Rapports entre les versions française, provençale et italienne de "Fierabras" ; ressemblances et différences structurales, stylistiques et registrales, intertextualité
p. 879-896
Texte intégral
1La recherche que je vais exposer comprend deux parties distinctes. Pour ce qui concerne les rapports entre la version française et la provençale, elle se propose d'ajouter aux conclusions de M. Formisano1 quelques observations d'ordre stylistique. Quant aux rapports des versions française et provençale avec l'italienne, c'est-à-dire les Cantari, je crois qu'il est possible de caractériser avec une précision suffisante la source de ces derniers, en apportant en même temps une contribution qui peut servir à une vérification générale de la tradition.
2Dans le cours de cette analyse, nous désignerons la version provençale2 par P, la française par F, avec allusion à la Vulgata représentée presque exclusivement par le manuscrit a de l'édition Kroeber et Servois3, et l'italienne par C, avec allusion aux Cantari conservés dans la Bibliothèque Corsiniana de Rome4.
3On a observé plusieurs fois que la version provençale a abrégé la française, et M. Formisano l'a récemment montré en détail5.
4De notre part, nous ajouterons tout d'abord que les réductions effectuées par P concernent non seulement les mots, mais les faits aussi, lorsqu'ils sont jugés comme superflus pour le récit. Par exemple, dans la description du duel entre Fierabras et Olivier, P omet les laisses "Vassal, dist Olivier, laise le ramponer" (F 564-77) et "Fierabras d'Alixandre fist moult a redouter" (F 604-37) qui constituent des amplifications verbales de concepts précédemment exprimés mais il omet aussi la laisse "Moult fu fors li estours et la bataille fiere" (F 1252-70), qui au contraire représente une phase tout entière, très riche en actions, du même duel. D'une manière analogue, on rencontre dans P une réduction de faits très considérable, lorsque Charlemagne et les siens conquièrent la ville de Mautrible. A propos de cet épisode, en effet, on lit dans F que les Français achèvent le géant Agolafre qui était encore vivant (F 4878-86), que dix mille Français prennent d'assaut la ville pendant deux jours consécutifs (F. 4888-89), et que par la suite surviennent cinquante mille Sarrasins (F 4893-94).
5Pour ce qui concerne la descriptio personarum, temporum et locorum, il suffit de dire que la description de Floripas (F 2004-41 ; P 2020-31) occupe dans F quarante-deux vers, et dans P dix-sept. Celle de sa chambre (F 2147-74 ; P 2123), vingt-sept dans F, et seulement un dans P.
6Toutefois, ce qui éloigne encore plus P du style de F, c'est l'absence absolue, dans P, de laisses similaires et parallèles. Il faut observer que dans F, outre les laisses qui présentent un parfait parallélisme de mots selon les exemples traditionnels, il y en a d'autres où les mots, au lieu de se présenter de nouveau dans leur disposition initiale, se répètent recomposés du point de vue de la syntaxe, en donnant lieu à un parallélisme de concepts plutôt que de mots6. Eh bien, dans P on ne rencontre aucun parallélisme, ni du premier genre ni du second. La version provençale exclut par principe et sans exceptions l'emploi des laisses similaires et parallèles, qui constitue, on le sait, un très important élément du style épique traditionnel, où le retard lyrique opposé au dynamisme narratif confère au récit une allure solennelle et de longue haleine.
7D'après ce que nous avons observé jusqu'ici, il est clair que P vise les faits essentiels, et se borne a informer d'une façon très sèche. Mais, ce que je tiens à affirmer ici, c'est que, quoique je ne veuille pas nier par cela au remanieur provençal la modeste habileté que Mehnert et Formisano lui ont reconnue7, le procédé de semplification suivi dans P sacrifie très souvent les raisons du style. Par exemple : après qu'Olivier, en suivant le conseil de Fierabras, en a endossé le haubert afin de renforcer le sien, F observe que se mesurer avec Olivier ce sera comme se heurter à la tour d'un monastère, et que celui qui pourra le désarçonner devra bien être habile dans les combats (F 1607-09) ; eh bien, P omet le passage, mais ainsi faisant il se prive d'une image efficace et enlève de la couleur au discours. Encore : lorsque les Sarrasins font prisonniers et traînent avec eux Olivier et quatre autres chevaliers, P omet les expressions rapportées dans F en discours direct, par lesquelles Charlemagne manifeste son intention de les secourir et son souci pour leur sort (F 1730-31) ; mais de telle manière il prive le texte d'une séquence de haute intensité dramatique. Ailleurs, Charlemagne et son armée parviennent au secours des douze Pairs assiégés dans la tour, et P omet de signifier la joie des assiégés, qui des fenêtres voient avancer l'empereur et ses guerriers, et en reconnaissent l'étendart :
Moult furent lié li conte, quant Namles a conté
Que li secours venoit, que tant ont desiré.
As fenestres amont se sont tuit acouté,
Voient venir l'ost Karlon de Franche l'alosé,
Moult ont bien le dragon connut et ravisé ;
Adonc ont nos François grant joie demené
(F 5392-97).
8Toujours à propos de cet épisode, P ne réfère pas, par la suite, le passage où F décrit comment les guerriers de Charlemagne passent la nuit :
Là se sont herbergié, mais n'ont tente ne tré,
N'ont heaume deslacié, ni esperon osté
(F 5413-14).
9Telles étant les éliminations et les réductions qui se produisent dans P comparé à F, on doit toutefois relever que lorsqu'un épisode se déroule par une série continue d'événements toujours neufs et essentiels, la différence d'extension entre P et F tend à zéro. C'est le cas de l'épisode dont le protagoniste est le voleur Maubrun d'Agremolée (F 3046-3108 ; P 2746-2803), de l'autre dans lequel le lancement des idoles en or par les chevaliers français assiégés cause du découragement et de la honte aux ennemmis (F 5288-5303 ; P 4370-83) et enfin de celui qui a pour objet le second assaut à la tour où se trouvent assiégés les douze Pairs (F 5340-62 ; P 4400-4420).
10Pour cela l'aptitude de P à se proposer la simple information des faits reçoit une ultérieure, indubitable confirmation ; mais ce qu'il nous semble intéressant affirmer dans un sens plus général c'est que dans la version provençale de Fierabras le ton narratif l'emporte décidément et très évidemment sur le ton épique.
11Cette conclusion nous amène à étendre quelque peu notre recherche, pour vérifier si la prédilection du ton narratif est une caractéristique individuelle de Fierabras, ou si au contraire elle oriente vers une poétique de plus vaste portée, partagée par d'autres témoins dans la poésie épique provençale.
12Dans la chanson de geste Ronsasvals8, le discours apparaît expéditif même dans les situations les plus dramatiques : un laconisme qui dans les mots des chevaliers français devant Gandelbuon blessé semble même peu naturel. La mort d'Olivier aussi est décrite avec un détachement impersonnel. Il y a des descriptions relatives aux armes et aux saisons, mais elles ont toutefois un caractère fonctionnel. A l'intérieur de la narration la vigueur du style est souvent confiée aux figures de la réthorique, mais on ne rencontre jamais de laisses similaires ou parallèles. Lorsque le rythme de la narration devient moins pressant, la tragédie s'exprime dans les tons de l'élégie et le discours prend la forme de la lyrique ; à tel point que la troisième laisse de la complainte de Charlemagne pour Roland rappelle de près Guiraut de Bornelh9 :
Que faran paures que solias enriquir ?
……………….
E bellas donnas amar e gent servir
……………….
E gentils homes amar e aculhir
……………….
Ar vey barnage e valor decazer
(1532-62)
13Dans Aigar et Maurin10 l'exposition est bien soignée, avec des passages descriptifs très limpides et un large emploi de figures de la réthorique. Toutefois il n'y a pas de laisses similaires et parallèles, mais seulement de brefs enchaînements entre une laisse et l'autre, représentés par un nom ou un verbe.
14Pour ce qui concerne Le Roman d'Arles11, où des vers de différente longueur sont mêlés à des passages en prose et où manque même la division en laisses, les irrégularités de cette oeuvre rendent difficile d'en caractériser le style. Toutefois, pour le dire avec Mario Roques12, "on peut lui reconnaître au moins le mérite d'une narrative brève, directe, écrite sans prétention, et qui se lit sans ennui". Une répétition de neuf lignes depuis la ligne 922 est certainement une faute.
15Daurel et Beton13 présente un ton décidément narratif ; de telle façon que la succession des événements rappelle celle du chrétiennien Guillaume d'Angleterre. On n'y relève pas de laisses similaires ou parallèles. Quelques correspondances à l'intérieur des laisses ont une valeur fonctionnelle pour le récit.
16Quant à la Chanson de la Croisade contre les Albigeois14, le ton, comme on le sait, est narratif dans la partie composée par Guillaume de Tudèle, tandis que celle de l'anonyme auteur toulousain se ranime souvent par de vifs accents dramatiques. Toutefois on ne rencontre pas, dans toute cette oeuvre, de laisses similaires ou parallèles, et quant à l'enchaînement, il faut observer que l'enchaînement épique traditionnel cède la place à des préciosités propres de la lyrique, comme la cobla capcaudada et la cobla capfinida.
17Dans Roland à Saragossa15, quelques correspondances à l'intérieur des laisses exercent leur fonction sur le plan du récit. Par exemple : une préoccupation partagée par deux interlocuteurs et exprimée avec les mêmes mots par chacun des deux ; ou des mots identiques employés pour souligner des actions identiques ; ou enfin des mots inchangés pour mettre en évidence une volonté très obstinée. La narration est dans l'ensemble agile et continue. Ici aussi, pas de laisses similaires et parallèles.
18Dans la Canso d'Antiocha16, des enchaînements confiés a deux ou trois vers presque identiques au début de chacune des six laisses où le roi de Perse Corbaran demande à Arlois de lui identifier les guerriers croisés rangés sur le champ, réalisent un parallélisme qui ne peut pas être confondu avec les raisons et les effets des laisses similaires et parallèles. Pour le reste, le style ne s'élève pas d'un ton platement narratif.
19Quant au style de Girart de Roussilhon17, le discours est très complexe. Tout d'abord il faut observer que, pour ce qui concerne les laisses similaires et parallèles, plusieurs correspondances se réalisent sûrement sur le plan du récit, c'est-à-dire à l'intérieur du dynamisme narratif. En outre, la variété infinie de formes par lesquelles le phénomène se manifeste dans cette oeuvre, fait penser à une exhibition d'habileté technique plutôt qu'à une consciente recherche des effets que la poésie épique atteint généralement par la similarité ou le parallélisme des laisses. Ce qui me semble partagé par Mme Hackett, qui, après avoir mis en évidence l'exceptionnelle habileté technique du poète, observe18 : "Les laisses similaires, telles que nous les trouvons dans les grandes scènes du Roland, sont rares [...] Ce sont, en tout cas, des laisses parallèles plutôt que similaires". Enfin, c'est une question toujours ouverte à quel point Girart de Roussilhon peut effectivement représenter l'épique provençale. Peut-être pour aucune autre oeuvre, la définition de "littérature franco-occitane", proposée par M. Avalle19, n'est-elle aussi bien appropriée.
20En définitive, il semble qu'on peut affirmer (même si avec quelques réserves pour Girart de Roussilhon), que l'épique provençale exclut généralement les laisses similaires et parallèles ; d'oli la presque totale absence des passages rituels et solennels qui caractérisent la plus grande partie de l'épigue française. Le ton narratif l'emporte décidément sur le ton épique, et le grandiose épique cède à des effets plus calmes et plus contenus. Parfois la lyrique perce dans les passages descriptifs.
21Dans le cadre de cette poétique, entre, a notre avis, la version provençale de Fierabras, qui répond donc à des critères bien précis et n'est pas due à des intentions abré-viatives contingentes ou casuelles.
22Venons maintenant à la comparaison des versions française et provençale avec les Cantari italiens.
23Gröber ne doutait pas que la version provençale et l'italienne dérivent d'un même ascendant, puisqu'on rencontre, au début du texte italien, l'ensemble d'événements qu'il appelle "épisode" et qui à son avis "malgré quelques libertés, repropose tous les faits dans la même succession et avec la même logique que la version provençale"20. Mais déjà Buhlmann observait que chacune des deux versions, la provençale et l'italienne, devait avoir transformé, l'une indépendamment de l'autre, le modèle commun. Il remarquait en effet dans C une allusion à Rome comme théâtre des événements, détail qui est partagé par la version française et non pas par la provençale, tandis que les épisodes initiaux autant que la fin de Lucifer de Baudas sont communs à C et à P et non pas à F. Toutefois, une analyse plus attentive amène à nier absolument cette affinité entre la version provençale et l'italienne, et à approcher décidément l'italienne de la version française, ou, pour mieux dire, d'un ascendant à elle comprenant les particularités significatives communes aux versions provençale et italienne, lorsqu'elles ne s'accordent pas avec la française. Et à ce propos il faut observer que si l'on exclut les événements initiaux, le peu de passages où il peut sembler voir une affinité entre la version provençale et l'italienne, ne sont - à notre avis - qu'un effet de polygé-nie ; au contraire, les correspondances entre la version française et l'italienne en désaccord avec la provençale sont bien nombreuses et toutes très significatives. Nous allons en donner quelques exemples.
24Aussitôt que le duel Fierabras-Olivier s'est terminé, P omet une première partie de la prière que dans F Fierabras adresse à Olivier ; l'omission est bien peu étendue, mais puisqu'elle concerne la première supplication de Fierabras à être emmené, il manque par conséquent dans P la réponse aussi d'Olivier, qui, dans F, se dispense d'emmener Fierabras en affirmant qu'il est gravement blessé. Eh bien, cette justification d'Olivier, présente dans F et non pas dans P, correspond à un passage bien précis de C. Voici la comparaison des trois textes (ci-dessous et par la suite on citera en caractères gras les passages semblables entre eux).
Oliviers prist le roi, qui moult estoit navrés,
Devant lui le coucha belement ens el pré ;
Du pan de son bliaut li a les flans bendés.
- Sire, dist Fierabras, pour Dieu, car m'enportés ;
Volentiers vauroie estre bauptissiés et levés :
Se je muir Sarrazins, il vous ert reprouvé.
- Certes, dist Oliviers, je sui forment navrés ;
Ja par moi n'i seriés cargiés ne remués.
Li Sarrazins s'efforce, près de lui est tornés,
Lors sunt assis ensamble li baron lés à lés.
Fierabras d'Alixandre vers le conte est tournés ;
Doucement l'apela par grans humelités
(F 1508-19).
Olivier lo regarda, e pres li n pietat,
desus en l'erba fresca belament l'a colcat ;
del pan de son blizaut belament l'a bendat.
Ferabras d'Alichandre a lo coms esgardat,
dousamen l'apelet per gran humilitat
(P 1664-68).
Poi prese quel pagano e uia portollo
si come barone di grande ardimento
e sotto un arboro a giacer posollo
e poi prese senza dimoramento
el suo pennone e di botto stracciollo
al pagano che era in tanto tormento
strectamente gli legaua le coste
dicea il pagan per Dio portami alloste
Siche a tua fede battezar mi possa
e che io non muoia sotto questo inganno
disse Uliuieri io non ho tanta possa
chio ti possa portar per tanto affanno
che sofferto ho affar teco riscossa
gran contesa di questo amendue fanno
e poi lo prese e disse troppo pesi
essendo charco tu ed io darnesi
e luno e laltro forte si piangia
re Fierabraccia Uliuier richiamau
lodando lui di gran bonta dicia
(C IV, 2, 1 - 4, 3).
25L'étrange monture du sarrasin Brulant de Monmirés, un dromadaire, est mentionnée seulement dans le texte de F, auquel correspond ponctuellement C, tandis que ce détail manque tout à fait dans P :
Devant trestous les autres, Brulans de Monmirés
Sist sor .I. dromadaire ki ains ne fu lassés
(F 1567-68) ;
denant trastotz los autres Brullan de Monmiratz,
que cor ab son cavai que anc no fo lassatz
(P 1703-04) ;
Broiolante e Marmorigi eran questi
che ueniuano inanzi agli altri di rondone
el suo caual conuien chio manifesti
una dromedaria hauea per ronzone
(C IV, 11, 1-4).
26Après l'emprisonnement d'Olivier et des quatre autres chevaliers de ses amis par les Sarrasins, Charlemagne désigne, l'un après l'autre, sept chevaliers, qui devront aller à l'Amirant pour lui imposer de rendre les reliques et de libérer les prisonniers, mais puisque la désignation tombe chaque fois sur le chevalier qui a protesté le dernier, l'épisode prend le sens d'une imposition autoritaire, chargée d'ironie (F 2263-2332). P ne saisit pas l'esprit de l'épisode et le réduit à la plainte de Gui et au consentement résigné de Namle (P 1219-2192). Au contraire, l'ironie de l'épisode est pleinement comprise par C, où non seulement, autant que dans F, les chevaliers protestent l'un après l'autre en suscitant la soudaine réaction de l'empereur, mais ils protestent exprès afin d'exciter la colère de l'empereur et en conséquent d'être triés pour faire partie de l'ambassade (C V, 18, 6-25, 8).
27Une autre correspondace significative se produit entre C et F, lorsque, pendant la conquête du palais de l'Amirant, Roland affronte l'Amirant lui-même, qui se soustrait à son épée en sautant par une fenêtre. L'épée de Roland, qui avait été dirigée contre l'Amirant, en poursuivant sa course abat la colonne de marbre de la fenêtre. Eh bien, la colonne, quoique dans un contexte légèrement différent, est citée seulement par F, tandis que dans P elle n'est jamais mentionnée (F 2987-92 ; P 2733-37 ; C VII, 3, 2 - 4, 3).
28Encore : dans la description de l'entreprise essayée par le voleur Taupino (F Maubrun, P Malpi) pour s'emparer de la ceinture de la Vierge, C fait allusion à un animal particulièrement agile, afin de rendre l'adresse avec laquelle le voleur grimpait au mur :
Giugnendo a pie del muro parie un ragno
o similmente picchio o pipistrelo
(C IX, 36, 1-2).
29La similitude avec un animal très agile, en l'espèce un écureuil, paraît seulement dans F :
Puis s'en va à la tour, si l'a plus tost rampée
K'escurieus n'ait kesne en la sevle ramée
(F 3061-62) ;
30P l'omet tout à fait, en se bornant à dire que le voleur
Tantost intret dedins cuendamens a celada
(P 2758).
31En outre, c'est l'ambassade de Richart (C X, 16, 7 e sgg. ; F 3957 e sgg. ; P 3465 e sgg.) qui présente plusieurs correspondances significatives entre C et F contre P. Dans C, lorsque Richart commence son voyage, il confie à Dieu ses amis :
A Dio vi lasso kara compagnia
(C X, 24, 3).
32A cette expression correspond dans F
A Dieu a nos barons ensanle commandés
(F 4037),
33tandis que dans P le détail manque tout à fait.
34Plus loin, les amis de Richart à leur tour, en le voyant s'éloigner, prient Dieu pour lui, qui s'en va plein d'assurance et de détermination :
pregando Idio che difenda Riccardo
e lui nandaua con suo fiero sguardo
(C X, 25, 7 - 8).
35On lit dans F :
A Jhesu le commandent, le roi de maïsté,
Et Richars cevaucha baus et asséurés
(F 4048-49).
36P omet, cette fois aussi, le passage.
37Comme les Sarrasins se sont aperçus de Richart, ils se lancent à sa poursuite. Dans C, c'est le roi Spagliardo, correspondant à Clarion de F et de P, celui qui précède tous les autres poursuiveurs, et son cheval était
coperto a campanelle doro fino
(C X, 27, 2).
38Eh bien, ce détail a une exacte correspondance dans F, où on peut lire
.C. campanetes d'or i pendent de tous lés
(F 4118).
39tandis que P se borne à dire que le cheval de Clarion était sans égal :
et sec sus son cavai, no fo sos pars trobatz
(P 3553).
40Une autre correspondance remarquable entre C et F en désaccord avec P concerne la géante Meota (F Amiote, P jayanda), qui dans C et F est tuée par Charlemagne, tandis que dans P elle est abattue par Hugues de Nantes, celui qui dans F tend à Charles l'arbalète (C XII, 25, 7 - 26, 3 ; F 5055-65 ; P 4206-16).
41Enfin le miracle de l'épine. On lit dans C :
una spina ne cadde e staua in are
……………….
Carlo la prese e missela nun guanto
……………….
in aera staua il guanto tucto quanto
C XIII, 52, 7 ; 53, 1 - 5)
42L'épisode est présent, bien qu'avec quelques négligeables variantes, dans F aussi, où, dans le gant, qui après avoir échappé des mains d'un chevalier de la suite reste miraculeusement suspendu en l'air, Charles a mis toutes les épines enlevées de la couronne :
Les petis espinons qu'il en fist esgrinner
De la sainte couronne qu'il ot fait desevrer,
Trestous les conquelli l'emperere au vis cler,
Et les mist en son gant, canqu'il en puet trover.
.I. chevalier le tent, qu'il vit lés lui ester,
Mais il [nel] rechut mie qui ne l'oï parler ;
Et Dix a fait le gant enmi l'air arester
(F 6108-14).
43Rien de pareil dans P (P 4953-99).
44Avant de conclure, nous croyons qu'on doit donner un aperçu des endroits où il peut sembler voir des correspondances entre C et P, correspondances dont nous avons dit plus haut qu'elles sont à notre avis seulement un effet de polygénie.
45Dans C et P Namle tue Lucifer de Baudas par un coup d'épée (C VI, 35,7 - 38, 8 ; P 2657-2706), tandis que dans F Namle lui frappe le visage avec un tison ardent que Lucifer avait saisi par jeu (F 2838 - 2932). Mais c'est la chose la plus normale, qu'un guerrier tue un adversaire par l'épée ; au contraire, le jeu du tison est en contradiction évidente avec le caractère et l'humeur de Lucifer, que l'arrogance et la colère devraient rendre très peu disposé aux plaisanteries. Même l'étrangeté et le mauvais goût qui caractérisent cet épisode peuvent avoir amené chacun des deux textes à le modifier l'un indépendamment de l'autre21.
46De même nous croyons un effet de polygénie le fait que dans C (V, 38, 2 e sgg.) et P (2345 e sgg.) c'est un géant le gardien du pont de Mautrible et non pas une géante comme dans F (2483). En effet F même ne reste pas cohérent avec cette présentation initiale quelque peu exceptionnelle, et par la suite il appelle la géante "li/le portier" (2495, 2501, 2506, 2517, 2536) et, ce qui est mieux, "li paiens" (2421).
47Encore : lorsque Roland commence à parler devant l'Amirant, C observe qu'il est "fiero e lieto" (VI, 16, 3) et mentionne "il suo fiero sguardo" (VI, 17, 2), et P dit que "tota la gent l'agarda, tant es grans e cayratz" (2510), tandis que F se tait (2659 e sgg.) ; mais il s'agit d'appréciations trop conventionnelles et trop souvent répétées pour qu'on puisse leur attribuer une valeur significative.
48En définitive, nous croyons pouvoir affirmer que les Cantari italiens descendent du même modèle duquel descend F : le modèle plus étendu que F lui-même, qui résulte d'après la magistrale analyse de M. Formisano22. Ce texte présentait - à notre avis - les événements initiaux à peu près de la même manière que la version donnée par P (1-594) ; ce qu'on peut déduire du fait que les Cantari (I, 1, 7 - II, 24, 8) ne les puisent pas directement à la Destruction de Rome, mais à un texte intermédiaire, semblable à P.
49En sous-ordre, et dans l'attente d'effectuer une vérification complète de la tradition, nous croyons qu'il n'est pas inutile d'observer que les Cantari, de leur côté, démontrent d'une façon évidente ce que Mehnert avait déjà remarqué23 et que M. Formisano a récemment confirmé d'une manière très convaincante24, c'est-à-dire qu'une classification de la tradition de Fierabras d'après la présence ou l'absence de l'épisode initial, telle que Gröber la proposait, est on ne peut plus loin de la réalité.
Notes de bas de page
1 L. FORMISANO, Alle origini del Lachmannismo romanzo - Gustav Gröber e la redazione occitanica del "Fierabras", "Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa", Classe di Lettere e Filosofia, serie III, voL. IX, 1, 1979, pp. 247-302.
2 Au cours du présent travail on fera toujours allusion à l'oeuvre suivante : Der Roman von Fierabras, provenzalisch, herausgegeben von I. BEKKER, Berlin, 1829.
3 Les citations seront toujours tirées de l'édition publiée par A. KROEBER et G. SERVOIS : Fierabras, chanson de geste, Paris, 1860.
4 Pour les citations on fera toujours allusion à l'édition Stengel de 1881 : El cantare di Fierabraccia et Uliuieri, italienische Bearbeitung der chanson de geste Fierabras, herausgegeben von E.S. - Vorausge-schickt ist eine Abhandlung von C. BUHLMANN : Die Gestaltung der chanson de geste Fierabras im Italienisehen - Marburg, 1881 ("Ausgaben und Abhandlungen aus dem Gebiete der romanischen Philologie verof-fentlicht von E. Stengel", 2).
5 Op. cit.
6 En effet, il n'y a pas le parallélisme par lequel F souligne le trouble de Charlemagne à la suite du défi de Fierabras (F 111-37 ; P 651-59), et, d'une manière analogue, y manque la première des deux laisses parallèles avec lesquelles F décrit la douleur de l'Amirant pour ce qui est arrivé à son fils Fierabras (F 1894-1905), et l'entretien non plus pendant lequel dans F Floripas informe Roland que Richart est vivant et qu'il a poursuivi son voyage, n'est rappelé dans P par la laisse successive (F 4246-61 ; P 3652-55). Encore : on ne rencontre dans P aucun parallélisme pour souligner l'apparition du géant Effraon (F 4900-15 ; P 4117-19), ni pour mettre en évidence l'exhibition de loyauté offerte par Guenelon (F 4974-5002 ; P 4163-80. Alori insiste sur son idée l'espace d'un enchaînement, mais ce qui suit exclut tout parallélisme), ni pour décrire le premier assaut à la tour où sont les douze Pairs (F 5177-5211 ; P 4289-4307) ; tout cela autrement que dans F, où toutefois ces derniers parallélismes sont ébauchés plutôt que amplement développés. Enfin pas même la cynique exortation que Floripas adresse à Charlemagne pour que le sort de l'Amirant soit rapidement défini, autrement que dans F n'est caractérisée par aucun parallélisme (F 5917-18, 5955-58 ; P 4895-97).
7 Cf. R. MEHNERT, Neue Beitrâge zum Handschriftenver-hâltnis der Chanson de geste "Fierabras d'Alixandre", Inaugural-Dissertation, Halle (Saale), 1938, pp. 37-39 ; L. FORMISANO, op. cit., p. 282. D'après ces savants, le remanieur provençal, aurait effectué ses abrégements par des arrangements non complètement dépourvus de goût et de sensibilité.
8 M. ROQUES, "Ronsasvals", poème épique provençal, "Romania", LVIII, 1932, pp. 1-28 e 161-89.
9 Cf. A K0LSEN, Sämtliche Lieder des Trobadors Guiraut de Bornelh, erster Band, Halle, 1910, LXV.
10 A. BR0SSMER, "Aigar et Maurin", Bruchstücke einer chanson de geste nach der einzigen Handschrift in Gent neu herausgebeben, "Romanische Forschungen", XIV, 1903, pp. 1-192.
11 C. CHABANEAU, Le Roman d'Arles, "Revue des langues romanes", XXXII, 1888, pp. 473-542.
12 M. ROQUES, Le Roman d'Arles, dans Histoire littéraire de la France, XXXVIII, 1949, p. 639.
13 A criticai edition of the old provençal epic "Daurel et Beton" with notes and prolegomena by A. S. KIMMEL, Chapel Hill 1971, ("University of North Carolina Studies in the Romance Languages and Literatures", 108).
14 La Chanson de la Croisade albigeoise éditée et traduite du provençal par E. MARTIN-CHABOT, Paris, 1957-61 ("Les Classiques de l'histoire de France au Moyen Age").
15 Roland à Saragosse, poème épique méridional du xive siècle, publié par M. ROQUES, Paris, 1956 ("Les Classiques français du Moyen Age", 83).
16 P. MEYER, Fragment d'une "Chanson d'Antioche" en provençal, "Archives de l'Orient latin", II, 1884, pp. 467-509.
17 Girart de Roussillon, chanson de geste publiée par W. M. HACKETT, Paris, 1953.
18 W. M. HACKETT, La technique littéraire de "Girart de Roussillon", dans Mélanges M. Delbouille, Gembloux, 1964, p. 261.
19 D.S. AVALLE, La letteratura medievale in lingua d'Oc nella sua tradizione manoscritta, Torino, 1961 ("Studi e ricerche", 16), p. 77.
20 G. GROEBER, Die handschriftliche Gestaltungen der "Chanson de Geste Fierabras" und ihre Vorstufen, Leipzig, 1869, p. 13.
21 Cf. P. BANCOURT, Les Musulmans dans les chansons de geste du Cycle du Roi, Aix-en-Provence Cedex, 1982, p. 105 : "Bien qu'elle ne soit pas du meilleur goût, la scène du jeu du tison, dans Fierabras, illustre sur un mode grotesque une rencontre de civilisation".
22 Op. cit., pp. 258, 259, 263, 265, 278, 284.
23 Op. cit., p. 4 e ID., Alte und neue Fierabras-Fragen, "Zeitschrift fur romanische Philologie", LX, 1940, pp. 54-55.
24 Op. cit., pp. 256 e sgg.
Auteur
Université de Bologne
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