez habiles2.
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2Le poitevin Aimeri Picaud, lorsqu'il élaborait avant 1139 l'Historia Turpini qui allait former le Livre IV du Liber Sancti Jacobi, n'avait eu aucun souci d'accorder ses inventions avec la chronologie des annales auxquelles il ne renvoie d'ailleurs jamais ; il n'avait retenu que la date de la mort de Charlemagne en 814 (233). Il aurait pu tant bien que mal tenir compte de la douzaine d'expéditions, connue par ailleurs, de l'empereur en Espagne, entre 778 et 8123. Sa vive imagination nourrie de légendes épiques et son assurance de faussaire magistral l'entraînèrent sur un chemin tout autre : il élabora quatre campagnes franques contre les Sarrasins tour à tour conquérants et vaincus, la dernière et la plus importante centrée sur les journées de Roncevaux et leur légende remodelée. Les trois chroniqueurs, en dépit de l'attrait qu'exerce sur eux la construction de poitevin, et qui les fait conserver l'ordre et le contenu des campagnes, sont contraints de tenir compte des apports datés des sources historiques. Hélinand, après avoir situé en 795 des éléments antérieurs rappelés par la Chronique de Turpin, fait débuter la reconquête de l'Espagne en 805, soit après le Voyage de Charlemagne en Terre Sainte, sans tenir compte de la date repère de 778, bien connue par ailleurs comme étant celle du guet-apens de Roncevaux. La dernière datation qu'on peut lire dans l'édition est malheureusement celle de l'expédition contre Agolant mise en l'an 809, ce qui entraîne l'absence des événements de Roncevaux. La faute en est au premier éditeur de l'oeuvre d'Hélinand en 1669, le cistercien Bertrand Tissier, qui a taillé dans le vif de ces "fables" et n'en a transcrit qu'une partie, à titre de "specimen"4. La perte du manuscrit de Beauvais, d'autre part, ne permet pas de réparer un tel manque. Entre 809 et 814, date impérative, Hélinand distribuait commodément la suite et la fin du Turpin.
3S'il n'est qu'une des nombreuses sources utilisées par le moine Aubri et pas la plus importante, il est certain que celui-ci avait sous les yeux l'élaboration de son devancier, auquel il renvoie pour l'an 795. Mieux informé que lui, il fait débuter la guerre d'Espagne en 778, date effective de la première expédition de Charlemagne ; il suit la trame du récit de Turpin jusqu'en 806, réservant aux années 805-806 l'engagement qui devait aboutir à Roncevaux.
4Vincent de Beauvais, pour sa part, est peu attentif à la chronologie, tout en suivant Hélinand presque à la lettre pour la section qui nous intéresse. Il prend comme point de départ l'an 802, où Charles apparaît comme empereur (début du L. XXIV), sans se soucier de rapporter et de mettre avant cette date les faits qu'en bonne logique Hélinand plaçait en 795 : la délivrance de Charles prisonnier à Worms, par l'intervention de Roland qui a quitté le siège de Gratianopolis et ce, avant le départ pour l'Espagne selon Turpin (235)5, ainsi que la description peu flatteuse des Navarrais que les Français allaient combattre (249), deux éléments qui n'étaient qu'un appendice trop tardif dans l'Historia Turpini. Hélinand se révèle habile aussi en plaçant à l'année 790, en une sorte de frontiscipe, le portrait de l'empereur, assez curieusement situé par Picaud au chapitre XX de la Chronique, avant les événements de Roncevaux. D'autre part, ce que le poitevin n'avait noté qu'en incise (179) dans la suite du même chapitre sur le temps passé par le jeune Mainet au service de Galafre, le roi de Tolède, dans la lutte contre son ennemi le roi Braimant, et qui est le sujet de la chanson de Mainet, est situé avec raison par Hélinand dès 790, soit aussitôt après la présentation du futur empereur. Aubri, conditionné par la date de 778, début de la guerre d'Espagne, choisit une solution moyenne, pas très heureuse, entre Hélinand et Picaud. Il place le portrait de Charles et la jeunesse de Mainet en 790, soit dans le grand intervalle qu'il met entre la première (778) et la seconde campagne (795) du modèle Turpin. Quant à la captivité de Charles à Worms et au siège de Gratianopolis par Roland, il se trouve embarrassé : il les reporte en 784 (sans dire qu'il les prend à Turpin), assez logiquement au temps où les Français guerroient en Saxe. A l'année 795, il laisse à Hélinand qu'il cite, la responsabilité de son choix sur ce point, comme il le fait ailleurs pour certaines sources avec lesquelles il n'est pas d'accord6.
5La simple mention du pèlerinage de Charlemagne en Terre Sainte toujours à la fin du chapitre XX de la Chronique de Turpin (179), va être remplacée par un développement transcrit de l'Iter Hierosolynitanu" composé par les moines de Saint-Denis, à la fin du xiè ou au début du xiiè siècle. Hélinand, Aubri et Vincent, en hommes d'église, ne pouvaient, dans une chronique générale, omettre ou escamoter un texte aussi célèbre, qui n'entrait qu'incidemment, il est vrai, dans le cadre choisi par Aimeri Picaud7. Même réduite, la narration est celle du modèle dyonisien. Placé en 802 par Hélinand que suit textuellement Vincent de Beauvais, toujours avant les engagements d'Espagne, le "voyage" est mis par Aubri en 802-803, dans l'intervalle entre la troisième (798) et la quatrième expédition (805). Il s'en remet à la narration de Gui de Bazoches assez différente de celle utilisée par Hélinand8.
6Par la suite, dans le déroulement des faits de guerre, l'ordre des chapitres de la source turpinienne est respecté et les phases essentielles sont rapportées. Par nécessité, les trois chroniqueurs sont astreints a résumer, parfois de façon draconienne, la trame des récits ; mais une lecture comparative montrerait que chacun réagit à sa manière devant le modèle qu'il accueille sans la moindre réserve sur son historicité. Les événements seront gardés pour l'essentiel, même s'il faut en revenir à la sécheresse des annales, celle même que l'on remarque pour l'ensemble des sources utilisées. Hélinand, Aubri et Vincent durent, sûrement à regret, éliminer le long débat théologique entre Roland et le géant Ferragu (XVII) et réduire les adieux de Roland à Durandal, comme sa préparation à la mort et le pathétique de celle-ci (XXII-XXIII).
7Deux points sont encore à noter dans l'agencement des faits. Picaud avait établi deux bilans des conquêtes de Charlemagne en terre espagnole, l'un après la première expédition triomphale vers la Galice et qui étale plus de cent noms de villes et de provinces (III), l'autre qui comporte une distribution des terres aux alliés de l'empereur, avant le retour définitif en France (XVIII, fin). Pour le premier passage, Hélinand se donne la peine de faire le compte global (805) ; Aubri se contente de renvoyer à Turpin9 ; Vincent ne fait aucun comptage (VI). Dans le second endroit, Aubri garde la distribution des terres à la place que lui avait donnée Turpin (806), tandis qu'Hélinand avait pensé plus logigue de la situer avant les faits, soit dès 795, en annonçant qu'il en donnerait l'histoire en temps voulu10. Vincent garde le bilan des conguêtes à sa place (VI), mais sommairement et, le moment venu de la distribution (XVII), il se contente d'un pur renvoi à la mention antérieure. Enfin, Aubri ne néglige pas de signaler (815), après la mort de Charlemagne, le miracle de Saint Jacques rapporté par Turpin (App. B), soit la conversion de l'émir de Cordoue, ravageur des lieux de Compostelle. Ce qu'Hélinand n'avait peut-être pas fait, si l'on en juge par Vincent de Beauvais.
8Ainsi s'opéra, avec plus ou moins d'adresse, la mise en place de la transposition résumée de l'Historia Turpini, élaboration dont l'initiative revenait au moine de Froidmont.
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9Le premier, Hélinand dégage les faits historiques et surtout légendaires de son modèle, de la "gangue" moralisante que lui avait donnée Aimeri Picaud, compte tenu du contexte général du Liber Sancti Jacobi. Il a d'ailleurs lu toute l'oeuvre qui l'a captivé et dont il transcrit huit miracles11. Sans doute le manuscrit du Chronicon Helinandi fut-il très tôt mutilé et dispersé, comme le constatait Vincent de Beauvais dès 120812 ; à partir du chapitre IX du Turpin, force est de s'en remettre à la transcription du dominicain, en dehors de ce qui a été anticipé aux années 790 et 795. Hélinand qui rapporte aux chapitres XLVIII et XLIX de sa chronique de nombreux prodiges, visions et apparitions et n'était pas doué de sens critique vis à vis de ses sources, était prédisposé à avoir aussi "la tête épique". Issu d'une famille noble de Flandre, écolier de Raoul le Grammairien à Beauvais, cultivant l'amour des lettres, il avait brillé comme poète et chanteur - "suavissime cantabat Helinandus", note Vincent13 - à la cour de Philippe Auguste dont il était devenu le familier et l'ami. Converti et entré à l'abbaye de Froidmont située à quelques lieues de Beauvais, à l'âge de 35 ans, avant d'en devenir le prieur, il n'abandonna pas totalement son passé, en rédigeant vers 1195 les célèbres Vers de la Mort qui ont fait de lui, selon J. Ch. Payen, "un des plus grands poètes du Moyen Age"14. On a pensé que ceux-ci, avec les poésies de Bertran de Born entré lui aussi chez les Cisterciens (de Dalon) en 1194, provoquèrent au chapitre général de l'Ordre en 1199, l'interdiction faite aux moines de composer des poèmes15. Peut-être Hélinand trou-va-t-il une consolation en accueillant dans sa chronique les fruits de l'imagination de Picaud, placés sous la plume autorisée de l'archevêque Turpin. En tout cas, la lecture attentive de son résumé dénote un souci littéraire certain qu'on ne retrouve pas chez Aubri. Si l'on en juge par la transcription fidèle que fait habituellement Vincent de l'oeuvre de son aîné (XIV-XV), le dialogue entre Charlemagne et Agolant qui refuse le baptême, entre Roland et Ferragu qui se battent en duel, n'était pas entièrement supprimé, comme il l'est sous la plume d'Aubri16. En poète et homme de cour qui ne se renie pas, le moine de Froidmont qu'on peut accuser d'être servile dans la narration, puisqu'il ne compose pas un texte neuf, garde pour une part les vibrations de la Chronique de Turpin.
10Le moine de Trois-Fontaines, avant les compilations de Jean d'Outremeuse (xivè s.) et de David Aubert (xvè s.), est au xiième siècle le chroniqueur d'emblée le plus intéressé par la matière épique : il a lu et utilisé, de manière assez stupéfiante, plus de trente chansons, au point qu'on peut se demander s'il ne fut pas jongleur avant d'entrer au couvent17. Mais, ce faisant, il ne s'intéresse guère à la trame des récits, sauf dans le cas de sa province, la Champagne ; son intérêt se porte essentiellement sur les noms des personnages et leur généalogie. Au prix de combinaisons qui relèvent parfois du casse-tête, il établit des liens divers entre familles, histoire et légende confondues. Cet annaliste soucieux de précision et d'harmonie entre ses sources (il lui arrive de dire son désaccord), avide de connaissances, char-tiste avant la lettre, était prédisposé à élaguer les fioritures de l'Historia Turpini, en résumant ou notant souvent avec rapidité, sans s'astreindre au mot à mot des phrases. N'aurait-il pas été sollicité par l'exemple même d'Aimeri Picaud qui avait fait un amalgame sans précédent de multiples sources épiques ? Si Aubri doit a Hélinand le schéma étalé dans le temps des quatre campagnes en Espagne, il les distribue sur des années plus nombreuses, intercalant les apports de quantité d'autres sources historiques et légendaires. La lecture du Turpin y est donc discontinue jusqu'au chapitre XI, à partir duquel se déroule la dernière expédition française avec l'épisode de Roncevaux. L'énumération des forces armées, au moment du départ, avec une liste des 33 chefs qui entourent Charlemagne donne lieu à une page de généalogies (805) qui établissent, à partir des épopées, des "lignages" qui s'avèrent de parfaite exactitude. J'ai dit ailleurs comment il nuance les appréciations de ses sources, en les qualifiant d'hystoria, de cantilena ou de fabula. L'oeuvre de Picaud, pourtant si sujette à caution, est accueillie sans réserve comme Historia Turpini, au même titre que les chroniques de Gui de Bazoches, Hugues de Fleury, Sigebert de Gembloux ... La trame des chapitres XI à XXX du Turpin n'est pas interrompue, et pour cause, puisque Picaud est ici sans concurrent. Pas plus que ses deux confrères, Aubri n'est tenté de "corriger" son modèle, en revenant à la Chanson de Roland qui y est pourtant déformée sans vergogne. Ils se retrouvent à l'aise entre clercs dans le contexte qui exalte les martyrs et fourmille d'utiles exemples et conseils. De même le pèlerinage à Jérusalem ne pouvait être transcrit que de la version dyonisienne, car la chanson du Voyage de Charlemagne à Jérusalem et Constantinople, avec ses "gabs", n'est guère, comme l'a dit J. Horrent, qu'une "pochade épique née d'une imagination rieuse"18. Enfin, il faut reconnaître que la façon d'utiliser ces pages fait trop penser, chez les trois chroniqueurs, à une pièce cousue telle quelle à un habit. On aimerait par exemple que les pronoms de la première personne, les "ego Turpinus" y aient été gommés.
11Si le dominicain Henri de Bourbon (± 1261) utilise parfois dans sa prédication les exemples chrétiens que donne l'Historia Turpini, Vincent de Beauvais paraît être le seul de cette famille religieuse à avoir porté attention à l'oeuvre entière. Ce moine savant (qui ne fut jamais évêque) sortait parfois du silence de son couvent. Devenu bibliothécaire du roi Louis IX19, il le rencontrait dans l'abbaye cistercienne de Royaumont fondée en 1228, à quelques lieues de Froidmont, près de la résidence royale d'Asnières-sur-Oise ; il entrait ainsi dans l'intimité de la famille royale. Grâce à l'accès qu'il eut aux sources les plus diverses de l'information, il compila un volumineux Speculum Majus, dont on a dit qu'il était l'encyclopédie du xiiiè siècle. Le Speculum Historiale en constitue la quatrième partie, le livre XXIV recueillant la Chronique de Turpin. Pour réécrire après d'autres l'histoire du monde depuis la création jusqu'à son époque, Vincent dit tout ce qu'il peut rassembler sur chaque période. On ne voit pas comment il aurait négligé l'oeuvre de Picaud si riche en exploits et en exemples. Ce n'est pas Aubri, qu'il ne cite nulle part, qui lui a mis sous les yeux le modèle de l'adaptation a faire ; c'est Hélinand et l'on retrouve entre le texte de Vincent et celui d'Aubri les mêmes différences qu'entre celui d'Hélinand et celui d'Aubri. En sorte que la perte du texte non dévitalisé d'Hélinand, à partir du chapitre IX de Turpin, soit plus des deux tiers de l'oeuvre, est compensée par la lecture fidèle que Vincent en a faite. Sans que l'on sache si l'amitié y joua un rôle, l'admiration du dominicain pour le cistercien est manifeste. Voyant que le manuscrit du Chronicon Helinandi était déjà en morceaux (à cause de son succès) et avait été dispersé au point qu'on ne le trouvait plus en entier20, il résolut de sauver les pages de Picaud adaptées par Hélinand, tout comme il rassembla un florilège de textes divers qu'il appela Flores Helinandi, en vue de les regrouper dans quelques pages suivies du Speculum Historiale. Sa tâche était des plus Faciles ; il copia presque, parfois jusque dans les plus petits arrangements d'Hélinand21, le manuscrit de celui-ci, même si pour les petites variantes il a pu recourir à une autre version du Liber Sancti Jacobi conservée à Saint-Denis ou dans la bibliothèque royale. Il se montre très peu soucieux des datations dont Aubri s'était fait l'esclave. Tout part de l'année 802, avec, en frontiscipe du livre XXIV, le portrait de Charlemagne. Rien sur ce que ses confrères ont placé avant la guerre d'Espagne. Moins de rigueur aussi dans la précision du détail, pas de réserve émise sur les faits rapportés22, rançon d'une mentalité d'encyclopédiste qui embrasse trop pour bien étreindre.
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12En conclusion, il faut donner au moine de Froidmont le mérite d'avoir effectué la première et la meilleure (ou la moins médiocre) réduction de l'Historia Turpini. Diverses compilations historico-légendaires allaient, surtout aux xivè et xvè siècles, utiliser l'oeuvre, en la traduisant en tout ou en partie, en l'adaptant à l'époque, en la délayant même plus ou moins, sans être obligées de la réduire comme l'avait fait l'historiographie. On aimerait savoir quel(s) manuscrit(s) utilisèrent Hélinand et Aubri. Sûrement pas l'original, car Aimeri Picaud avait mis la dernière main à son Jacobus, au pied du sanctuaire de Vézelay, avant d'en emporter le codex en 1139-1140 à Saint-Jacques de Compostelle. Mais l'édition critique de la centaine de versions latines conservées est encore à l'état de souhait et ne permet guère d'en savoir plus. Ainsi, chez ces trois clercs comme chez nombre d'autres moines, l'amour des lettres - pour reprendre le sous-titre d'un ouvrage de dom Lederc23 - ne s'opposait pas au désir de Dieu. Hélinand, que l'Eglise honore du titre de bienheureux, ne méprisa pas la poésie, après avoir dit adieu au siècle. En s'adonnant à l'historiographie, comme d'autres à l'hagiographie qui en est une forme, Hélinand, Aubri et Vincent avaient souci de conserver la tradition sans en rien laisser perdre et, ce faisant, voulaient rendre gloire au Créateur. Il y avait un siècle qu'Ordéric Vital l'avait écrit et répété : il faut "chanter" l'histoire comme une hymne à l'honneur de celui qui a créé le monde et le gouverne avec justice24.
Notes de bas de page
1 Turpin affirme dans le prologue de la Chronique : "quae propriis occulis intuitus sum XIIII annis perambulans Yspaniam et Galliciam una cum (Karolo) et exercitibus suis, pro certo scribere ... non ambigo." On lira : A. MOISAN, "l'exploitation de la Chronique du Pseudo-Turpin", dans Marche Romane, XXXI, 3-4, 1981, p. II-41.
2 Sources utilisées : Historia Karoli Magni et Rotholandi ou Chronique du Pseudo-Turpin, p.p. C. MEREDITH-JONES, Paris, 1936 ; Helinandi Chronicon (à partir du L. XLV), Patrol. Lat., CCXII, col. 838-852 (transcription de la suite du Pseudo-Turpin omise par l'éditeur) ; Chronicon Albrici monachi Trium Fontium, Mon. Germ. Hist., XXIII, p. 718-728 ; Vincentii Burgundi, praesulis Bellovacensis, Bibliotheca Mundi seu Speculi Majoris ... tomus quartus qui "Speculum Historiale" inscribitur, Duaci, 1624, cap. I-XXV, p. 962-971. Les références seront indiquées par années pour Hélinand et Aubri ; par chapitres et pages pour Turpin ; par chapitres pour Vincent de Beauvais.
3 R. M. PIDAL, La Chanson de Roland et la tradition épique des Francs, Paris, 1960, p. 236-237.
4 Loc. cit., col. 852, note 34. L'éditeur MIGNE, qui n'a pu retrouver le ms. s'est contenté de transcrire le texte et l'annotatio de B. TISSIER, dans Bibliotheca Cisterciensis, VII, Paris, 1669, p. 73-205 (p. 106).
5 "... antequam etiam ingrederetur (Rolandus) Yspaniam …".
6 "Hic etiam inserit Elinandus ex dictis Turpini" (795).
7 Il semble le regretter lorsqu'il note à ce propos : "Magis deficit manus et penna quam ejus hystoria" (179).
8 Les transferts de reliques faites plus tard par Charles le Chauve sont portées aux années 878 (par Hélinand que suit Vincent de B., XLIII) et 871 (Aubri). Il n'est pas dans mon propos de comparer les mss. de l'Iter Hier, utilisés ici.
9 "His subiciuntur nomina urbium Hispanie, que causa brevitatis omisi" (778).
10 "Hanc totam terram Hispaniae quomodo Carolus acquisierit, postea narrabimus loco competenti" (a. 795, col. 841).
11 "Ex quo libello pauca ad aedificationem exscripsi" (a. 1123).
12 "Et hoc quidem opus dissipatum est et dispersum, ut nusquam totum reperiatur", dit-il dans la préface aux Flores Helinandi, Patr. Lat., CCXII, col. 721-2, cf. Spec. Hist., L. XXXIX, a. 1208. La perte des 44 premiers livres fut ancienne, car Aubri ne donne pas de références à Hélinand pour cette partie, seulement pour les livres XLV-XLIX. Sur le ms. d'Hélinand (pour lequel mes recherches ont été vaines) et sur son histoire, voir : L. DELISLE, "La Chronique d'Hélinand, moine de Froidmont", dans Notices et Documents publiés par la Soc. de l'Histoire de France, Paris, 1884, p. 141-154.
13 Patr. Lat., CCXII, col. 481.
14 Dict. des Lettres Françaises, I, p. 371.
15 William D. PADEN Jr, "De monachis rithmos facientibus ; Hélinand de Froidmont, Bertran de Born and the Cister-cian Chapter of 1199", dans Speculum, LV, 4, 1980, p. 669-685.
16 "Aygolandus...scandalun sumpsit et baptizari rennuit" (805), à propos d'Agolant et de Charlemagne (Chronique, XIII). "Ibi Rothlandus optime de fide nostra disputavit" (805), à propos de Roland et Ferragu (Chronique, XVIII).
17 A. MOISAN, "Aubri de Trois-Fontaines à l'écoute des chanteurs de geste", dans Essor et fortune de la chanson de geste dans l'Europe et l'Orient latin (Actes du IXè Congrès Rencesvals 1982), p. 949-976.
18 Dict. des Lettres Françaises, I, p. 578.
19 Dict. de Théol. Cath., XV, 3026-3033.
20 Supra, note 12.
21 Un détail significatif : Picaud cite la ville d'Osqua (V). Hélinand ajoute : "... de qua fuit beatus Vincen-tius" (805), incise reprise par Vincent (VI).
22 Ainsi Hélinand (a. 802) défend l'historicité du Pèlerinage, tandis que Vincent ne se pose pas la question (I).
23 J. LECLERC, Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Age, 2è éd., Paris, 1963.
24 "Ad laudem Creatoris et omnium rerum iusti Gubernato-ris chronographia pangenda est". Texte cité avec d'autres par H. W0LTER, dans Ordericus Vitalis. Ein Beitrag zur Kluniazensischen Geschichtschreibung, 1953, p. 73 et notes.
Auteur
Vannes
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