Tendances contraposées dans le dynamisme de la culture : le developpement de l'epopée française et castillane
p. 897-912
Texte intégral
1Le but de cette communication est de dégager quelques unes des lignes de force qui caractérisent le développement de l'épopée romane.
2Je vais réaliser une analyse contrastive de matériaux français et franco-italiens, d'un côté, et castillans, de l'autre, qu'on peut dater du xiiième au xvème siècle, c'est-à-dire de la phase la plus avancée de l'évolution du genre. Cette tentative herméneutique marchera de quelque manière à rebours, puisque je crois qu'en partant du stade terminal on peut mieux suivre les traces du chemin diachronique de l'épopée.
3Je mettrai à profit une suggestion toute récente de Youri M. Lotman, qui concerne justement le dynamisme des textes culturels. Roman Jakobson avait souligné la présence, soit dans le langage individuel soit dans la littérature et les arts, de deux tendances opposées, l'une syntagmatique (ou métonimique) et l'autre paradigmatique (ou métaphorique)1 ; Lotman, de sa part, a beaucoup élargi le discours, en utilisant les résultats de nouvelles recherches neurophisio-logiques. Il a comparé le mécanisme de la culture à l'activité des hémisphères cérébraux qui engendre le processus intellectif dans l'individu : la conscience individuelle normale dépend d'une intéraction balancée entre la tendance de l'hémisphère droit à rapporter étroitement les modèles à la réalité et à découvrir les liens qui enchaînent entre eux les différents niveaux de modelisation, et la tendance de l'hémisphère gauche à former des modèles autonomes par rapport à la réalité, en créant des associations libres entre les signifiants et les signifiés. D'une manière analogue, d'après Lotman, les phases statiques de la culture dépendraient de l'équilibre entre tendances sémantico-syntagmatiques et tendances sémiotico-paradigmatiques. Toutefois, lorsque soit au niveau de l'intelligence individuelle soit au niveau de la culture collective les tendances d'un type prévalent sur celles de l'autre, ou viceversa, un processus dynamique est amorcé ; le résultat de ce processus sera un équilibre nouveau2.
4J'essaierai donc de voir si et dans quelle forme il y a la possibilité de déceler à la base du développement de l'épopée romane un dynamisme culturel analogue à celui qui a été décrit par Lotman.
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5L'ancienne division de la matière épique française dans les trois cycles "dou roi de France", "de Doon (...) cil de Mayence" et "de Garin de Monglane le fier"3 ne peut sans doute plus être proposée comme base d'une taxonomie scientifique des chansons de geste, en tant que miroir transparent d'un but rhétorico-symbolique - qu'il suffise, à ce propos, de rappeler les observations de Gianfranco Contini4. Ce qui reste quand même valable est le fait que ce schéma révèle la tendance de l'épopée tardive à s'automodeliser sur la base de structures cohérentes, chacune centrée sur un personnage ou une lignée particuliers.
6Le cas du développement de la biographie épique de Charlemagne me semble un des plus significatifs, du moment qu'il ne se base pas tout simplement sur un agencement libre de vieux matériaux épisodiques ; au contraire, il apparaît lié aux instances de trois ordres différents : historique, légendaire (ou fabuleux) et littéraire. En effet, tous ceux qui ont essayé, entre le xiiième et le xvème siècle, de constituer cette biographie ont eu affaire soit à une série de données historiques - ou même pseudo-historiques - bien répandues, et donc assez peu déformables, soit au poids d'une légende en expansion (grâce surtout aux interventions intéressées du pouvoir5), soit enfin au statut littéraire de la cour carolingienne, qui tendait à devenir le centre focal de presque tous les récits épiques et non seulement de ceux dont Charlemagne était le véritable protagoniste.
7Les instances d'ordre historique conduisaient à une sélection des matériaux préexistants, tandis que les instances d'ordre légendaire et littéraire poussaient plutôt vers un accueil "oecuménique". Ce sont justement les réactions très variées des compilateurs de l'"histoire poétique" de Charlemagne par rapport à ce triple genre d'instances qui ont fait en sorte qu'il ne se constitue pas une seule, solide "geste du roi" ; par contre, à partir du xiiième siècle, de nombreux collecteurs ont vu le jour, différemment polarisés selon le poids attribué à chaque genre d'instance.
8En comparant entre eux ces collecteurs, on pourra non seulement mettre en relief les particularités constructives de chaque recueil, mais aussi mieux percevoir les invariantes qui définissent la structure profonde soit de la biographie épique de Charlemagne soit, plus en général, de l'organisation cyclique de l'épopée française la plus tardive.
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9Le Charlemagne de Girart d'Amiens, la Geste Francor du manuscrit Marciano XIII de Venise, et enfin la soi-disant Mort Charlemagne, encore franco-italienne, peuvent être considérés les réalisations les plus typiques des différents modèles de biographie de l'empereur franc qui ont circulé au moyen-âge. Chacun de ces modèles résulte caractérisé par une perspective particulière, qui en détermine la polarisation idéologique.
10Dans le cas du Charlemagne on pourrait parler de perspective étnico-politique, du moment que le poème est centré surtout sur l'activité publique du monarque : Girart parle évidemment de ses exploits contre les païens, mais ce qu'il souligne davantage ce sont ses qualités de gouvernant. Le récit des deux enfances exemplaires de Naime et d'Ogier, ainsi que celui d'une enfance de Roland dépurée de tout élément à sensation (naissance incestueuse ou persécution de ses parents) a pour but l'exaltation des liens entre Charles et ses vassaux les plus fidèles et les plus influents. Même dans des vicissitudes à l'apparence très personnelles, telles que les amours avec Galienne, Girart met l'accent surtout sur les aspects politiques : le roi Galafre, père de Galienne, est présenté (et il s'agit-là d'un trait exclusif du Charlemagne) comme un ancien allié de Pépin, qui pousse ou presque sa fille dans les bras du jeune Mainet, dont il soupçonne la vraie identité, au nom d'un clairvoyant dessein politique.
11Ailleurs Girart manifeste encore mieux son détachement d'épisodes qu'il considère authentiques, mais gâtés par un ton trop sentimental ou mélodramatique, en se bornant à une sorte de référence bibliographique : au début du poème il glisse sur la naissance aventureuse de Charles, déjà racontée, dit-il, par Adenet le Roi, dont il se considère presque le continuateur ; de même, il évite de raconter en détail la guerre contre les Saxons, théâtre des amours entre Baudouin et Sebile, en renvoyant à l'oeuvre de Jean Bodel.
12Pour Girart le poids de l'histoire est de toute façon prééminent. "Il cherche toujours à rapprocher de l'histoire les poêmes qu'il insère dans son ouvrage" affirme Gaston Paris, en alléguant l'exemple le plus curieux, celui de la mort en couches à laquelle le poète force la pauvre Galienne, assimilée à l'Hildegarde historique6. La recette compositive de Girart pourrait donc être résumée ainsi : confiance remarquable dans les sources historiques, choix habile des matériaux épiques, manque presque total des thèmes légendaires ou fabuleux.
13Les plus tardives Chroniques et conquestes de Charlemagne de David Aubert obéissent à une logique analogue. Ici aussi très peu d'espace au potin : l'histoire de Berte au grand pied manque ainsi que celle de l'autre Berte (ou Gille), la mère de Roland. Deux différents récits épiques apparaissent quand même dans le rôle d'enfance glorieuse de Roland : l'Aspremont et le Girart de Vienne, ce dernier texte constituant la prémisse logique du compagnonnage entre Roland et Olivier.
14Un trait particulier des Chroniques est justement l'espace remarquable réservé à Olivier : elles englobent non seulement le Girart de Vienne, où il joue un rôle prééminent, mais aussi le Fierabras, poème dont il est le véritable deutéragoniste face au prince sarrazin. En outre, elles soulignent la présence dans la bataille de Roncevaux de Galien, fruit des amours constantinopolitains du même Olivier. L'auteur des Chroniques semble avoir voulu augmenter le poids héroïque de ce personnage, en l'élevant au niveau de Charles et de Roland, afin de structurer le cast de ses protagonistes dans un schéma symboliquement triadique.
15La perspective de la Geste Francor pourrait par contre être définie lignagère ; le noyau narratif du recueil est en effet constitué par la lutte pour le pouvoir entre deux familles, celle des descendants de Doon de Mayence et celle des descendants de Pépin : les Mayençais essaient de s'emparer du pouvoir en s'infiltrant dans le lignage royal (Berta) ou en diffamant ses membres (Macaire).
16Dans une perspective lignagère l'évènement considéré d'habitude le plus dramatique dans la biographie de Charlemagne, la bataille de Roncevaux, doit forcément rester à l'arrière-plan : la mort de Roland et d'Olivier n'est rappelée qu'en passant et, par dessus le marché, dans la fonction instrumentale de terminus post quem pour les évènements du Macaire7. Il s'en suit que le Roland qui agit dans la Geste n'est pas le héros voué au martyre des autres compilations, mais plutôt le représentant le plus digne de la maison de Charles, le seul antagoniste sans fléchissements des Mayençais. Un reste de respect pour la vraisemblance histori-co-épique empèche le poète franco-italien de lui confier un rôle encore plus prééminent dans le lignage royal, mais sa disparition nécessaire est compensée, dans la dernière chanson de geste du recueil vénitien, par la naissance de Louis, l'héritier auquel le trône est quand même destiné, malgré les manoeuvres de ses ennemis.
17La structure de la Geste Francor procède donc d'un manque d'intérêts pour les données historiques concernant la biographie de Charlemagne, et tend par contre à mettre en lumière une série d'éléments non seulement épiques au sens propre du mot, mais aussi légendaires voire fabuleux : Rita Lejeune a déjà remarqué que l'histoire un peu scandaleuse de la conception de Roland avant le mariage de ses parents est une sorte de camouflage du thème bien plus gênant de son origine incestueuse8 ; légendaire, ou même mythique est le noyau soit de Berta soit de Macaire, avec le thème de la reine calomniée et/ou persécutée9.
18La troisième perspective, qui caractérise la Mort Charlemagne, synthèse probable d'un original français du xiiième siècle qui a disparu, est de type dinastico-national. Le noyau idéologique du petit poème peut en effet être interprété comme une double tentative, antithétique, d'exclusion et d'inclusion ethniques.
19Charles, mourant, voit son pouvoir mis en danger par Macaire, chef "de li segnor d'Alemania", ennemis jurés des Français : il faut souligner, d'après Contini10, que la Mort est le seul poème épique qui désigne par cet appellatif ethnique les descendants de Doon de Mayence. Le rôle de défenseur du royaume est d'ailleurs confié au "méridional" Guillaume d'Orange, dont la taille épique résulte bien plus grande dans la Mort que dans son partiel analogon thématique, le Couronnement de Louis : lorsque Guillaume se présente à la cour d'Aix, le poète dit qu'il vient de l'Espagne, où il a vengé bravement les morts de Roncevaux. De même il faut remarquer que sur la scene du défi à Macaire ce sont presque tous les principaux héros épiques d'origine méridionale (Elie de Saint Gilles, Aymeri de Narbonne, ses fils et ses neveux) qui font cercle autour de Guillaume.
20Si les vilains sont désormais les autres, les étrangers, il ne faut pas chercher les bons seulement parmi les Francs de France : le défenseur le plus intrépide de la couronne, le vengeur de Roland est né dans un Midi dont on souligne les liens avec le reste de la nation. Dans cette troisième perspective ce n'est pas l'histoire des temps de Charles, mais bien l'histoire contemporaine qui arrange les matériaux épiques selon ses propres exigences : en donnant à Guillaume un statut paritaire par rapport à celui de Roland, le plus grand héros du cycle du roi, et en soulignant l'attitude anti-française des Mayençais, la Mort Charlemagne transfère à mon avis sur la page épique les humeurs politiques du début du xiiième siècle, lorsque Philippe Auguste disputait les domaines méridionaux au roi d'Angleterre, allié avec l'empereur allemand.
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21Une fois définies de façon sommaire les caractéristiques de chacun des collecteurs épiques examinés, j'essaierai de mettre en lumière leurs traits structuraux communs.
22Ces traits peuvent être résumés en deux tendances différentes : la première, de caractère évidemment sémantique, consiste dans le réemploi multiple de structures narratives minimales, à des fins de caractère intertextuel, ou même dialogique, au sens bakhtinien du mot. Je m'expliquerai tout de suite par quelques exemples : dans la Mort Charlemagne, Guillaume d'Orange est présenté - je viens de le dire - comme le vengeur de la défaite française en Espagne. Or, sa vengeance prend les formes d'une sorte de répétition rituelle de l'itinéraire suivi jadis par Roland et son armé, jusqu'à une nouvelle prise de Nobles, analogue à celle dont la Chanson de Roland gardait le souvenir et que la Karlamagnus Saga et l'Entrée d'Espagne décrivaient avec beaucoup de détails.
23Le réemploi thématique véhicule ailleurs un message idéologique précis : un cas intéressant est constitué par la reprise, dans le Charlemagne, de l'épisode de la Chanson d'Aspremont où Roland, enfant ou presque, désobéissant aux ordres, intervient avec ses jeunes dans la bataille, dont il sort vainqueur. Girart, peut-être inspiré par le Gui de Bourgogne, qui avait relié explicitement les exploits des jeunes à une sorte d'élection divine, fait de Mainet le protagoniste d'un épisode analogue à celui de la Chanson d'Aspremont. Après ce geste héroïque, tous les personnages de la cour de Galafre se conduisent en effet comme s'ils avaient compris par intuition qu'un grand avenir attendait le jeune inconnu11.
24La séquence des renvois thématiques d'Otinel à Fierabras et de celui-ci à la Chanson de Roland est encore plus remarquable. Pour mettre en relief le procédé il vaut mieux partir du terme moyen de la séquence, Fierabras ; le grand épisode initial du poème, celui du duel entre Fierabras et Olivier, est une sorte de développement contrapuntique du célèbre vers de la Chanson de Roland : "Rollanz est pros et Oliviers est sages". Ici en effet les rôles se renversent : le héros desmesuré est Olivier, qui continue à combattre jusqu'à l'épuisement, en refusant l'aide du baume miraculeux, tout comme Roland avait refusé de sonner l'olifant ; le sage est par contre le neveu de Charlemagne, qui invite à la trêve son compagnon. La scène du combat farouche entre un héros chrétien et un héros païen de la même valeur, se terminant par la conversion de ce dernier, a d'ailleurs engendré, en tant que parfait analogon, l'épisode du duel entre Roland et Otinel dans le poème homonyme.
25En accueillant dans leurs compositions, juste avant le récit de la bataille de Roncevaux, tantôt Fierabras tantôt Otinel - jamais les deux ensemble -, les différents compilateurs ont donc voulu mettre dans une lumière particulière dans le premier cas le rôle d'Olivier, dans le second, plus traditionnellement, celui de Roland.
26Comme on l'aura déjà remarqué, ces séries thématiques sont en règle générale englobées - et voilà la deuxième tendance commune parmi les collecteurs épiques - dans un cadre cohérent, caractérisé par une nette prédominance des rapports de type syntagmatique. La contiguïté s'exprime surtout dans les enchaînements temporels, de façon que la structure diégetique de ces collecteurs résulte somme toute assimilable à celle des chroniques, dont le sens est produit par l'imitation de la scansion du temps réel. Chaque auteur a pour but d'harmoniser la dimension temporelle des matériaux épisodiques qu'il choisit, dimension mythique et donc à tendance cyclique et autoreferencielle, avec la tension rectiligne d'un produit global qui se veut vraisemblable au point de vue chronologique.
27Dans le Charlemagne il y a quelques incertitudes encore. Girart fait deux fois allusion à la matière de la Chanson des Saisnes : la deuxième allusion se trouve au juste point chronologique, c'est à dire après Roncevaux ; la première, plus étendue, par l'effet d'une sorte d'association d'idées est déplacée à la fin du récit de l'enfance de Naime, étant pourvue d'une fonction d'exemple : en effet le dénouement victorieux de la guerre contre les Saxons est attribué ici aux sages conseils du duc de Bavière, dont le jugement, selon Girart, était très remarquable dès le bel âge.
28Par contre, dans la Geste Francor la succession temporelle est parfaitement respectée. En découpant Berta da li pé grandi pour y insérer Bovo d'Antona et en intercalant entre Berta e Milon et Rolandin l'enfance d'Ogier, le compilateur montre de vouloir suivre en véritable chroniste la séquence exacte des événements12.
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29Il faut maintenant remarquer que, au delà de quelques différences de surface, bien previsibles, d'ailleurs, la phase la plus ancienne de la tradition des cantares de gesta castillans est caractérisée par une structuration des matériaux analogue à celle que je viens de décrire. En Espagne, même la première parution de thèmes épiques doués d'une forme cohérente a lieu à l'intérieur d'une oeuvre historique : il s'agit de la Crónica Najerense, qui remonte à la moitié du xiième siècle. A partir de ce moment, pendant les deux siècles suivants, les témoignages les plus abondants du genre épique ne se trouvent pas isolés, mais bien insérés dans le continuum des récits historiques.
30Comme j'ai essayé de démontrer ailleurs, cette tendance si précoce de l'épopée castillane à ordonner ses propres matériaux dans des structures diégétiques non seulement de longue haleine, mais aussi visant à constituer une mémoire "totale" des événements dynastico-nationaux, relève de la survivance d'un modèle du monde "ouvert" et pluraliste, encore lié à l'expérience culturelle mozarabe13. Ce modèle cesse progressivement d'agir au cours du xivème siècle, non seulement à cause d'une perte de vitalité physiologique ou de l'affirmation de modèles étrangers, mais surtout parce que de remarquables événements politico-sociaux, tels qu'un changement traumatique de dynastie et la fin du "pacte social" entre chrétiens, juifs et arabes, en ont miné les bases idéologiques.
31Or, ce n'est pas un hasard si, juste dès la seconde moitié du xivème siècle, il y a une profonde évolution des formes littéraires : les cantares de gesta étendus disparaissent et une fracture nette se produit entre structure épique et structure historiographique, avec la parution des romances, individus autonomes et, dans une grande mesure, autoréférentiels engendrés du tissu épique.
32Mais, de quel tissu épique ? La variété des thèmes qui caractérise, par exemple, les romances viejos de sujet carolingien contraste de façon voyante avec la pauvreté presque totale de la tradition précédente. Pour expliquer cette différence de qualité il faut à mon avis revenir à la vieille thèse de Milà i Fontanals, réprise et perfectionnée par Menéndez y Pelayo, suivant laquelle à la base de ces romances il y aurait un afflux massif de matériaux français récents14. Le nouveau genre naît donc d'une élaboration originale non pas de sources anciennes, mais plutôt de ce qui venait de paraître au-delà des Pyrenées, c'est-à-dire de l'épopée tardive à tendance cyclique.
33C'est juste en comparant la structure des romances avec celle des textes qui en constituent la source qu'on peut faire ressortir les caractéristiques les plus profondes du nouveau genre épique castillan.
34Tout d'abord, si les collecteurs cycliques avaient la tendance à sémantiser et même a resémantiser les modèles narratifs utilisés, les romances visent à en mettre en lumière la valeur sémiotique autonome. La chaîne des réemplois thématiques se base souvent sur des liens de type évocatif et sur un fort instinct nominaliste.
35Je m'expliquerai par un exemple qui, tout en étant au dehors du domaine carolingien, me paraît extrêmement significatif. Dans le romance Helo, helo por do viene, le roi more Búcar arrive jusqu'aux remparts de Valencia, d'où il menace le Cid et réclame sa fille Urraca Hernando, dont il se dit amoureux ; le Cid envoie sa fille détourner l'attention de Bucar avec des mots d'amour, tandis qu'il prépare une attaque par surprise. On a déjà démontré que le noyau thématique de ce romance vient, bien qu'à travers des élaborations tardives, d'un épisode du Poema de mio Cid ; mais il y a quand même un détail absolument en désaccord avec la tradition : le nom Urraca Hernando attribué à la jeune dame. Dans le Poema les deux filles de Ruy Diaz étaient appellées Elvira et Sol ; leurs noms historiques étaient d'ailleurs Maria et Cristina : Urraca Hernando paraît donc, à première vue, un appellatif fantaisiste. Au contraire il s'agit d'un nom qui revient souvent dans le corpus des romances cidiens, mais avec une référence tout à fait différente : c'est la fille farouche du roi Fernando, que le romance Afuera, afuera Rodrigo présente juste comme amoureuse sans espoir du Cid, qui s'appelle Urraca. Dans ce corpus le thème amoureux "fort" est donc celui qui concerne la princesse Urraca ; pour cela, lorsque le poète de Helo, helo doit décrire une situation de caractère érotique rapportable au contexte cidien, il fait recours, avec une sorte d'automatisme associatif, au nom de la figure titulaire de la thématique amoureuse : l'authentique Maria, ou Elvira, se transforme partant en Urraca.
36Un cas analogue, bien que moins éclatant, est représenté par la "migration" de l'infanta Sevilla. Ses amours avec Valdovinos, neveu de Charlemagne, constituent le sujet de quatre romances dont Menéndez Pidal a démontré le rapport avec la tradition de la Chanson des Saisnes15. La même Sevilla apparaît pourtant dans les romances relatifs au Marques de Mántua : cette fois elle joue le rôle d'épouse d'un autre Valdovinos, le neveu du marquis, que le poète montre d'ailleurs de bien distinguer du premier. Dans ce cas le pouvoir évocatif de la diade onomastique des protagonistes des romances "saxons" a pour ainsi dire attiré Sevilla dans un contexte qui n'était pas le sien : là où il y a un Valdovinos, n'importe lequel, là il doit y avoir sa bien-aimée Sevilla !
37La tendance générale à libérer le réemploi thématique de ses rapports avec le contexte se manifeste d'ailleurs dans beaucoup d'autres cas : deux d'entre les romances de Duran-darte développent par exemple le même motif, celui du morir desesperado par amour, tout en présentant des situations absolument différentes l'une de l'autre : un dialogue galant dans le premier cas (Durandarte, Durandarte), un monologue dramatique sur la scène de la bataille de Roncevaux dans le deuxième (Oh Belerma, oh Belerma).
38L'autre trait qui fait du corpus des romances carolingiens, dans son ensemble, un système opposé, du point de vue structural, au système des collecteurs cycliques est constitué par la tendance à faire ressortir le caractère discret et autonome de chaque texte.
39Les recherches de Giuseppe Di Stefano ont mis en lumière le fait que la structure originale des pliegos sueltos, les premiers véhicules de la diffusion des romances, était de type thématique : des textes de matière différente (historique, carolingienne, pseudo-classique) étaient réunis sur la base d'une uniformité de sens. Chaque pliego résultait donc un catalogue paradigmatique de variations sur un thème donné : l'amour-souffrance, la déchéance des personnages illustres, etc.16.
40Ce n'est qu'à partir de la moitié du xvième siècle que les compilateurs cultivés des Cancioneros de romances en-fraindront cet usage, en créant des structures cycliques basées sur des connexions chronologiques artificielles voire, bien souvent, fausses.
41C'est d'ailleurs la morphologie même de ces textes, leur fragmentismo constitutionnel qui refuse toute sorte d'organisation syntagmatique ; Menéndez Pidal en a bien eu l'intuition : ce qui donne aux romances leur aspect caractéristique est souvent, dit-il, "la simple ruptura de la habituai concatenación en los móviles humanos y en las contingencias con que ellos enfrentan". Tout cela apparaît bien évident "comparando el relato bien trabado de un fragmento de gesta con la forma intuitiva de un romance heroico derivado ; los cambios más violentos realizados en el romance no son sino huída de la pesada, insoportable, lógica narrativa, gusto de lo inmotivado, lo misterioso, lo fantástico"17.
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42En revenant à la thèse de Lotman que j'ai exposée au début de cette communication, il ne me semble pas hors de propos d'affirmer que les collecteurs cycliques et les romances peuvent être considérés les fruits de deux situations culturelles analogues l'une à l'activité intellectuelle dominée par l'hémisphère droit, et l'autre à celle dominée par l'hémisphère gauche ; les structures cycliques se basent en effet sur la prééminence des rapports de contiguïté et des connexions sémantiques soit avec le réel historique soit avec le "réel" épico-légendaire, tandis que les structures des romances exaltent les rapports de similarité et l'élaboration sémiotique autonome.
43En élargissant ultérieurement le cadre, on pourrait interpréter le développement de l'épopée française comme le mouvement d'un système culturel d'une phase à dominante paradigmatique (la "première épopée" de type épisodique) a une phase tardive à dominante syntagmatique (celle qui a été décrite ici d'une façon sommaire), à travers une phase médiane d'équilibre représentée par les premiers poèmes ou groupes de poèmes à structure biographique inglobant une "enfance" de quelque sorte (par exemple, la série Couronnement de Louis - Charroi de Nîmes - Prise d'Orange). Le développement de l'épopée castillane, de sa première phase syntagmatique (les chroniques) à la phase paradigmatique des romances, trouverait quant à lui un point d'équilibre dans les cantares de gesta biographiques qui ont connu une circulation autonome, tels que le Poema de mio Cid ou le Poema de Fernán González.
44Ce serait alors dans le caractère antithétique de ses rythmes culturels qu'on pourrait saisir la racine véritable de la singularité de l'épopée castillane, une singularité reconnue par tous les spécialistes mais gui jusqu'à présent a échappé à une explication univoque.
Notes de bas de page
1 R. Jakobson, Two Aspects of Language and Two Types of Aphasic Disturbances, dans R. J. and M. Halle, Fundamentals of Language, The Hague 1956, pp. 56-82, trad. fr. R. Jakobson, Deux aspects du langage et deux types d'aphasies, dans R. J., Essais de linguistique générale, Paris 1963, pp. 43-67.
2 Y.M. Lotman, Asimmetrija i dialog, dans "Trudy po znakovym sistemam", 16 (1983), trad. italienne J. M. Lotman, L'asimmetria e il dialogo, dans J.M.L., La semiosfera, Venezia 1985, pp. 91-110.
3 Cfr. Bertran de Bar-sur-Aube, Girart de Vienne (éd. Tarbé), pp. 1-2.
4 G. Contini, La canzone della "Mort Charlemagne", dans Mélanges de linguistique romane et de philologie médiévale offerts à M. Maurice Delbouille, Gembloux 1964, II, pp. 121-23.
5 V. en particulier A. Viscardi, La leggenda liturgica di San Carlo Magno e l'epopea francese, Bari 1971, pp. 5-129.
6 G. Paris, Histoire poétique de Charlemagne, Paris 1865, p. 386.
7 Cfr. Chevalerie Ogier (éd. Cremonesi), v. 2074.
8 R. Le jeune, Le péché de Charlemagne et la Chanson de Roland, dans Homenaje a Dámaso Alonso, Madrid 1961, pp. 339-73 ; le souvenir de la légende du péché de Charles est bien témoigné en Italie par la Mort Charlemagne, cfr. Contini, art. cit., p. 109.
9 Cfr. Paris, op. cit., p. 432.
10 Art. cit., p. 123.
11 Il est quand même intéressant de remarquer qu'il existe dans l'épopée française du xiiième siècle aussi une reprise antithétique du thème des "jeunes" qui sauvent les "vieux" : dans Fierabras ce sont en effet les vieux guerriers de Charlemagne qui tirent d'une situation fâcheuse Roland et ses jeunes compagnons.
12 Cfr. H. Krauss, Epica feudale e pubblico borghese. Per la storia poetica di Carlomagno in Italia, Padova 1980, p. 145.
13 M. L. Meneghetti, "Chansons de geste" e "cantares de gesta" : i due aspetti del linguaggio epico, dans "Medioevo romanzo", IX (1984), pp. 321-40.
14 M. Mila i Fontanals, De la poesia heroico-popular castellana, Barcelona 1874, pp. 375 et svv., et M. Menéndez y Pelayo, Antología de poetas líricos castellanos, XII, Madrid 1906, pp. 357 et 363-64.
15 R. Menéndez Pidal, La Chanson des Saisnes en España, dans Mélanges Mario Roques, Baden-Paris 1950, pp. 229-44.
16 G. Di Stefano, La tradizione orale e scritta dei romances. Situazione e problemi, dans Oralità e scrittura nel sistema letterario. Atti del Convegno di Cagliari (14-16 aprile 1980), Roma 1982, pp. 197-204.
17 R. Menéndez Pidal, Romancero hispánico, I, Madrid 1953, p. 77.
Auteur
Université de Padoue
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Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
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Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
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