Pélérinage - vengeance - conquête la conception de la première croisade dans le cycle de graindor de Douai*
p. 757-775
Texte intégral
1C'est incontestablement la première croisade qui a provoqué la naissance de l'épopée de la croisade. La représentation directe sous forme épique de cet événement historique de premier ordre est l'objectif des trois plus anciennes épopées de la croisade à savoir la Chanson d'Antioche, la Conquête de Jérusalem et les Chétifs. Ces trois plus anciennes épopées de la croisade sont nées successivement : la première, la Chanson d'Antioche, très probablement dans le camp même des croisés1, la deuxième, la Conquête de Jérusalem, aux alentours de 11352 et la troisième, les Chétifs, entre 1140 et 11603. Mais dans leurs formes originelles elles n'ont pas survécu. Dans la dernière décennie avant la troisième croisade, un auteur anonyme4, mais d'un grand talent poétique, les a profondément remaniées et réunies a un cycle rudimentaire de façon à ce qu'elles forment un récit cohérent de la première croisade. Vers la fin du xiie siècle, un jongleur anonyme a ajouté, sous le patronage de Graindor de Douai, un prologue à ce cycle rudimentaire5. Ce prologue souligne de plus l'intention du remanieur des trois plus anciennes épopées de la croisade : présenter à son public les événements de la première croisade dans le style d'une chanson de geste.
2Si l'on se base sur la forme conservée de la Chanson d'Antioche, de la Conquête de Jérusalem et des Chétifs, un écart de trois générations sépare l'événement historique de sa représentation épique. Mais cet écart est toujours beaucoup plus petit que, par exemple, l'écart qui sépare le Roland d'Oxford des événements de 778. Les trois plus anciennes épopées de la croisade constituent donc un champ privilégié pour étudier sous quelles conditions et formes la première croisade est présente dans la mémoire de l'auteur, et sous quelles formes celui-ci veut qu'elle survive dans la mémoire collective6.
3Mon objectif n'est donc pas d'étudier la transposition épique des événements qui constituent la première croisade. Ces travaux ont été faits, par d'autres, et ils ont été faits à fond7. Mon propos est plutôt d'élaborer les catégories fondamentales au moyen desquelles l'auteur du cycle rudimentaire et l'auteur du prologue interprètent l'histoire. Mon objet d'étude n'est donc pas le contenu historique du cycle, mais son message idéologique.
4Le message idéologique du cycle apparaît d'abord au niveau du discours : par quels termes, l'auteur, désigne-t-il la première croisade et les croisés. Quels buts assigne-t-il à la croisade ? Comment juge-t-il les événements et les acteurs par rapport à d'autres événements historiques, notamment par rapport au passé carolingien ? Le message idéologique apparaît aussi au niveau du récit et de l'énoncé : comment, les personnages épiques, désignent-ils la croisade et les croisés ? Comment jugent-ils les événements et les acteurs ? Quels motifs, l'auteur, attribue-t-il aux croisés pour avoir entrepris la croisade ? Comment décrit-il leur état d'âme, leur foi et leurs convictions ? Quelle optique de la croisade et des croisés, l'auteur, attribue-t-il aux musulmans ? Quel rôle réserve-t-il à Dieu ?
5En commençant l'analyse des textes conservés des trois plus anciennes épopées de la croisade, il faut tout de suite constater l'absence du terme moderne 'croisade' et de ses prédécesseurs en ancien français : croisement et croiserie8. Par contre sont attestées les formes de l'époque dont les équivalents latins figurent dans les chroniques : errement (Ant, v. 210), voiage (Ant, Interpol. III, vv. 43, 62 ; III bis, v. 87) et surtout pelerinage (Ant, v. 23 ; Jér, v.4875 ; Cht, v. 3318)9. Tandis que errement et voiage sont des termes plutôt techniques et neutres, pelerinage indique la portée religieuse de la première croisade et son enracinement dans la tradition du pèlerinage médiéval10.
6L'enracinement de la première croisade dans le pèlerinage médiéval apparaît aussi clairement dans une prière où Baudouin de Beauvais, un des héros des Chétifs, invoque saint Jacques de Compostelle, saint Gilles de Provence, tous les apôtres, la sainte croix et le saint Sépulcre (Cht, vv. 2548-2552). Baudouin de Beauvais voit son pélerinage à Jérusalem en tant qu'élément d'une série avec le pèlerinage à saint Jacques de Compostelle et avec le pèlerinage à Saint-Gilles de Provence qu'il a fait avant son grand pèlerinage à Jérusalem. Baudouin de Beauvais se considère comme pèlerin pacifique. Il a entrepris le pèlerinage à Jérusalem pour des motifs personnels. Il veut peut-être obtenir l'indulgence accordée à ce pèlerinage et il veut servir au Temple un an et quinze jours exécutant une pénitence que l'évêque de Forois lui a imposée après une confession (Cht, v. 2147).
7De même, les autres héros des Chétifs se considèrent comme pèlerins pacifiques et pieux. Ainsi, Richard de Chaumont se présente-t-il au roi sarrasin Corbaran :
Sire, j'ai non Ricars, ja nel vos celeron,
Et sui de Calmont néz, qui fu le roi Karlon.
Al Sepucre en aloie, merci querre et pardon,
Veoir le Moniment et le Surrexion,
Et le saintisme Tenple c'on clainme Salemon.
(Cht, vv. 452-456)
8En dépit de leur captivité, les Chétifs se considèrent toujours comme étant en pèlerinage (Cht, v. 3318). Même le roi Corbaran est convaincu que les Chétifs, après avoir retrouvé leur liberté, poursuivraient leur pèlerinage à Jérusalem (Cht, vv. 2612 sq.). De fait, une fois quittes de leur engagement envers Corbaran, les Chétifs lui demandent de tenir sa promesse et de les laisser partir (Cht, vv. 3320-3326). Corbaran tient sa promesse et, en récompense de leur service, il leur offre le sauf-conduit jusqu'à Jérusalem (Cht, vv. 3327-3330).
9Cette offre soulève une dispute parmi les Chétifs. Doit-on accepter le sauf-conduit de Corbaran et aller directement à Jérusalem en pèlerins pacifiques ou doit-on plutôt rejoindre l'armée des croisés en marche sur Jérusalem et aider les autres barons à prendre la Ville sainte. Le porte-parole de la première opinion est Harpin de Bourges et celui de l'opinion contraire Richard de Chaumont. La scène qui oppose Richard de Chaumont et Harpin de Bourges (Cht, vv. 3861-3891) est très soigneusement construite sous forme antithétique. Elle oppose expressément deux conceptions du pèlerinage à Jérusalem : d'une part, le pèlerinage pacifique, pratiqué avant la première croisade et - dans le meilleur des cas - avec l'aide et le sauf-conduit des souverains musulmans locaux11 ; et d'autre part, le pèlerinage armé aux dimensions de la première croisade.
10Dans cette scène, Harpin l'emporte sur Richard et il semble que le pèlerinage pacifique l'ait emporté sur le pèlerinage armé. Les Chétifs prennent la route directe de Jérusalem. Ils sont munis d'armes et de lettres de recommandation pour le roi sarrasin de Jérusalem, ravitaillés à leur gré et accompagnés d'un détachement sarrasin jusqu'au Jourdain (Cht, vv. 3891-3942 f).
11Mais dès que le détachement de Corbaran a fait demi-tour, les Chétifs deviennent des pèlerins armés. Ils poursuivent leur chemin vers Jérusalem se fiant à leurs propres armes. Arrivés dans les environs de Jérusalem, ils sont forcés, semble-t-il, de s'en servir.
12Ils rencontrent un groupe de sarrasins qui vont solliciter l'aide de leurs compatriotes contre l'armée des croisés déjà arrivée devant Jérusalem (Cht, vv. 3950-3976). A ce moment, le même Harpin de Bourges qui plaidait peu auparavant avec tant de verve pour le pèlerinage pacifique change brusquement d'opinion :
Cist Turc vienent sor nos ; tot sonmes bon vasal,
Gardés c'un n'en retiegne ne caingle ne poitral.
Segnor, or vos remenbre del dolor et del mal
Que nos ont fait cist Turc, cele gent desloial.
(Cht, vv. 3986-3989)
13Et ce même Harpin de Bourges qui prend ici sa vengeance personnelle exhorte, dans la Conquête de Jérusalem, ses compagnons à exécuter la vengeance de Dieu :
Vés chi paiens issus, pensés de Deu vengier.
(Jér, v. 1434)
14Dans les héros des Chétifs et surtout dans le personnage d'Harpin de Bourges, l'auteur du cycle rudimentaire présente à son public l'ancien type de pèlerin pacifique. Sous la pression des événements et forcé de se défendre contre les attaques sarrasines, ce pèlerin pacifique devient vite un pèlerin armé qui, réuni à l'armée des croisés, adopte aussi leurs convictions. Par là, l'auteur du cycle désavoue le pèlerinage pacifique sous le sauf-conduit sarrasin en le déclarant périmé et impraticable et cela à cause de la perfidie non des chrétiens, mais des musulmans. Il plaide, par contre, pour le pèlerinage armé aux dimensions d'une grande entreprise militaire.
15C'est ce type de pèlerinage qui est exalté dans la Chanson d'Antioche et la Conquête de Jérusalem.
De tel pelerinage n'oï nus hom parler. (Ant, v. 23)
16Ainsi, l'auteur du prologue annonce le récit de la première croisade dans le cycle rudimentaire ; et l'auteur du cycle présente les croisés comme Nostre saint pelerin (Ant., v. 1131) ou li pelerin de pris (Ant, v. 3475). Mais, à part une seule exception (Jér, v. 4038) il utilise 'pèlerin' comme synonyme de 'croisé' (Eg. Ant, vv. 7200, 8252, 9014 ; Jér, v. 4873).
17C'est comme pèlerins également que les croisés se désignent eux-mêmes. Par le cri de guerre 'Saint Sépucre, ferés franc pelerin' ! (Ant, v. 1393), ils s'exhortent au combat, et le Roi des Tafurs appelle les croisés faus pelerin (Jér, v. 1630) pour le cas où ils n'attaquent pas Jérusalem. Même le Rouge Lion, un des chefs de l'armée de Corbaran, avoue, quand il voit l'armée des croisés :
"... : "Ce sont bon pelerin,
Celui ques atendra geteront mort sovin".
(Ant, vv. 8056 sq.)
18Mais beaucoup plus fréquents que 'pèlerin', sont les termes qui ont trait à l'ensemble des croisés et mettent en relief spécialement son caractère militaire et religieux, tels :
- (t) Deu (Ant, v. 1539 ; Jér, v. 481)
- l'os(t) Damedeu (Ant, v. 1546 ; Jér, 3487)
- l'os Jhesu (Ant, v. 826)
- la gent nostre seignor (Jér, v. 5946)
- la Deu compaignie (Ant, v. 3318 ; Cht, v. 2759 ; Jér, v. 397)
- la Jhesu compaignie (Jér, v. 3960 ; Cht, vv. 3963, 3968)
- la sainte compaigne ou compaignie (Ant, v. 3436 ; Jér, v. 8604)
- la maisnie Jhesum (Ant, v. 578 ; Jér, v. 789)
- la Deu chevalerie (Ant, v. 7039 ; Jér, v. 7818)
- les Damedeu soldoiers (Ant, v. 7991)
- les baron Saint Sepulcre (Jér, v. 86).
19D'autres termes mettent en relief la nationalité des croisés et leur provenance de l'Occident chrétien, tels, par exemple :
- François (Ant, v. 1682)
- Françoise gent (Ant, v. 1691)
- Franc (Ant, v. 1692)
- no Franc crestiien (Ant, v. 3731)
- nostre gens segnorie (Ant, v. 391)
- no gent bon éurée (Jér, v. 448)
- cele gent d'outremer (Ant, 8157)
- li baron d'outremer (Ant, vv. 8475, 9126)
- li crestientés (Ant, v. 652, Jér, v. 7818)12.
20A ces termes désignant les croisés dans leur ensemble, correspondant les désignations des infidèles et de leurs armées13, par exemple :
- l'ost des Paiens (Jér, v. 7506)
- l'ost de Persie (Jér, v. 5848)
- l'ost d'Escalvonie (Jér, v. 5687)
- la gent Andecris (Ant, v. 366)
- la gent mescreant (Ant, v. 569)
- la pule mescreant (Ant, v. 1549)
- la geste Manon (Jér, vv. 584, 4041)
- le linage Cain (Ant, v. 8040 ; Cht, v. 4094 ; Jér, v. 1640)
- le linage Judas (Cht, vv. 103).
21Ces longues listes de noms pour désigner les croisés et leurs adversaires révèlent déjà clairement l'intérêt de l'auteur du cycle rudimentaire. Il veut opposer deux groupes nationaux et religieux dans un conflit gigantesque. Quels sont les enjeux de ce conflit ? Ce sont pour les croisés avant tout les buts officiels et moins officiels de la croisade :
- délivrer le saint Sépulcre des infidèles (Jér, vv. 1806-1810)
- délivrer les chrétiens en captivité (Ant, vv. 332 sq., 790 sq., 805 sq.)
- vénérer le saint Sépulcre (Cht, v. 2057, Jér, vv. 1800, 3032)
- restaurer le culte chrétien (Jér, v. 2892)
- venger Dieu pour avoir subi une mort injuste (Ant, v. 369)
- conquérir la Terre sainte où Dieu a vécu et souffert (Jér. vv. 3015 sqq.)
- conquérir le salut de l'âme et, en cas de mort, immédiatement la vie céleste auprès de Dieu comme les martyrs (Jér, vv. 921 sqq.)
- conquérir des richesses (Ant, v. 3414, Jér, vv. 4145 sqq.)
- conquérir des terres et des fiefs (Jér, vv. 4653-4659, 4679)
- conquérir la glorification épique comme, par exemple, Enguerrand de St. Pol qui meurt comme Roland en grand conquérant (Jér, vv. 7995-8005).
22Parmi les énumérations des buts de la croisade, qui varient à maintes reprises, tant au niveau du discours qu'au niveau du récit, il y en a trois qui réapparaissent comme des 'Leitmotive' : 1) délivrer le saint Sépulcre et la terre où Jésus a vécu et souffert ; 2) venger Dieu et 3) conquérir la terre sur les infidèles. Ces 'leitmotive' ont une forte valeur idéologique parce qu'ils contiennent des justifications qui confèrent à la première croisade les caractères d'une guerre juste, d'une guerre sainte et d'une conquête universelle de la chrétienté sur les infidèles.
23La première croisade n'est pas une guerre féodale qui troublerait la paix de Dieu proclamée par l'Eglise14. Elle est une guerre juste, une guerre molt boine (Ant, v. 2195) comme le dit Adémar de Monteil, l'évêque du Puy et le légat du pape. Elle vise à récupérer un bien ravi ; et récupérer un bien ravi ou volé constitue, selon la doctrine de Saint Augustin, une raison légitime pour engager une guerre juste15. La terre où Jésus a vécu et souffert et la ville où se trouve son tombeau sont l'héritage du Christ (Ant, v. 8103), que les chrétiens avaient en possession et que les infidèles ont conquis et profané a tort. Si les chrétiens veulent maintenant délivrer le saint Sépulcre et la Terre sainte, ils ne veulent que légitimement récupérer leur bien ravi16.
24En tant que vengeance pour la mort injuste du Christ et la profanation de son tombeau, la première croisade a, de plus, le caractère d'une guerre sainte, une guerre qui porte sa justification en elle même17. Elle est une action punitive, commandée par Dieu même (Ant, vv. 1300 sq.). Les chrétiens sont les fils de Dieu (Ant, v. 2578) et son peuple (Ant, v. 3456). L'armée des croisés est l'armée de Dieu, comme le démontre clairement la liste des termes désignant l'ensemble des croisés. L'armée des croisés vient en aide à son Dieu (Ant, v. 308) et celui-ci aide son peuple par des miracles (Jér, vv. 8723-8726) et, dans les moments décisifs de la bataille, par l'intervention directe de l'armée céleste qui répand la terreur de Dieu parmi les ennemis (Ant, vv. 2782-2795, 9059-9069 ; Jér, vv. 8620-8630)18. Avant la bataille, les combattants se préparent par des cérémonies religieuses et se vouent à Dieu. La bataille est considérée comme un office religieux (Ant, v. 7627). Dieu est présenté comme un guerrier qui accomplit des exploits en personne (Ant, vv. 9402, 9412)19.
25C'est la vieille Calabre, la mère du roi sarrasin Corbaran, qui révèle, dans une prophétie, l'origine d'une telle conception de la guerre sainte. Elle identifie le Dieu des chrétiens avec le Dieu de l'Ancien Testament, le Dieu des armées, et les croisés avec l'armée de l'ancien Israel en évoquant la tradition des guerres de Jahwé (Ant, vv. 6850-6875, 6892-6900, 6930-6950)20. En effet, la première croisade apparaît comme une guerre sainte qui contient presque tous les éléments d'une guerre de Jahwé21. En habillant la première croisade en guerre sainte à l'exemple de la guerre sainte de l'ancien peuple élu, l'auteur du cycle rudimentaire déclare la première croisade guerre sainte du nouveau peuple élu22.
26Le 'Leitmotiv' de la conquête de la terre sur les infidèles renoue avec la tradition épique de la guerre contre les païens qui est, selon la chanson de geste traditionnelle, la grande vocation de la noblesse chrétienne depuis les temps de Charlemagne. Après avoir raconté le désastre de Civetot en tant que motif supplémentaire de la croisade des barons, l'auteur met en scène la première croisade comme une longue série de conquêtes chrétiennes, à partir de la prise de Nicée jusqu'à la prise glorieuse de Jérusalem. Mais la conquête chrétienne ne s'arrête pas à Jérusalem. Déjà avant la prise d'Antioche, le narrateur et son héros principal, Godefroy de Bouillon, annoncent que la conquête chrétienne vise comme but principal la Ville sainte, Jérusalem, mais comme but final la Mecque, le centre religieux des infidèles, la destruction de la ville et l'abatage des idoles (Ant, vv. 3447-3449, 3461-3468).
27Ce grand projet d'une conquête de tout l'Orient, qui est répété à plusieurs reprises dans la Conquête de Jérusalem, l'adversaire le pressent aussi. Garsion, le roi sarrasin d'Antioche, craint que les chrétiens ne conquièrent toute la Palestine et ne poursuivent leur conquête jusqu'à la Mecque (Ant, 4562-4567, 4611-4622, 4964-4974)23.
28Les conquêtes chrétiennes et le projet d'une conquête de tout l'Orient provoquent du côté des infidèles des réactions analogues. Les infidèles veulent d'abord, après la conquête chrétienne de l'Asie mineure et de la ville d'Antioche, Romenie delivrer (Ant, v. 6835), c.à.d. reconquérir l'Asie mineure, la délivrer des chrétiens et emmener ceux-ci en esclavage. A partir du siège de Jérusalem et surtout après la prise de Jérusalem par les croisés, le Sultan de Perse promet de reconquérir Jérusalem et de porter ensuite son attaque outre mer pour conquérir le nord de l'Italie, la France, la Normendie (Jér, vv. 3990-3994) et tout le roialne Charlon (Jér, v. 5620). Il veut établir sa domination sur la terre de France, anéantir toute sorte de résistance et abolir la religion chrétienne en faveur de la sienne (Jér., 5923-5926). Pour comble, il entend se faire couronner empereur d'Occident à Aix-la-Chapelle (Jér, vv. 6450-6454)24.
29Dans la perspective de l'auteur du cycle rudimentaire, la première croisade oppose de nouveau l'Occident chrétien à l'Orient païen dans un conflit universel, comme c'était déjà le cas à l'époque carolingienne. Comme à cette époque, les chrétiens doivent de nouveau remporter la victoire finale25, vers laquelle la première croisade est le pas principal et premier. C'est aussi pour cette raison que les armées célestes - et devant Antioche de plus les héros de Roncevaux (Ant, vv. 8091-8107)26 - apparaissent dans les batailles décisives et aident les croisés à remporter la victoire.
30Par rapport aux héros de Roncevaux, les croisés sont plus hardis et plus preux (Ant, vv. 9091-9093, 9227, 9328 sq.) et ils ont aussi plus souffert (Ant, vv. 8613-8616). Ils ont démontré une prouesse qui ne trouve son égale, ni dans le passé (Ant, v. 3439 ; Jér, v. 8399), ni dans l'avenir (Jér, vv. 7243, 8316 sq.). De plus, les croisés dépassent les héros carolingiens aussi en loyauté, fidélité et fraternité chrétienne (Ant, vv. 3619, 5568 ; Jér, vv. 1138, 1041)27. Parmi les croisés, il n'y avait pas, selon l'auteur du prologue, de felonie, traison, engien, envie et mauvaise covoitise (Ant, vv. 109-112).
31Enfin, par rapport à la royauté de France, la royauté jérosolimitaine est plus digne. Selon l'évêque de Mautran, elle dépasse toute autre royauté en dignité et c'est à elle que convient le gouvernement du monde entier :
C'est li plus haus roiaumes de la cristienté,
Voire de tot le mont, jel sai de vérité ;
Por ce que Dex i ot son bel chief coroné,
Doit Jursalem avoir sor le mont poesté.
(Jér, vv. 4656-4659)28
32A une telle dignité convient aussi le titre d'empereur, que le narrateur adjuge à Godefroy de Bouillon dans une anticipation épique de la Chanson d'Antioche (v. 2942).
33Par rapport au passé carolingien, l'époque de la première croisade apparaît donc comme un nouvel âge héroïque qui reprend la tradition de la conquête chrétienne sur les païens du premier âge épique, qui renoue avec l'idée impériale carolingienne, mais qui va plus loin que le passé et qui ne sera plus dépassé en héroïsme par l'avenir.
34A cette image de la première croisade, déjà très chargée d'idéologie, mais qui reste dans les bornes de l'histoire épique de la France et de l'Occident chrétien, l'auteur du prologue ajoute son vrai commencement (Ant, vv. 1-265). Dans ce vrai commencement, l'auteur exploite la passion du Christ en faveur d'une justification méta-historique et pseudo-théologique de la première croisade. En forme de prophétie, le Christ mourant annonce que sa mort injuste sera vengée dans mille ans par ses fils spirituels qui porteront son nom et qui reprendront son héritage maintenant abandonné aux infidèles. De plus, à la prophétie du Christ crucifié, l'auteur du prologue fait suivre le récit de la conquête et de la destruction de Jérusalem sous les empereurs romains Vespasien et Titus. Cet événement lointain n'y apparaît pas dans sa portée historique, mais uniquement dans la valeur idéologique que le moyen ige lui a donné et qui est exprimée dans le titre sous lequel ce récit apparaît dans la tradition verna-culaire : Venjance Nostre Soigneux29. L'auteur du prologue présente donc la destruction de Jérusalem par Vespasien et Titus comme l'anticipation typologique de la conquête de Jérusalem par les croisés.
35Par la bouche du crucifié et par l'exemple typologique, l'auteur du prologue justifie l'anéantissement des infidèles qui s'opposent à la conquête chrétienne ; il justifie, deuxièmement, l'expulsion ou la soumission de la population et il justifie, troisièmement, la domination du pays par les vainqueurs chrétiens. En reprenant les 'leitmotive' du cycle rudimentaire, l'auteur du prologue renforce son message idéologique et ajoute à la dimension de l'histoire épique nationale, soulignée par son prédécesseur, la dimension plus large encore de l'histoire sainte.
36Résumons maintenant les résultats de notre analyse. Le cycle rudimentaire de la croisade, constitué par son prologue, la Chanson d'Antioche, les Chétifs et la Conquête de Jérusalem, présente la première croisade comme pèlerinage. Mais ce pèlerinage est une guerre juste et sainte de la chrétienté contre le monde islamique. Cette guerre a permis de récupérer la Terre sainte pour la chrétienté et elle est la première étape de la conquête de tout le monde islamique. Les stations de la première croisade forment une longue chaîne de victoires chrétiennes ou sont intégrées aussi quelques défaites qui n'entament cependant pas le succès final et la gloire de l'entreprise entière. Dieu est le maître de l'histoire qui donne la victoire à son peuple élu, mais il le châtie aussi pour l'éduquer et abaisser son orgueil30.
37Par la volonté de Dieu, l'époque de la première croisade est un nouveau temps de grâce qui surpasse le passé carolingien. La noblesse française, mais aussi le menu peuple ont assumé leur vocation avec un dévouement, une ferveur religieuse et une prouesse telles qu'ils surpassent les héros carolingiens. A bon droit, ils sont dignes d'une glorification épique :
Des le commencement dusc'al jor del juïs
Seront mais beneoit li pelerin de pris,
Oui prisent le Sepucre u Dex fu mors et vis
Et trestoute la terre u ses cors fu norris.
(Ant, vv. 3474-3477)
38Par son message idéologique, le cycle de Graindor de Douai était certainement, à l'époque de sa composition, un excellent instrument de propagande pour recruter de nouveaux croisés31. C'était probablement aussi une critique sournoise des tentatives qui visaient à s'arranger avec les infidèles et à faire renaître, sur la base de traîtés, le pèlerinage pacifique, surtout après la perte de la Ville sainte. Finalement, c'était un moyen efficace pour former la mémoire collective et y graver l'esprit de croisade.
Notes de bas de page
1 Cf. L.A.M. Sumberg, La Chanson d'Antioche, étude historique et littéraire, Paris 1968, p. 328 ; S. Duparc-Quioc, La Chanson d'Antioche, 2 vol., I Edition du texte d'après la version ancienne, Paris 1977, II Etude critique, Paris 1978, (Documents relatifs à l'historie des croisades publiés par l'Académie des Inscriptions et Belles-lettres 11), II, pp. 214-218.
2 A. Hatem, Les poèmes épiques des croisades : genèsehistoricité-localisation. Essai sur l'activité littéraire dans les colonies franques de Syrie au Moyen Age, Paris 1932, Slatkine Reprints, Genève 1973, p. 374 ; S. Duparc-Quioc, Le cycle de la croisade, (Bibliothèque de l'Ecole des Hautes-Etudes, IVe série 305), Paris 1955, p. 42.
3 G.M. Myers, Les Chétifs. Etude sur le développement de la chanson, dans : Romania 105 (1985), pp. 63-87, 73 ; id., Le développement des Chétifs : la version fécampoise ? dans : Les épopées de la croisade. Premier colloque international (Trêves, 6-11 août 1984), éd. par K.H. Bender, (Beihefte zur Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 11), Wiesbaden : Steiner-Verlag (sous presse), pp. 84-90.
4 Cf. H. Kleber, Wer ist der Verfasser der Chanson d'Antioche ? Revision einer Streitfrage, dans : Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 94 (1984), pp. 115-142.
5 H. Kleber, Graindor de Douai : remanieur - auteur -mécène ? dans : Les épopées de la croisade (voir n.3), pp. 66-75.
6 Cf. M. Bloch, La société féodale, Paris 1968 (1939), I/1, livre deuxième, chapitre III : la mémoire collective, pp. 137-155, surtout 143.
7 Notamment L.A.M. Sumberg et Mme S. Duparc-Quioc (voir n.1).
8 A. Tobler/E. Lommatzsch, Altfranzösisches Wörterbuch, vol. II (Berlin 1936, réimpression Mainz 1956), col. 1076-1079.
9 La Chanson d'Antioche (Ant) est citée d'après l'éd. de 5. Duparc-Quioc (voir n.1) ; la Conquête de Jérusalem (Jér) d'après l'éd. de C. Hippeau [La Conquête de Jérusalem faisant suite à la Chanson d'Antioche composée par Richard le Pèlerin et renouvelée par Graindor de Douai au xiiie siècle, publiée par C. Hippeau, (Collection des Poètes Français du Moyen Age 7), Caen et Paris 1852-1877] et les Chétifs (Cht) d'après l'éd. de G.M. Myers, Les Chétifs, (The Old French Crusade Cycle 5), University (USA) 1981.
10 De la littérature abondante à ce sujet, cf. surtout A. Dupront, La spiritualité des croisés et des pèlerins d'après les sources de la première croisade, dans : Pellegrinaggi e culto dei santi in Europa fino alla 1a crociata, (Convegni del Centro di Studi sulla Spiritualità Medievale IV), Todi, presso l'Accademia Tudertina 1963, pp. 449-483 ; B. McGinn, Iter Sancti Sepulchri : The Piety of the First Crusaders, dans : B. K. Lackner/K.R. Philip/ R.E. Sullivan (éd.), Essays in Medieval Civilisation, Austin 1978, pp. 33-71.
11 Cf. St. Runciman, Geschichte der Kreuzzüge, 3 vol., München 1957-1960, I, pp. 38-49 ; A History of the Crusades, éd. par K.M. Setton (éd. en chef), jusqu'à présent 4 vol., Madison (USA) I 1969 (Philadelphia 1958), II 1969 (Philadelphia 1962), III 1975, IV 1977, I, pp. 68-78.
12 Pour les équivalents latins de ces termes dans les chroniques et les lettres de la première croisade, cf. A. Dupront, pp. 453-459 ; B. McGinn, p. 49.
13 Cf. P. Bancourt, Les musulmans dans les chansons de geste du cycle du Roi, 2 vol., Aix-en-Provence 1982, I, pp. 346 sqq.
14 Cf. E. Delaruelle, Paix de Dieu et croisade dans la chrétienté du xiie siècle, dans : Paix de Dieu et guerre sainte en Languedoc au xiiie siècle, (Cahiers de Fanjeaux 4), Toulouse 1969, pp. 51-71.
15 Cf. F. H. Russell, The Just War in the Middle Ages, (Cambridge Studies in Medieval Life and Thought, Third Series 8), Cambridge 1975, pp. 16-39, surtout 18 où il cite St. Augustin, Quaestiones in Heptateuchum, IV, 10 : "Iusta bella ea definiri soient quae ulciscuntur iniurias, si qua gens vel civitas quae bello petenda est, vel vindicare neglexerit quod a suis improbe factum est, vel reddere quod per iniurias ablatum est". Cf. également, G. Sicard, Paix et guerre dans le droit canon du xiie siècle, dans : Paix de Dieu et ... (voir n.14), pp. 72-80.
16 Cf. H.E. Mayer, Geschichte der Kreuzzüge, Stuttgart 1976 (1965), p. 23.
17 A. Dupront, Guerre sainte et chrétienté, dans : Paix de Dieu et ... (voir n. 14), pp. 17-50, 18.
18 Cf. la contribution de R. Deschaux dans ces Actes : Le merveilleux dans la Chanson d'Antioche.
19 Tous ces éléments se trouvent aussi dans les lettres et les chroniques latines de la première croisade ; cf. A. Dupront, La spiritualité ... (voir n.10), pp. 458-465 ; B. McGinn, pp. 48 sq.
20 Déjà St. Augustin a récupéré les guerres de Jahwé au profit de sa théorie, et les chroniques latines des croisades l'ont suivi sur ce point. Cf. F.H. Russell, pp. 20-23 ; A. Dupront, La spiritualité pp. 468-470. Selon B. McGinn (p. 52), par contre, l'armée croisée même aurait déjà récupéré la tradition des guerres de Jahwé pour comprendre ses expériences guerrières.
21 Pour les guerres de Jahwé dans l'Ancien Testament, cf. F. Stolz, Jahwes und Israels Kriege. Kriegstheorien und Kriegserfahrungen im Glauben des alten Israel, (Abhandlungen zur Theologie des Alten und Neuen Testamentes 60), Zürich 1972.
22 Dans le cycle de Graindor de Douai, la conception de la guerre sainte issue de l'Ancien Testament l'emporte nettement sur la conception papale de la guerre sainte. Celle-ci fut élaborée surtout au xie siècle avant la première croisade. Cf. B. McGinn, p. 39 ; H.E. Mayer, pp. 24 sq. Elle apparaît, dans le cycle de Graindor, transformée par la perspective épique, c.-à-d. comme la conquête sur les païens. Cf. G. Miccoli, Dal pellegrinaggio alla conquista : povertà e richezza nelle prime crociate, dans : Povertà e ri-chezza dei secoli xi e xii, (Convegni del Centro di Studi sulla Spiritualità Medievale VIII), Todi, presso l'Accademia Tudertina 1969, pp. 45-80.
23 Après la fondation du royaume latin de Jérusalem, la conquête de tout l'Orient entre dans une première phase concrète. Le don que les autres barons veulent faire au nouveau roi de Jérusalem, Godefroy de Bouillon, consiste dans la conquête des villes côtières jusqu'au Caire (Jér, vv. 9008-9015). L'exécution de cette promesse n'est cependant plus racontée dans la Conquête de Jérusalem, mais dans ses Continuations qui ont été composées dans la deuxième moitié du xiiie siècle. Dans une de ces Continuations, la Mort Godefroi, Godefroy de Bouillon partira en campagne pour la Mecque. Mais il moura avant d'y arriver et il devra céder sa tâche a son successeur Baudouin. Celuici réussira finalement dans le Bâtard de Bouillon, une épopée du deuxième cycle de la croisade datant du milieu du xive siècle, à conquérir la Mecque et à atteindre ainsi le but final de la première croisade selon l'intention de l'auteur du cycle rudimentaire. Cf. S. Duparc-Quioc, I, p. 454.
24 Cf. la contribution de Mme M. Cramer-Vos dans ces Actes : Aix-la-Chapelle, foyer de l'histoire épique et spirituelle du Royaume franco-allemand ; cf. de même, P. Bancourt, I, pp. 204 sq.
25 Par droit doivent Païen estre à Franchois rendant Des caveges des chiés envers els rachatant (Jér, vv. 6612 sq.)
26 Cf. le commentaire de Mme S. Duparc-Quioc, I, p. 399.
27 Pour le rôle de l'unanimité et de la fraternité chrétienne dans l'armée des premiers croisés, cf. B. McGinn, pp. 37 sq., 52-54.
28 Pour la valeur symbolique de Jérusalem, cf. B. Mc Ginn, pp. 40 sq.
29 Cf. The Oldest Version of the Twelfth Century Poem La Venjance Nostre Seigneur, éd. par N.A.T. Gryting, Ann Arbor (USA) 1952.
30 Aussi par son contenu idéologique - outre de nombreux détails historiques -, le cycle de Graindor de Douai est-il donc très proche de l'historiographie latine de l'époque. Cf. A. Dupront, La spiritualité pp. 474-483 ; id., Guerre sainte et chrétienté, pp. 35-45 ; et B. McGinn, pp. 50-55.
31 Pour cet aspect, cf. l'étude perspicace de L.A.M. Sumberg, Au confluent de l'histoire et du mythe : La Chanson d'Antioche, chronique en vers de la première croisade, dans : Les épopées de la Croisade (voir n.3), pp. 58-65.
Notes de fin
* A la mémoire de Jean-Charles Payen.
Auteur
Université de Trèves
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