Paléographie, épopée et affaire Dreyfus
Quelques remarques sur le thème : Paul Meyer et les Chansons de Geste
p. 815-842
Texte intégral
1"... C'est toujours avec une émotion joyeuse et virile qu'on entend sortir des paroles singulières et audacieuses de la bouche d'hommes de science qui par une pure question d'honneur professionnel viennent de dire la vérité, une vérité dont ils se soucient seulement parce qu'elle est la vérité qu'ils ont appris à chérir dans leur art (...) Ainsi M. Paul Meyer qui sans doute jusque-là se souciait fort peu de Zola et ne se serait pas dérangé une minute pour lui et qui peut-être était ami intime du ministre de la Guerre, défendra avec une joyeuse sympathie Zola qu'il a reconnu être dans la vérité et à toutes les pressions, tous les arguments de l'autorité militaire opposera un certain nombre d'assertions sur certains déliés, certaines courbes, et conclura : "je jure que ce ne peut être de l'écriture de Dreyfus" (...) Un homme qui a pour profession de rechercher la vérité dans les écritures (...) est-il en quelque sorte impitoyable (...) Et plus leur opinion [c'est-à-dire, de "ces gens-là", des hommes de science] est différente de ce qu'on aurait dû présumer, plus on sent avec plaisir que la Science est quelque chose de tout autre que toutes les choses humaines et politiques (...)". Sans doute, on a déjà reconnu cette page de Jean Santeuil1, on se souvient de cette représentation d'un des pères fondateurs de nos études, vu comme incarnation de la Science et voix de la Vérité. Il y a bien de raisons, à mon avis, pour remonter directement de ces "Enfances de la Recherche"2 aux compte-rendus sténographiques in extenso des audiences des procès, que Joseph Reinach, dans son combat habile et puissant, faisait publier sans délai en volumes ; il est d'ailleurs évident qu'en cette occasion notre but ne sera pas tellement celui d'observer la genèse du récit prous-tien, mais de nous procurer une meilleure connaissance de la personnalité de Meyer. Les documents en question sont tout d'abord les compte-rendus du procès Zola (février 1898), ceux de l'Enquête de la Cour de Cassation, quelques mois plus tard, pour une éventuelle révision du procès Dreyfus de 1894, et finalement ceux du deuxième procès Dreyfus devant le Conseil de Guerre de Rennes (août-septembre 1899)3 ; la déposition de Meyer et de ses collègues Auguste Molinier et Giry au cours de l'enquête fut décisive et la sentence de révision fut gagnée. La lecture de ces dossiers nous rend une image insolite de Meyer, saisie au vif ; on le voit formuler, au cours de ses dépositions, confrontations, expertises -parmi des remarques serrées et pertinentes d'ordre logique et des observations strictement techniques sur les écritures, les fac-similés, les chartes, etc. -, certaines professions de méthodes, certains principes, qui non seulement peuvent être comparés avec ceux qu'on extrait de ses travaux de philologue et d'historien à partir de ses exordes (environ 1860), mais qui, dans ce contexte "hétérodoxe", prennent parfois une plus large envergure.
2Procès Zola. Apportées des précisions à propos de sa famille et de lui-même, nécessaires à démentir des vieilles insinuations4, Meyer expose une première analyse technique de l'écriture du célèbre bordereau ; au cours de celle-ci, il porte son discours sur la démarche de son travail : "Eh bien ! je veux vous indiquer en quelques mots l'esprit que j'apporte ici : je ne suis pas de ceux qui arrivent ici avec leur siège fait, comme l'abbé de Vertot5, à qui on disait : "Eh bien ! Voici des documents sur le siège de Rhodes". - Et il répondait : "Trop tard, mon siège est fait". Je ne suis pas dans ces idées-là : je suis disposé à former mon opinion d'après les faits. De plus, ce qui m'intéresse le plus ici, ce sont les questions de procédés employés pour arriver à la vérité, les questions de méthode. Je vois là une matière à recherches scientifiques, recherches qui, dans cette affaire, ne me paraissent pas avoir été conduites avec l'esprit suffisamment dégagé de préoccupations. Il y a vraiment trop de personnes qui ont leur siège fait, et à mesure que nous avançons et que je puis lire les dépositions qui ont précédé la mienne, j'éprouve souvent un sentiment de tristesse, en voyant combien on s'entête dans des opinions qui souvent portent sur des questions secondaires, questions qui peuvent être résolues sans grande importance dans un sens ou dans un autre ; on s'y entête parce qu'une fois on s'y est arrêté : ce n'est pas de l'esprit scientifique. J'étudie ces questions d'écriture absolument comme j'étudierais une page d'un texte difficile, me souciant très peu au fond de savoir si cette page que j'ai tenu à comprendre soutient une doctrine ou une autre, mais voulant par-dessus tout savoir ce que cette page veut dire"6. Nous pouvons donc remarquer l'énonciation d'un principe, qui peut paraître même banal à nos jours, mais qui ne l'était pas autant à cette époque : il faut procéder de manière inductive et non pas déductive ; l'examen des faits doit précéder toute thèse. En outre, au cours d'une réplique au général de Pellieux à propos d'un fac-similé du bordereau, Meyer tient à souligner que l'indépendance des opinions émises est une garantie pour la recherche : "[Cette question] je l'ai étudiée (...) par moi-même, et d'après le système qui consiste à ne se préoccuper en aucune façon de ce qui a déjà été dit sur le sujet, à travailler de première main, sauf, ensuite, à vérifier ce que les autres ont dit. Si je suis d'accord avec eux, je suis content ; si je ne suis pas d'accord, je vérifie mes premières opérations pour savoir qui s'est trompé"7.
3Or l'appel continu à la rigueur scientifique de son propre travail ; le pragmatisme dans la recherche, l'impératif que celle-ci soit fondée sur des phénomènes vérifiables ; le combat porté sans cesse contre tous résidus métaphysiques, tous éléments aprioristiques venant d'une mentalité dépassée ; tout cela dérive sans doute des textes fondamentaux du positivisme : une étude complète du lexique intellectuel de Meyer se reportera tout d'abord aux oeuvres de Comte et de ses disciples - on verra sous peu la haute considération du jeune Meyer pour Littré. De la troisième déposition de Meyer, celle au procès de Rennes, on peut tirer une petite anthologie de formulations de principe contre les arguments d'autorité - qui, dans ce Conseil de Guerre, étaient nombreux -, contre les protestations d'évidence8. Comme dans ses interventions au procès Zola, où les nombreux appels à la science avaient dû s'imprimer dans la mémoire de Proust, ici ils foisonnent, avec le principe qu'il faut vérifier personnellement et toujours tout argument9. Mais il est bien remarquable que Meyer ne se faisait pas un mythe de cette démarche scientifique, qu'il ne prétendait pas d'être assimilé p. ex. à un mathématicien ou à un botaniste ; il dit p. ex. : "C'est l'écriture et c'est la main du commandant Estherazy". Pour moi, c'est d'une évidence absolue. Et ici se pose la question de savoir dans quelle mesure les expertises permettent d'arriver a la certitude. J'ai entendu dire bien des fois et je crois que vous l'avez entendu dire aussi, ces jours derniers, que la science des experts est chose vaine, que c'est tout au plus si les experts peuvent arriver à des probabilités. Je crois, messieurs, que cette assertion comme toutes les assertions générales, en dehors bien entendu des axiomes de sciences exactes, contient une part d'erreur avec une grande part de vérité"10. Or ces mots nous rappellent encore quelque chose qui nous est bien connu, il s'agit de la célèbre similitude, formulée par Lemcke à propos des ballades traditionnelles écossaises11, que Gaston Paris avait faite sienne dans l'introduction de son Histoire poétique de Charlemagne : "Partout où une nouvelle nation se constitue par suite du mélange d'éléments différents, il se produit spontanément une nouvelle poésie nationale ; et de même que toute combinaison chimique est accompagnée d'un dégagement de chaleur, toute combinaison de peuples est accompagnée d'une production poétique"12. "Ingénieuse comparaison", l'avait jugée Meyer dans ses Recherches, l'oeuvre qui allait rester la rédaction la plus importante de ses vues sur les chansons de geste (d'ailleurs, un travail de réflexion, le sien, qui de la préface de Gui de Nanteuil en 1861 se poursuivra jusqu'à l'édition posthume de Doon de la Roche, 1921) ; mais il avait ajouté entre autres : "Quant à moi, je ne saurais y adhérer à cette théorie (...) je me borne à dire que la poésie héroïque (...) se manifeste bien plutôt, ce me semble, à la suite du choc des nations qu'à la suite de leur fusion"13.
4Antoine Thomas, dans sa belle oration aux obsèques de Meyer14, au cours de laquelle il exprimait le voeu d'avoir bientôt cette bibliographie du savant qui encore aujourd'hui nous fait défaut, disait entre autre : "Se défiant des théories, il [Meyer] s'attache aux faits et interdit à sa plume les envolées aventureuses. Il souscrirait volontiers à cette pensée, formulée par d'autres : une vérité qu'on généralise n'est déjà plus une vérité. Mais que de vérités particulières il a lumineusement dégagées dans les sujets divers (...) ! "15, etc. C'est là l'opinion vulgate sur Meyer, mais il se peut qu'elle ne soit pas vraiment exacte ni pour la théorie ni pour la pratique. On peut voir d'un côté ces propositions, que je tire du compte-rendu des Etudes de Littré sur l'histoire de la langue française : "(...) M. Littré sait donner à ses idées une forme précise qui les rend singulièrement propres à servir de base à une controverse profitable. Il a par excellence l'esprit systématique, et j'ai hâte d'ajouter que cette expression n'a point dans ma pensée le sens défavorable que certains lui attribuent ; bien au contraire : l'esprit de système, considéré dans son principe et non point en ses abus, qu'est-il, sinon l'esprit de ceux qui savent réduire leurs idées en corps de doctrine ? Et tel est sans doute le but de la science, à moins qu'on ne veuille borner son rôle à réunir des faits sans en tirer la conclusion ! (...)"16. De l'autre côté, revenons un instant au procès Zola. Après la confrontation avec le général de Pellieux, dont il fait facilement ressortir la faiblesse des arguments, en se gagnant la sympathie du public et de la presse17, Meyer en doit affronter une seconde, avec l'un de ses anciens élèves, Couard, qui avait été un des experts au procès Esterhazy18. Couard, qui, à cette occasion, avait conclu que la main du bordereau n'était pas celle d'Esterhazy, doit maintenant défendre son opinion à tout prix (on vérifiera ensuite que non seulement la main et l'écriture sont d'Esterhazy, mais que le papier aussi est celui employé à l'époque par ce dernier). Couard est fidèle à son nom ; vu que l'expertise sur l'original du bordereau était interdite d'autorité, il accuse son maître d'avoir émis son opinion sur la base d'un fac-similé, ce que, à son dire, il aurait sévèrement interdit de faire à quiconque de ses élèves. Voici maintenant Meyer, qui, sans perdre son calme, avec fermeté et ironie, apporte au principe de valeur générale des atténuations par des considérations spécifiques sur les différentes techniques de production des fac-similés (le "gillottage", etc.) et leurs différents degrés de valeur, etc. ; et par l'indication précise des phénomènes qu'on peut, et de ceux qu'on ne peut pas étudier dans ces fac-similés. C'est-à-dire que nous retrouvons Meyer égal à lui-même dans la théorie et dans la pratique.
5Cette assertion que nous venons de lire à propos de Littré, nous pouvons la comparer avec une autre, qu'on relève à la même époque, dans le compte-rendu du petit livre de Charles d'Héricault sur les origines et l'histoire de l'épopée française : "(...) lorsque, pour fonder une théorie, M. d'Héricault descend dans le détail des faits, il lui arrive fréquemment de se tromper, et, comme il ne manque pas de généraliser tous les principes qu'il pose, on comprend que ses erreurs doivent avoir des conséquences extrêmes"19. Meyer a bien donné des essais de synthèse, et il s'agit de morceaux extraordinaires, mais justement il les a rédigés à un moment où les recherches sur cet argument étaient parvenues à un degré de certitude satisfaisant, bien que provisoire : il suffit de mentionner la mise au point sur l'état et les perspectives des études romanes présentée et imprimée à Londres en 1874 pour la Philological Society, le rapport romain De l'expansion de la langue française en Italie pendant le Moyen Age, qui est encore à nos jours fondamental, ou bien l'article Provençal, Language and Literature rédigé pour la XIème édition de la Encyclopaedia Britannica20. La démarche inductive est d'une richesse incomparable, et la synthèse suit. Pour cette même raison, et sans que son dire infirme nullement les résultats de sa déposition au procès Zola, Meyer peut affirmer au centre de celle-ci : "Au fond, je n'ai pas d'opinion arrêtée sur le fond de l'affaire dans laquelle je viens témoigner ; j'attends. Mon opinion se forme peu à peu"21. Dans ses Recherches, franc et loyal comme toujours, il avait écrit tout court : "L'introduction de M.G. Paris est un morceau de critique déductive qui se recommande pour la finesse de l'analyse et le rigoureux enchaînement des propositions"22 ; et plus loin, à propos des Epopées françaises de Gautier, "Il n'y a pas à discuter des faits aussi hypothétiques, ce sont des arguments invoqués à l'appui d'un système préconçu. Ils en sont tirés par déduction, et ne peuvent servir à établir une induction. Pour qui n'admet pas le système, leur valeur est nulle"23.
6A ce point, on doit évidemment se poser la question si Meyer a été vraiment fidèle à la démarche pragmatique et inductive qu'il affirmait de poursuivre et qu'il demandait aux autres, et si vraiment, dans la question des origines des chansons de geste, il avait réussi à faire dans son esprit tabula rasa de toute idée émise avant lui avant d'en avoir vérifié une seule. C'est d'ailleurs un phénomène gnoséologi-que fondamental qui est en jeu ici. Or, il est certain qu'à ce propos le point le plus délicat est celui des origines germaniques de l'épopée française.
7Sur ce problème, ou, pour mieux dire, sur cette solution du problème des origines, Meyer exprime son opinion de manière tranchante déjà en 1862, dans le compte-rendu de l'ouvrage de d'Héricault ; et il n'y a aucun doute que certaines assertions lui sont suggérées par une attitude non moins sentimentale que rationnelle : ce n'est pas par hasard que Bédier citera de préférence cet écrit de Meyer plutôt que les Recherches de '6724. Mais, ceci dit, il faut reconnaître aussi que Meyer détruit par des arguments tout à fait bien fondés la preuve de fait capitale de d'Héricault, c'est-àdire les prétendus caractères populaires du Ludwigslied et sa nature de cantilena aussi bien que les rapports entre ce texte et Gormond et Isembart. Meyer conclut par ces mots : "(...) l'hypothèse de la transformation de chants franciques en chansons de geste françaises est contraire à l'idée d'une poésie populaire et nationale"25. Mais cette idée, dont la provenance est bien connue, est tout simplement acceptée ou vient elle de la recherche inductive d'un savant de vingt ans ? S'il s'agissait seulement d'une question d'âge, on répondrait tout de suite que Meyer aussi bien que Paris avaient lu à vingt ans ce que beaucoup voudraient avoir lu à cinquante ; mais sans doute les deux notions de peuple et de nation sont employées ici avec la rigidité qui est typique des notions romantiques survivantes au déclin du romantisme. D'ailleurs, on saisit bien du contexte que Meyer avait déjà su se former une orientation personnelle sûre à propos de l'indépendance des chansons de geste par rapport à la tradition cléricale et érudite, indépendance que, somme toute, il nous faut constater encore aujourd'hui. De la même manière, on ne saurait contester la présence d'une dimension collective dans les textes épiques, aussi bien que la fonction historique de ces textes dans le sens de la consolidation et de l'expansion d'une conscience ethnique et culturelle.
8Par contraste avec les vues exprimées par Paris et Gautier, Meyer rédige les siennes cinq ans plus tard dans une forme plus large et mûre. On sait qu'il attaque ici la théorie des chants héroïques brefs qui auraient précédé les textes survécus, et qu'il le fait parfois avec sarcasme26 ; il ne faut pas multiplier les textes, les cantilenae mentionnées par des textes latins du Moyen Age avec référence à des légendes ne sont autre chose que les chansons de geste, cantilena étant une sorte de traduction en latin du mot ou des mots vulgaires désignant nos textes ; on peut donc admettre qu'un certain nombre de textes ont existé avant ceux dont nous avons connaissance réelle ; p. ex., Raoul de Cambrai, chanson que Meyer publiera ensuite en collaboration avec Longnon, peut remonter en premier état même à la fin du ixème siècle ; il y a des textes qui se rattachent de près aux faits historiques, il y en a d'autres qui développent des traditions déjà évoluées, il y en a qui inventent leur sujet ; on ne saurait donc croire que les chansons de geste aient toutes une genèse pareille. Et quant aux origines, "il s'agit d'expliquer comment des cantilènes germaniques ont pu être métamorphosées en poèmes français. Pour cela, il faut admettre que celles-là ont persisté dans nos pays romans jusqu'au dixième siècle au moins, ou bien qu'on les allait chercher en Austrasie. Puis il faut supposer au même temps toute une génération de poètes philologues occupés à faire des amplifications françaises sur des thèmes germaniques. Mais c'est là une besogne d'antiquaires ! C'est une opération qui est possible à une époque où la littérature est devenue un art, qui s'est même produit plusieurs fois, notamment en Allemagne au douzième siècle, mais qui, au début d'une littérature éminemment populaire, est simplement impossible"27. Cette allusion à la littérature du Moyen Age allemand et cette notion, qui revient, d'une popularité de l'épopée française nous laissent voir que pas tous les éléments du discours sont entièrement reconduits sous le domaine d'une raison scientifique ; mais la préparation extraordinaire de Meyer en fait d'histoire des langues romanes lui fait voir les termes du problème plus clairs qu'à ses confrères. Nous possédons d'ailleurs bien de témoignages, publiques et privés, de l'admiration sincère de Meyer pour la philologie allemande28, et donc, s'il est juste de relever toute inflexion de sa pensée, nous ne saurions aller trop loin en cette direction - en tout cas je reviendrai encore sur ce point. Les vues de Meyer, à cette époque, avaient déjà un point d'appui bien établi dans cette connaissance de la littérature occitane qui était un autre des aspects supérieurs de la préparation de Meyer et qui reste sans égal encore aujourd'hui29. S'il est admirable comment Meyer, sur la base de la connaissance de quelques morceaux de l'Entrée d'Espagne, anticipe, en contredisant Gaston Paris, les conclusions de Antoine Thomas à propos de deux auteurs distincts de ce poème et de la Prise de Pampelune, c'est avec une clairvoyance incomparable que, encore dans ses Recherches, il formule ses convictions déjà plusieurs fois exprimées auparavant, en faisant définitivement justice du "paradoxe de Fauriel". La réponse de Paris en '87, à propos de Daurel et Beton, révèle immédiatement la persistance dans sa pensée des équivoques présents à ce propos dans l'Histoire poétique, et le caractère "déductif" de sa démarche, bien qu'il proteste le contraire30. On verra que les conclusions de Meyer sont décisives pour le débat encore en cours sur le problème historique d'ensemble de l'épopée romane.
9Une portée systématique et une formulation efficace contribuent au succès d'une thèse. A l'époque des Recherches, Meyer sait bien qu'il n'est pas prêt pour une synthèse post rem telle qu'il la conçoit ; trop de fouilles à faire dans les bibliothèques, trop de textes encore à publier, trop de questions spécifiques à envisager ; il sait qu'il doit en quelque mesure avancer une autre thèse, mais, pendant même qu'il le fait, il renvoie à une autre occasion ce discours d'ensemble qui ne viendra jamais31. Mais, si on veut regarder "sans siège fait", on s'aperçoit que Meyer était sur quelques points plus ouvert que son illustre confrère, ce qui est tout dire. En 1865, Paris, dans le chapitre de son livre réservé à La Légende de Charlemagne en Espagne32, avait débuté par l'axiome "L'Espagne n'a pas eu d'épopée" ; comme on relève d'après ce qui suit, il était convaincu d'un côté qu'on ne pouvait plus voir dans tous romances des survivances de poèmes épiques anciens, de l'autre que tous les éléments en présence étaient de provenance française ; la pénétration de la légende rolandienne avait commencé très tôt, c'est-à-dire, à son avis, au moins au xiième siècle. En 1905, Meyer, dans l'une des sobres notes qu'il ajoute lors de la réimpression posthume de l'Histoire poétique, écrira : "Trop absolu. Sans parler du poème du Cid, qui est une véritable chanson de geste, il a existé en Espagne des chants sur des héros nationaux, dont on retrouve sous une forme plus ou moins altérée, des fragments dans les anciennes chroniques. C'est ce qu'a montré M. R. Menéndez Pidal dans son ouvrage intitulé La leyenda de los infantes de Lara (Madrid, 1896 ; cf. Morel-Fatio, dans Romania, XXVI, 305 et suiv.). G. Paris, rendant compte du livre de M. Menéndez Pidal dans le Journal des Savants (mai 1898), a adopté cette idée, qui du reste avait déjà été indiquée par Milà y Fontanals33. Il n'est d'ailleurs pas contestable que l'épopée castillane s'est formée sous l'influence des chansons de geste françaises qui paraissent avoir pénétré de bonne heure en Espagne"34. C'est absolu, mais c'est fondamentalement vrai. Il nous faut bien constater que le procédé de révision, auquel les questions concernant l'épopée castillane ont été soumises après la disparition de Menéndez Pidal, a fait bien du chemin en cette direction, même si cela a été fait plus fréquemment au nom des positions de Bédier : S. Pedro de Carderia, S. Domingo de Silos, S. Salvador de Oña, etc.35 ; mais la Nota Emilianense, qui certainement n'a pas apporté de l'eau au moulin de Bédier, en a fait venir à celui de Meyer36.
10Lorsque Bédier, en 1912, tome troisième des Légendes épiques, et Menéndez Pidal en 1959-60, La Chanson de Roland etc., écrivent les "historiques" les plus importants de la question des origines, ces deux savants, bien que pour des raisons tout à fait différentes, ôtent beaucoup d'importance au rôle de Meyer dans le débat ou le font même entièrement disparaître (Menéndez Pidal)37. Si l'on peut s'exprimer ainsi, les écrits de Meyer, dépourvus qu'ils sont d'une formule qui les résume, ne sont pas a même d'opposer résistance. Cette manipulation, chez Bédier, est fonctionnelle, d'un côté, a sa thèse qui n'admettait pas, ou presque, l'existence de chansons avant le xième siècle, de l'autre, si je ne me trompe, au rôle qu'il voulait réserver à Gaston Paris ; le souvenir de la douloureuse discussion que Bédier avait soutenue avec Rajna à propos de sa vraie ou prétendue trahison du maître parisien était récent. Ce qui est sûr c'est que, dans son aperçu, on passe de Paris à Rajna, et que Paris domine la scène au point de devenir l'auteur unique de la "Romania" (où Longnon venait de publier des interventions défavorables aux thèses de Bédier) ; pour tout cela il suffit de se référer à une étude de la correspondance de ces savants, par M. Alberto Brambilla38. Dans l'"historique", Meyer apparaît plus loin ; ses Recherches sont présentées comme "deux articles", ses vues, comme Bédier tisse son discours à partir du Roland, lui paraissent affectées d'un oralisme déjà détruit par Paris39. C'est le compte-rendu du livre de d'Héricault qui est cité d'abord et de préférence, en fonction de la polémique, que Bédier fait sienne, contre la théorie des origines germaniques. Les études de F. Lot viendront donner un peu plus d'espace à Meyer, mais seulement à propos des questions spécifiques d'un texte ou de l'autre40.
11Quant au grand théoricien du néo-traditionalisme, il est évident qu'il n'aurait jamais pu accepter un refus si tranchant de reconnaître les origines non romanes de l'épopée française, lui qui allait fonder sur cette thèse son cadre d'une vaste et autonome épopée castillane, alerte au point de fournir à l'occasion des emprunts à celle de la France du Nord. Et pour ce qui est de cette définition du Cid comme véritable chanson de geste, il ne l'aurait certainement pas acceptée.
12Personne ne saurait songer aujourd'hui à revenir tout court aux positions de l'un ou de l'autre de tous ces grands savants. La crise partielle du système de Bédier, causée par les abus de son esprit systématique, rouvre des espaces à la démarche et aux résultats pragmatiques de Meyer, qui avait aussi constaté la présence de faux documents préparés par des moines, mais qui, là encore affecté de vues romantiques, avait dédaigné de les prendre en considération41. En tous cas, me paraît-il, c'est sans doute à partir de certaines vues de Meyer, rajeunies et mises au point, qu'on pourrait mieux encadrer les résultats les plus récents de notre travail. Dès qu'en 1884 le livre de Rajna eut paru, Paris, après l'avoir présenté et soumis à son examen dans la "Romania", en accepta les conclusions42 ; et trois ans plus tard, dans ce compte-rendu de Daurel et Beton etc. que j'ai déjà mentionné, il écrivit à propos de la question de l'épopée occitane : "Dans les deux régions, à une époque où leurs dialectes respectifs n'offraient pas encore des grandes différences, il s'était formé un vers rythmique qui, avec un nombre variable de syllabes, avait pour trait caractéristique d'être uni à un autre vers ou à plusieurs autres vers par l'homophonie de la dernière voyelle tonique43. Laissons maintenant de côté tout ce qui suit à propos des relations entre strophe et laisse, entre rime et assonance. Le fait qui paraît essentiel est l'emploi de la laisse assonancée comme forme de codification poétique épique en France, Provence, Castille, dans les fragments des Infantes de Salas comme dans ce qu'on peut entrevoir du Raoul de Cambrai primitif, dans Girart de Roussillon ou dans la Chanson de Roland. Paris escamotait ce problème à cause justement de ses apriorismes romantiques ; Meyer, qui lui aussi avait gardé cette idée d'une épopée tout à fait populaire, pouvait cependant refuser ce manque de grandes différences entre Nord et Midi à cette époque, et il insistait sur la discontinuité linguistique. Paris ne voyait pas l'absurde d'une évolution parallèle du code formel à partir de ce système germanique qui était fondé sur des principes tout à fait autres, comme la métrique allitérante, pour ne pas parler d'une polygenèse de la laisse. On lira bien plus tard chez Menéndez Pidal ce paradoxe, pour lequel la laisse assonancée des textes castillans est là pour témoigner comment cette forme était répandue dans le centre de l'aire en question, en France et au Midi44. L'unité formelle de l'épopée romane, que la question - vexata quaestio -de la "versificación irregular castillana" affecte à un niveau tout à fait subordonné, nous paraît un obstacle insurmontable même pour la nouvelle théorie, formulée par M. Cesare Acutis, des deux couches de l'épopée romane, l'une plus ancienne et structurée sur les deux moments outrage-vengeance de la "faida" et sur l'esprit du "clan", l'autre plus récente, chrétienne, organisée en trois moments, outrage-vengeance-punition, en rapport avec une conscience sociale plus large45. Il est évident que la polygenèse du décasyllabe elle aussi, même si elle ne concernait que le Nord et le Sud de la France, ne pourrait être retenue. Cette discontinuité formelle demande un milieu cultivé, imbu d'expériences latino-chrétiennes. Et ici, il y a lieu de prendre en considération l'hypothèse que, de la même manière qu'on a pu constater dans tant d'autres expériences de l'histoire littéraire mieux documentées, un modèle du plus grand prestige, même refondu à plusieurs reprises, ait imposé et répandu ce code formel unique ; personne ne refusera de voir dans un Roland le meilleur candidat pour remplir cette case vide. Une continuité ethnique, cet "esprit franc" dont Meyer parlait46, peut bien subsister et notamment en France ; mais cette attrayante théorie germanique, qui serait la seule à même de justifier l'ensemble de l'épopée occidentale, ne pourrait aller au-delà de ce niveau.
13Dans son discours cité, Antoine Thomas fait un éloge du style de Meyer qui n'est pas de circonstance : "Partout brillent chez lui une érudition impeccable, une rare élégance de lignes, une juste proportion des parties, un art sobre qui sait mettre en relief l'évolution des genres littéraires et fait sentir la beauté plastique des oeuvres et des formes"47. En effet, Meyer n'a ni la plume de Paris ni celle de Bédier, car dans toutes ses pages l'accent est toujours sur l'objet, jamais sur les mots du critique lui-même ; son art de traducteur mérite aussi une étude48. C'est-là la règle du positivisme le meilleur, et cela pourra ne pas aller sans rapport avec la préférence accordée par Meyer à Girart de Roussillon, que le témoignage des lettres à Mistral a mis en lumière, et aussi à Raoul de Cambrai. Il se peut que ces "rudesses et naïvetés presque sauvages" qu'il chérissait dans ces textes du Moyen Age, et dont il retrouvait l'équilibre formel dans la rédaction décasyllabique du Roman d'Alexandre, se manifestent à son avis, mieux ici que dans ce texte excellent mais atypique qui est le Roland49. Mais cette remarque, ni inductive ni déductive, est tout simplement psychologique, et il vaut mieux la laisser tomber.
14En conclusion, je reviens un instant aux années de l'"Affaire". Comme tout le monde sait, l'adhésion à l'appel de Zola, après l'acquittement d'Esterhazy, de la part d'un groupe prestigieux d'hommes de science et de lettres, provoqua cette querelle des intellectuels dont les termes ont peut-être été dépassés seulement par les notes de Gramsci dans ses cahiers de prisonnier50. On sait, p. ex., que Albert Reville, historien des religions, publia alors ce petit livre dans lequel il analysait les étapes de son évolution au fur et à mesure que l'affaire se développait51 ; et que par contre Brunetière eut cette malencontreuse initiative de composer (23 mai 1898) son pamphlet contre ses collègues dreyfusards, un texte digne de ce que même le général Billot, ministre de la Guerre, avait dénommé une "jésuitière"52. Si Brunetière réserve ses flêches les plus pointues aux biologistes Duclaux et Grumiaux, et affirme que les intellectuels doivent faire leur métier et pas se mêler des affaires situées en dehors de leur domaine d'expérience, il frappe aussi Meyer par des allusions même trop évidentes : "Ne dites pas à ce biologiste que les affaires humaines ne se traitent pas par ses "méthodes" scientifiques ; il se rirait de vous ! N'opposez pas à ce paléographe le jugement de trois Conseils de guerre ; il sait ce que c'est que la justice des hommes ! et, en effet, n'est-il pas directeur de l'Ecole Nationale des Chartes ? "53. La nature sophistique de cet argument est d'autant plus évidente que Meyer était intervenu justement en tant qu'expert, en "chartiste", faisant profiter le débat de sa rigoureuse expérience technique contre les misérables expertises de ses devanciers aux procès Dreyfus et Esterhazy. Il est vrai que parfois il intervient aussi sur quelques points du débat : p. ex., lorsque les accusateurs de Dreyfus, obligés d'admettre que l'écriture du bordereau est celle d'Esterhazy, avancent la thèse qu'il s'agit d'un "décalque" effectué par Dreyfus, Meyer fait ressortir toutes les incohérences de cet argument. Mais il le fait au nom de cette logique qui est à la base de la recherche scientifique, et qu'il avait invoquée bien de fois dans ses travaux54. Il faut reconnaître, d'ailleurs, que dans le pamphlet de Brunetière il y a un côté relevant, car la conscience de l'état de crise du positivisme est chez lui fort établie, bien qu'adressée à des buts indignes. Plusieurs intellectuels répondirent alors, insistant sur ce qu'aujourd'hui nous dirions la nécessité de l'engagement de l'intellectuel en tant que tel ; par contre, Meyer prit une position à lui, bien typique de son tempérament. Il s'agit du pamphlet qu'il adressa à son tour, sept mois plus tard, à Jules Lemaître, devenu président de la "Ligue des amis de la patrie française", lorsque le moment le plus sombre qui suivit la condamnation de Zola, commença à se dissiper55. Lucide et mordant comme d'habitude, élégant mais visant les choses, Meyer invite son interlocuteur, membre de l'Académie, à prendre des initiatives de manière que le mot intellectuel, qui est un adjectif en grammaire, reste adjectif ; dans des questions comme celles dont il s'agit, dit-il, c'est en tant que citoyen qu'il faut intervenir, et non pas en tant que forme d'une altération grammaticale.
15Le bureau du C.U.E.R.M.A. exprime ici toute l'émotion qu'il ressent à publier ce texte d'Alberto Limentani.
Notes de bas de page
1 M. PROUST, Jean Santeuil, éd. établie par P. CLARAC, Paris, Gallimard ("Bibl. de la Pléiade"), 1971, pp. 648-51 (et cf. 1064) ; le texte des passages cités ci-dessus ne diffère pas dans l'éd. de B. DE FALLOIS, Paris, Gallimard, 1952, 3 volumes. Dans le contexte de son récit, pour des raisons qu'on dirait d'ordre rhétorique, Proust analyse en parallèle le comportement de Meyer et celui d'un médecin. L'étude de A.M. CITTADINI CIPRI', Proust e la Francia dell"affaire Dreyfus", Palermo, Palumbo, 1977, me paraît bien décevant à propos de Meyer et des autres historiens, philologues, etc. (cf. p. 46).
2 G. CONTINI, "Jean Santeuil", ossia l'infanzia della "Recherches", (1953), réimprimé dans G.C., Varianti e altra linguistica, Torino, Einaudi, 1970, pp. 111-37 ; dans l'occasion de ce congrès, je prends la liberté de mettre cette "infanzia" au pluriel.
3 Le Procès Zola, devant la Cour d'Assises de la Seine et la Cour de Cassation (7-23 février ; 31 mars - 2 avril 1898), 2 volumes, Paris, Stock, 1898. La Révision du Procès Dreyfus, Enquête de la Cour de Cassation, 2 volumes, Paris, Stock, 1899. Le Procès Dreyfus devant le Conseil de Guerre de Rennes (7 août- 9 septembre 1899), 3 volumes, Paris, Stock, 1900. Parmi les écrits de l'époque même de l'"affaire", on verra au moins F.C. CONYBEARE, The Dreyfus Case, London, G. Allen, 1898, et J. REINACH, Histoire de l'affaire Dreyfus, 6 volumes, Paris, 1901-8.
4 Je reproduis ici un passage qui fournit sur la formation de Meyer des précisions qu'on ne trouve pas ailleurs (l'avocat Fernand Labori - 1860-1917 - fut le défenseur aussi bien de Zola que de Dreyfus au procès de Rennes, au début duquel il fut grièvement blessé par un "anti-dreyfusard") :
(Le témoin prête serment). Me LABORI - Je voudrais d'abord répéter a MM. les jurés que M. Meyer est directeur de l'Ecole des Chartes, membre de l'Institut, professeur au Collège de France. - M. LE PRESIDENT - C'est ce que le témoin vient de dire. -Me LABORI - Après avoir répété ceci, que j'ai cru utile, je vais lui poser une question : Est-il israélite ? -M. P. MEYER - Je comptais dire un mot là-dessus. Il est exact qu'en 1883, lorsque j'ai eu à l'Institut, l'année où j'y suis entré, le grand prix biennal, M. Drumont, en trois pages odieuses de la France juive (la seule d'ailleurs gui se soit vendue) a déclaré que j'étais le fils d'un juif allemand et que c'était pour cette raison que j'avais eu ce prix, le seul qui soit décerné par l'Institut entier, toutes classes réunies. J'ai écrit à M. Drumont et au Temps pour démentir la chose. Je suis né à Paris, de parents français. Mon grand-père du côté de mon père était de Strasbourg, ce qui explique mon nom alsacien. J'ai été baptisé à Notre-Dame ; j'ai fait ma première communion à Saint-Sulpice ; j'ai confirmé à Saint-Sulpice ; j'ai même été élève du catéchisme de persévérance de Saint-Sulpice jusqu'à l'âge de seize ans. Il est fâcheux que, sans preuves, on imprime que je suis d'une autre religion ou que j'ai changé de religion, ce que je déclare n'avoir pas fait et n'avoir pas l'intention de faire. Je fais cette déclaration pour épargner des lignes inutiles à des journaux auxquels je serais obligé d'adresser des lettres rectificatives, et dans lesquels je ne serais pas aise de me voir imprimé.
Il se peut que certaines remarques de Proust, présentées dans le contexte sous forme hypothétique, proviennent d'ici ("Il pouvait (...) même être très religieux (...)") ; d'autres semblent dériver de l'observation directe : "(...) M. Paul Meyer pouvait être l'ami du général Billot et ne pas démordre d'un pouce et venir miner tout son échafaudage. Il pouvait détester la littérature de M. Zola et en parler avec dédain et même être très religieux et en avoir horreur. Maintenant il lui donnera cordialement la main et < pourra > aller lui chercher des petits pâtés pendant les audiences, et rire, et causer avec lui, et s'entendre pour des plans d'attaque" (éd. cit., pp. 650-1). Meyer et Proust se sont-ils jamais connus personnellement ? Je trouve seulement, dans la Correspondance de Proust (éd. Ph. KOLB, II = 1896-1901, Paris, Plon, 1976, pp. 208-9), une lettre de l'écrivain à L. Muhlfeld à propos de sa maladie, qui lui a empêché d'être témoin de noces ; une note de M. Kolb signale que Meyer était témoin lui aussi dans cette occasion.
5 P.R.A. de Vertot, 1655-1735.
6 Op. Cit., I, pp. 501-2.
7 Op. cit., II, p. 42.
8 P. ex. : "Ces opinions n'étant pas appuyées de preuves, nous pouvons les négliger : dans la science, les affirmations, les convictions, les présomptions, tout cela et rien, c'est la même chose ; il n'y a que les preuves qui comptent" (p. 10). "Notez bien, messieurs, que si je parle d'évidence, ce n'est pas le moins du monde parce que la Cour de Cassation l'a dit. Je ne me sers jamais d'un argument d'autorité. Les arguments d'autorité ne comptent pas dans la science. Il n'y a de certain que ce qu'on peut vérifier par soi-même (...)" (pp. 12-13). A propos de l'identité de l'écriture du bordereau et de celle d'Esterhazy, et par contre de la diversité de celle de Dreyfus : "Je prétends donc, messieurs, qu'il y a ici évidence complète. L'évidence, malheureusement (...) ne se manifeste pas à tous les yeux. Je dois donc entreprendre de démontrer l'évidence en vous présentant quelques observations techniques (...)" (p. 4).
9 Proust dut avoir connaissance de ces affirmations en lisant les journaux (cf. Jean Santeuil, éd. cit., p. 651) ; si les notions de Science et Vérité dominent dans ses pages, des mots comme ceux-ci dans le passage que j'ai cité au début - "à tous les arguments de l'autorité militaire il opposera" etc. - pourraient garder un souvenir exact des mots de Meyer.
10 Le Procès Dreyfus devant le Conseil de Guerre de Rennes, cit., I, p. 3.
11 "Jahrbuch für romanische und englische Sprache und Literatur", IV, p. 148 (que je n'ai pas pu contrôler directement).
12 G. PARIS, Histoire poétique de Charlemagne, Paris, 18651, 19052.
13 P. MEYER, Recherches sur l'épopée française (...),"Bibliothèque de l'Ecole des Chartes", XXVIII (1867), pp. 28-63 et 304-42 ; en extrait, Paris, Franck, 1867. Gui de Nanteuil, éd. P. MEYER, Paris, 1861 ("Anciens Poètes de la France", 6) ; Doon de la Roche, éd. P. MEYER et G. HUET, Paris, 1921 (SATF).
14 Institut de France. Publications diverses de l'année 1917, Paris, Firmin-Didot, 1917 : (...) Funérailles de M. P. Meyer, membre de l'Institut, le mardi 11 sept. 1917. Discours de M. A.Thomas (...) pp. 1-12, (...) de M. M. Prou (...), pp. 13-14, (...) de M. L. Leger (...), pp. 25-8.
15 p. 7.
16 P. MEYER, Les études de M. Littré sur l'histoire de la langue française (Paris, Didier, 1862, 2 volumes), "Bibliothèque de l'Ecole des Chartes", 5e s., extrait de p. 60 : 1-2.
17 Le Procès Zola, cit., II : Confrontation de M. le général de Pellieux avec M.P.Meyer, pp. 39-51. Comme le président veillait à ce que le nom de Dreyfus ne fût même pas prononcé au cours du procès, Meyer dit (p. 42) : "(...) on a aussi publié des fac-similés de celui qu'il n'est pas permis de nommer ici, le de cujus, quoi ! (...)". Titre partiel de "l'Aurore" le jour suivant : "Pellieux embêté par Meyer" ; Meyer est qualifié "le spirituel professeur de l'Ecole des Chartes".
18 Le Procès Zola, cit., II : Confrontation de M.P. Meyer avec M. Couard, pp. 51-62.
19 P. MEYER, compte-rendu de Ch. D'HERICAULT, Essai sur l'origine de l'épopée française et sur son histoire au Moyen Age (Paris, Franck, 1860 : recueil d'articles déjà parus dans le "Journal Général de l'Instruction Publique", à propos d'un ouvrage de F. Guessard), "Bibliothèque de l'Ecole des Chartes", 4e s., VI ; extrait de p. 6 : p. 1. On sait que l'adjectif "impitoyable" employé par Proust convient bien à Meyer ; on verra l'opinion de Sainte-Beuve, exprimée directement au jeune philologue, dans sa lettre du 20 novembre 1867, dans sa Correspondance Générale, recueillie (...) par J. BONNEROT, t. XVI, 1867, nouv. série, X, Toulouse, Privat-Didier, 1970, pp. 552-3 : et aussi Causeries du lundi, 3e éd., VIII, p. 498, à propos de l'éd. de Villehardouin par N. DE WAILLY (" (...) M. P. MEYER, l'oeil de lynx le plus perçant, la plume la plus exigeante d'exactitude et qui ne laissent rien passer (...)").
20 P. MEYER, Rapport sur l'état actuel de la philologie des langues romanes, "Transactions of the Philological Society for 1873-4", pp. 407-39 (et cf. le rapport du même titre, l'année suivante, pp. 119-33) ; De l'expansion de la langue française en Italie pendant le Moyen Age, "Atti del Congresso Internazionale di Scienze Storiche", t. IV, Roma, 1904, pp. 61-104 ; le fascicule XXII, 3 de l'Encyclopédie Britannique porte la date de 1910. Dans le premier Rapport que je viens de citer Meyer expose très clairement sa manière de concevoir la "philologie romane".
21 Le Procès Zola, cit., I, p. 501. Ces mots sont à rapprocher de ceux de Proust, Jean Santeuil, éd. cit., pp. 649-50 : "Ces paroles sont émouvantes à entendre, car on sent qu'elles sont simplement la conclusion d'un raisonnement fait d'après des règles scientifiques et en dehors de toute opinion sur cette affaire (...)".
22 P. MEYER, Recherches (...), cit., p.3.
23 P. MEYER, Recherches (...), cit., p. 64.
24 Cf. Plus loin, et notes 37-39.
25 P. MEYER, Compte-rendu de Ch. D'Héricault, cit., p.6.
26 P. MEYER, Recherches (...), cit., p. ex. p. 66 : "Et c'est le malheur de cette théorie : faute de preuves directes, elle cherche des analogies au dehors ; en Espagne, elle trouve des "cantilènes", mais pas d'épopée ; en Allemagne, une épopée, mais pas de "cantilènes". Ou bien, à propos des éléments mythiques, comme p. ex. le récit de l'épouse accusée et innocente : "S'il faut y voir un mythe solaire, comme le propose en passant M. G. Paris, c'est une autre question, que mon ignorance de la science encore toute récente de la mythologie me défend d'aborder. Je suis moins persuadé du caractère mythique que M. G. Paris attribue au commerce criminel de Charles avec sa soeur. Ce trait peut n'avoir pas d'autre cause que l'incontinence bien connue de l'empereur" (p. 52).
27 P. MEYER, Recherches (...) cit., p. 62.
28 Cf. p. ex. le Rapport cité ci-dessus, n.20, ou bien les lettres à Mistral du 29 sept. 1864 et du 30 oct. 1868, dans Correspondance de F. Mistral avec P. Meyer et G. Paris, recueillie et annotée par J. BOUTIERE, Introduction d'H. BOUTIERE, Paris, Didier, 1978.
29 Cf. P. MEYER, Anciennes poésies religieuses en langue d'oc, "Bibliothèque de l'Ecole des Chartes", ve s., I (1860), pp. 1-19 ; Cours d'histoire de la littérature provençale. Leçon d'ouverture [Ecole Impériale des Chartes], extrait de la "Bibliothèque de l'Ecole des Chartes", Paris, Franck, 1865. Et cf. Correspondance de F. Mistral (...), cit., notamment la lettre du 29 sept. 1864.
30 G. PARIS, Publications de la SATF et Provençaux. Aiol. Elie de Saint-Gilles. Daurel et Beton. Raoul de Cambrai. Comptes-Rendus, "Journal des Savants", 1886-7, extrait, Paris, Imprimerie Nationale, 1887. A l'avis de Paris, Meyer est resté le seul à refuser les conclusions de Rajna à propos des origines germaniques de l'épopée française (P. RAJNA, Le origini dell'epopea francese, Firenze, Sansoni, 1884) ; et, quant à l'épopée occitane, "Tous les critiques sont aujourd'hui d'accord pour reconnaître que la production épique, a l'époque ancienne, a dû être, au midi de la France, sinon aussi riche qu'au nord, du moins également spontanée et probablement assez abondante. Les conditions de la naissance de l'épopée étaient les mêmes. Dans les deux pays l'établissement des Germains avait donné naissance à une classe dominante, essentiellement guerrière, et qui, même quand elle eut abandonné sa langue originaire pour adopter l'idiome roman, dut conserver le goût héréditaire pour les chants épiques célébrant les exploits des anciens héros ou les combats auxquels elle prenait part. Dans les deux régions, à une époque où leurs dialectes respectifs n'offraient pas encore de grandes différences, il s'était formé un vers rythmique qui, avec un nombre variable de syllabes, avait pour trait caractéristique d'être uni à un autre vers ou à plusieurs autres vers par l'homophonie de la dernière voyelle tonique" (p. 25). Meyer n'aurait su accepter des formulations comme "a dû être", "probablement assez (abondante"), "dut conserver", "le goût héréditaire".
31 P. MEYER, Recherches (...), cit., p. 64.
32 p. 203.ss.
33 M. MILA' Y FONTANALS, De la poesía heroico-popular castellana (18741), Barcelona 19592 (edición preparada por M. DE RIQUER y J. MOLAS) ; nous faisons référence à celle-ci ; cf. la Nota preliminar des éditeurs.
34 pp. 531-2.
35 Il suffit de faire mention ici de P.RUSSELL, Some Problems of Diplomatic in the "Cantar de Mio Cid" and their Implications, "Modern Language Review", XLVII (1952), pp. 340-9 ; San Pedro de Carderia and the heroic History of the Cid, "Medium Aevum", XXVII (1958), pp. 57-79 ; A. UBIETO ARTETA, Observaciones al "Cantar de Mio Cid", "Arbor", XXXVII (1957), pp. 145-70. Cf. l'excellente synthèse de A. DEYERMOND, dans le chap. I de son ouvrage Epic Poetry and the Clergy : Studies on the "Mocedades de Rodrigo", London, Thamesis Books, 1968.
36 D. ALONSO, La primitiva épica francesa a la luz de una Nota Emilianense, "Revista de Filologia Española", XXXVII (1953), pp. 1-94. Le fait, déjà mis en évidence par G. PARIS (Le Carmen de Prodicione Guenonis et la légende de Roncevaux, "Romania", XI, 1882, pp. 465-518 : 482-3), que la tradition survécue du Roland remonte entièrement à un seul archétype, ne contredit pas la conviction que d'autres rédactions aient existé auparavant : cf. M. DELBOUILLE, Les chansons de geste et le livre, dans La Technique littéraire des chansons de geste (1957), Paris, "Les Belles Lettres", 1959, pp. 295-407 : 340 ; tout dernièrement aussi C. SEGRE a fait sienne cette perspective, bien qu'avec sa prudence habituelle, et cela avec référence à la Nota Emi-lianense : cfr. La Canzone d'Orlando, éd. par M. BENSI, introd. de C. SEGRE, traduction de R. LO CASCIO, Milano, Rizzoli, 1985, pp. 10-11 (et cf. M. Bensi, pp. 52-3).
37 J. BEDIER, Les Légendes épiques, t. II, Paris, Champion, 19121, qu'on cite dans la IIIe éd., 1929, pp. 200-288 ; R. MENENDEZ PIDAL, La Chanson de Roland et la tradition épique des Francs, Paris, Picard, 1960, pp. 3-50. Bédier, p. 287, souligne l'importance des "hypothèses générales" par des remarques de grande envergure ; on a vu que la polémique de Meyer s'adressait aux excès de l'esprit de système ; dans sa correspondance il critique une tendance en ce sens même dans l'oeuvre de Bédier : cf. la note suivante.
38 A. BRAMBILLA, Communication présentée au colloque sur P. Rajna (Sondrio, sept. 1983), à paraître dans les Actes. Dans l'"historique des théories" de Bédier on lit avec étonnement (pp. 249 ; 260-1) que Rajna "eut beau jeu" contre la théorie des cantilènes, repoussée jusqu'à ce moment seulement par M. Milà y Fontanals à propos de l'épopée castillane ; l'attribution de la "Romania" toute entière à G. Paris est à p. 246.
39 J. BEDIER, op. cit., pp. 273-4.
40 F. LOT, Etudes sur les légendes épiques françaises, Paris, Champion, 1970.
41 P. MEYER, Recherches (...), cit., p. 9-11.
42 "Romania", XIII (1884), pp. 598-627.
43 "Journal des Savants", cit., p. 25. Aussi bien Rajna que Paris refusaient de voir dans le décasyllabe la continuation d'un vers latin.
44 M. MILA' Y FONTANALS, De la poesia (...), cit., p. 579, accepte le principe de la polygenèse de la laisse : cf. aussi p. 496 ; P. RAJNA, Le origini (...), cit., chap. XVIII, formulait des vues nouvelles, qui d'ailleurs n'ont pas pu être retenues ; cf. G. PARIS, compte-rendu cit., pp. 619-25. M. MENENDEZ PIDAL, Los Infantes de Salas y la Epopeya Francesa - influencias reciprocas dentro de la tradición épica romànica, dans Mélanges R. Lejeune, Gembloux, Duculot, 1969, pp. 485-501.
45 C. ACUTIS, La leggenda degli Infanti di Lara. Due forme epiche nel Medioevo occidentale, Torino, Einaudi, 1978.
46 P. MEYER, Compte-rendu de Ch. D'Héricault, cit., p.5.
47 A. THOMAS, Discours, cit. p. 7.
48 Quelques remarques sur Meyer en tant que traducteur dans ma communication Ancora sulle traduzioni dalle letterature d'oc e d'oïl : "Girart de Roussillon", Meyer et Bédier, sous presse dans les Actes du colloque de Würzburg (1984) Infragestellungen, Neue Deutungen, Neue Thesen.
49 P. MEYER, Préface à son éd. de Gui de Nanteuil, cit. p. X ; Alexandre le Grand dans la littérature française du Moyen Age, Paris, 1886, II, pp. 109-110. Dans ses Etudes sur la chanson de Girart de Roussillon, "Jahrbuch fur romanische und englische Literatur", XI pp. 121 ss., Meyer définissait Girart de Roussillon "la plus remarquable à bien des égards des compositions épiques que nous a laissées le Moyen Age ; pour son travail sur ce texte, cf. aussi la Correspondance avec F. Mistral, cit.
50 A. GRAMSCI, Gli intellettuali e l'organizzazione della cultura, Torino, Einaudi, 1952.
51 A. REVILLE, Les étapes d'un intellectuel. A propos de l'affaire Dreyfus, Paris, Stock, 1898. On connaît le rôle joué par G. Monod, L. Havet, etc., mais, comme dans le cas de Meyer, on pourrait peut-être reprendre tout le sujet.
52 F. BRUNETIERE, Après le Procès, réponse à quelques "intellectuels", Paris, Perrin, 1898. A propos de Brunetière, Lemaître et bien d'autres hommes de lettres de l'époque on verra, pour ce qui est de l'"affaire" (et de Proust), G. PAINTER, Marcel Proust. A Biography, London, Chatto & Windus, 1959 (j'ai sous les yeux la traduction italienne, Milano, Feltrinelli, 1965).
53 F. BRUNETIERE, Après le Procès (...), cit., pp. 82-3.
54 Cf. Le Procés Zola (...), cit., I, p. 501 ; La Révision du Procès Dreyfus (...), cit., I, p. 647 ; Le Procès Dreyfus (...), III, pp. 13-14. Recherches (...), cit., p. 19 (à propos de l'épopée provençale) ; I pp. 58 (" (...) il n'y a aucune rigueur à conclure "Nos épopées sont d'origine germanique". Le défaut de ce raisonnement est dans son principe. C'est un syllogisme dont la majeure serait celle-ci : l'épopée française est d'origine germanique, romaine ou celtique. Or cette majeure est fausse (...)") et 59 ("Cela s'appelle prouver autre chose que ce qui est en question, "vice très-ordinaire dans les contestations des hommes" dit la Logique de Port-Royal (...)".
55 P. MEYER, Lettre à M. Jules Leaaltre de l'Académie Française, président de la Ligue des amis de la patrie française, Paris, Imprimerie Spéciale du "Siècle", 1899 (extrait du "Siècle", 23 janvier 1899). A propos de la querelle des intellectuels, cf. Les Ecrivains et l'affaire Dreyfus. Actes du colloque (d'Orléans), 29-31 oct. 1981, publiés par G. LEROY, Paris, PUF, 1983 ; notamment J.-P. HONORE, Autour d'"intellectuel" pp. 149-57.
Auteur
Université de Padoue
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