Entre tradition et réécriture : le bon Morholt d’Irlande, chevalier de la Table Ronde
p. 351-360
Texte intégral
En effet, « reconnaître » quelqu’un, et plus encore, après n’avoir pas pu le reconnaître, l’identifier, c’est penser sous une seule dénomination deux choses contradictoires, c’est admettre que ce qui était ici, l’être qu’on se rappelle n’est plus, et que ce qui y est, c’est un être qu’on ne connaissait pas ; c’est avoir à penser un mystère1...
1« Savés vous qui est chis Morhous ? », demande Gauvain à Yvain dans la Suite du Roman de Merlin2. Pour le neveu d’Arthur, ce chevalier est un parfait inconnu, son compagnon en sait un peu plus : il s’agit du frère de la reine d’Irlande, un chevalier accompli, un des plus preux. Le lecteur, quant à lui, complice, savoure sa supériorité ! Dans un roman qui ne s’inscrirait pas dans le monde fictionnel arthurien, ce nom ne serait qu’une coquille vide, un signe en attente d’être saturé par la suite du récit, car, comme l’a montré Philippe Hamon, le personnage est construit progressivement par le texte à partir d’un certain nombre de propriétés décrites, mais aussi par le lecteur qui active ces propriétés et les complète dans son imagination3. Dans le cas des personnages reparaissants, cette construction duelle se complexifie d’une dimension intertextuelle. Ces personnages demandent à être compris à travers la fonction qu’ils assument dans l’économie particulière du roman dans lequel ils réapparaissent, mais ils demandent aussi à être reconnus, c’est-à-dire corrélés au monde de la fiction arthurienne. Autrement dit, ils s’inscrivent autant dans un jeu interne de précisions accumulées au fil du récit qu’ils se fondent sur une anaphore produite par un déjà-lu externe. Certains personnages, et c’est le cas du Morholt, se trouvent ainsi particulièrement surdéterminés par un intertexte prégnant qui les enserre d’un réseau allusif. C’est donc à une étude de cas que je vous invite, un cas-limite, celui d’un personnage tributaire d’une lourde tradition, mais dont la biographie était quasiment vierge, du moins jusqu’à ce que les romans en prose du xiiie siècle s’en emparent. Il s’agira de dégager les opérations par lesquelles ces romans réussissent à s’approprier des données diégétiques, les réécrivent pour fabriquer un personnage qui, au fil des retours, s’éloigne de plus en plus du modèle mythique du géant monstrueux et dévastateur.
2Car avant d’être anthropomorphisé sous les traits du cruel chevalier des versions en vers, le Morholt fut sans doute à l’origine un monstre marin4. Le motif du tribut humain évoque bien sûr la légende du Minotaure ; quant à la configuration narrative, elle n’est pas sans rappeler le combat de David contre Goliath5. Bien que le Morholt ne soit jamais qualifié de « géant » dans les romans en vers, il s’en rapproche par sa force surhumaine, sa brutalité grossière, la terreur qu’il fait régner sur la Cornouailles. Le substrat mythique affleure encore sous la patine romanesque. Eilhart von Oberg décrit sa lubricité, Gottfried von Straßburg insiste sur la consternation qui règne dans le pays et multiplie les allusions au diable6. Les deux poètes mettent également en exergue sa force hors du commun, supérieure à celle de quatre hommes. Autant de rémanences archaïques qui le chargent de terreurs ancestrales et le rapprochent des géants dévastateurs, incarnations du déchaînement sauvage des forces et des pulsions primaires. En triomphant du Morholt, Tristan acquiert un statut héroïque, il devient un héros civilisateur. Et surtout, la blessure que lui inflige son adversaire le conduira auprès d’Iseut, marquant à jamais sa destinée. Cependant, et c’est là ce qui m’intéresse, il y a, dès les premiers textes, une rationalisation. L’altérité du géant est effacée : ses armes et sa technique de combat sont celles d’un chevalier. Il est présenté comme un seigneur irlandais, frère de la reine d’Irlande ; chez Gottfried, il porte même le titre de duc7.
3Dans le Tristan en prose8, le nom du Morholt apparaît la première fois au cœur de la préhistoire arthurienne, dans une prolepse qui condense les données des pré-textes : « li biaus Tristans, li bon chevaliers, li amorous » mettra un terme au tribut, en tuant le Morholt, l’oncle d’Iseut9. Ainsi, lorsque le personnage est introduit dans le texte en tant qu’acteur, son destin a déjà été rappelé et le lecteur peut faire fonctionner sa mémoire aussi bien intra- qu’intertextuelle. Mais le narrateur prend tout de même soin de présenter cet hôte de marque, venu rendre une visite de courtoisie à son ami le roi Pharamond, à la cour duquel Tristan, âgé de douze ans, a trouvé refuge : « Cil Morholt si estoit a celui tens uns des plus prisiez chevaliers dou monde, et biax chevaliers a merveilles10. » Le démonstratif accolé au nom propre, désignateur rigide, permet d’introduire un processus de réajustement et de reclassification11. Loin d’être figé, le personnage de l’adversaire légendaire de Tristan est refiguré : à son nom est désormais accolée l’épithète flatteuse « bon », il est devenu le « boin Morhaut d’Yrlande12 », un chevalier doté d’une prouesse supérieure, capable de reconnaître les qualités exceptionnelles de Tristan, celles qui augurent de son glorieux destin. La prophétie du fou de Pharamond permet de dramatiser le passage et scelle, comme dans les versions en vers, le destin des deux personnages, la parole oraculaire venant conforter le savoir du lecteur : le glorieux chevalier mourra de la main de ce jouvenceau dont il admire tant la beauté13.
4C’est accompagné « de maint bon chevalier venu d’Yrlande et del reaume de Logres et de la cort le roi Artus14 » que le Morholt accoste en Cornouailles. L’altérité originelle de ce dernier a donc bel et bien disparu : il n’est plus cet être de la marge qui faisait peser la menace d’une barbarie archaïque sur l’idéal chevaleresque, mais un chevalier parfaitement intégré à l’élite arthurienne. Il est même – on l’apprendra bien plus tard -un compagnon de la Table Ronde, puisque c’est sur son siège qu’apparaîtra l’inscription merveilleuse qui viendra confirmer et proclamer aux yeux de tous l’élection de Tristan au sein de la prestigieuse institution15. Comme son beau-frère, le roi Anguin16, le Morholt est devenu un personnage pivot qui permet au prosateur – au prix certes d’un sacré coup de force qui ne manque pas de surprendre17 ! – d’assortir les matières tristanienne et arthurienne et d’articuler l’héritage de la légende avec la logique chevaleresque propre aux grandes sommes arthuriennes en prose.
5Toutefois, le combat de Tristan contre le Morholt, en révélant le nom et la valeur du « damoisiax » venu « d’estrange terre18 », ressort encore et toujours de l’épreuve initiatique et marque l’avènement de Tristan au monde chevaleresque. Par son exploit, Tristan conquiert d’abord une identité sociale, puisqu’il est obligé de dire son nom et son lignage. Mais il conquiert aussi et surtout, comme dans les récits en vers, une identité héroïque : il est, dès lors et à jamais, le chevalier « qui occist le Morholt ». Et, corollaire obligé, le Morholt est pour la postérité, comme par exemple dans le tardif Tristan de Pierre Sala, « le Mourault d’Irlande que Tristan de Cornaille occist19 ». Du point de vue fonctionnel, le Morholt reste donc un opposant à Tristan. Si le roman en prose exalte sa prouesse et ses qualités courtoises et chevaleresques, ce n’est que pour mieux célébrer celles de Tristan, le seul à avoir pu le vaincre, le seul à avoir pu s’asseoir sur son siège à la Table Ronde, « non mie pour che que maint chevalier ne s’i vausissent asseoir20 », mais parce que « nul mieudre chevalier de lui n’estoit venus devant chelui tans21 ». L’émulation dans la prouesse a remplacé le merveilleux primitif22 : à chevalier hors norme, successeur encore plus exceptionnel !
6Le Tristan en prose ne raconte pas les aventures qui ont fait du Morholt ce chevalier renommé et redouté. Cette lacune est comblée par deux romans du xiiie siècle, quasiment contemporains : La Suite du Roman de Merlin et le Roman du roi Meliadus, c’est-à-dire la première partie de Guiron le Courtois23. Le phénomène du retour des personnages relève de l’intertextualité, de la relation entre un ou des hypotextes et un hypertexte24. Dans la configuration analysée, c’est le Tristan en prose qui joue le rôle d’hypotexte. Il fixe ce que l’on pourrait appeler les traits permanents du Morholt : sa prouesse, sa relation de parenté à Iseut et les circonstances de sa mort. Ce sont les contraintes qui vont circonscrire à la fois l’invention et la réutilisation du personnage.
7Dans la Suite du Merlin, le Morholt est introduit dans le récit par un épisode quelque peu curieux : Yvain et Gauvain rencontrent près d’un bois douze demoiselles qui dansent la carole autour d’un arbre auquel est suspendu un écu tout blanc ; à chaque passage devant le bouclier, elles expriment leur mépris par un crachat. Gauvain s’approche et entend que leur chanson fustige le Morholt à qui appartient ce bouclier. Ne connaissant pas ce chevalier, il interroge son cousin : « Savés vous, che dist Gauvains, qui est chis Morhous25 » ? C’est donc à Yvain, personnage intra-diégétique, qu’il revient d’amorcer le processus de réminiscence chez le lecteur et non à la voix narrative : « Il est un des millours chevaliers que je onques veisse et uns des plus preus, et est freres a la roine d’Irlande26 », explique Yvain à son cousin. Le portrait ajoute pourtant un trait de caractère inédit et surprenant : « il het si morteument les damoiseles de cest païs qu’il lour fait toutes les hontes et toutes les laidures qu’il puet27. » Est-ce une allusion au tribut ? Le texte ne donne aucune précision. On a l’impression que le prosateur transfère la caractéristique habituellement attribuée à Bréhus, qui ne figure pas dans ce roman, sur le Morholt. Quoi qu’il en soit, le motif n’est pas exploité, puisque l’oncle d’Iseut fera preuve d’une courtoisie exemplaire dans la suite du récit. Par contre, les deux versions du Baladro del sabio Merlin dérouleront ce fil narratif et noirciront considérablement le personnage28, allant ainsi à l’encontre de la tradition française qui lui fait subir une évolution entièrement positive.
8À l’arrivée du Morholt, les demoiselles prennent la fuite, les deux chevaliers qui les accompagnaient ne résistent pas à sa charge et c’est dans les règles qu’il défie Yvain et Gauvain ; le premier est facilement abattu, le second par contre soutient vaillamment les coups. Se rendant compte de la valeur exceptionnelle de Gauvain, le Morholt arrête le combat et lui propose son amitié. Ce n’est qu’à ce moment-là que le narrateur précise :
Et sachent tout cil qui cest conte lisent que li Morhous dont il parole chi fu cil Morhous que Tristrans, li niés le roi March, occhist en l’isle Saint-Sanson pour le treuage qu’il demandoit de Cornuaille. (Suite du Roman de Merlin, § 429)
9Le réajustement s’opère donc ici par une construction interne du personnage. Ce n’est que lorsque celle-ci est suffisamment établie que le commentaire du narrateur vient compléter la description identifiante lacunaire d’Yvain, en faisant appel à un savoir qu’il (re)constitue du même geste. C’est ce savoir qui permet au narrateur d’instaurer un jeu de connivence avec son lecteur, lorsque l’aînée des demoiselles de la Roche aux Pucelles prédira au Morholt qu’il sera tué par le plus beau chevalier, le plus noble et le plus courtois, celui qui aimera fidèlement toute sa vie29. Transparente pour le lecteur, cette prophétie reste obscure pour le chevalier, elle ne le trouble d’ailleurs guère, puisqu’il s’empresse de faire la cour aux demoiselles et deviendra l’amant de la cadette, Gauvain celui de l’aînée.
10Dans le Roman de Meliadus, le retour s’effectue sous la forme d’une simple mention du nom, accompagné du surnom rappelant son origine géographique, dans le discours d’une demoiselle qui, s’adressant au roi Arthur, évalue la renommée du roi Pharamond à l’aune de celle du Morholt :
En non Dieu, çou est li rois Faramont qui est rois de Gaulle, si a bien renonmee, si com vous meesmes savés, d’estre le meillour chevalier que l’en sache oren-droit el monde fors que li Morhalt d’Yrlande (BnF fr. 350, f° 8d).
11Le pacte communicatif manifesté par ce régime de désignation est différent de celui des deux romans précédents : le nom propre, par son statut de désignateur rigide muni d’une fonction dénotative de principe, implique l’existence et l’identification préalables de l’individu nommé. La nomination abrupte fait appel à la connivence du roi Arthur, mais aussi à celle du lecteur. Le Morholt est ainsi présenté comme une « vieille connaissance », ce qui le met au même niveau que les personnages qui font partie du « matériel roulant30 » des romans arthuriens, les Gauvain, Keu, Yvain, ce petit nombre de protagonistes dont les noms assurent la continuité et l’homogénéité du monde fictionnel arthurien.
12Comme la Suite du Merlin, le Roman du roi Meliadus prend soin de respecter les données fournies par le Tristan en prose tout en inventant une biographie à l’oncle d’Iseut. Son appartenance à la Table Ronde est rappelée lorsqu’il rejoint Keu et Gauvain, fort joyeux de le retrouver, car « il estoient bons amis au Morhaut31 ». Il fait partie du cercle restreint des familiers d’Arthur. Loin de représenter une menace, le Morholt se pose en ardent défenseur de la courtoisie et de la chevalerie arthurienne, n’hésitant pas à dispenser de véritables leçons de conduite au jeune Arthur ou à ses compagnons32. Sa bravoure fait de lui l’unique chevalier de la maison du roi à rejoindre le cercle très fermé des chevaliers qui reçoivent, à un moment donné du roman, le titre tant convoité de « meilleur chevalier du monde33 ». Son principal exploit est d’avoir délivré Arthur, les rois Urien, Carados, Pellinor et huit chevaliers parmi les plus vaillants de la Table Ronde des griffes du duc de Haudebourc en mettant en déroute trente adversaires à lui seul34, un exploit qui rappelle celui de Tristan contre les trente chevaliers de Morgain35. La renommée du Morholt se modèle sur celle de son futur meurtrier ! Mais comme dans le Tristan en prose, ses qualités chevaleresques ne sont exaltées que pour mieux faire ressortir celles des deux héros. C’est à l’aune de sa prouesse qu’est en effet étalonnée celle des autres chevaliers : ainsi, le Morholt triomphe de Pharamond, qui a lui-même défait par deux fois Arthur, mais dont le combat contre Blioberis est resté sans vainqueur. Mais cette suprématie est de courte durée, puisque le Morholt est vaincu par le Bon Chevalier sans Peur et, un peu plus tard, par Meliadus. Les deux meilleurs chevaliers du monde sont donc Meliadus et le Bon Chevalier sans Peur. CQFD !
13Ce n’est qu’aux détours d’une banale conversation à l’ostel sur les mauvaises coutumes de la Douloureuse Garde que l’on apprend que le Morholt maintient la Cornouailles dans la sujétion et l’asservissement. Le Bon Chevalier sans Peur rapporte la prophétie qu’il a entendue de la bouche même de Merlin, trois ans plus tôt :
celui jour meesmes, que le Chastel de la Dolerouse Garde sera [conquis par le cors d’un seul chevalier, sera Cornuaille aquitee dou servage d’Yrlande et la Doloreuse Garde] sera torné en servage par .I. suel home et Cornouaille mise en francise par un autre36. (BnF fr. 47c)
14Cette double prédiction permet à l’auteur du Roman de Meliadus de conjoindre ses deux principaux hypotextes, le Lancelot et le Tristan en prose, et les destinées de leur héros éponyme, tout en prétendant les anticiper et les motiver. Le réajustement temporel opéré est significatif : le Tristan en prose faisait coïncider le débarquement du Morholt en Cornouailles pour réclamer le tribut avec la mention du début du règne d’Arthur37. Le Roman de Meliadus, qui situe justement son intrigue à ce moment-là, a donc retardé le combat pour faire coïncider l’aventure fondatrice du Tristan en prose avec celle tout aussi fondatrice du Lancelot en prose. Le narrateur prend la peine d’expliquer la contrariété et le trouble du Morholt, qui demande des précisions et explique lui-même, dans un discours qui répète celui de la voix narrative, qu’il tient la Cornouailles en servage depuis plusieurs années. Mais une fois de plus, l’oncle d’Iseut ne fera rien de ce savoir qui n’influe pas sur son comportement. L’auteur aurait pu en tirer une dimension tragique, mais ce n’est pas là ce qui l’intéresse. Le retour de personnages est déjà en soi une forme d’emprunt affiché, une façon de revendiquer une filiation. Faire intervenir Merlin de manière posthume, puis expliquer la prophétie, avant de donner la parole au personnage pour la commenter à son tour, c’est une manière extrême d’exhiber le jeu intertextuel. Ce qui importe, c’est le geste même de mise en relation, bien plus que les éléments reliés. La prédiction du fou de Pharamond permettait de renforcer la cohérence diégétique du Tristan en prose, celle de la demoiselle de la Roche aux Pucelles et celle de Merlin d’asseoir la chronologie propre des hypertextes, en les situant par rapport à leurs hypotextes et en les référant à un ensemble qui les englobe, celui de la geste arthurienne.
15Toutefois, la réécriture accuse aussi et surtout la différence fondamentale entre ces deux romans contemporains, deux suites rétrospectives qui situent leur intrigue au début du règne d’Arthur. La prophétie de la demoiselle de la Roche aux Pucelles porte sur la mort du Morholt et surtout sur l’inéluctable déchéance du monde arthurien et sa fin programmée. La parole oraculaire de Merlin, rapportée par le Bon Chevalier sans Peur, a trait aux deux aventures fondatrices du Lancelot et du Tristan en prose. La perspective est, on le voit, tout à fait différente. Une conception pessimiste prévaut dans la Suite du Merlin, un roman des origines qui se veut proleptique. Au contraire, le Roman de Meliadus ne s’intéresse guère aux péchés originels et surtout il prend bien soin de supprimer le Graal et ses aventures de son horizon d’attente : il s’agit, comme l’affirme l’auteur dans son prologue, de raconter de « biaus dis et de courtois » qui « li bon [...] reconforteront souventes fois et souvent en osteront leur cuers de diverses cures et de greveus pensers38 ». Le parti pris est celui du divertissement, « des dis plaisans et delitables39 ». Dans la Suite du Merlin, le personnage du Morholt fait, comme la plupart des autres protagonistes, la douloureuse expérience des « merveilles du Graal ». Au Perron du Cerf, il est frappé dans son sommeil et grièvement blessé par une arme invisible, alors que son écuyer et la demoiselle qu’il menait en conduit sont tués40. Quant au Morholt du Roman de Meliadus, il intègre le cercle restreint des familiers du roi Arthur, il est un compagnon de la Table Ronde, dont on « donne en la meison le roi Artus molt grant los et molt grant pris41 ». Il se définit d’ailleurs lui-même, comme l’« uns des meillours amis qu’[Arthur ait] en ceste monde42 ».
16Une continuation tardive du Roman de Meliadus, conservée par un seul manuscrit43, ira jusqu’à inventer une quête du Morholt. Alors que Claudas menace d’envahir le pays, Arthur n’hésite pas un instant avant d’embarquer, avec ses deux meilleurs chevaliers, le roi Meliadus et le Bon chevalier sans Peur, sur la nef qui doit le mener à la prison du Morholt. S’il est prêt à mettre son « cors en aventure44 » et ainsi abandonner son armée et son royaume à la merci de son ennemi, c’est que, dit-il, il compte bien faire pour le Morholt ce qu’il aurait fait pour Gauvain, son neveu. Cette comparaison montre de manière éloquente le chemin parcouru depuis l’Ogre dévastateur des débuts de la légende : le Morholt a bel et bien gagné sa place dans ce « monde parfait » qu’esquissent les armoriaux arthuriens de la fin du Moyen Âge45. La biographie qui lui est attribuée n’est d’ailleurs guère originale, mais là n’est bien sûr pas le but ! Comme la plupart des autres chevaliers, il est grand et beau, parfaitement bâti pour l’exercice chevaleresque46.
17Au fil des retours, l’altérité originelle de l’adversaire légendaire de Tristan s’est donc peu à peu effacée. Cette normalisation s’est faite aux dépens d’une véritable individuation romanesque. La plupart des aventures qui lui ont été attribuées, bien banales et répétitives, auraient pu l’être à un nouveau personnage ou à la plupart des autres chevaliers arthuriens. Mais cette banalité même, la célébrité aussi du Morholt et de quelques autres, présente l’avantage de mettre en cohérence les nouveaux romans avec l’ensemble qui les englobe, celui de la fiction arthurienne. Le retour des personnages ouvre les romans les uns sur les autres ; il induit l’élaboration de cohérences forcément plurielles et souvent problématiques, car, d’un texte à l’autre, le personnage reparaissant évolue en restant toujours le même.
Notes de bas de page
1 Marcel Proust, Le Temps retrouvé, éd. par B. Brun, Paris, Flammarion, 1986, p. 341.
2 Suite du Roman de Merlin, éd. par Gilles Roussineau, Genève, Droz, 1996, § 422.
3 Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », in Poétique du récit, éd. par G. Genette et T. Todorov, Paris, Seuil, 1977, p. 119 sq.
4 Cf. David J. Shirt, « A Note on the Etymology of « Le Morholt » », Tristania 1 (1975), p. 14-18 ; pour une autre interprétation, cf. Jean-Marc Pastré, « Morhold et le Tricéphale : les sources indoeuropéennes du mythe tristanien », in L’Unité de la culture européenne au Moyen-Âge, éd. par D. Buschinger et W. Spiewok, Greifswald, Reineke, 1994, p. 77-94.
5 Cf. Alex J. Denomy, « Tristan and the Morholt : David and Goliath », Mediaeval Studies 18 (1956), p. 224-232.
6 Respectivement : Eilhart von Oberg, Tristrant, éd. par D. Buschinger, Göppingen, Kümmerle Verlag, 1976, v. 438-442 ; Gottfried von Straßburg, Tristan, éd. par R. Krohn, Bd. 1, Stuttgart, Reclam, 1980, v. 6213, 6852, 6906.
7 Gottfried von Straßburg, Tristan, éd. citée, v. 5935.
8 Les éditions de référence sont : les trois tomes édités par Renée L. Curtis (t. 1, München, Max Hueber Verlag, 1963 ; t. 2, Leiden, E. J. Brill, 1976 ; t. 3, Cambridge, D.S. Brewer, 1985), qui donnent le début du roman ; les neuf tomes édités sous la direction de Philippe Ménard (Genève, Droz, 1987 à 1997). Le tome est indiqué en chiffres romains, suivi du paragraphe ; la mention « C. » signale qu’il s’agit de l’édition Curtis.
9 Tristan en prose, C. I, 142.
10 Tristan en prose, C. I, 266.
11 Cf. Georges Kleiber, « Du nom propre non modifié au nom propre modifié : le cas de la détermination des noms propres par l’adjectif démonstratif », La Langue française 92 (1991), p. 82-103.
12 Tristan en prose, III, 209 ; V, 169. Il entre ainsi en symétrie avec le « boin Tristran » ; cf. Florence Plet, « Le Nom de l’Autre : le géant et le fou dans Le Roman de Tristan en prose », Littératures 38 (1998), p. 11.
13 Tristan en prose, C. I, 267-270.
14 Tristan en prose, C. I, 287.
15 Tristan en prose, III, 273.
16 Grand amateur de tournois et d’exploits chevaleresques, le roi Anguin d’Irlande accueille et fait soigner Tristan. Ce dernier l’accompagne au tournoi des Landes, auquel participent Keu, Baudemagu et Gaheriet, qui « estoient acointe dou roi » (Tristan en prose, C. I, 316), Gauvain et Palamède. Un peu plus tard, Tristan le défendra devant la cour d’Arthur contre Blanor qui l’accuse de trahison (Tristan en prose, C. I, 407-410). Le père d’Iseut est ainsi, comme le Morholt, un trait d’union entre les données de la légende tristanienne et le monde arthurien.
17 Ainsi de Michel Pastoureau qui précise à tort dans son récent ouvrage, Les Chevaliers de la Table Ronde (Lathuile, Éditions du Gui, 2006, p. 201), que « c’est par erreur que les armoriaux du xve siècle en ont fait un chevalier de la Table Ronde ». Même la version courte du Tristan en prose, qui pourtant ne donne pas tout l’épisode de l’intronisation de Tristan, fait deux brèves allusions au siège du Morholt à la Table Ronde ; cf. Le Roman de Tristan en prose, t. I, éd. par J. Blanchard et M. Quéreuil, Paris, Champion, 1997, V, 3-4 et VI, 11.
18 Tristan en prose, C. I, § 285, § 294.
19 Pierre Sala, Tristan, roman d’aventures du xvie siècle, éd. par L. Muir, Genève, Droz, 1958, § 319, p. 225.
20 Tristan en prose, III, 271.
21 Tristan en prose, III, 272.
22 Sur ces transformations, cf. Emmanuèle Baumgartner, Le Tristan en prose. Essai d’interprétation d’un roman médiéval, Genève, Droz, 1975, p. 308 et Francis Dubost, « Trois géants, trois époques, un « roman » : le géant poseur d’énigmes, le Géant de Cornouailles et Taulas de la Montagne dans le Tristan en prose », PRIS-MA 7 (1991), p. 57-72.
23 Pour une mise au point, cf. dans ce même volume la contribution de Sophie Albert. Cf. aussi Barbara Wahlen, « Nostalgies romaines : le parcours de la chevalerie dans le Roman du roi Meliadus, première partie de Guiron le Courtois », in Materiali arturiani nelle letterature di Provenza, Spagna, Italia, éd. par M. Lecco, Allessandria, Edizioni dell’Orso, 2006, p. 165. En l’absence d’une édition critique du Roman de Meliadus, la datation relative des deux romans reste problématique. Dans l’introduction à son édition de la Suite du Roman de Merlin, Gilles Roussineau penche, mais avec toutes les précautions de mise, pour l’antériorité de la Suite (éd. cit., p. xl).
24 Cf. Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982.
25 Suite du Roman de Merlin, § 422.
26 Ibid.
27 Ibid. Les armoriaux de la fin du Moyen Âge reprennent cette limite à la courtoisie du Morholt : « Doulx et courtois estoit, fors au damoiselles errant, car il les hayoit a mort », BnF fr. 12597, f° 12 v°.
28 Cf. Patricia Michon, À la lumière du Merlin espagnol, Genève, Droz, 1996, p. 11-28 et Santiago Gutiérrez Garcia, « O Marot haja mal-grado : lais de Bretanha, ciclos en prosa e reception da materia de Bretaña na Península Ibérica », Boletin Galego de Literatura 25 (2001), p. 35-49.
29 Suite du Roman de Merlin, § 497.
30 L’expression est de Gaston Paris, « Romans en vers du cycle de la Table Ronde », in Histoire littéraire de la France, t. 30, Paris, Imprimerie Nationale, 1888, p. 48.
31 BnF fr. 350, f° 40a. Par contre, dans la Suite du Merlin, le Morholt précise qu’il n’est « ne de l’ostel le roy Artus ne compains de la Table Ronde » (éd. cit., § 476).
32 « Des or mais ne regardés onques a cui vous fetes courtoisie, mais courtoisie faites tout adés, que se vous estes orendroit a grant honor par courtoisie, encor voir en serés en greignor » (BnF fr. 350, f° 11a), enjoint-il par exemple à Arthur. Le roi ne tarde d’ailleurs pas à mettre en pratique cette exhortation en épargnant deux chevaliers qui tentent d’attenter à sa vie (BnF fr. 350, f° 12b-c), clémence qui suscite l’admiration de son ennemi héréditaire, le roi Pharamond (BnF fr. 350, f° 12c-d).
33 BnF fr. 350, f° 8d, f° 11c.
34 BnF fr. 350, f° 10b-11c.
35 C’est l’exploit retentissant qui établit la renommée de Tristan au pays de Logres et lui ouvre les portes de la Table Ronde (Tristan en prose, II, 31-34).
36 Correction d’après le manuscrit Malibu, J. Paul Getty Museum, Ludwig XV. 6, f° 66c, « conquis... Garde » omis (saut du même au même).
37 Tristan en prose, C. I, 287.
38 Prologue édité par Roger Lathuillère, Guiron le Courtois. Étude de la tradition manuscrite et analyse critique, Genève, Droz, 1966, p. 175-180, p. 179 pour la citation. Sur la rupture signalée par ce prologue qui revendique une écriture résolument laïque et profane, cf. Emmanuèle Baumgartner, « Sur quelques constantes et variations de l’image de l’écrivain (xiie-xiiie siècles) », Auctor & Auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale. Actes du colloque de Saint-Quentin-en-Yvelines (14-16 juin 1999), éd. par M. Zimmermann, Paris, École des Chartes, 2001, p. 398-400.
39 Ibid., p. 177.
40 Suite du Roman de Merlin, § 480-485.
41 BnF, fr. 350, f° 34b.
42 BnF fr. 350, F 14a.
43 Il s’agit du manuscrit Ludwig XV. 6, conservé au J. Paul Getty Museum de Malibu.
44 Ludwig XV. 6, f° 218b.
45 En effet, comme l’a bien montré Richard Trachsler, les armoriaux bannissent les méchants, les Claudas, Marc ou Bréhus, Clôtures du cycle arthurien. Études et textes, Genève, Droz, 1996, p. 340 sq.
46 Cf. BnF fr. 12597, f° 12 r°.
Auteur
Université de Lausanne (Suisse)
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