"Vue de la fenêtre" ou "panorama épique" : structures rhétoriques et fonctions narratives
p. 859-878
Texte intégral
1EVOQUANT les "éléments d'une 'scénologie' qui appartient au style général de l'épopée, riche en lieux communs et en formules fixes", J. Frappier relève "un motif fréquent", celui du "panorama épique : du sommet d'une tour, de la fenêtre d'une chambre haute (solier), de la salle située à l'étage d'un château, des personnages regardent l'approche de l'invasion sarrasine, la terre ravagée, les incendies, les massacres, ou la venue d'un messager, ou l'arrivée des secours espérés"1. A. Iker-Gittleman élargit le motif aux circonstances où "l'action n'est pas située dans le château même, mais en pleine campagne"2, sur une hauteur naturelle. J. Rychner le compte bien entendu dans sa liste de motifs, mais il en restreint la définition : "D'une fenêtre d'un château un personnage en voit s'approcher un autre", et le juge néanmoins "relativement peu" stéréotypé : "bien caractérisé pourtant sur le plan du récit, il n'est pas traité à l'aide de formules fixes"3. Je voudrais montrer ici que, si variables que soient les formules utilisées dans le traitement de ce motif, elles mettent néanmoins en jeu une structure d'expression clairement récurrente, et examiner, avec l'usage qui a pu en être fait, certaines des raisons qui expliquent sa présence répétée dans nombre de chansons de geste.
2Les études sur le style formulaire qu'a suscitées l'ouvrage de J. Rychner conduisent le plus souvent à y distinguer entre les mots effectivement employés, et l'image ou l'idée précise que ces mots actualisent. La terminologie change, mais le principe reste le même, et il est essentiel pour l'étude du style formulaire. Qu'une chanson dise le destrier broche ou Berniers lait coure, ce qu'elle exprime demeure identique. Désignant par formule un groupe rythmico-syntaxique (c'est-à-dire s'intégrent dans le rythme de la versification et ressortissant à une même unité syntaxique) fondé sur un noyau lexical constant, et par cliché le noyeu sémantique que la formule a pour fonction d'actualiser4, je dirai que si le formule a changé, elle actuelise le même cliché "éperonner son cheval". Or si les motifs tels que les définit J. Rychner apparaissent dans chaque texte particulier à travers des ensembles formulaires, ils n'en sont pas moins, en tant qu'éléments d'un stock virtuel de moyens d'expression dont disposerait l'auteur de geste, des ensembles de clichés et non de formules. Enfin pour distinguer ces motifs, qui sont des structures d'expression, de ce que les folkloristes entendent par le même mot, je les désignerai comme motifs rhétoriques5.
3L'analyse du "panorama épique" doit donc viser à découvrir, non des formules constantes, mais la série de clichés que révèle la comparaison entre les diverses occurrences, plus ou moins ornées, amplifiées, de ce motif rhétorique.
4L'exemple le plus ancien est dans la Chanson de Roland6 :
1017 Oliver est desur un pui ... (1028 : muntet)
Guardet su destre par mi un val herbus,
Si veit venir cele gent paienur,
1020 Sin apelat Rollant, sun cumpaignun.
5En voici deux autres :
6Guil.
184 Le cheval broche, si ad le tertre munté ;
Garde Tedbald vers la lasse de mer,
Vit la coverte de barges e de nefs,
E de salandres e granz eschiez ferrez ;
Mire le ciel, ne pot terre esgarder.
De la pour s'en est tut oblié ;
190 Aval devalad del tertre u il ert munté,
Vint as Franceis, si lur ad tut cunté.
7Ogier
547 Li bers Ogiers desus un mont monta ;
De la bataille velt savoir con lor va :
Vit Sarrasin qui mantienent l'encal ;
550 François decopent a dolor et a mal ;
Ogiers le voit, de dolor sospira ;
Conut l'enseigne que Aloris porta,
Dont plore Ogier de la pitié qu'il a.
Le pui avale, a ses conpagnons va ;
555 Le mesqueance de François lor conta.
8Je relève six clichés :
- Monter sur une hauteur.
- Diriger son regard.
- Voir une multitude armée, le plus souvent ennemie.
- Réagir au spectacle (peur, douleur, joie, etc.).
- Redescendre de la hauteur.
- S'adresser à ses compagnons pour rendre compte de ce qu'on a vu. Le discours qui suit varie évidemment d'un texte à l'autre7.
9L'actualisation des clichés connaît plusieurs formules caractéristiques. Je ne citerai que quelques exemples :
10A. "Monter sur une hauteur" : une formule s'articule fréquemment autour du noyau lexical monter + tertre8 : munte le tertre (Guil., 171), si ad le tertre munté (Guil., 184), Deseur .j. tertre s'en est montés Pepin (Garin, 4619), etc. On peut encore trouver mont ou pui, comme dans les exemples cités de Roland ou d'Ogier.
11B. "Diriger son regard" : ici la réalisation est moins régulièrement formulaire, et le noyau se réduit souvent au seul verbe (re)garder ; on trouve plusieurs fois cependant val et ses composés : Il regarda devant lui contre val (Aspr., 3090), Garde en .i. val (Garin, 3733), Il garde aval (Garin, 7327). Devers ou par mi fournissent d'autres formules : Vivien garde par mi une champaigne (Guil., 473), Devers Bordelle a regarder se prist (Gerb., 8850). Moins nettement dessinée, la formule demeure toutefois repérable.
12C. "Voir une multitude armée" : le noyau est en général voit/vit + gent/ost/"nom de groupe" + venir : outre l'exemple de Roland, je citerai le Couronnement : Venir i veit de chevaliers set vinz (1488), Aspremont : Quant voit no gent venir si acesmee (3070), Garin : vit les granz os venir (3733), Ogier : Et voit paiens venir et aprochier (11649) et Aye d'Avignon : E voit l'ost au gloton venir par une pree (3867). Mais le même cliché devient dans la Chanson de Guillaume :
608 En icel liu ne poent choisir terre
Ne seit coverte de pute gent adverse.
13D. "Réagir au spectacle" : les diverses formes de la tristesse dominent (17 fois sur 21), et retrouvent le "lien narratif" du planctus9 : le noyau plorer apparaît plusieurs fois : dunc prent Gui a plurer (Guil., 1513), comence a plurer (Guil., 2267) ; mais on trouve encore : si baissa le menton (Gerb., 13479)10, de dolor sospira (Ogier, 551).
14E. "Redescendre de la hauteur", inverse de A, est le cliché le moins fréquent, et aval(er)/devaler + tertre/pui en est le noyau principal : del pui est avalet (Roland, 1037), Aval devalad del tertre u il ert munté (Guil., 190), Aval le tertre s'en prist a chevacier (Gerb. 9835).
15F. Le cliché final, "S'adresser à ses compagnons", souvent rendu par "nom" + appelle, peut se passer de formule : on lit simplement, dans Gerbert (13263) : "Sire cousins", dist il ... Le "panorama épique" visant à introduire un discours, il suffit qu'il s'achève sur une prise de parole.
16Lorsque l'observateur se trouve à la fenêtre d'un château, je parlerai plutôt de "vue de la fenêtre". Quelques exemples :
17Guil.
99 Par mein levad Tedbald a unes estres,
De devers le vent ovrit une fenestre,
Mirat le ciel, ne pot mirer la terre ;
Vit la coverte de broines e de helmes,
E de Sarazins, la pute gent adverse.
"Deus," dist Tedbald, "iço que pot estre ?"
18Guil.
1240 Dunc s'apuiad al marbrin piler,
Par une fenestre prist fors a esgarder,
E vit Willame par une tertre avaler,
Un home mort devant li aporter.
Dune li sovint de Vivien l'alosé ;
1245 Si anceis ert lie dunc comence a plorer :
"Par Deu, seignurs, a faire ai asez ;
Par mi cel tertre vei mun seignur avaler.
19Gerb.
8098 A Geronville fu li preus quenz Gerins.
Sus en la loge du palais signori
8100 As granz fenestres s'apuioit li gentilz.
Devers Bordelle avoit torné son vis,
Vit les ensaingnes venteler et fremir.
Les sienz apelle, ses a a raison mis.
20Raoul
1813 Li quens Y. a la barbe meslée
Ert as fenestres de la sale pavée,
1815 A grant compaigne de gent de sa contrée.
Il regarda trés parmi la valée,
Et vit B. et sa gent adoubée.
Bien le connut, s'a la colour muée.
Dist a ces homes : "Franche gent honnorée…"
21Les différences portent essentiellement sur le premier cliché (disons A') : "se tenir près d'une fenêtre", dont le noyau le plus fréquent est as (fen)estres + un verbe, généralement ert/fu, mais parfois aussi les formes correspondantes de s'apuier. Alors que le "panorama épique" s'ouvrait sur l'évocation d'un mouvement vers le point d'observation (monter), la "vue de la fenêtre" saisit le personnage sur place, et le verbe nucléaire dénote ici la stabilité. Il arrive qu'on rencontre une formule comme Monte el palés (Orange, 1661), qui n'exclut d'ailleurs pas A' :
22Gerb.
13472 El palais monte, qui bien painturez fu,
Puis monte en haut, si s'apuia as murs.
23Le cliché B, "diriger son regard", n'est pas en lui-même modifié - mais son actualisation passe assez souvent par le noyau torner + son vis/chief, qui semble moins fréquent dans les "panoramas épiques"11. Enfin le spectacle observé montre une plus grande variété puisqu'il s'agit aussi bien d'ennemis en grand nombre que d'un ami isolé. A trois reprises (50, 81, 1665) la Prise d'Orange introduit même ici une reverdie.
24Peu importe qu'il y ait ici un, deux ou trois motifs rhétoriques : le contenu narratif peut osciller entre la découverte d'une multitude ennemie depuis une hauteur et celle d'un ami solitaire depuis une fenêtre, les clichés ne s'en organisent pas différemment. Pourvu qu'on ne s'attache pas à la lettre des formules (variable même pour les motifs les plus évidemment attestés), et qu'on ne s'enferme pas dans une définition assimilant l'unité rhétorique à son strict contenu diégétique, on doit reconnaître sous les différentes formes du "panorama épique", dont la "vue de la fenêtre", une matrice unique et constante12.
25Mais dès lors qu'elles prennent place dans le récit d'une histoire, elles peuvent s'en trouver modifiées, soit directement dans les conditions d'actualisation de leurs clichés, soit indirectement, dans la mesure où une situation narrative particulière induit une signification propre que le motif rhétorique, irradié en quelque sorte par son contexte, est alors appelé à traduire. Dans l'économie même du motif rhétorique, la tension entre la topique du genre et les diverses réalisations particulières qu'en donne telle ou telle chanson se manifeste de trois manières :
261. Ou bien le poids de la tradition s'impose au texte. Ainsi, voyageant dans le paysage plat des Landes (Garin, 7325-6), Bégon monte en .i. tertre13. Le tertre appartient à l'image traditionnelle du "panorama épique" ; lorsqu'il est impossible d'y faire monter l'observateur, il arrive qu'on le projette dans le paysage qu'il a sous les yeux : de son soler, Guillaume voit ainsi Girard avaler un tertre, avant d'en faire lui-même autant sous le regard de Guibourc (Guil. 941-2 ; cf. Orange, 133, 1658).
272. Plus fréquemment toutefois c'est le texte qui modifie le stéréotype. La même chanson de Garin, hantée par les ravages des guerres privées, offre souvent des villes en flammes à la vue de ses personnages :
14896 Apoiez fu l'eveque Lancelins
As granz fenestres que firent Sarrasin ;
Contremont Muese a retorné son vis ;
Vit les fumees et les flames issir.
28(cf. 9947, 15877, 16176, 16292). Alors qu'Ami et Hardré prêtent serment avant de s'affronter en duel judiciaire,
1431 Belissans fu en palais mauberin,
Par la fenestre le sairement oï.
29La "vue de la fenêtre" devient ici audition ; même chose au vers 3495 d'Aye d'Avignon14.
303. Enfin certains textes essaient de sortir des schémas traditionnels. Dans Aye d'Avignon, Gui fait grimper son guetteur au plus haut chêne de la contrée (3864-5). Garin le place deux fois sur un pont torneïs (8705, GarG. 1365), mais aussi, à plusieurs reprises, escamote le cliché C, pourtant essentiel au motif, soit que le personnage rende lui-même compte de ce qu'il a sous les yeux :
31GarG.
1365 Herviz se siet sor son pont torneïz.
Rigaut apelle : "Ça venez, sire fiz !
Devers Bordelle voi chevaliers venir ... "
32(cf. GarG., 1280) ; soit qu'il se taise et nous laisse dans l'ignorance, comme lorsque Bégon
3669 ... regarda la terre et le païs.
Cant l'ot veüe, arriere s'en revint.
Les tables metent ; al mengier sunt asis.
33Le jeu sur les clichés permet ainsi aux trouvères d'utiliser les schémas traditionnels sans en être esclaves.
34La tradition aussi offre des moyens de dépasser le simple énoncé des clichés. De même que l'"armement" du chevalier peut être développé par des motifs ornementaux tels que l'"histoire des armes"15, certains clichés reçoivent parfois le concours d'autres motifs à titre d'amplificatio. Selon le contexte, ce que voit l'observateur nous est communiqué sous forme de "dévastations" (Char., 571-3 ; Garin, 2976-9), de "mêlée" ou "héros dans la mêlée" (Garin, 8499-501 ; Ogier, 550) - et surtout de "chevaliers sous les armes"16 :
35Garin
3733 Garde en .i. val, vit les granz os venir,
Vit contre vent ces ensaingnes bloïr,
Et ces escus et ces elmes luisir,
Ces chevaliers parmi ces chanz venir.
36(Cf. Roland, 1029-34). La réaction du personnage peut être énoncée, on l'a vu, par le biais de clichés empruntés au planctus ; la laisse XXXVIII de la Chanson de Guillaume semble même combiner les deux motifs :
473 Vivien garde par mi une champaigne ;
Devant ses oilz vit la fere cunpaigne,
475 Del mielz de France pur grant bataille faire.
Mult en vit de els gisir a tere ;
Dunc tort ses mains, tire sun chef e sa barbe,
Plure de ses oilz, si li moille sa face.
Forment regrette Willame Ferebrace.
37Et dans la Prise d'Orange, c'est un planctus complet qui est introduit aux vers 1669-70, de sorte que la "vue de la fenêtre"", déjà développée par une reverdie, débouche directement sur un troisième motif rhétorique.
38Il se produit ainsi comme une osmose entre diverses structures d'expression, non seulement par l'utilisation de clichés communs ou le recours à des motifs entiers servant d'expansion à tel ou tel cliché du "panorama épique" ou de la "vue de la fenêtre", mais aussi parce que l'environnement immédiat de ces derniers fait souvent appel à certains motifs particuliers. Parmi ceux qui y figurent dans plus de 10 % des cas17, on retrouve précisément les "chevaliers sous les armes" (15 fois, dont 11 en expansion du cliché C) et les "dévastations" (12 fois, dont 3 expansions) ; s'y ajoutent huit reverdies (toutes sauf une dans Orange ou Gerbert) et onze transitions explicites. Les plus fréquents sont évidemment le "voyage", l'"armement" et le "combat à la lance" ; en revanche le "combat à l'épée" n'apparaît qu'une fois (Ogier, 706). De plus les "voyages" précèdent presque toujours les divers "panoramas", alors qu'"armements" et "combats" les suivent.
39La chanson de geste offre de la sorte un système d'expression à la fois rigoureux et souple, jouant sur des ensembles de clichés qui dépassent le motif rhétorique tel qu'on le conçoit d'ordinaire. Les textes introduisent de larges possibilités de combinaison, de variation, de modulation, dans un ensemble somme toute réduit de schémas préétablis.
40Sans doute les circonstances narratives où interviennent les "panoramas épiques" ne sont-elles pas très diverses : observation préalable à une bataille, découverte d'une armée ennemie, arrivée d'un chevalier en quête de secours, apparition d'une armée de renforts, tout cela prend place prioritairement dans les épisodes qui lancent ou qui relancent l'action ; aussi les "combats à l'épée", puisqu'ils n'interviennent qu'en cours de bataille, en sont-ils à peu près absents. Cette fonction d'ouverture narrative est particulièrement nette dans la Prise d'Orange18, mais aussi dans la Chanson de Guillaume, où chaque personnage revenant du champ de bataille pour chercher des renforts est d'abord vu d'une fenêtre. Dans Garin et Gerbert c'est souvent ainsi que commencent les sièges. Les mots comencement et comenchier apparaissent dans les vers d'intonation des deux laisses qui, dans Ogier (9650, 9712), suivent immédiatement le regard panoramique du sarrasin Brahier sur le camp de Charlemagne. Il me semble néanmoins que, si le contenu diégétique de ces épisodes explique que le motif soit plus rarement employé dans d'autres circonstances, il ne suffit pas à rendre compte de l'usage qui en est fait là où on le rencontre.
41En premier lieu - et à cet égard le terme de "panorama" est particulièrement juste - c'est un instrument de cadrage, et de cadrage en plan général ; il permet de montrer de vastes étendues, et les motifs rhétoriques qui le complètent, "chevaliers sous les armes", "dévastations", sont en quelque sorte des vues d'ensemble19. A ces prises de vue, le "panorama épique" fournit un point focal, le regard du personnage. Dans Ami et Amile (1892-1906), l'arrivée d'Ami et de Charlemagne sous les murs de Blaye et l'installation de leur camp sont racontés une première fois, de façon neutre, par le narrateur, puis vus par Amile qui, croyant son compagnon mort, et l'empereur toujours sous l'influence des traîtres, voit dans cette installation une menace contre lui-même, et chaque description traduit donc une vision distincte. Le Moniage Guillaume (3763-3792), à l'arrivée de l'armée franque devant Palerne, met en valeur deux regards parallèles, celui de Synagon, qui voit la multitude des assaillants (tant pavillon, tante baniere, tant chevalier) ; et celui de Guillaume, fixé sur le tref le roi, l'aigle qui estincele. L'auteur de Gerbert utilise à plusieurs reprises ce procédé. Lorsque le héros approche avec son armée de Belin occupée par les Bordelais, la vue d'une fumée l'incite à se préparer au combat :
8841 La veïssiez ces chevaliers garnir,
Ces blanz haubers endosser et vestir,
Ces palefrois et ces mulés guerpir,
Et veïssiez es bons destriers saillir.
8845 Lances levees, acoillent lor chemin.
.i. chevaliers part de l'ost Fromondin,
Hues li preus, de Bordelle, la cit (...).
8849 En .i. angarde monte joste Belin,
Devers Bordelle a regarder se prist,
Voit les conpaingnes le duc Gerbert venir,
L'or et l'arjent al solel reluisir
Et ces ensaingnes venteler et fremir.
42On voit clairement ici comment, à une vision rapprochée, celle suggérée par le narrateur (la veïssiez), succède celle d'un personnage observant l'arrivée des ennemis depuis un élément de fortification20. Le public est alors invité à fondre son regard dans celui du personnage, dont il partage pour un temps le point de vue et les soucis. Lorsque le cliché, exceptionnellement, est présenté dans la vision du narrateur, la différence apparaît évidente : dans Aye d'Avignon, du haut de son chêne, le guetteur
6866 Vers la terre Milon a sa face tornee,
E voit l'ost au gloton venir par une pree,
Qui se furent armez a cele matinee
Que il pensoient bien qu'il auront la merlee.
3870 Mes de la gent Ganor que il ot amenee
Ne savoient de rien la verité provee,
C'onques mot ne parole ne lor en fu portee.
43La rupture est très sensible entre ce que voit effectivement le personnage, et les indications qui excèdent sa vue et sont le fait du narrateur. Ainsi voit-on s'ébaucher, avec l'utilisation d'un schéma d'expression stéréotypé, un procédé important du roman moderne, et les auteurs de geste semblent avoir eu assez vite conscience des possibilités qu'il recelait.
44C'est d'abord un moyen économique pour rapporter à l'auditeur ce que sait et ce qu'apprend un personnage, et les sentiments qu'il éprouve en l'apprenant. Lorsque Bégon, dans Garin, s'empare de Blanquefort,
9946 Le feu escrient et si l'ont partot mis,
Que de Bordelle voi l'en le feu issir.
Voi le Guilliaumes, si se clainme chetis :
"Dieus !" dist Guilliaumes, "com or sui mal
[bailliz !
9950 Or sai je bien que mes chastiax est pris.
Las ! moi dolanz, que porrai devenir !"
45Le cliché "voir un incendie" permet ainsi de se passer de messager, il offre à la fois un moyen de précipiter les événements et de déplacer l'action d'un lieu à un autre à travers le regard des personnages : par le regard de Guillaume, nous sommes directement passés de Blanquefort à Bordeaux. La seule transition directe entre deux camps, dans Roland, passe par le son : lorsque les Sarrasins se préparent à combattre,
1004 Sunent mil grailles por ço que plus bel seit.
Granz est la noise, si l'oïrent Franceis.
Dist Oliver : "Sire cumpainz, ce crei,
De Sarrazins purum bataille aveir".
46Le "panorama épique" qui suit ne fera que confirmer cette hypothèse. Souvent dans le motif le regard est d'ailleurs suscité par un bruit, ainsi dans la Prise de Cordres :
2233 Li rois Judas en a la noise oïe :
Il prist Guibert, ansanble o lui lou guie
2235 As grans fenestres qui sont d'araine bise.
47Gerbert trouve là un moyen de multiplier les points de vue : lorsque le héros vient secourir Hernaut assiégé,
11093 Li Sarrasin entendent les granz criz,
Grant paor ot trestoz li plus hardiz.
11095 A Geronville, el grant palais voutiz,
En la grant tor des quarriax tailleïz,
La fu Hernaus correcex et marris.
Devers Bordelle a regarder se prist.
En .i. plainne, par dalez .i. larriz,
11100 Vit la conpaingne Gerbert, le fil Garin,
Connut l'ensaingne l'enpereor Pepin,
Dont fu si liez onques mais ne fu si.
48La double perception, auditive et visuelle, de l'arrivée de Gerbert permet ici de mettre en scène successivement trois groupes distincts. Un effet analogue est produit dans Garin quand, Bégon arrivant en renfort pour le siège de Saint-Quentin, Pépin le regarde s'approcher depuis le haut d'un tertre pendant que, des remparts, les assiégés observent la scène : le roi
4621 Voit les gens Bege conreés et garnis ;
Et cil les voient des murs de Saint-Quentin.
49Un deuxième "panorama épique" est en quelque sorte enclavé dans le premier.
50Servant de transition entre les divers camps, posant l'existence concomitante de plusieurs lieux et de plusieurs axes narratifs, puisque l'arrivée d'un voyageur qu'on a suivi pendant le parcours dans la vision du narrateur, s'opère souvent dans l'optique de celui qui va l'accueillir, il permet aussi de raconter en même temps des actions simultanées. Dans Roland ou la première partie de Raoul21 la narration est en quelque sorte monodique ; le changement de lieu, quand il y a transition, s'opère essentiellement en suivant un personnage, comme Blancandrin et Ganelon entre Saragosse et le camp de Charlemagne, ou, comme on l'a vu, par le son du cor ou des trompettes. En outre, lorsque l'on revient au point de départ, rien ne semble s'y être passé entre temps : lors du retour de Bernier auprès de Raoul, en ambassade, rien n'a changé, les Cambrésiens sont toujours devant Origny, et leur effectif s'est exactement maintenu (cf. 1168 et 2148), alors que les fils d'Herbert ont eu le temps de rassembler leurs parents et leurs vassaux.
51A plusieurs reprises au contraire, Gerbert de Mez s'efforce de rendre dans le récit des événements se produisant simultanément. Dès que, dans le passage cité p. 869, Huon a découvert l'armée du héros, il court aussitôt prévenir Fromondin, qui l'éconduit. Revenu sur l'angarde,
8895 Les jenz Gerbert vit venir toz rengiez
Et l'oriflanbe Saint Denis balloier
Et les ensaingnes venteler vers le ciel.
52La vision du Bordelais est cette fois plus précise ; il n'avait vu, la première fois, que ces ensaingnes venteler et fremir : à présent il reconnaît l'oriflamme. C'est que les Lorrains se sont rapprochés pendant que Huon rendait compte à Fromondin. Et retournant auprès de ce dernier, il lui annonce en effet que la situation a évolué :
8899 "Par Dieu, Fromons, or va a l'enpirier !
Il ont ja fait lor batailles rengier".
53De même lorsque Gerbert vient pour la deuxième fois secourir le roi de Cologne assiégé par les Sarrasins, et que Fromondin le suit sans qu'il s'en doute dans l'intention de le prendre à revers (9740-9921), le récit s'efforce, par divers procédés de transition - dont deux "panoramas épiques" - de nous raconter les déplacements et les projets de chaque camp au fur et à mesure de leur évolution, et sans perdre de vue ceux de l'autre.
54Peut-être faut-il voir ici l'influence du roman d'Eneas. L'éloignement des nefs troyennes y est déjà perçu à travers les deux passages où Didon observe du haut de son palais22 les compagnons d'Enée mettant leurs nefs à la mer, puis voguant au loin vers l'Italie. Le traducteur reprend ici deux regards attestés dans l'Enéide (IV, 408-411 et 586-588) - mais tout d'abord ceux-ci deviennent l'élément principal de ses phrases, et ne sont plus, comme chez Virgile, une circonstance secondaire par rapport aux lamentations qu'ils suscitent ; surtout, supprimant d'une part toute participation de Didon à la construction de son bûcher, et d'autre part l'indication du départ nocturne d'Enée pressé par Mercure, le roman établit une continuité ininterrompue à la fois dans le regard de la reine et dans le mouvement des navires, et par là suggère la concomitance de ces deux actions23.
55Divers procédés se mettent ainsi en place, à la fin du xiie siècle, visant à multiplier les axes narratifs dans les chansons de geste, et à "suivre dans le déroulement du temps et la multiplicité des espaces les différents personnages en jeu"24. Dans Garin, lorsque le héros assiégeant Fromont dans Saint-Quentin attend le renfort de Bégon tandis que les assiégés font appel à Aimon de Bordeaux, et que Bernard de Naisil se jette sur les terres d'Auberi (3980-4650), ce sont parfois cinq séries d'actions concomitantes qui se développent, s'entrecroisent, se séparent et se rejoignent. Si les diverses espèces du "panorama épique" ne suffisent pas à elles seules pour permettre cette progression de la technique épique vers des formes élémentaires d'entrelacement - et une chanson comme Orson de Beauvais, où le récit oscille entre trois théâtres et trois acteurs principaux, n'en fournit aucun exemple caractéristique25 - elles n'en sont pas moins un des moyens de faire évoluer l'intérêt de l'auditeur parmi les divers chemins de la narration.
56Leur contribution au développement du récit n'exclut pas cependant un usage lyrique. Le jeu de regards successifs et entrecroisés, répétant le même schéma à quelques vers d'intervalle (Gerb., 8830-8900, 9770-9844 ; Ogier, 6395-6437, 11513-11555, 11617-11662 ; Aspr., 3069-3101), suscite une série de motifs parallèles dont l'effet rejoint celui des laisses parallèles. L'insertion de motifs particulièrement évocateurs et spectaculaires, reproduisant sous un nouvel éclairage une situation déjà décrite, engendre d'autres effets de parallélisme. De plus, avec les reverdies notamment, ce sont de véritables morceaux de poésie lyrique qui, par son intermédiaire, se greffent sur certaines chansons. Enfin, si l'on peut définir la narration lyrique un appel, par le moyen des procédés narratifs, à l'émotion du public, la participation directe à l'action qui lui est suggérée par le "panorama épique", l'invitation à prendre directement part aux sentiments des héros, constitue peut-être une nouvelle forme de narration lyrique.
57Le "panorama épique", sous ses diverses formes, mérite largement de figurer parmi les structures d'expression caractéristiques de la chanson de geste. Comme ensemble stéréotypé, il se fonde sur une matrice formulaire tout aussi régulière que celle d'autres motifs rhétoriques, et dont la récurrence est bien affaire d'expression autant, sinon plus, que de contenu narratif. Mais ses clichés essentiels mettant en scène le regard des personnages, et invitant par là le public à partager ce regard, il n'est pas seulement un procédé qui atteste la permanence, dans la chanson de geste, d'un mode lyrique de narration en même temps qu'il contribue à l'évolution du genre. Il témoigne que l'imaginaire de la société féodale supposait un public extrêmement sensible au spectacle. D'une certaine manière, en se laissant emporter par le récit épique, l'auditeur médiéval voyait devant lui se déployer tout un discours d'images.
Notes de bas de page
1 Les chansons de geste du cycle de Guillaume d'Orange, I, Paris, 1955, pp. 111-112.
2 Le Style épique dans Garin le Loheren, Genève, 1967, p. 146.
3 La Chanson de geste. Essai sur l'art épique des jongleurs, Genève-Lille, 1955, p. 130.
4 J'ai étudié plus précisément cette question dans ma thèse de troisième cycle, les Motifs dans la Chanson de geste. Définition et utilisation, Paris III, 1984, pp. 12-15 et 219-23. Une présentation sommaire en a été donnée dans Perspectives Médiévales, 11, 1985, pp. 75-77.
5 Ibid., pp. 10-19.
6 Ed. Moignet, Paris, 1969. Autres textes dépouillés : Guillaume, éd. McMillan (Guil.) ; le Couronnement de Louis, éd. Langlois (Cour.) ; le Charroi de Nîmes, éd. Perrier (Char.) ; la Prise d'Orange, éd. Régnier (Orange) ; la Prise de Cordres et de Sebille, éd. Oensusianu ; le Moniage Guillaume, éd. Cloetta ; Aspremont, éd. Brandin (Aspr.) ; Ami et Amile, éd. Dembowski (Ami) ; Garin le Loheren, éd. Vallerie (Garin) ; Gerbert de Mez, éd. Taylor (Gerb.) ; Raoul de Cambrai, éd. Meyer-Longnon (Raoul) ; la Chevalerie Ogier, éd. Eusebi (Ogier) et Aye d'Avignon, éd. Borg (Aye). Les 2470 premiers vers de l'édition Taylor de Gerb., qui appartiennent en fait è Garin (cf. A. Iker-Gittleman, op. cit., p. 16, et ma thèse, pp. 21 et 275-78) seront cités précédés de la mention GarG.
7 Roland ne donne pas ici D et E, moins fréquents (le dernier surtout) dans les autres textes : il est rare que soit, en une seule fois, actualisé l'ensemble des clichés susceptibles d'entrer dans la composition d'un motif rhétorique, et cela ne se produit guère que pour ceux qu'a analysés J. Rychner, l'"armement" et le "combat à la lance". On peut encore trouver après A le cliché complémentaire, ou l'"expansion" (selon le terme de G. Ashby, Une Analyse structurale du motif de combat dans la Chanson de Roland, VIII° Congreso Rencesvals, Pamplona, 1981, pp. 25-26), "être accompagné" : o chevaliers .ii. M (Garin, 3732).
8 A. Iker-Gittleman, op. cit., p. 146.
9 Cf. P. Zumthor, les Planctus épiques, Romania, 84, 1963, p. 63.
10 Cf. Ph. Ménard, Tenir le chief enbronc, crosler le chief, tenir la main a la maissele : trois attitudes de l'ennui dans les chansons de geste du xiie siècle, Actes du 4e congrès Rencesvals, Heidelberg, 1969, p. 146.
11 Sur dix occurrences de ce noyau formulaire dans les chansons dépouillées, trois seulement (Gerb., 9836, Ogier, 688, et Aye, 3866) correspondent à des "panoramas épiques" au sens strict, alors que j'ai relevé vingt et une occurrences de pui/tertre/mont (ou équivalent) et vingt-six de (fen)estres/soler en fait de cliché initial.
12 Sur le concept de "matrice", cf. G. Ashby, art. cit., p. 34a.
13 Cf. A. Iker-Gittleman, op. cit., p. 146, n. 40.
14 Garin notamment adapte ainsi les clichés : cf. id., ibid., pp. 145-150.
15 J. Rychner, op. cit., pp. 135-7.
16 Id., ibid., p. 128.
17 Le dépouillement des quatorze textes cités donne 80 occurrences repérables du motif, en tenant compte de formes réduites ou modifiées.
18 Où, les clichés de la reverdie rejoignant ceux qui servent à la description d'Orange, "cette seule création de la ville-printemps cristallise, résume et pré-figure le parcours narratif engendré par le motif printanier dont elle confirme la téléonomie" (N. Andrieux. Une Ville devenue désir : la Prise d'Orange et la transformation du motif printanier, in Mélanges A. Planche, Nice, 1984, p. 32).
19 Le réglage de la distance pourrait d'ailleurs avoir pris un certain temps. Dans les chansons plus anciennes (hormis Roland), le regard est parfois excessivement précis ; dans Char., 573, Guillaume réussit à voir Mameles tortre a cortoises moilliers, et Guil. présente aussi parfois des regards très acérés. Le corpus que j'exploite est cependant trop réduit pour autoriser des conclusions définitives à ce sujet.
20 Ogier (6395-6441) offre un autre redoublement intéressant : le héros vaincu découvre du haut d'un tertre Castel Fort, et depuis le donjon de ce dernier l'écuyer Berron a son tour le voit s'approcher, poursuivi par l'armée de Charlemagne.
21 L'article d'E. Baumgartner. Quelques remarques sur l'espace et le temps dans Raoul de Cambrai, Mélanges René Louis, Saint-Père sous Vézelay, 1982, II, pp. 1011-19, a établi le caractère ancien de la représentation du temps dans la première partie de Raoul, et notamment de tout l'épisode compris entre la mort d'Herbert et celle de Raoul, en comparaison avec la partie assonancée.
22 Ed. Salverda de Grave, Paris, C.F.M.A., 1985, vv. 1875-8 et 1955-7.
23 Ajoutons que les vers 1875-8 d'Eneas utilisent une formulation qui rappelle assez nettement la "vue de la fenêtre". Or il y a tout lieu de penser que l'auteur de Gerb. a, directement ou indirectement, connu l'Eneas, dont il reprend le motif de la lettre transmise au moyen d'une flèche (Eneas, 8775-8870 ; Gerb., 5505-5615). Si les arguments de Stengel (Eine Stelle aus Girbert de Mes, welche dem Dichter des Eneas als Vorbild fur seine Liebesbotschaft der Lavinia an Eneas gedient hat, Z.F.S.L., XIX, 1897, pp. 296-7) ne suffisent pas en effet à faire de la chanson le modèle du roman contre la chronologie ordinairement admise (cf. encore F. Lecoy, Sur Gerbert de Metz, lieux et date, Romania, LXXVII, 1956, pp. 433-5), ils soulignent à juste titre la rareté - et donc le caractère peu traditionnel - de l'épisode (cf. CR. de l'Hist. de la 1. et de la litt. françaises de Petit de Julleville, Z.F.S.L., XIX, 1897, pp. 7-8). Ce motif est d'ailleurs absent de l'Index de Thompson.
24 E. Baumgartner, art. cit., p. 1017, à propos de la laisse 265 de Raoul.
25 On y trouve cependant (Ed. Paris, vv. 1403-37 et 1484-91) l'indication d'une princesse observant et commentant la bataille depuis le haut du donjon, épisode typique que je laisse ici de côté parce qu'il ne semble pas reposer sur le même système formulaire que le "panorama épique", ni entraîner tout à fait les mêmes conséquences narratives, et que dès lors son étude allongerait trop le texte de cette communication.
Auteur
Saint-Quentin
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