Pour une poétique du personnage merveilleux : la fabrique des fées
p. 339-349
Texte intégral
1Si « la figure mythique de la fée, l’une des clés de l’imaginaire occidental et des représentations fantasmatiques de la femme, est une création de la littérature française [du xiie siècle]1 », elle ne surgit pas ex nihilo. Dans l’ouvrage qu’elle a consacré à la naissance des fées2, L. Harf-Lancner a relevé les traces de leur genèse aussi bien dans un certain nombre de textes témoins, parmi lesquels le Decretum de Burchard de Worms, que dans le folklore. Des deux grands types évoqués par Burchard – les déesses du destin et les amantes surnaturelles –, la littérature arthurienne et en particulier les lais accordent une place éminente à ces dernières.
2Plus récemment, F. Gingras a cherché à rattacher les fées à une tradition proprement littéraire, à la figure de la Dame construite par la lyrique occitane : selon lui, « les romanciers réinventent la Dame en faisant un détour par la merveille pour dire autrement les vérités du désir que les poètes avaient chantées avant eux3 ». Un tel détour n’est pas sans conséquence : « en choisissant le récit et non pas le plus grand chant courtois pour évoquer les noces du désir et de la merveille, les romanciers s’obligeaient à troquer le “je” lyrique pour le jeu avec les personnages », car – faut-il le préciser ? – en tant qu’il est « le sujet de la proposition narrative », le personnage constitue « la pierre de touche de leur discours4 ».
3Les rapports que les fées entretiennent avec le merveilleux semblent aller de soi. Il convient cependant de rappeler que l’expérience que nous avons de ces femmes surnaturelles, magiques ou fantastiques, comme l’on voudra, est d’abord celle d’un texte, c’est-à-dire d’un double prisme, idéologique et artistique5. Si le merveilleux constitue tout à la fois une « catégorie mentale » et un « jeu littéraire6 », il n’est pas sans intérêt de s’interroger sur les principes d’une poétique qui élabore ainsi certaines figures féminines en personnages merveilleux.
Personnage et topique des motifs merveilleux
4Dans un article consacré aux fées et à la chevalerie, A. Guerreau-Jalabert note que « les personnages des fées sont construits par l’accumulation d’un certain nombre de traits pertinents, utilisés de manière récurrente7 ». Une telle présentation rejoint sans doute la façon dont la poétique littéraire présente généralement le personnage : l’unité de cet « être de papier », selon la célèbre formule de Paul Valéry, résulterait tout à la fois du travail de l’auteur, qui livre à son sujet une certaine somme d’informations, et de l’activité du lecteur, qui actualise ces propriétés en même temps qu’il leur confére un prolongement imaginaire. La définition d’A. Guerreau-Jalabert est pourtant plus précise que cela car elle inscrit délibérément le personnage à la croisée d’une sémiotique8 et d’une topique.
5Si le personnage (féerique) s’offre ainsi comme un signe littéraire constitué d’un faisceau de traits pertinents et récurrents, il n’est pas sans intérêt de s’interroger sur les liens qu’il entretient avec la notion de motif et, plus précisément, avec celle de motif merveilleux, telle que F. Dubost l’a élaborée en formant, dès 1994, le projet d’un Thesaurus informatisé des motifs merveilleux dans la littérature médiévale9.
6Empruntant un certain nombre d’éléments au double héritage issu des études folkloriques et des approches structuralistes, le promoteur de ce vaste programme de recherche10 a retenu trois caractères principaux :
- La récursivité du motif, qui forme la condition de possibilité de toute topique : chaque occurrence est enregistrée en attente d’au moins une seconde occurrence.
- La narrativité, qui peut apparaître comme le critère de démarcation fondamental11, à condition d’entendre ce terme lato sensu. Au-delà de l’opposition traditionnelle du narratif et du descriptif12, le motif constitue avant tout, en effet, une « unité de type figuratif », ainsi que le soulignent, après les travaux d’E. Panofsky, A. J. Greimas et J. Courtes13.
- L’intégrabilité : à la suite de P. Zumthor, le motif est susceptible d’être défini comme une « unité de formalisation élémentaire des contenus14 ». Il s’oppose par là au thème, qui constitue une articulation englobante ou bien ce que C. Brémond et Th. Pavel nomment un « point d’ancrage transcendant15 ».
7Ce qui permet de distinguer le motif merveilleux des autres motifs, c’est ce que F. Dubost nomme « le critère du contenu surnaturel16 ». Celui-ci peut intervenir à chaque niveau de l’ancienne opposition logique du thème et du prédicat, opposition dans laquelle le chercheur reconnaît la structure du motif :
Toute unité textuelle (narrative ou descriptive) organisée en un couple « thème/prédicat » peut être considérée comme formant un motif merveilleux lorsque l’une au moins des trois conditions suivantes se trouve remplie :
- L’un des termes possède un contenu surnaturel : Homme métamorphosé.
- Les deux termes sont marqués par un contenu surnaturel, implicite ou explicite : Jésus ressuscite les morts ; un enchanteur métamorphose une princesse.
- Lorsque, aucun des deux termes n’étant en lui-même chargé de surnaturel, la liaison prédicative crée une proposition irrecevable en regard des concepts qui régissent la représentation des réalités empiriques (monde physique, expérience commune) : L’arbre parle17.
8Loin d’apparaître comme un trait accidentel venant se greffer sur un motif narratif qui lui préexisterait, le merveilleux revêt, on le voit, une valeur proprement structurante car « c’est [...] la relation prédicative, et elle seule, qui est constitutive du motif18 ».
9Comment les fées s’inscrivent-elles au sein d’un tel modèle ? En tant qu’elles coïncident avec le sujet de la proposition narrative, elles se situent du côté du thème et, à ce titre, elles reçoivent un certain nombre de prédicats « surnaturels » qui font d’elles des personnages féeriques. Elles relèvent donc, semble-t-il, du premier cas envisagé plus haut (« L’un des termes [de la relation prédicative] possède un contenu surnaturel »), ce qui a parfois conduit la critique à dresser l’inventaire de ces traits merveilleux. Ainsi, A. Guerreau-Jalabert les classe-t-elle selon le rapport qu’ils entretiennent avec l’espace (par exemple, le don d’ubiquité, comme dans Lanval, Désiré ou Graelent), avec le temps (l’équivalence des jours et des siècles dans le lai de Guingamor) ou avec les pouvoirs magiques dont les fées disposent19. Adoptant une perspective résolument fonctionnelle, E Dubost, quant à lui, propose de ranger les motifs que l’on rencontre chez Marie de France en trois catégories, en vertu de leurs valeurs indicielle, instrumentale ou médiatrice20.
10Ainsi la fée doit-elle être définie comme une femme bénéficiant d’attributs « surnaturels » propres à fonder ce que Ph. Hamon nomme la « qualification différentielle » du personnage21. À chaque fois que l’un de ces traits est conféré à la figure de la « fée », un motif merveilleux surgit, au regard duquel le personnage est à la fois englobé (au plan de la syntaxe narrative) et englobant (en tant qu’il constitue, en termes paradigmatiques, le support des prédicats surnaturels).
11Rien n’empêche toutefois de rattacher les fées au deuxième cas distingué précédemment, celui dans lequel thème et prédicat ont tous deux une composante surnaturelle. Cela concerne tout particulièrement cette classe de personnages que F. Dubost nomme « autoprédicatifs » :
On peut considérer en effet que tous les êtres surnaturels, et pas seulement ceux que la religion reconnaît – Dieu, Jésus, la Vierge, le diable, les saints mais aussi les fées, les enchanteurs, les magiciens, les devins, les sorcières – sont en quelque sorte autoprédicatifs ; et que s’introduit déjà, par la seule mention de leur nom, un prédicat général qui leur est commun, et qui impliquerait un énoncé du type : « doté de pouvoirs surnaturels22 ».
12Même si une telle proposition prend tout son sens dans le cadre de l’élaboration d’une topique merveilleuse et si elle renvoie en quelque manière à la saveur « palimpsestueuse » qui s’attache à la superposition des lectures23, il n’est pas certain qu’elle corresponde à la façon dont l’écriture elle-même construit le personnage féerique. L. Harf-Lancner a relevé, à cet égard, le paradoxe selon lequel « les textes romanesques des années 1160-1220, qui affirment le plus nettement le caractère surnaturel de ces personnages, leur refusent en même temps la dénomination de “fée”. Le héros rencontre une “pucelle”, une “demoiselle”, une “dame”, une “meschine” qui, quand elle lui a accordé son amour, est dorénavant désignée comme “s’amie” ou “sa drue24” ». A. Guerreau-Jalabert, de son côté, en s’interrogeant sur la nature des fées, n’a pas manqué d’évoquer ce qu’elle nomme des « ambiguïtés », qui font d’elles non des êtres surnaturels mais des femmes de chair comme en atteste leur beauté, des « dames courtoises parfaites douées d’une science et d’une sagesse (“sens”) remarquables, qui leur confèrent des pouvoirs extraordinaires25 ».
13Comment comprendre ce paradoxe et ces ambiguïtés ?
14Tout se passe comme s’ils désignaient un autre mode de construction du personnage, qui procéderait moins du merveilleux que de la merveille, c’est-à-dire du regard d’étonnement-admiration que portent sur lui, dans le plan même de la fiction, les sujets qui se merveillent et qui prennent ainsi, en quelque manière, le relais du lecteur. Un tel plan mérite d’autant plus d’être pris en considération que, dans le cas du personnage, son existence (textuelle) précède bien son essence.
L’écriture de la merveille
15Le motif merveilleux fait le plus souvent l’objet, au sein de l’écriture romanesque, d’une véritable mise en merveille. L’élément surnaturel s’accompagne dès lors d’une composante emphatique (la merveille) destinée à le rehausser ou, plus simplement, à le signaler à l’attention du lecteur. Même s’il est possible de distinguer un merveilleux sans merveille, c’est-à-dire un merveilleux qui n’assortit pas le motif du retentissement subjectif que procure l’expérience de la merveille, même si, inversement, il est aisé d’isoler une merveille sans merveilleux, en d’autres termes un étonnement-admiration qui ne porte pas sur un élément relevant du surnaturel ou qui correspond à un emploi affaibli du mot, c’est pourtant dans les liens que nouent merveille et merveilleux, dans leur concordance ou dans leurs discordances, qu’il importe de rechercher les clés d’une véritable poétique26.
16À l’instar de ce qui se produit pour le motif, le traitement du personnage merveilleux s’accompagne d’une très remarquable mise en perspective. Il s’agit là d’un fait de poétique, maintes fois observé, qui engage tout à la fois une écriture du point de vue et une lecture « indicielle » : « l’apparition surnaturelle est en effet précédée, le plus souvent, par toute une série d’indices qui remplacent avantageusement une dénomination explicite et font de la rencontre féerique un véritable “topos” hérité des contes merveilleux, dont il constitue la première séquence descriptive27 ». C’est de cette façon qu’il faut interpréter le lien, établi de manière à peu près constante dans les textes courtois, entre les fées et l’eau (fontaines, rivière, lac ou mer). Il ne s’agit pas de renvoyer à « une valeur descriptive » mais de « poser, pour l’auditeur, des indices à interpréter28 ». De tels indices sont si importants qu’ils constituent, pour F. Dubost, une classe à part, ainsi que nous l’avons déjà signalé.
17Le début du lai de Lanval illustre de manière exemplaire la façon dont l’élaboration du personnage féerique résulte d’une accumulation de traits indiciels que l’écriture de la merveille dispose en faisceau. Tout est subordonné au point de vue du héros éponyme qui s’éloigne de la ville sans avoir vu ses mérites reconnus : il ne prête pas attention au tremblement qui saisit son cheval au bord de l’eau, le laisse « vultrer » dans la prairie, plie son manteau en deux et s’allonge, s’offrant pour ainsi dire aux sollicitations de l’Autre Monde. C’est dans le champ du regard de Lanval que surgissent bientôt « lez la riviere » deux demoiselles d’une grande beauté (« une n’en ot veües plus beles », v. 5629), qui le conduisent auprès de leur dame, endormie dans un tref, sans que le héros se soucie le moins du monde du cheval qui le rattache encore au monde qu’il vient de quitter. À chaque instant, l’hyperbole accompagne l’évocation, afin d’en souligner la richesse et la beauté, et la traduction de L. Harf-Lancner rend de manière fort juste et fort significative l’expression médiévale du haut degré par le lexique moderne de la merveille : « leur visage était d’une merveilleuse beauté » (mult par aveient bels les vis, v. 60), « deux bassins d’or pur d’un merveilleux travail » (uns bacins / d’or esmeré, bien faiz e fins, v. 61-62), « elles l’amènent au pavillon, merveilleusement beau » (De si qu’ai tref l’unt amené, / ki mult fu beals e bien asis, v. 80-81).
18Il convient de tirer les conséquences d’une telle observation : selon R. Dubuis, le merveilleux ne serait chez Marie « que de l’humain poussé et maintenu à un degré inhabituel, “extraordinaire”, de beauté, de force, de richesse30 ». En d’autres termes, les fées ne se distinguent pas ontologiquement mais psychologiquement, au sens où leur altérité surgit, grâce à la merveille, dans le prolongement d’un regard. Opposant l’essence des choses à leur fréquence et à leur densité31, l’intuition critique rejoint ici la vision augustinienne d’un monde où tout surgit sous l’horizon de l’insolite, où le critère humain du miracle et de la merveille est la rareté32. Si le merveilleux est d’abord émerveillement33, il convient tout à la fois de le rattacher comme tel à une longue tradition34 et à cette « culture de l’étonnement » que ravive la Renaissance du xiie siècle35.
19À côté du fait de poétique littéraire et de la « structure mentale », ainsi mis en lumière, l’écriture de la merveille fait néanmoins surgir un troisième aspect, proprement idéologique.
20En dégageant la « valeur structurale » qui s’attache au thème de l’Autre Monde, J. Frappier a montré comment, grâce à lui, « dans tout récit, conte ou roman, où il intervient, deux plans s’établissent aussitôt, celui du monde terrestre, banal, vulgaire, quotidien, et celui d’un monde supérieur, idéal, qu’il s’agisse de l’Autre Monde féerique ou de l’Autre Monde courtois, ou des deux à la fois ». Dans cette structure, le rôle de « l’événement merveilleux » ne consiste pas seulement, selon les mots du critique, à « permettre le passage du plan inférieur au plan supérieur36 » ; il sert de support à l’élaboration du personnage féerique, ainsi que nous l’avons constaté, grâce à l’expérience de la merveille. En retour, comme c’est le cas dans le lai de Lanval, la fée participe à la « naissance » du héros. Par l’amour qu’elle lui prodigue, par les dons qu’elle lui accorde, par son nom – qu’elle repète, elle le fait venir à existence37. Elle le construit comme personne mais aussi comme personnage, tant il est vrai que les deux aspects sont étroitement liés, car si le personnage est avant tout un signe littéraire, comme nous l’avons rappelé plus haut à la suite de Ph. Hamon, il vise, en tant que signe, un référent extradiscursif, en l’occurrence une personne : il « représente une conception de la personne38».
21Au regard de l’élaboration du personnage romanesque, la fée et le chevalier ne sont donc pas isolés ; ils forment un véritable thème dialectique qui demande à être interprété comme tel.
22Dans les limites du Lancelot en prose, nous avons pu montrer comment les formes merveilleuses s’organisent en un langage second, susceptible d’évoquer, par métaphore et par métonymie, les questions liées à l’amour, à la chevalerie ou au domaine religieux. Relativement à celles-ci, les fées, les grands chevaliers et le Graal se présentent comme de véritables figures de pensée, ce qui permet par exemple, à travers Morgue et la Dame du Lac, d’opposer deux doctrines de l’amour (un amour-prison vs un amour-inspiration)39.
23Comme le souligne nettement A. Guerreau-Jalabert, « il n’est [donc] pas impossible de déceler dans le “merveilleux” une signification de nature à la fois historique et sociale40 ». Si, à côté d’une topique merveilleuse qui procède par détermination de traits surnaturels, il est permis de dégager les principes d’une écriture vouée à présenter l’être merveilleux comme une dame (dans Lanval) ou bien comme un chevalier (dans Yonec), sous le regard émerveillé de l’amant ou de l’amante, c’est sans doute pour mieux contribuer à ce que l’historienne nomme « la structuration de l’idéel dans une société donnée41 ». Il est question, plus précisément, de marquer « un écart distinctif par rapport à l’autre fraction dominante de la société, l’Église42 » : en faisant de l’amour charnel et de la sexualité un aspect du progrès spirituel, en dénonçant la mauvaise magie des vieilles fées et des enchanteurs, en abordant un certain nombre de questions ravalées par le magistère ecclésiastique au rang de superstitions (par exemple, la connaissance et la prédétermination de l’avenir), en insistant sur la régulation de la société chevaleresque par les fées, il s’agit de disputer à l’Église la maîtrise du surnaturel.
24De telles observations invitent naturellement à rapprocher les personnages féeriques de la thématique du Graal, laquelle « installe la concurrence entre clercs et chevaliers au cœur même du sacré43 ». Au vrai, le rapprochement est double car il concerne non seulement les aspects idéologiques44 mais le « jeu littéraire ». À travers le corpus formé par les scènes du Graal, le personnage se construit à cet égard dans sa double dimension, comme signe textuel et comme simulacre à visée référentielle : au contact du Graal-merveille, son identité s’élabore réflexivement chez Chrétien, autour d’une question à poser ; aimanté par le désir de voir, il devient, à partir de Robert de Boron, le chevalier du Graal mystique45.
25La notion de personnage passe pour constituer le point aveugle de la poétique littéraire. C’est ce que souligne notamment Ph. Hamon, qui note qu’elle ne forme pas un « champ d’étude facilement et immédiatement identifiable46 » :
Localisable partout et nulle part, ce n’est pas une « partie » autonome, d’emblée différenciable et différenciée, prélevable et homogène du texte, mais un « lieu » ou un « effet » sémantique diffus qui, à la fois, côtoie, supporte, incarne, produit et est produit par l’ensemble des dialogues, des thèmes, des descriptions, de l’histoire, etc.
26C’est pourquoi, ajoute-t-il, « on doit l’abstraire, car on ne peut l’extraire » si bien que « son étude relève [...] peut-être plus que tout autre objet d’étude, d’une décision arbitraire de l’analyste, et réclame des précautions particulières dans sa construction ».
27De telles précautions, de tels principes d’abstraction, nous avons cru les trouver d’abord dans les ressources fournies par le modèle topique. L’examen des textes, et tout particulièrement des Lais de Marie de France, nous a montré pourtant qu’il fallait aller plus loin. Car si le personnage féerique est bien le lieu du merveilleux en tant qu’il forme le support de motifs à composante surnaturelle, il est aussi le lieu de la merveille. Il s’élabore psychologiquement et non pas seulement ontologiquement, dans l’espace de la fiction et sous le regard d’un chevalier (ou bien, s’il s’agit d’un homme faé, sous celui d’une dame) – ce qui permet notamment de déceler un certain nombre d’implications idéologiques.
28Que la fabrique des fées dépende de ce double principe, du motif merveilleux et de l’écriture de la merveille, ne doit pas susciter l’étonnement. Un tel fait ne renvoie pas seulement à l’opposition entre le plan des formes disponibles et celui de leur réalisation concrète. Il correspond aux trois niveaux de sens distingués par E. Panofsky47. Le premier consiste à identifier « de pures formes que l’on reconnaît chargées de significations primaires ou naturelles » : c’est « l’univers des motifs artistiques » (par exemple, un repas représenté sur la toile). Le second niveau consiste à « met[tre] en relation des motifs artistiques [...] avec des thèmes ou concepts » (par exemple, le repas thématisé par le sacré, la Cène) ; ainsi rattachés à ces « significations secondaires » ou « conventionnelles », les motifs sont dénommés images. Reste le troisième niveau, celui de la « signification intrinsèque », porteuse de « valeurs symboliques » (au sens de Cassirer) ou de « symptômes » culturels, qui composent la mentalité d’une époque, son contenu (par exemple la Cène « document sur la personnalité de Léonard ou sur la civilisation de la Renaissance italienne, ou sur un mode particulier de sensibilité religieuse »).
29C’est le long de ces trois niveaux de sens que, grâce au jeu de la merveille et du merveilleux, s’élabore le personnage central des Lais. Il est ainsi permis de distinguer le motif de la fée, l’image de la dame courtoise, le symbole, enfin, du discours laïc et aristocratique.
Notes de bas de page
1 L. Harf-Lancner, Le Monde des fées dans l’Occident médiéval, Hachette Littératures, 2003, p. 19.
2 Tel est le sous-titre du livre, désormais classique, Les Fées au Moyen Age. Morgane et Mélusine, la naissance des fées, Champion, 1984.
3 F. Gingras, Érotisme et merveilles dans le récit français des xiie et xiiie siècles, Champion, 2002, p. 453.
4 Ibid., p. 37.
5 Sur l’idée d’un double prisme déformant, cf. L. Harf, Le Monde des fées dans l’Occident médiéval, op. cit., p. 22-23.
6 Cf. L. Harf-Lancner, « Merveilleux et fantastique dans la littérature française du Moyen Âge : une catégorie mentale et un jeu littéraire », Les Dimensions du merveilleux, Actes du colloque d’Oslo (23-28 juin 1986), Publ. de l’Université d’Oslo, 1987, vol. 1, p. 243-256.
7 « Fées et chevalerie : observations sur le sens social d’un thème dit merveilleux », Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Age, XXVe Congrès de la Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur (Orléans, juin 1994), Publications de la Sorbonne, 1995, p. 13.
8 Cf. à cet égard Ph. Hamon, qui recommande de « faire précéder toute exégèse ou tout commentaire d’une stricte problématique sémiologique » : « considérer a priori le personnage comme un signe » parmi les autres signes linguistiques du texte, au rebours d’une tradition critique et culturelle qui l’envisage essentiellement comme le simulacre d’une « personne », présenterait l’immense avantage de mettre en œuvre une analyse « homogène à son projet » (« Pour un statut sémiologique du personnage », Littérature, n° 6, 1972, p. 87).
9 F. Dubost a consacré deux articles à la présentation de ce projet : – « Un outil pour l’étude des transferts de thèmes : le Thesaurus informatisé des motifs merveilleux de la littérature médiévale », Transferts de thèmes, transferts de textes. Mythes, légendes et langues entre Catalogne et Languedoc, dir. M.-M. Fragonard et C. Martinez, Barcelone, PPU, 1997, p. 21-47. – « Le Thesaurus des motifs merveilleux : le statut imaginaire de la Catalogne dans les Otia Imperialia de Gervais de Tilbury », Languedoc, Roussillon, Catalogne, Actes du colloque de Montpellier (20-22 mars 1997), dir. Ch. Camps et C. Heusch, Presses de l’Université Paul-Valéry, 1998, p. 123-142.
10 L’entreprise connaît aujourd’hui un nouveau développement, sous la responsabilité de F. Gingras, d’A. Strubel et de J.-R. Valette. Il a donné lieu à un premier colloque international (Pour un Thesaurus des motifs merveilleux au Moyen Age (roman, chanson de geste, hagiographie), Université Paris X-Nanterre, 18-19 mai 2006). Une seconde manifestation est prévue en juin 2007 dans le cadre de l’Université de Montréal, sous le titre Merveilleux et poétique des genres au Moyen Age.
11 Cf. sur ce point F. Gingras, « L’anneau merveilleux et les deux versants du désir. Présentation du Thesaurus informatisé des motifs merveilleux de la littérature médiévale », Revue des Langues Romanes, t. 101/2, 1997, p. 165.
12 G. Genette a souligné les limites d’une telle opposition en faisant de la pause descriptive l’une des quatre formes fondamentales du mouvement narratif, à côté de la scène, du sommaire et de l’ellipse (cf. Figures III, Seuil, 1972, p. 128 sq.)
13 A. J. Greimas et J. Courtès, « Motif », Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, 1979.
14 P. Zumthor, Essai de Poétique médiévale. Cité par F. Dubost, « Un outil pour l’étude des transferts de thèmes... », art. cit., p. 23.
15 « Toute parole s’enracine dans un “à propos” qui fonde sa pertinence. Ces “à propos de” est son thème [...]. Posé à part du message, au-dessus, au-dessous ou à côté de lui, le thème est conçu comme un point d’ancrage transcendant. » (C. Brémond et Th. Pavel, « Introduction », Variations sur le thème, publ. par l’EHESS, Seuil, 1988, p. 5). Pour une critique de ce modèle « prédicatif », dont les contours peuvent être jugés trop flous, on se reportera à J.-J. Vincensini, qui propose également de voir dans le motif non pas un « atome », non pas le « plus petit élément » décrit par les folkloristes, mais une « molécule » constituée de trois noyaux : « un noyau narratif, qui, lui-même, contraint un noyau figuratif (ou “topique figurative”), correspondant au thème invariant » (« D’une distinction préalable à la définition des stéréotypes anthropologiques », Ethnologie française, t. 25/2, 1995, p. 262). Cf. aussi, du même auteur, Motifs et thèmes du récit médiéval, Nathan, 2000.
16 « De quelques motifs merveilleux rattachés à la Catalogne... », art. cit., p. 124. La notion de surnaturel, qui mériterait en elle-même d’être discutée, est ici mobilisée pour sa stricte valeur opératoire.
17 F. Dubost, ibid., p. 126-127.
18 Ibid., p. 127.
19 Tandis que les lais n’en précisent pas l’origine, les romans, à partir de Chrétien de Troyes, les rapportent à des savoirs appris.
20 F. Dubost, « Les motifs merveilleux dans les Lais de Marie de France », Amour et merveille. Les Lais de Marie de France, Champion, 1995, p. 4180.
21 « Qualification différentielle : le personnage sert de support à un certain nombre de qualifications que ne possèdent pas, ou que possèdent à un degré moindre, les autres personnages de l’œuvre. » (Ph. Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », art. cit., p. 90.)
22 « Un outil pour l’étude des transferts de thèmes... », art. cit., p. 27.
23 En empruntant cet adjectif à Ph. Lejeune, G. Genette cherche à définir ce qu’il nomme une « lecture relationnelle », c’est-à-dire une lecture qui, selon l’image du palimpseste, sous un texte, en déchiffre un autre : « Si l’on aime vraiment les textes, on doit bien souhaiter, de temps en temps, en aimer (au moins) deux à la fois » (Palimpsestes, Seuil, 1982, p. 452).
24 Les Fées au Moyen Âge..., op. cit., p. 35. Cf. les p. 34-38 pour une étude précise des dénominations.
25 « Fées et chevalerie... », art. cit., p. 140.
26 Cf. notre article, « Merveille et merveilleux dans le Conte du Graal : éléments de poétique », Le Conte du Graal. Chrétien de Troyes, dir. D. Quéruel, Ellipses, 1998, p. 118-135.
27 L. Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Âge..., op. cit., p. 36.
28 A. Guerreau-Jalabert, « Fées et chevalerie... », art. cit., p. 136.
29 Marie de France, Lais, éd. K. Warnke, trad., L. Harf-Lancner, Le Livre de Poche, 1990.
30 R. Dubuis, Les Cent Nouvelles nouvelles et la tradition de la nouvelle en France au Moyen Âge, Presses Universitaires de Grenoble, 1973, p. 364.
31 « Le merveilleux se distingue alors de l’humain, non pas qualitativement mais quantitativement [...] Ce qui est merveilleux, ce n’est pas l’essence des choses, c’est leur fréquence, leur densité. » (Ibid.)
32 Cf. H.-I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, E. de Boccard, 1938.
33 Sur ce point, cf. D. Kelly, The Art of Medieval French Romance, The University of Wisconsin Press, 1992, p. 177 sq.
34 Cf. notre article « Miracle et merveille dans les proses du Graal », « Furent les merveilles pruvees / Et les aventures truvees ». Hommage à Francis Dubost, dir. F. Gingras, F. Laurent, F. Le Nan et J.-R. Valette, Champion, 2005, p. 673-696.
35 « Le merveilleux revendique un espace humain, naturel, entre Dieu et Satan [...] Il dilate jusqu’aux frontières du risque et de l’inconnu le monde et le psychisme. En rentrant dans le réel et le naturel, il l’élargit et l’accomplit. De l’étonnant, de l’extraordinaire, il fait le moteur du savoir, de la culture et de l’esthétique du Moyen Âge. Il pousse à ouvrir grands les yeux sur la création et sur l’imaginaire. Il inspire une culture de l’étonnement. Il fait croire à la créativité et à l’audace infinies de Dieu et de sa créature, l’homme. Et il sait même faire son miel des fantasmagories diaboliques. » (J. Le Goff, « Merveilleux », Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, dir. J. Le Goff et J.-C. Schmitt, Fayard, 1999, p. 723) Sur le rôle joué par la « curiosité littéraire, avec tout son équipement », cf. aussi M.-D. Chenu, La Théologie au xiie siècle, Vrin, 1957, p. 21 sq.
36 J. Frappier, « Remarques sur la structure du lai : essai de définition et de classement », La Littérature narrative d’imagination, Actes du colloque de Strasbourg (23-25 avril 1959), PUF, 1961, p. 32.
37 Cf. sur ce point M. Koubichkine, qui analyse ainsi la structure (et le dénouement) du lai : « Ainsi, au terme d’un récit ascendant, en deux temps coupés d’une chute, Lanval est arrivé à son être véritable pour s’enfuir et se retrouver dans l’autre monde qui est le sien, avec celle qui lui avait permis d’en entrevoir les merveilles. » (« À propos du Lai de Lanval », Le Moyen Âge, 1972, p. 467-488, p. 481 pour la citation)
38 M. Zéraffa, « Roman – 4. Le personnage de roman », Encyclopædia Universalis, 1980, vol. 14, p. 326.
39 Cf. notre ouvrage, La Poétique du merveilleux dans le Lancelot en prose, Champion, 1998.
40 « Fées et chevalerie... », art. cit., p. 135.
41 Ibid., p. 134. Cf. aussi, dans une perspective comparable, cette notation de D. Poirion : « Le lecteur peut, chez Marie de France, rencontrer une fée sans la reconnaître : il y a là un premier effort d’attention à faire. Mais il peut alors méconnaître la femme que la fée représente : c’est l’interprétation qui achève la reconnaissance. » (Le Merveilleux dans la littérature française du Moyen Âge, Paris, PUF, 1982, p. 51-52)
42 A. Guerreau-Jalabert, « Fées et chevalerie... », art. cit., p. 149.
43 Ibid., p. 148.
44 Cf. à ce sujet l’article fondateur de J. Frappier, « Le Graal et la chevalerie » (Romania, t. 75, 1954, p. 165-210), ainsi que les travaux d’E. Baumgartner.
45 Cf. notre article « Personnage, signe et transcendance dans les scènes du Graal (de Chrétien de Troyes à la Queste del Saint Graal) », Personne, personnage et transcendance aux xiie et xiiie siècles, dir. M.-É. Bély et J.-R. Valette, Presses Universitaires de Lyon, 1999, p. 187-214.
46 Ph. Hamon, Le Personnel du roman. Le système des personnages dans les Rougon-Macquart d’Emile Zola, Droz, 1983, p. 18.
47 E Panofsky, Essais d’iconologie. Les thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, trad. de l’angl. par C. Berbette et B. Teyssèdre, Gallimard, 1967 (éd. originale 1937). Les citations qui suivent sont empruntées aux p. 17-23 (c’est l’auteur qui souligne).
Auteur
Université de Paris X – Nanterre
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