La geste de 'Fierabras' ou le jeu du réel et de l'invraisemblable
p. 843-857
Texte intégral
1La matière de Fierabras s'avère une véritable forêt vierge. Audacieux, voire téméraire, nous allons tenter de nous y aventurer ! Labyrinthe inextricable, elle dispose d'un réservoir immense de textes inédits. Depuis plus d'un siècle, des recherches occasionnelles ont été entreprises par nombre de spécialistes illustres. Cependant, nul ne s'est attaqué à la mise sur pied d'un tableau global des problèmes posés par la Geste de Fierabras tant en Europe qu'en Amérique Latine. Nous avons tenté de combler cette lacune dans notre ouvrage consacré à la Geste de Fierabras et intitulé : Naissance et développement de la chanson de geste en Europe : V. La Geste de Fierabras. Le jeu du réel et de l'invraisemblable, Droz, Genève, 1986 (PRF), actuellement sous presse.
2Diverses générations de savants ont obtenu des résultats impressionnants, tout en ayant le tort de se confiner dans le détail. Ainsi, la vision globale de la Geste en a pâti. Le jeu des mutations brusques, l'imbroglio des casse-tête, le "bal des noms-masques" et les travestissements perpétuels n'ont guère été l'objet de recherches systématiques1. La version de base, la Version Blanche, n'a pas été isolée2. L'auteur du diptyque littéraire original est demeuré inconnu3.
3Comment parvenir à lever le voile de ce mystère à multiples facettes ? En l'absence d'instruments de travail, l'entreprise s'avère ardue.
4En effet, il n'existe qu'une seule édition du Fierabras fondée sur un manuscrit de Paris du xive siècle ; elle présente une version amplifiée et tardive du récit, publiée il y a quelque 120 ans. En outre, il ne se trouve aucune édition diplomatique proprement dite de la Destruction de Rome de Hanovre, si on néglige le centon picardisé de Gustav Groeber (1873). Il existe cependant quelques éditions de prose ou des fragments en vers, sans compter les versions étrangères. En définitive, le bilan se révèle négatif.
5Parmi les textes les plus importants du Fierabras figurent les récits en moyen anglais. Comme ils n'ont jamais été traduits ni en anglais moderne, ni en français, ils sont demeurés inaccessibles aux grands romanistes. En outre, les travaux capitaux de l'Américain Smyser et du Néerlandais Konik sont restés lettre morte aux yeux de la plupart des Européens. Ainsi, nous sommes en présence d'une véritable carence d'informations, d'un énorme trou dans notre documentation. Nous reviendrons, dans le second volet de notre exposé, sur le problème des textes fierabrasiens de première importance négligés jusqu'ici par les chercheurs. Mais à présent, ouvrons le premier volet, celui du jeu du réel et de l'invraisemblable.
A. Le jeu du réel et de l'invraisemblable
6Le romanesque sied à la Chanson de Fierabras, il en fait partie intégrante. En effet, M. Hans-Robert Jauss l'a signalé, cette épopée participe de la chanson de geste et du roman. A nos yeux, elle forme probablement un roman à clefs, mais celles-ci, à l'instar des reliques du Christ, restent introuvables. Partons à leur recherche.
7Les anthroponymes en Espagne ne cessent de varier et semblent se livrer à un continuel bal masqué : ils constituent ce que nous aimerions désigner par des "noms-masques"4.
8Une princesse convertie épouse le roi d'Espagne. Elle s'appelle à l'origine Zaida, puis elle est dotée d'une profusion de "noms-masques" : Isabel et Maria ; Bramimonde et Soramonde ; Halia et Juliane et enfin Floripas, la princesse 'Passe-Fleur'.
9De toute évidence, l'histoire de cette princesse Zaida n'est guère plausible, cependant elle est attestée par les chroniques et les chartes. Avec elle, la réalité dépasse la fiction, corroborant la formule de Boileau "le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable". Les oeuvres littéraires qui évoquent la vie de Zaida ne méritent peut-être pas notre créance, mais leurs auteurs ont tenté de conjurer l'écueil de l'invraisemblable dans les limites de leurs possibilités.
10Comparons à cet effet, les destinées de Floripas dans le Fierabras et de Zaida dans les documents historiques d'Espagne.
1) Floripas et Zaida
11La fin de la chanson marque l'apothéose de Gui de Bourgogne et de Floripas. Le guerrier émérite et la ravissante princesse sarrasine convertie sont couronnés roi et reine d'Espagne. Digne frère de Floripas, Fierabras, le champion musulman devenu chrétien lui aussi, sera le vassal de son beau-frère Gui, qui lui concède la moitié de la péninsule. Tel est l'heureux dénouement de l'histoire5.
12Pourtant, à première vue, cette histoire frappe par son invraisemblance. Un valeureux comte chrétien de l'illustre Maison de Bourgogne, Gui, aurait épousé la fille d'un émir musulman, sultan d'Espagne et du Caire. Cette jeune femme serait tombée amoureuse du chevalier - pour avoir entendu faire l'éloge de ses prouesses. La musulmane, après sa conversion, serait devenue reine d'Espagne - sous la suzeraineté de Charlemagne - et son propre frère aurait dû jurer hommage à son mari, Gui de Bourgogne, roi d'Espagne, pour la moitié de la péninsule. On croit rêver !
13Pourtant, la réalité n'est pas loin. Un parallèle peut être établi avec l'histoire de l'Ibérie du xie siècle, plus exactement avec celle des années 1091 - 95 si capitales pour Raymond et Henri de Bourgogne et leur beau-père Alphonse VI. C'est en 1091 précisément que le roi Alphonse épouse la princesse de Séville Zaida, qui vient de se convertir. Le beau-frère de Zaida est redevable d'un tribut à Alphonse VI : comme roi des "taifas", il lui doit des "parias".
14Zaida avait été la bru d'al-Mutamid, dont elle avait épousé le fils aîné, Fath ibn Abbād, surnommé "Maimun". Celui-ci était mort en tentant de défendre Cordoue contre les envahisseurs almoravides, débarqués d'Afrique. Sa veuve ne se morfondit pas longtemps. Elle s'éprit d'Alphonse VI "licet non visum", c'est-à-dire par ouï-dire et sans l'avoir rencontré, et écrivit au roi pour lui offrir sa main. Avec l'assentiment de Mu'tamid, elle lui apportait en dot une profusion de places fortes au nord de Cordoue. Alphonse VI accepta et l'épousa peu après. "Cette dot représente l'un des plus grands succès de la Reconquista, à la suite de la conquête de Tolède en 1085. La nouvelle reine se fit baptiser sous le nom d'Isabel [Maria] ".
15Ainsi, Alphonse VI, l'empereur au surnom honorifique de "Charlemagne" épousa-t-il la bru de l'émir musulman d'Espagne, princesse qui s'était énamourée de lui, ne le connaissant que de réputation.
16Cette situation avait sans doute du piquant, mais, transposée dans le cadre épique pseudo-carolingien, son invraisemblance devait heurter le bon sens : il était manifeste que Charlemagne, l'empereur mort en 814, n'avait jamais pris pour épouse une musulmane. Dans cette conjoncture sans issue, il fallait donc faire intervenir un "deus ex machina" et transférer le statut du mari de la princesse sarrasine à l'un des preux ardents et fiers d'Alphonse VI.
2) Gui de Bourgogne
17Or l'entourage d'Alphonse VI à Coïmbre en 1092 - 93 était rehaussé par la présence d'un guerrier valeureux, Raymond de Bourgogne, comte d'Amaous en Franche-Comté, puis comte de Coïmbre, l'animateur de l'offensive chrétienne jusqu'aux rives du Tage. Doter de ce nom le futur mari de Floripas ne constituait guère un expédient efficace, car il fallait toujours travestir la réalité contemporaine et lui faire revêtir le masque du glorieux passé carolingien. Or le nom de Gui se retrouvait fréquemment dans la famille des Bourgogne - jusqu'à la fin du xie siècle. (En effet, le frère aîné de Raymond le portait, le futur Gui de Vienne et Calixte II). Ainsi pourquoi ne pas recourir à la première appellation du frère de Raymond et dénommer le fiancé de Floripas Gui de Bourgogne ? Cette ressource était un moyen de se tirer d'embarras, d'autant plus que les Maisons de Bourgogne jouissaient d'un prestige considérable en Espagne en ce temps-là.
18Certes, Henri de Bourgogne s'était également rendu en Espagne à cette époque, mais il n'avait pas encore bâti sa renommée sur de grands exploits, ni épousé la fille naturelle d'Alphonse VI. Ainsi, apparemment, il était susceptible de figurer comme tel dans le Fierabras primitif. Cependant, plus tard, le nom devenu trop illustre devait disparaître de presque tous les textes de la Chanson de Fierabras - seule la version provençale nous conserve le "fossile" de son nom : "el Bergonho Anris".
3) Zaida et Bramimonde
19En 1950, Lévi-Provençal reprit le thème de la "Mora Zaida" et déclara que "Bramimonde", le nom porté par la veuve convertie de Marsile dans la Chanson de Roland, désignait la veuve (de Maimun) : en arabe, "veuve" se dit "bru-main". Suivant ses traces, nous avons suggéré en 1961 déjà que les Français auraient appelé la veuve de Marsile "Bramimonde" en souvenir de la veuve de Maimun, bru de Mu'tamid. Cependant, ils n'auraient pas pris conscience que Zaida était la femme de Maimun et la bru de Mu'tamid, car ils méconnaissaient l'univers familial des souverains sévillans.
20Notons au passage la corrélation entre le "nom-masque" de "Balan" et al-Mu'tamid de Séville dans le Fierabras, ainsi que le lien de ce même roi musulman avec son "nom-masque" de "Marsile" dans l'épisode de la mort tragique des ambassadeurs de Charlemagne Basin et Basile à Saragosse. Cette filiation rehausse la valeur du rapprochement entre le "nom-masque" de "Bramimonde" et la bru d'al-Mu'tamid.
21Il convient ici d'attirer l'attention sur un détail inédit : le ms. très archaïque E-Escorial, souvent le plus complet du Fierabras, met en parallèle Bramimonde et Floripas. Floripas enjoint le geôlier de la prison d'Aigremore de libérer Olivier et ses compagnons. Celui-ci refuse d'obtempérer, invoquant un précédent fâcheux : sur les ordres de Bramimonde, il avait jadis relaxé le chrétien Aïmer, qui avait ensuite tué l'aufage.
Encore me menbre il du chaetif Asmier
Ke Bramimonde fist de la chartre geter ;
Lui et ses compaignons fist en la chambre aorner.
Puis ochist il l'aufage au bon brand d'acier cler.
22Ne négligeons pas cette allusion explicite au farouche "Aïmer le Chétif" et cette dénonciation de la duplicité de la Sarrasine. Dans son passionnant ouvrage Archéologie de l'épopée médiévale, Joël Grisward nous apprend que la belle Sarrasine s'appelle "Soramonde" dans les poèmes Aymeri de Narbonne et Huon Capet. Il en déduit, avec Ernest Langlois, qu'il a dû exister une chanson de geste perdue, dont Langlois a reconstitué les grandes lignes : "Aïmer est allé au secours du pape et des Romains, attaqués par les Sarrazins ; il est blessé, fait prisonnier et conduit en captivité à Venise ; aidé par Soramonde, femme de l'aufage, il sort de prison, tue le Sarrazin, se rend maître de la ville, épouse sa libératrice et a d'elle un fils appelé Drogon". Grisward ajoute "qu'il y a tout lieu de supposer que cette 'aventure vénitienne' constitue une tradition parasitaire et pour ainsi dire apocryphe". Il nous a semblé intéressant de relever cette corrélation entre différents cycles d'épopées médiévales.
23En résumé, si nous suivons le fil de nos idées, Zaida aurait porté une profusion de "noms-masques", en tant que chrétienne et reine d'Espagne, elle aurait reçu le nom d' 'Isabel' - ou de 'Maria' suivant les sources. Dans le cadre de la Chanson de Roland, elle aurait été dénommée 'Bramimonde' et serait devenue la veuve convertie du roi de Saragosse. Dans Aymeri de Narbonne et Huon Capet, elle aurait eu pour nom 'Soramonde', alors que la Chanson de Fierabras l'aurait doté du nom capiteux de 'Passe-Fleur' ou 'Floripas'.
24Ainsi, l'étonnant spectacle qu'offre le bal des 'nomsmasques' de la princesse musulmane convertie, épouse du futur roi d'Espagne, nous remplit d'un singulier vertige. L'art épique des jongleurs véhicule un mécanisme d'épanouissements, d'amoindrissements manifestes, mais il traduit aussi une passion incoercible de la mascarade.
B. Projets d'éditions de textes capitaux
25Nous nous sommes penché sur le passé. Maintenant, dans notre second volet, nous voudrions tenter de bâtir l'avenir. Posons la première pierre en abordant la question des éditions ou des traductions de textes fierabrasiens de première importance, négligés jusqu'ici par les chercheurs.
26Les projets que nous vous soumettons sont susceptibles d'intéresser des spécialistes d'horizons différents : des occitanistes, anglistes, francistes et hispanistes.
27Entamons notre sujet par le domaine occitan.
1) Destruction de Rome, Chanson de Fierabras, version occitane
28La cote : Berlin, Staatsbibliothek, Cod. Gall. Oct. 41, in-octavo ; v. 1 - 46 (Prologue général), v. 47 - 561 (Destruction), v. 562 - 5044 (Fierabras). Ms. de 1220 environ en languedocien.
29L'édition de Bekker de 1829 est dépassée. Il existe une transcription moderne effectuée par Pountney, dont nous possédons une copie. Pourtant, bien qu'il tienne compte de toutes les corrections suggérées par Immanuel Bekker, Hofmann, Baist, Fischer et al., son texte n'est pas satisfaisant et de ce fait impubliable. Son glossaire détaillé et intéressant mériterait d'être développé à la lumière des dictionnaires modernes et en se référant au fichier du Dictionnaire étymologique de l'occitan (DEO) de Heidelberg. En outre, il faudrait établir un index des noms propres et prêter une attention particulière aux nombreuses hybridations franco-occitanes. Ce projet ferait à coup sûr faire un bond à la linguistique occitane (tant dans le domaine lexicologique que dans celui de la morphologie ou de la syntaxe)6.
30Les 515 vers de la Destruction de Rome n'exposent que la partie finale de cette chanson et préparent le public au Fierabras. Cette Destruction fragmentaire n'a pas de modèle connu. Il est donc possible que le prototype soit occitan.
31Le Fierabras, au contraire, est une contamination de deux ou plusieurs modèles dont l'un est identique à la version française A publiée par Kroeber et Servois en 1860. Ce texte appartient à la Quatrième Version Bleue des récits français, comme nous l'établissons dans notre ouvrage sur la Geste de Fierabras actuellement sous presse chez Droz à Genève. Il en ressort que le rédacteur de cette Chanson de Fierabras écrit dans une langue hybride franco-occitane faite d'éléments disparates, un jargon stupéfiant ! L'étude de ces hybridations ferait progresser les recherches lexicologiques entreprises sur le Girard de Roussillon par Mme Hackett et M. Max Pfister et serait de haut intérêt pour les études effectuées par nous-même sur la Chronique dite Saintongeaise et la Passion de Clermont-Ferrand. On pourrait également les mettre en parallèle avec les hybridations franco-italiennes examinées par Günther Holtus.
32Le deuxième modèle de cette Chanson de Fierabras doit être plus proche de l'original, c'est-è-dire du Fierabras Primitif conservé en Amérique Latine, texte encore très proche du substrat historique ibérique.
33Alors que la version française conservée A, la seule accessible au public, est disparate, médiocre et souffre en quelque sorte d'éléphantiasis épique, ce texte fierabrasien occitan offre une structure monolithique et présente des blocs de laisses bien organisés, comme l'abbé Salvat le rapporte dans le Dictionnaire des Lettres Françaises dirigé par le Cardinal Grente (1964). Ce qui fait le charme de la version occitane, c'est sans aucun doute, outre le mouvement et l'intensité dramatiques de ses épisodes, ses nombreux fossiles historiques et littéraires.
34Ainsi, ce projet d'édition, qui pourrait être réalisé en équipe, est doté d'une quantité de facettes captivantes.
35Abordons maintenant un domaine intéressant les anglistes. Il s'agit de la
2) Traduction en anglais moderne (ou en français) du 'Sowdon of Babylon', texte anglais du xve siècle, l'un des plus archaïques de la Geste de Fierabras.
36La cote : Princeton, N. J., USA, Princeton University, Firestone Library, Garrett Collection, MS. 140. Il comprend la Destruction de Rome (v. 1 - 938) et la Chanson de Fierabras (v. 979 - 3274). Il existe deux éditions, celle de Hausknecht remontant à 1881 et celle de Lappert de 1976 (Diss. Abstracts International 36 : 5319 - 5320 A ; University of Pennsylvania).
37C'est le texte le plus vivant, le plus caustique, le mieux structuré de la Geste de Fierabras, une véritable "slapstick comedy", selon Hamilton Smyser. Il se prête au jeu de marionnettes (cf. dessins du ms. Bodley 164)7. Pour nous, le "Sowdon" a tous les traits d'une tragi-comédie, où le rire alterne avec les larmes. Il est bien dommage qu'il n'ait pas encore été traduit - soit en anglais moderne, soit en français -, afin qu'il soit accessible au plus grand nombre. Il mériterait également d'être mis en scène, à la manière des "Mystery Plays" du xve siècle.
38Quittons l'Angleterre pour revenir sur les bords du Lac Léman avec
3) Jehan Bagnyon et son "rommant de Fierabras le geant". Incunable. Projet d'édition moderne
39Le 28 novembre 1478 à Genève, Adam Steinschaber imprime l'édition princeps du Fierabras de Jehan Bagnyon de Lausanne, ouvrage en trois Livres, dont le deuxième comprend le Fierabras proprement dit. Sa cote : Genève, Bibliothèque Publique et Universitaire. Incunables, Hf 350 Réserve, fol. 19 r. - 92 r. (c'est-à-dire 146 pages en prose). Nous en possédons la photocopie.
40Comme ce texte a exercé une influence considérable en Europe et en Amérique Latine, il serait important à nos yeux d'en sortir une édition moderne, car il n'en existe aucune. Signalons qu'il serait utile d'y citer les variantes contenues dans les deux mss. conservés qui sont antérieurs à l'édition princeps, à savoir Genève, Bibliothèque Publique et Universitaire, ms. fr. 188 et Cologny / Genève, Bibliotheca Bodmeriana, fr. 16. En outre, nous sommes disposé à mettre notre photocopie de l'incunable à la disposition d'un éventuel éditeur.
41Le texte de l'édition princeps est très facile à lire. Aucun problème paléographique ou de déchiffrement n'est à signaler. Bagnyon est le seul auteur médiéval qui ait su organiser son sujet de manière systématique et qui ait su le traiter clairement et simplement, avec un doigté psychologique extraordinaire. Son savoir-faire explique le succès de cette oeuvre, devenue best-seller tant en Europe qu'en Amérique Latine8.
42Penchons-nous maintenant sur un émule de Bagnyon et notre projet d'
4) Edition princeps de la "Historia del Emperador Carlo Magno y de los Doce Pares de Francia".
43Rédigée par Nicolas de Piemonte, cette "Historia" fut imprimée par Jacob Cromberger de Séville en 1521. Un exemplaire est conservé à la Morgan Library de New York9. Nous en possédons une photocopie et la mettons à la disposition d'un éventuel éditeur. Dans la deuxième édition, de 1525, l'auteur est appelé "Piamonte", nom qui dorénavant lui restera.
44Cet ouvrage a été réédité à maintes reprises tant en Espagne qu'en Amérique Latine. Au xixe siècle, il a été également réédité plusieurs fois à Paris pour la colonie espagnole en France, en parallèle avec les publications du Fierabras de Bagnyon dans la Bibliothèque Bleue, source des images d'Epinal représentant le héros sarrasin.
45L'oeuvre de Piemonte est importante, en raison de son énorme impact en Espagne, au Portugal, au Pays Basque et dans toute l'Amérique Latine ancienne. En outre, Piemonte a influencé Cervantes, Lope de Vega Carpio, Calderón, Juan José Lopez et le théâtre de danse. Son Historia a été utilisée en outre comme instrument de conversion et d'inquisition. C'est une oeuvre qui devrait chatouiller l'envie de maint hispaniste !
46Caressons un autre projet, celui d'une
5) Première édition moderne des "romances" sur Fierabras et Roncevaux de Juan José Lopez
47Depuis Agustin Durân il y a 150 ans, nul n'a édité les huit "romances" brefs diffusés sur des feuilles détachées imprimées, les "pliegos sueltos", adressées à un public populaire. Cependant, il existe des textes aux variantes parfois plus archaïques (d'apparence en tout cas) que les "romances" édités par Durán. Ce sont les versions orales de Guajardo et de Lopez Rodriguez dans le paradis de la transmission orale et des chanteurs aveugles de "romances" du Chili, entre Valdivia et La Unión au sud de Santiago.
48Comme Keller l'a relevé au Congrès de Padoue-Venise de la Société Rencesvals, ce texte de Juan José Lopez pose une quantité de problèmes. Sa diffusion, en Ibérie et en Amérique Latine, est susceptible de retenir l'attention des hispanistes.
49Nous formons également le projet d'une documentation relative à
6) L'aspect théâtral de la Geste de Fierabras
50a) Au cours du festival populaire de Nassa senhora de Neves à Neves, près de Viana do Castelo au nord de Porto ("Festa" annuelle), on représente un "Auto de Floripes" le 5 août. Il est annoncé comme "espécimo único no pais de género de Teatro Popular, conservado do longo dos seculos con toda a sua pureza"10.
51b) Sous le titre "Conversión del Moro al Cristianismo", texte (re)composé par les frères Pastor Aicart vers 1872, l'histoire de Fierabras est jouée aujourd'hui encore à Bañares, Benejama et Villena dans la province d'Alicante et à Bocairente, Fontanares, Fuente de la Higuera dans la province de Valence.
52c) En outre, un théâtre de danse avec pour sujet Los Doce Pares de Francia est représenté aujourd'hui encore dans de nombreuses localités mexicaines de la province de Puebla et dans quelque villages voisins de la province de Morelos ; citons Acatlán, Amatitlán, Atoyatempan, San Andrés Calpan et al. Ces danses se déroulent de coutume pendant les fêtes de la "Virgen de Guadalupe", autour du 12 décembre11.
53Nous rêvons de l'établissement d'une vidéothèque, qui permettrait de mieux comprendre le mécanisme scénique et dramatique issu des ouvrages médiévaux et dont la veine persiste encore de nos jours.
Conclusion
54Voilà. Nous avons en quelque vingt minutes fait un voyage à travers le temps, les pays et l'histoire. Avons-nous aiguillonné les chercheurs en leur déployant un éventail de projets inédits ? Avons-nous su mobiliser leurs enthousiasmes ? Nous l'espérons !
55Si nous revenons à notre propos initial, constatons que les thèmes du réel et de l'invraisemblable et leur jeu alambiqué s'articulent sans difficulté et comme naturellement au sein de la Geste de Fierabras.
Notes de bas de page
1 Mandach, A. de, Naissance et développement de la Chanson de geste en Europe : V. La Geste de Fierabras ... ch. III-VII
2 Ibid., ch. VIII. Une contribution du domaine picard : La "Version Blanche".
3 Ibid., ch. IX. Gautier de Douai
4 Ibid., ch. III. La "Chanson de Fierabras" et l'Espagne : le substrat dynastique français ; IV. La "Chanson de Fierabras" et l'Espagne : le décodage des noms propres.
5 Ibid., ch. VI. Les amours de Floripas et de Gui de Bourgogne, ou le jeu du réel et de l'invraisemblable.
6 Le président de l'Association Internationale des Etudes Occitanes, M. Peter T. Ricketts, Westfield College, University of London, nous annonce que l'un de ses disciples se chargera de ce projet d'édition.
7 Mandach, Naissance et développement ... V, op. cit., Bibliographie I : Manuscrits et imprimés fierabra-siens, C, n° 11, 11a et 11b ; Mandach, A. de, "Le rôle du théâtre dans une nouvelle conception des genres", in : Actes du XVIIe Congres International de Linguistique et de Philologie Romanes, Aix-en-Provence, 31 août - 6 septembre 1983, Université de Provence, Aix-en-Provence, vol. V (sous presse), avec schéma et illustrations notamment des "castellets" avec marionnettes du ms. Bodley 164.
8 Mandach, Naissance et développement ..., V, op. cit., Appendice II : A la découverte du "Fierabras" de Jehan Bagnyon.
9 MS. PML 31538. Palau a cru que le texte de pages, imprimé à Tolède vers 1498 par Pedro Hagenbach, le n° 4458 du Manuál del librero hispano-americano ..., Barcelona, 1948-71, 9 vol., contenait le Fierabras de Piamonte. A la suite d'une observation critique de F. Marquéz Villanueva (Harvard), nous l'avons examiné et constaté qu'il s'agit de Charlemagne et "la emperatriz Savilla", Mandach, A. de, Naissance et développement ... V, op. cit. Bibliographie I, D. III, § c, n°. 72-74.
10 Remercions Miguel et Virginia Metzeltin - Machado Rego, Fachbereich 3, Universität Paderborn, des précieux renseignements qu'ils nous ont donnés à ce sujet.
11 Beutler, Gisela, La Historia de Fernando y Alamar. Contribución al estudio de las danzas de aoros y cristianos en Puebla (México), Steiner, Stuttgart, 1984, 348 p. 7 ill., 1 carte (Das Mexiko-Projekt der DFG, XIX).
Auteur
Université de Neuchâtel
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