Le baptême par le feu : la survivance d'un rite dans trois textes épiques tardifs
p. 629-641
Texte intégral
1A la naissance d'un enfant, on a coutume, dans les maisons bien tenues, de dresser une table à l'intention des fées marraines qui viendront peut-être rendre visite à l'accouchée et, surtout, décideront du destin du nouveau-né. Cette pratique est attestée, vers l'an mille, dans le péni-tentiel de l'évêque de Worms, Burchard, et le thème s'épanouit dans la littérature narrative dès le xiiie siècle, dans les romans mais aussi dans les épopées tardives1. Dans Elie de Saint Gille, les fées sont responsables de l'infirmité du nain Galopin2. Dans le cycle de Huon de Bordeaux, elles assistent à bien des naissances : celle d'Aubéron lui-même (qui doit sa taille minuscule à une fée vindicative), celle de Clarisse, fille de Huon (dans Esclarmonde) et, dans ce préambule postiche que constitue le Roman d'Aubéron, elles fixent le destin de Brunehaut et de ses deux petits-fils, les jumeaux saint Georges et Aubéron3. Elles se font "ventrières" pour la naissance de Galien le restoré, avant de combler l'enfant de dons merveilleux4. Ogier le Danois, dans la version en alexandrins rédigée vers 1335, puis dans la version en prose de ses aventures, se voit octroyer à sa naissance l'amour de la fée Morgue5.
2Mais trois textes épiques tardifs donnent à ce thème traditionnel une résonance originale par l'adjonction d'un élément nouveau, une sorte de baptême par le feu : on y voit l'une des fées marraines tenir un moment l'enfant au-dessus des flammes avant de le reposer dans son berceau. Ces trois textes sont :
- Les Enfances Rénier (dans la seconde moitié du xiiie siècle)6 ;
- Le Roman d'Aubéron (entre 1260 et 1311) ;
- Brun de la Montagne, roman épique du xive siècle7.
3Les Enfances Rénier s'ouvrent sur la naissance du héros, fils de Maillefer et petit-fils de Rainouart. Florentine vient d'accoucher, assistée par Guibourc ; son enfant repose auprès d'elle. On n'a pas oublié de dresser la table, dans la chambre, pour les trois visiteuses attendues :
"A ce termine que l'enfes fu nez,
fils Maillefer, dont vous oy avez,
coustume avoient les gens par veritez,
et en rovence et en autres regnez,
tables metoient et sieges ordenez
et sus la table trois blans pains buletez,
trois pos de vin et trois henas de lez,
et par encoste iert li enfes posez,
en un mailluel y estoit aportez,
devant les dames estoit desvelopez
et de chascune veus et esgardez
s'iert filz ou fille ne adroit figurez
et en apres batisiez et levez"8.
4Les trois fées apparaissent à la clarté de la lune. La première prend l'enfant dans ses bras, tandis que la deuxième allume le feu : elles placent un instant l'enfant au-dessus des flammes. La troisième est chargée de remmailloter le nouveau-né (qui a donc été préalablement dévêtu) :
"Trois fees vindrent pour l'enfant revider :
l'une le prist tantost sanz demorer
et l'autre fee vait le feu alumer,
l'enfant y font un petitet chaufer ;
la tierce fee l'ala renmailloler
et puis le font couchier pour reposer"9.
5Toutes trois s'attablent et comblent l'enfant de dons avant de disparaître aux premières lueurs de l'aube. Au matin, Guibourc pénètre dans la chambre, suivie des chambrières. Or les femmes "naturelles" ont exactement le même geste que les femmes surnaturelles : elles placent l'enfant au contact du feu.
"Dame Guibourc a la clere façon
desmaillola le petit valeton ;
au feu le chafent sanz plus d'arestison ;
apres devisent au fons le porteront"10.
6Tout se passe comme si la naissance de Rénier s'accompagnait de deux rites de passage :
- une cérémonie secrète, féminine, célébrée de nuit par les fées marraines puis, au grand jour mais encore dans le secret de la chambre des femmes : un baptême par le feu très peu catholique. Guibourc fait alors office de marraine, comme elle le fera plus tard lors du baptême chrétien.
- le baptême proprement dit : Guibourc demande à Maillefer de choisir le nom de son fils, qui sera solennellement baptisé, en présence d'un archevêque, d'un évêque et de trois abbés mais aussi de Guillaume et de nombreux membres du fier lignage. Cette cérémonie traduit l'intégration à la communauté chrétienne et au lignage paternel.
7Le Roman d'Aubéron offre une scène très proche de celle de la naissance de Rénier. L'épouse de Judas Maccabée lui a donné une fille, Brunehaut, future grand-mère d'Aubéron. A la Noël qui suit la naissance, pendant la nuit, les époux reposent dans leur chambre, l'enfant dort près de sa mère ; seul le père est éveillé et surprend l'intervention des fées :
"Droit a Noel en celle propre anee
Li Macabés la feste a celebree.
Quant vint au soir que la cours fu sevree,
Dormir ala en sa cambre pavee,
0 sa moullier la preus et la senee.
Et lés la dame fu sa fille posee
En son maluel moult bien envolepee.
IIII fees l'ont de lés de lui ostee :
L'une ot a non Heracle la senee,
L'autre, sa suer, Meliors la mainnee,
Sebile et Marse, qui tienent grant contree.
Ces .IIII. l'ont droit au fouier portee
Quant bellement l'orent desvolepee,
Lies furent car nete l'ont trouvee.
Doucement l'ont au feu aaisiee et chaufee ;
Pour la fumiere une larme a ploree,
Sans dire mot, li est de l'iex coulee.
Li une l'a de sa main essuee
Et le clama Brunehau l'enfumee"11.
8Brunehaut reçoit alors les dons de ses marraines.
9Comme dans la scène précédente, quatre séquences se succèdent, quatre étapes d'un rite d'initiation :
- L'enfant repose bien enveloppé dans son "maillot" (la bande de toile qu'on enroulait autour des nourrissons).
- En la présence d'un groupe de femmes, il est dévêtu et l'on s'assure que son corps ne présente aucune difformité.
- L'enfant nu est mis au contact du feu.
- Il est ensuite soigneusement remmailloté.
10En outre Brunehaut, qui avait reçu un nom à son baptême, reçoit ici un surnom (l'enfumée), qui ne fait que répéter l'idée de noirceur déjà attachée au nom de Brunehaut12. Comme dans Rénier, le baptême par le feu fait écho au baptême chrétien, qui lui est ici antérieur, en un rite de passage qui substitue le feu à l'eau.
11Le troisième texte, Brun de la Montagne, semble calquer la scène de la naissance du héros sur celle de la naissance d'Ogier le Danois, dans la version en alexandrins des années 1335. Le noble Butor de la Montagne, déjà vieux, vient d'avoir un fils. Comme il connait les usages, il décide, malgré l'opposition de ses vassaux et de son épouse, d'envoyer le nouveau-né aux Destinées, dans la forêt de Bersillant. Trois fées décident alors du destin de l'enfant et l'une d'elles s'attache tant à lui qu'elle s'engage à toujours veiller sur son protégé. A son retour au château, le héros est baptisé, après que l'archevêque l'a soigneusement examiné :
"Si a dit en oiant : il me faut regarder
L'enfant, or le faciés tantost desveloper,
Car puis qu'i covient le bautesme donner,
Je li donrai bon non et sans lui surnommer"13.
12L'enfant reçoit alors le nom de Brun. On cherche une nourrice quand une belle dame vient à point offrir ses services : elle n'est autre que la fée qui a décidé de se consacrer au jeune Brun. Sitôt seule avec son nourrisson, elle le dévêt et chauffe longuement son corps au feu :
"Et quant la dame fu desous le vouteis,
Les huis a bien fermés a bons verrous masis,
Si que nus hons vivans n'i pot estre vertis,
L'enfant desvelopa qui lui fist maint dous ris ; (...)
Si tost que la dame ot desvelopé l'enfant,
Elle s'ala seoir delés .j. feu ardant,
Et de ses belles mains l'aloit souef portant,
Et derriere et devant moult doucement chaufant ;
Quant elle l'ot chaufé du tout a son commant,
Si le renvelopa en un plisson moult grant,
Et puis dont en un drap de bon fin or luissant"14.
13La nécessité du secret souligne le caractère rituel et initiatique du geste de la fée.
14Voilà donc trois épopées romanesques où se déploie un merveilleux qui semble remonter à une pure tradition littéraire. Pourtant ces trois naissances héroïques présentent un détail inconnu des textes épiques et romanesques antérieurs, un détail qui doit donc venir d'ailleurs. Or la mythologie grecque présente précisément le même motif.
15Dans l'Hymne homérique qui lui est consacré, la déesse Déméter, ayant perdu sa fille Perséphone, entreprend de lui substituer un enfant mortel auquel elle veut conférer l'immortalité. Elle devient la nourrice du jeune Démophon, fils de Célée.
16"Durant les nuits, souvent elle le cachait dans le feu, comme une torche, à l'insu de ses parents : ce leur était un grand sujet d'émerveillement que de le voir pousser d'un jet et d'aspect ressembler aux dieux. Elle l'aurait soustrait à la vieillesse et à la mort sans la folie de Métanire à la belle ceinture qui, la guettant pendant la nuit, l'aperçut de sa chambre odorante : effrayée pour son fils, elle jeta un cri de douleur (...). Irritée contre elle, Déméter aux belles couronnes arracha hors du feu, de ses mains immortelles, le fils inespéré que Métanire avait enfanté dans son palais et le déposa à terre, loin d'elle"15.
17De même, dans les Argonautiques d'Apollonios de Rhodes (iiie siècle avant notre ère), Thétis est interrompue par son époux Pélée alors qu'elle tente de faire de son fils Achille un Immortel :
18"Elle avait en effet coutume de brûler l'enveloppe de ses chairs mortelles au milieu de la nuit, dans la flamme d'un brasier ; puis, chaque jour, elle frottait d'ambroisie son tendre corps pour le rendre immortel et écarter de lui l'odieuse vieillesse"16.
19Surprise par Pélée, elle abandonne l'enfant et disparaît.
20Les deux mythes ressurgissent au 1er siècle, dans la Bibliothèque du pseudo Apollodore et l'éditeur de l'oeuvre, J.G. Frazer, consacre a leur propos une étude au baptême par le feu17. En outre Plutarque rapporte la même légende au sujet d'Isis et du fils du roi de Byblos18.
21J.P. Vernant rapproche ces mythes de la fête des Amphidromies, qui "consacre la reconnaissance officielle du nouveau-né par son père" et relève de l'espace du foyer, espace clos et fixe, féminin, incarné par Hestia (par opposition à l'espace ouvert, masculin, dédié a Hermès)19. Le rituel comporte deux éléments :
- "la ronde du nouveau-né, tenu dans les bras (le ou les porteurs courant nus en cercle autour du foyer)" ;
- la déposition de l'enfant sur la terre.
22Les deux procédures sont en fait "deux rites d'immortalisation qui se répondent et s'opposent comme les deux formes de funérailles que les Grecs ont pratiquées : l'incinération et l'inhumation". Dès lors l'action de la divinité, dans les mythes envisagés, apparaît comme profondément ambivalente. B. Leclercq-Neveu, dans la thèse qu'elle a consacrée à Déméter, rapproche la bonne Déméter et la douce Thétis de la terrible Médée. Car selon la tradition qui semble la plus ancienne, Médée enterrait ses enfants dans le temple d'Héra pour les rendre immortels ; et Thétis faisait subir à ses enfants l'épreuve du feu pour voir s'ils étaient immortels : six enfants étaient ainsi morts avant la naissance d'Achille, sauvé par son père. Déméter, Thétis, Médée "sont établies sur une zone-frontière où l'on ne sait si l'on doit attendre de leurs actes bienfaits ou méfaits"20. Il n'en va pas autrement des fées médiévales.
23A ce corpus mythologique J.G. Frazer joint tout un dossier anthropologique qui atteste l'existence, dans le monde entier, d'une pratique magique par laquelle on met les nouveaux-nés à l'abri du mauvais oeil en les mettant au contact du feu. Le geste est confié au père, à la mère, à la sage-femme ou encore au sorcier. Ces rites reposent sur la croyance à la valeur initiatique du passage par le feu, dont C.M. Edsman a montré qu'elle était commune a toutes les religions21. Le baptême par le feu intervient en fait en liaison avec les trois principaux rites de passage que sont la naissance, l'entrée dans l'âge adulte et la mort. En effet dans nos textes, ce sont les nouveaux-nés que l'on place au-dessus du feu. Mais dans les cérémonies initiatiques africaines qu'analyse M. Eliade, les novices sont "rôtis" au feu quelques minutes pour mourir à l'enfance et entrer dans la communauté virile22. Enfin l'un des symboles de la renaissance à une vie nouvelle après la mort n'est-il pas la légende du phénix ?
24Il reste à établir l'existence de pratiques et de croyances similaires, liées aux nouveaux-nés, dans le monde médiéval. Or les témoignages sont là. Vers 400, Martianus Capella dépeint, dans Les noces de Philologie et de Mercure, la cérémonie au cours de laquelle la mariée est élevée au rang des Immortels. Sont alors énumérées et condamnées plusieurs pratiques magiques destinées à assurer l'immortalité : Philologie remercie ainsi sa mère "de ne pas l'avoir brûlée par le feu ni lavée à la source"23. Vers 700, le pénitentiel de Bède mentionne la coutume de certaines femmes "de placer leur fils sur le toit ou dans le four pour le guérir de la fièvre". La même phrase ressurgit, presque mot pour mot, dans le pénitentiel d'Egbert d'York (en 748) et dans celui de Burchard de Worms (vers l'an 1000), qui témoignent ainsi de la vitalité de cette superstition24. Il s'agit en fait ici de guérir le mal par le mal, la fièvre par le feu. Mais la croyance au pouvoir régénérateur du feu est la même.
25En 1190, Maimonide, qui condamne, dans Le guide des égarés, les pratiques magiques de l'ancien paganisme oriental, déplore leur survivance :
26"C'est pourquoi dans ces temps-la les adorateurs du feu proclamèrent que celui qui ne ferait pas passer par le feu son fils et sa fille verrait mourir ses enfants. Cette croyance absurde eut indubitablement pour effet que chacun s'empressait d'accomplir l'acte en question (...) d'autant plus que cet acte était peu de chose et très facile, car on ne leur demandait pas autre chose que de les faire passer par le feu (...). Sache que les traces de cet acte, si répandues dans le monde, se sont conservées jusqu'à ce jour. Tu peux voir les sages femmes prendre les petits enfants dans les langes, jeter dans le feu de l'encens d'une odeur peu agréable et agiter les enfants sur cet encens, en les tenant au-dessus du feu"25.
27Le rituel ici décrit est le même que celui des trois textes épiques. Et des sages femmes aux fées "ventrières", la distance n'est pas si grande.
28J'ai relevé un dernier témoignage, dans le prologue du Roman de Mélusine composé par Jean d'Arras en 1392. Le narrateur appuie la véracité de sa fantastique histoire sur deux séries de sources : savantes (les "vrayes croniques" qu'il a trouvées dans la bibliothèque du duc de Berry) et populaires ("ce que nous avons ouy dire qu'on a veu ou pays de Poictou et ailleurs") :
29"Nous avons oyu raconter a noz anciens que en pluseurs parties sont apparues a pluseurs, tres famillierement, choses lesquelles aucuns appelloient luitons, aucuns autres les faes, aucuns autres les bonnes dames, qui vont de nuit. Et de ceulx, dit uns appeliez Gervaise, que les luitons vont de nuit et entrent dedens les maisons sans les huys rompre ne ouvrir, et ostent les enfans des berceulx et bestournent les membres ou les ardent. Et, au departir, les laissent aussi sains comme devant, et a aucuns donnent grant eur en ce monde"26.
30Jean d'Arras attribue ici aux lutins la coutume de pénétrer la nuit dans les demeures, d'estropier et de brûler les enfants, pour les laisser au matin en parfaite santé. Leur intervention est même résolument bénéfique et porte chance à certains de ceux qui en sont l'objet. Le narrateur se place sous l'autorité de "Gervaise", c'est-à-dire de Gervais de Tilbury, auteur d'une encyclopédie destinée à meubler les loisirs de l'empereur Othon IV de Brunswick, les Otia imperialia (1209-1214). Gervais rapporte de multiples traditions concernant les esprits familiers qui hantent les demeures humaines. Il connait bien les Lamies, "qui surgissent la nuit dans les demeures, examinent les jarres, les corbeilles, les plats, les coupes, les marmites, sortent les enfants de leurs berceaux, allument les lumières et parfois tourmentent les dormeurs"27. Elles peuvent également "changer les enfants de place". Et Gervais cite à leur propos une anecdote qu'il déclare tenir d'un témoin digne de foi, l'archevêque d'Arles, Humbert, qui dans un âge tendre fut lui-même le héros de l'aventure. Une nuit, le nourrisson Humbert était couché bien emmailloté dans son berceau, devant le lit de ses parents, quand sa mère l'entendit pleurer. Inquiète, elle cherche son enfant, ne le trouve pas, finit par le découvrir, tout souriant, dans un bourbier où l'on déversait l'eau sale. La famille ne peut expliquer l'affaire que par l'intervention des "fantômes nocturnes" qui s'amusent à pénétrer dans les maisons malgré les portes fermées et parfois à transporter les enfants jusque dans la rue, sans leur faire toutefois le moindre mal. Mais parmi les tours joués par ces fantômes facétieux, rien n'évoque, dans les Otia imperialia le baptême par le feu. Jean d'Arras semble l'ajouter de son propre chef, peut-être comme l'une des croyances qu'il a entendu raconter. En outre, quand Mélusine reviendra, après sa disparition, prendre soin de ses deux plus jeunes fils, le même geste est évoqué : "Melusigne venoit tous les soirs visiter ses enfans, et les tenoit au feu, et les aisoit de tout son povoir (...). Et admendoient et croissoient les deux enfans si fort que chascun s'en donnoit merveille" (p. 262).
31Nos trois textes épico-romanesques du xiiie et du xive siècles recèlent donc, au milieu de tout l'arsenal du merveilleux ornemental, une notation moins gratuite qu'il ne semble à première vue. La scène des dons des fées, liée à la naissance de Rénier, de Brunehaut et de Brun de la Montagne, renvoie a une tradition littéraire enrichie par l'allusion à une croyance populaire. Nul n'interrompt ici l'oeuvre magique. Le père de Brunehaut, plus sage que Pélée, assiste en silence à la scène. Sa fille deviendra reine de l'autre monde, vivra trois cents ans et ne vieillira plus après l'âge de trente ans : la vieillesse et la mort, invincibles dans les mythes grecs, sont ici vaincues. Rénier sera invulnérable et savant en l'art de nigromance. Brun est destiné à devenir l'amant de sa nourrice surnaturelle. Les trois héros participent donc du monde fantastique ; leur passage par le feu a la double valeur qu'il revêtait déjà dans la mythologie grecque :
- C'est un baptême par le feu, une initiation à une réalité supérieure qui les fait accéder, dès leur naissance, au statut héroïque. Ce passage est également marqué par la substitution d'une mère surnaturelle à la mère mortelle.
- C'est aussi une sorte de baptême du feu, c'est-à-dire une épreuve, un test d'élection.
32On ne s'attendrait pas à voir ressurgir le mythe du baptême par le feu dans la littérature narrative du Moyen Age, encore moins dans trois textes comme Rénier, le Roman d'Aubéron et Brun de la Montagne, dont on n'a guère coutume de vanter l'originalité. Ils sont pourtant les seuls à évoquer un rite que les textes antérieurs, épiques ou romanesques, semblent ignorer. Les clercs du Moyen Age connaissaient certainement la légende de Démophon (ou de Triptolème) par les Fastes d'Ovide et les Fables d'Hygin. Mais l'exemple du baptême par le feu montre qu'ils puisaient à la fois dans un fonds littéraire et dans le réservoir inépuisable, et pour nous quasi-insondable, de la culture populaire.
Notes de bas de page
1 Voir L. Harf-lancner, Les fées au Moyen Age, Paris, 1984, p. 28-57.
2 Elie de Saint Gille, éd. G. Raynaud, Paris, 1879, v. 1183-1188.
3 Huon de Bordeaux, éd. P. Ruelle, Paris, 1960, v. 3518 ss ; Esclarmonde, éd. M. Schweigel, Marburg, 1889, v. 111-139 ; Le Roman d'Aubéron, éd. 3. Subrenat, Genève, 1973, v. 402-455 et 1360-1422. Sur l'originalité du motif dans Huon de Bordeaux, voir M. Rossi, Huon de Bordeaux et l'évolution du genre épique au xiiie siècle, Paris, 1975, p. 325.
4 Galiens li restorés, éd. E. Stengel, Marburg, 1890, laisse XVI, v. 6 ss.
5 Voir F. Suard, "Ogier aux xive et xve siècles", Actes du 4e congrès de la Société Rencesvals, Heidelberg, 1969, Studia Romanica 14, et L. Harf, op. cit., p. 279-282.
6 Les enfances Rénier, éd. C. Cremonesi, Milan, 1957. On trouvera un résumé de Rénier dans J. Runeberg, Etudes sur la geste Rainouart, Helsingfors, 1905.
7 Brun de la Montagne, éd. P. Meyer, Paris, 1875.
8 Rénier, v. 24-36.
9 Ibid., v. 53-58.
10 Ibid., v. 121-124.
11 Le Roman d'Aubéron, v. 395-415. Cf. L'introduction de J. Subrenat, p. XXXIX-XLI.
12 Ibid., v. 393-394 : "... Brunehaut l'ont noumée / Car brune fu et velue fu née".
13 Brun de la Montagne, v. 1442-1445.
14 Ibid., v. 1996-2011.
15 Hymne à Déméter, v. 239-254, dans Hymnes homériques, éd. et trad. J. Humbert, Paris, Belles Lettres, 1941. Ailleurs le nom de l'enfant est Triptolème : ainsi dans les Fastes d'Ovide (IV 553-554) ou les Fables d'Hygin (147). Voir la liste des versions de la légende dans Apollodore, Bibliothèque, éd. J.G. Frazer, Londres 1921, Loeb Library, Appendix, p. 311.
16 Apollonios de Rhodes, Argonautiques, IV, v. 869-872, éd. F. Vian, Trad. E. Delage, Paris, Belles Lettres, 1974.
17 Apollodore, Bibliothèque, Appendix, p. 311-317 ("Put-ting children on the fire").
18 Plutarque, Isis et Osiris, in Moralia, t. 5 ; trad. F. C. Babbitt, Cambridge (Mass.), Loeb Library, 1969, § 16 : "They relate that Isis nursed the child by giving it her finger to suck instead of her breast, and in the night, she would burn the mortai portions of its body (...) until the queen, who had been watching, when she saw her babe on fire, gave forth a loud cry and thus deprived it of immortality".
19 J. P. Vernant, Mythe et pensée en Grèce ancienne, Paris, 1971 (2e éd.), chap. 3, "L'organisation de l'espace", p. 158-159.
20 B. Leclercq-Neveu, Déméter au sombre péplos, Essai sur l'Hymne homérique à Déméter, Paris, 1981, thèse présentée à l'EHESS, p. 184.
21 Voir CM. Edsman, Ignis divinus, Lund, 1949 et Le baptême de feu, Upsala, 1940. Edsman relève dans le Motif Index de nombreux motifs liés au passage par le feu : D 1787 Magic results from burning ; D 576 Transformation by being burned ; D 1846 Invulnerability by burning ; D 1886 Rejuvenation by burning ; E 15 Res-suscitation by burning. Il étudie en outre les trois contes-types AT 531, 753, 785 (dans la classification Aarne-Thompson). Sur Démophon et le baptême de feu, voir Ignis divinus, p.224-229.
22 M. Eliade, Naissances mystiques, Paris, 1959, p. 31-32.
23 Martianus Capella, De nuptiis Philologiae et Mercurii, éd. J. Willis, Leipzig, Teubner, 1983, II, 142 ss. : "nec igne usserit, nec lympha subluerit". Sur ce passage, voir Edsman, Ignis divinus, p. 209-219.
24 Bède, De remediis peccatorum, PL 94, col. 573 : "Mulier si filium suum supra tectum ponit, vel in fornacem, pro sanitate febrium, V annos poeniteat". Excerptiones Ecgberti Eboracensis archiepiscopi Poenitentiale, Mansi 12, I 33, col. 439 et 495 ; Burchard de Worms, Decretorum libri viginti, PL 140, X, 14 et XIX 5. Cf Edsman, op. cit., p. 77 et Bächtold-Staubli, Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, art. "Ofen" et "berufen, beschreien".
25 Maimonide, Le guide des égarés, trad. S. Munk, Paris, 1856, livre III, chap. 37 (t. III, p. 288-289).
26 Jean d'Arras, Mélusine, éd. L. Stouff, Dijon, 1932 et Slatkine Reprints, Genève, 1974, p. 3.
27 Gervais de Tilbury, Otia imperialia, III 85 et 86, éd. Leibniz, Hanovre 1707 et 1709 (Scriptores rerum Brunsvicensium) et éd. F. Liebrecht, Hanovre, 1856 (éd. partielle).
Auteur
Ecole Normale Supérieure
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Études de littérature et de civilisation médiévales
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