Gautier Map, une vieille connaissance
p. 319-328
Texte intégral
1Contrairement à beaucoup d’autres auteurs médiévaux, Gautier Map, dont il sera question ici, n’est pas simplement un nom dont nous avons connaissance parce qu’il a signé ses textes. Certes, nous recourons, pour écrire nos notices sur Gautier Map, à des informations fournies par ses propres œuvres, mais nous possédons aussi des jugements et des témoignages d’auteurs contemporains, et même des documents d’archives. Nous pouvons ainsi étoffer quelque peu les données contenues dans une œuvre très personnelle, qui n’est déjà pas avare en révélations sur son auteur1.
2Sur cette triple base, constituée de ce qu’on peut tirer des documents d’archives, des témoignages de ses contemporains et de ses propres écrits, il est donc possible de brosser un portrait du Gautier Map historique. Ce portrait est resté assez stable à travers le temps et comporte en général la mention de ses origines au moins partiellement galloises, une naissance située un peu avant 1140, et l’idée d’une formation accomplie d’abord à Gloucester, puis à Paris. On sait en outre qu’il a été titulaire d’une prébende de la cathédrale d’Hereford et qu’il a fini archidiacre à Oxford en 1196 ou 1197. Le registre des décès de Hereford mentionne sa mort à la date du 1er avril de l’année 1209 ou 1210. Il est également acquis qu’il a fréquenté la cour du roi d’Angleterre Henri II, qu’il a exercé pour ce dernier la fonction de juge et effectué diverses missions diplomatiques, entre autres à Paris et à Rome. Voilà pour l’Homme. Si l’on se tourne maintenant vers l’Œuvre, les choses se compliquent2.
3Pour utiliser une formule un peu rapide, la complexité du dossier vient du fait qu’on lui ait attribué, au Moyen Âge, des œuvres dont nous pensons qu’elles ne sont pas de lui, alors qu’on lui a refusé la paternité de textes dont nous sommes convaincus qu’ils sont de sa plume. On a donc affaire à deux Gautier Map, un Gautier Map médiéval et un Gautier Map moderne, chacun fils de son époque. Dans les catalogues des bibliothèques, d’ailleurs, les deux coexistent aujourd’hui, si ce n’est que, parfois, le Gautier Map médiéval y figure sous la désignation de Pseudo-Gautier Map, comme si le nôtre – celui qui se confond avec l’auteur historique – était le vrai et l’autre un imposteur. On peut voir les choses sous cet angle, mais ce n’est pas la seule perspective possible.
4Au lieu de juger la représentation qu’on se faisait à la période médiévale de Gautier Map à la seule aune de sa conformité avec ce que nous considérons comme la réalité factuelle, il peut, par exemple, être intéressant d’examiner l’image de cet auteur au Moyen Âge. En d’autres termes, mon point de départ sera moins le « vrai » Gautier Map que son reflet que nous renvoient les textes médiévaux, et le personnage que je vise à reconstituer n’est pas le Gautier Map historique, mais son homonyme figé dans les textes. Nous allons donc revoir quelques manuscrits du Lancelot-Graal illustrés qui, littéralement, nous montrent Gautier Map tel qu’on le voyait à l’époque. Chemin faisant, on verra toutefois que le personnage que notre regard moderne croit percevoir à l’époque médiévale est lui aussi fonction de notre époque.
*
5Gautier Map, au Moyen Âge, était vraiment quelqu’un. On lui attribue des poèmes latins de veine satirique et une bonne partie de l’immense cycle du Lancelot-Graal français ; ses contemporains et amis Gervais de Tilbury et Giraud de Barri le nomment à plusieurs reprises, et dans les années 1180, Hue de Roteland, dans son Ipomedon, l’évoque lui aussi dans un contexte qui semble clairement attester que le nom était suffisamment connu pour servir de label de qualité à des histoires inventées :
Sui ne sai pas de mentir l’art,
Walter Map reset bien sa part3.
6Sur quoi pouvait se fonder cette réputation ? À cette question, la critique moderne répond généralement en scrutant la seule œuvre authentifiée de Gautier Map, le De nugis curialium, les « Contes de courtisans », un recueil assez composite fait d’anecdotes personnelles et d’histoires folkloriques4. C’est naturellement la bonne réponse, et si l’on veut saisir le reflet de la persona historique dans la littérature de son temps, on ne peut guère procéder autrement.
7Dans le cas de Gautier Map, surgit toutefois assez vite un problème identifié de bonne heure par la critique et admis avec un certain embarras. Le texte du De nugis curialium ne semble « jamais cité », et n’a « servi de source à personne5 ». En effet, on n’en connaît qu’un seul manuscrit, écrit et conservé à Oxford, où Gautier a vécu et où il est mort, et le De nugis curialium n’a probablement jamais circulé. Dans ce contexte, il se pose même un problème supplémentaire. En effet, une partie du De nugis curialium était très connue au Moyen Âge et a profité d’une assez bonne diffusion : il s’agit de la Dissuasio Valerii ou Epistola Valerii, un petit texte misogyne placé dans la bouche d’un dénommé Valerius, qui explique à son correspondant Ruffinus pourquoi il vaut mieux ne pas se marier. Ce texte a rencontré un vaste succès et a même été commenté, à la manière d’un texte de l’Antiquité. Et c’est justement là que se situe le problème : la Dissuasio n’est jamais attribuée à Gautier Map, mais à une « vraie » auctoritas de l’époque romaine. Ainsi, un des commentaires explique doctement à propos de l’auteur supposé de ce petit texte :
Si autem queritur quis fuit iste Valerius et hic Ruffinus, videretur mihi ad presens Romanus fuisse et eundem fuisse Valerium qui historias Romanorum prosaice scripsit, non Valerium Martialem poetam6.
8On voit que Gautier Map n’est même pas sur les rangs pour l’attribution de son propre texte, et il s’en est amèrement plaint dans un autre passage du De nugis curialium7. Pour ce qui concerne l’auctoritas médiévale de Gautier Map, apparaît ainsi une image assez complexe : prototype du troveor d’histoires fantastiques pour Hue de Roteland, il est un candidat improbable pour l’écriture d’un texte satirique antimatrimonial dont il est pourtant l’auteur. Le Gautier Map médiéval ne coïncide donc totalement ni avec le Gautier Map historique ni avec le Gautier Map moderne.
9À ce point de notre enquête on peut par conséquent faire un constat simple. Si Gautier Map, au Moyen Âge, n’est pas connu pour avoir écrit le De nugis curialium tel que nous le connaissons, il est visiblement connu pour d’autres raisons, des raisons qui déterminent son image, au point qu’on lui dénie un texte de son propre crû et qu’on lui en attribue d’autres, qui ne sont pas de lui8. Pour s’approcher du personnage du Gautier Map médiéval, il ne faut donc pas simplement regarder son seul et unique texte, mais, surtout, tout ce qui n’est pas de lui. En d’autres termes, pour cerner le vrai Gautier Map médiéval, il faut prendre en considération la production du Pseudo-Gautier Map.
10Celle-ci comporte un versant latin et un versant français. Ici, il sera surtout question de la partie du Lancelot-Graal français qui lui est attribuée. Le point de départ pour cette attribution sont les manuscrits médiévaux eux-mêmes, où l’on lit, dans le célèbre épilogue de la Quête, que le roi Arthur a donné ordre à des clercs de coucher par écrit le récit de Boort après son retour. Quant à Gautier Map, il intervient en fin de parcours, quand il sort de la bibliothèque de Salisbury les documents arthuriens pour les traduire de latin en français, sur l’ordre du roi Henri, son seigneur9. Cette information est reprise au début de la Mort Artu sous une forme plus ample, et entérinée par l’épilogue du même texte, qui place l’ensemble de la « partie Lancelot » du cycle sous l’autorité de Gautier10.
11C’est sous cette « signature » que le cycle est passé dans les imprimés, et les premières mentions dans les études sur la littérature française, avec d’excellentes raisons, ne la mettent pas en question. Comme on pensait, à l’époque, que les romans en prose dataient du xiie siècle et qu’ils étaient contemporains, voire antérieurs aux romans en vers, aucun élément extérieur ne s’opposait à ce que l’on crédite Gautier Map de la paternité du Lancelot-Graal. Au contraire, comme cette information figurait non seulement dans les manuscrits du Lancelot-Graal eux-mêmes, mais était corroborée aussi par les prologues et épilogues du Tristan en prose et de la nébuleuse Guiron-Rusticien de Pise, rien n’incitait à la méfiance.
12Ce n’est que graduellement, sous les coups de butoir des maîtres de la philologie romane alors tout juste émergente comme discipline, qu’est apparu le doute, puis le refus concernant cette attribution11. L’élément clé était la nouvelle datation des romans en prose et le renversement chronologique qui plaçait désormais les œuvres en prose après les romans en vers. Dans les années 1220-30, quand a été composé l’ensemble Lancelot-Queste-Mort Artu, Gautier Map était mort, on avait donc définitivement affaire à l’une de ces maladroites supercheries médiévales. D’ailleurs, disait-on, jamais le Gautier Map historique, auteur du De nugis curialium, qui est rempli de passages polémiques à l’égard des moines de Cîteaux, n’aurait écrit la Queste, texte tout entier à la gloire des cisterciens12. En outre, même s’il l’avait voulu, il n’aurait pas réussi, car un auteur qui laisse une œuvre aussi décousue que le De nugis curialium n’aurait jamais su rédiger un ensemble aussi harmonieux que le Lancelot-Graal13. Seuls d’incorrigibles naïfs pouvaient ajouter foi aux prologues et épilogues de romans médiévaux14.
13Certes. En bonne méthode, le démasquage de l’auteur qui sera désormais le Pseudo-Gautier s’est fait à partir des données « objectives » que fournissaient le De nugis curialium et les documents d’archives. Dans l’ensemble, cette position, qui remonte donc aux fondateurs de notre discipline, est sans doute recevable15. Toutefois, elle ne permet pas de répondre à la question qui est la nôtre : pourquoi Gautier Map et pas un autre ? Qu’apporte la mention du nom de Gautier Map à un roman arthurien en prose ?
14À cette question, la génération des pionniers avait répondu à sa manière : le véritable auteur du Lancelot-Graal étant trop inconnu et trop insignifiant, il a cherché une auctoritas pour son livre et l’a trouvée en la personne de Gautier Map, que distinguaient ses origines partiellement celtiques et ses liens avec le prestigieux roi d’Angleterre Henri II. En outre, il présentait l’avantage d’être mort et de mettre ainsi l’auteur véritable à l’abri d’éventuelles réclamations. On sent dans cette réponse, ici résumée de façon un peu grossière, le réflexe de l’historien de la littérature. Les effets de sens produits sur le plan littéraire par une telle attribution ne sont guère pris en considération et l’image que le public médiéval pouvait associer au nom de Gautier Map n’est pas non plus questionnée16.
15C’est il y a une vingtaine d’années environ que cette dimension a été introduite dans le débat et ce n’est pas un hasard, car ce qui avait apparu aux pionniers de la philologie romane comme un « faux » devenait hautement intéressant à une époque qui était attirée, précisément, par le caractère fictionnel de la Littérature17. À partir de la fin des années 1960, à une époque où parler de « faux », en littérature, n’avait plus aucun sens, puisque la Littérature n’avait pas plus de rapport avec le monde référentiel que l’écrivain avec l’auteur empirique, le démontage d’un dispositif textuel servant sa propre mise en scène avait toutes les chances de faire jaillir, à partir de ces passages, l’essence même des romans en prose : ce sont des textes qui insistent sur leur mise en écrit à travers des relais multiples : le témoin oculaire relate son aventure à la cour pour que les clercs la transcrivent, mais interviennent aussi un je et un conte qui s’imposent comme les maîtres du récit18. Ces textes se veulent plus vrais que les romans en vers, plus proches de la chronique, et affichent pour cela leurs rouages, qui sont d’un type différent des romans en vers. Gautier Map, dans ce dispositif, joue évidemment un rôle-clé : outre la patine savante à laquelle aspire le cycle, il apporte au texte sa proximité avec le roi Henri II, sous lequel les romans arthuriens situent volontiers l’âge d’or de la chevalerie. La « latinité » du clerc Gautier Map, s’opposera ainsi à l’envoiseure du chevalier anglais Luces del Gast qui, avec le Hélie de Boron, parent procheins de Robert de Boron, prend en charge le Tristan en prose. À chaque cycle, sa figure auctoriale, parfaitement en phase avec le texte lui-même. Les acquis des approches modernes sont indéniables et ont largement contribué à la valorisation des romans en prose. Mais l’intérêt porté à la seule fiction a quelque peu fait perdre de vue le monde dans lequel s’inscrivaient les textes à l’origine. En d’autres termes, personne ne s’interroge vraiment pour savoir si, pour ce qui concerne Gautier Map, le public médiéval subodorait, comme auraient dit les chercheurs au xixe siècle, la supercherie ou non, s’il appréciait, comme on dit aujourd’hui, le savant montage impliquant un lettré et la cour d’Henri II19.
16Naturellement, l’auteur véritable avait une idée très précise de l’effet qu’allait produire la mention de Gautier Map dans le roman français, autrement il ne l’aurait pas choisi. Mais face à l’absence de traces d’une réception notable concernant Gautier Map lui-même et son œuvre, à la lumière aussi de la façon dont les copistes français estropient son nom, il est fortement douteux que les lecteurs du Lancelot-Graal aient même su qui était le personnage en question. Pour eux, Gautier Map était l’auteur du roman français, voilà tout. Le seul vrai Gautier Map était par conséquent notre Pseudo-Gautier Map.
17On aurait donc tort de faire intervenir, pour notre lecture de la « partie Lancelot » du cycle, des critères que nous sommes seuls à détenir. Peut-être avons-nous même tort de prêter au public médiéval un intérêt aussi grand que le nôtre pour cette figure auctoriale placée dans les marges du texte pour authentifier l’œuvre. Une des rares façons de mettre à l’épreuve une telle hypothèse est de consulter les manuscrits et d’examiner le programme iconographique, en partant du principe que les scènes jugées les plus importantes sont aussi celles que l’on va choisir d’illustrer. Dans le cas de Gautier Map, un tel sondage portera sur la charnière entre la Queste et la Mort Artu, l’épisode où l’on apprend comment est né le texte à partir du témoignage de Boort, transcrit par les clercs arthuriens, puis récupéré à l’époque du roi Henri II par Gautier Map dans la bibliothèque de Salisbury.
18Sur les 23 manuscrits parisiens, il faut sortir les cinq qui ne comportent aucune illustration, étant donné que l’on ne peut rien en tirer pour le genre d’enquête qui nous intéresse. Il reste donc 18 manuscrits illustrés, dont huit ne contiennent pas d’illustration à cet endroit ou choisissent un autre sujet pour commencer la Mort Artu, comme le tournoi de Winchester. Dix manuscrits comportent donc une scène qui se réfère, d’une façon ou d’une autre, au début de la Mort Artu et au retour de Boort à la cour20. Il est surprenant de constater qu’au moins deux manuscrits, le fr. 112 et le fr. 116, représentent bien ce moment-là, mais sans aucune allusion à la mise en écrit : on voit juste Boort qui, accueilli par les membres de la cour, relate ses aventures.
19Mais le plus souvent, l’étape de la mise en écrit est intégrée dans l’image et l’on voit alors un roi, un clerc, et d’autres personnages de la cour. Naturellement, ce personnel et ce décor peuvent renvoyer ou bien au moment où les clercs transcrivent la parole de Boort, ou bien à Gautier Map qui travaille pour Henri II. Il est difficile de trancher entre ces deux moments, s’il n’y a pas une rubrique qui vient spécifier qu’il s’agit du retour de Boort à la cour. En réalité, les cas où nous pouvons espérer mettre à coup sûr un visage sur le nom de Gautier Map sont relativement rares. Le fr. 122 en offre certainement un exemple, avec une répartition spatiale très marquée où Gautier trône dans une lettre historiée, alors que l’enluminure représente le retour de Boort à la cour.
20Une autre image représentant probablement Gautier Map se trouve dans le fr. 342, qui donne une enluminure sur deux étages dont celui du haut montre Boort revenant à la cour et celui du bas un roi au doigt levé, assis face à un clerc qui écrit. On peut ici légitimement penser que l’image vise à rendre les deux phases de la transmission, celle qui a lieu à l’époque arthurienne et celle du xiie siècle.
21Mais dans la très grande majorité des cas, rien ne pousse à identifier le roi et le clerc représentés avec Gautier et Henri plutôt qu’avec Arthur et un clerc de sa cour. Je dirais même que la tendance de fond qui se dégage de l’analyse de ces images est celle de la représentation de la parole originelle – celle de Boort transcrite par des clercs – plutôt que celle de la translatio au xiie siècle impliquant Gautier Map21. En d’autres termes, l’autorité de ce dernier, qui est indubitablement valorisée sur le plan du texte, l’est beaucoup moins sur le plan iconographique.
22Le corpus est assez vaste et chaque manuscrit demanderait à être étudié plus en détail. En tout cas, il y a au Moyen Âge beaucoup moins de Gautier Map certifiés dans nos manuscrits qu’on ne pourrait le croire. Il y a peut-être quelques Crypto-Gautier Map qui attendent d’être identifiés sous les traits d’un clerc moyen, mais il y a certainement aussi quelques Pseudo-Gautier Map à démasquer. Curieusement, il y en a de plus en plus.
23Il est en effet possible que nous, modernes, avec nos bases de données iconographiques et moteurs de recherche performants, soyons en train d’augmenter abusivement le nombre de Gautier Map qui circulent. Pour preuve la petite image d’une lettrine historiée du fr. 123, f° 238, qui apparaît quand on interroge la base iconographique de la Bibliothèque Nationale de France sur les occurrences de Gautier Map. À coup sûr, la représentation ne montre ni Gautier Map ni le roi Henri II et sa femme Aliénor d’Aquitaine, qui figurent comme « descripteurs » dans la base de données. Il s’agit presque certainement d’Arthur et de Guenièvre. On peut en être sûr, puisque le début de la Mort Artu, avec le seul passage où il est question de Gautier Map, se situe une dizaine de feuillets plus haut, où l’on voit, f° 229, une autre image du même type.
24Le regard moderne de la personne responsable de l’indexation des images, habitué à la figure auctoriale, n’a pas pu imaginer que la personne qui écrit dans l’image ne soit pas l’auteur Gautier Map – c’est-à-dire le dernier élément de la chaîne de transmission. Ainsi se trouvait naturellement écarté le fait que ce puisse être le clerc captant la parole originelle sur ordre du roi, option aussi plausible que la première. La règle d’or en matière d’identification et de catalogage est la prudence. Conférer ainsi à des personnages anonymes une identité, c’est créer autant de nouveaux Pseudo-Gautier en puissance qui feront écran entre le personnage médiéval et nous22. Et que l’on s’occupe du Gautier Map tel qu’il était perçu au Moyen Âge ou du Gautier Map historique, chaque Pseudo-Gautier électronique est un obstacle supplémentaire. Mais on n’arrête pas le progrès et le phénomène permet au moins de montrer commodément que chaque époque se crée ses propres pièges méthodologiques et idéologiques. En matière d’exégèse littéraire, une seule chose est sûre : les certitudes d’aujourd’hui ne sont que les erreurs de demain.
Notes de bas de page
1 À condition, bien entendu, que l’on soit prêt à admettre un quelconque lien entre l’écrivain en tant que personne historique et son œuvre.
2 Cf., par exemple, l’aperçu récent d’Arthur George Rigg, A history of Anglo-Latin literature 1066-1422, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 88-93. Pour des vues nuancées sur Gautier Map et son œuvre, cf. Alberto Vàrvaro, Apparizionifantastiche. Tradizioni folcloriche e letteratura nel medioevo : Walter Map, Bologna, Il Mulino, 1994, p. 217-27, avec discussion de la littérature critique.
3 Hue de Rotelande, Ipomedon, éd. Anthony John Holden, Paris, Klincksieck, 1979 (Bibliothèque française et romane. Série B : Éditions critiques de textes 17), v. 7185-86. De surcroît, les vers en question ne figurent que dans l’un des cinq manuscrits. Je traduis : « Je ne suis pas le seul à connaître l’art de mentir / Gautier Map s’y connaît bien aussi ».
4 Sur les poésies latines, cf. le corpus publié par Thomas Wright, Gualteri Mapes. De nugis curialium distinctiones quinque, London, Camden Society, 1850 (Camden Society 50), qui ne mentionne nulle part l’attribution du Lancelot-Graal, cf. aussi Walter Map, De nugis curialium. Courtiers trifles, ed. by Montague Rhodes James, Oxford, Clarendon Press, 1914 (Anecdota Oxoniensia. Mediaeval and Modem Series. Part XIV).Walter Map, De nugis curialium. Courtiers trifles, ed. and translated by Montague Rhodes James, revised by Christopher Nugent Lawrence Brooke & Roger Aubrey Baskerville Mynors, Oxford, Clarendon Press, 1983, et la traduction par Alan Keith Bate, De nugis curialium. Contes pour les gens de cour. Gautier Map, Turnhout, Brepols, 1993 (Témoins de notre histoire).
5 André Boutémy, Gautier Map, conteur anglais, Bruxelles, Office de Publicité, 1945 (collection Lebègue 6e série n° 69), p. 26. Même constat chez Lewis Thorpe, « Walter Map and Gerald of Wales », Medium Aevum, 47 (1978), p. 6-21.
6 « Si on me demandait qui étaient ce Valerius et ce Ruffinus, il me semblerait que c’était un Romain et que c’était le même Valerius qui a écrit des histoires romaines en prose, non Valerius Martialis, le poète. » C’est moi qui traduis. Ruth Dean, « Unnoticed commentaries on the Dissuasio Valerii of Walter Map », Mediaeval and Renaissance Studies, 2 (1950), p. 128-50 : p. 135 pour la citation, qui provient du manuscrit de Cambridge, Clare Coll. MS. 14.
7 De nugis curialium, ed. James, dist. iv, cap 5, p. 312-13.
8 La situation est donc « pire » que ne la résumait, dans une formule percutante André Boutémy : « Avoir joui pendant de nombreux siècles d’une gloire littéraire fondée sur des œuvres que l’on n’a pas écrites et avoir vu son seul ouvrage enseveli dans l’oubli, telle fut l’étrange destinée de Gautier Map. » André Boutémy, Gautier Map, op. cit., p. 5.
9 Et quant Boorz ot contees les aventures del Seint Graal telles come il les avoit veues, si furent mises en escrit et gardees [p. 279] en l’almiere de Salebieres, dont mestre Gautier Map les trest a fere son livre del Seint Graal por l’amor del roi Henri son seignor, qui fist l’estoire translater de latin enfrançois (La Queste del Saint Graal. Roman du xiiie siècle, éd. par Albert Pauphilet, Paris, Champion, 1949 (CFMA 33), p. 279-80).
10 La Mort le roi Artu. Roman du xiiie siècle, éd. par Jean Frappier, Paris, Droz, 1936, p. 1.
11 Sauf erreur, le tournant se dessine avec Gaston Paris, « Études sur les romans de la Table Ronde. Lancelot du Lac. Le Conte de la charrette », Romania, 12 (1883), p. 459-534. Dans cette étude, où il traite des rapports entre la Charrette de Chrétien et la version du Lancelot en prose, il se démarque à la fois de son père et de Jonckbloet.
12 I Deug-Su, « I nuovi movimenti religiosi nel De nugis curialium di Walter Map », Studi Medievali, 33 (1992), p. 537-70, en particulier p. 539 et 564. On relève même des réticences à l’égard de l’esprit de la croisade.
13 Ainsi encore André Boutémy, Gautier Map, op. cit., p. 9, qui écrit, après avoir parlé de l’absence de structure et de la propension au coq-à-l’âne : « Bien que ce procédé ne soit pas toujours dénué de charme, il n’en est pas moins un grave défaut et il dénote une tournure d’esprit peu compatible avec la rédaction soutenue d’une œuvre de longue haleine. Cela semble un argument décisif pour dénier à Gautier toute intervention dans la composition du Lancelot en prose ».
14 Cf. les remarques fielleuses de Ferdinand Lot, Étude sur le Lancelot en prose, Paris, Champion, 1918 (Bibliothèque de l’École des hautes études CCXXVI), p. 128-29.
15 Aujourd’hui, on pourrait objecter à ces arguments que, même dans l’histoire de la littérature médiévale, les choses bougent et que les codicologues sont actuellement en train d’ébranler nos certitudes en la matière puisque certains manuscrits contenant des parties tardives du cycle paraissent antérieurs aux années 1225, tant et si bien que Gautier Map pouvait éventuellement encore être en vie au moment où la « partie Lancelot » du cycle a été rédigée. Quant aux autres objections, elles ne paraissent pas inattaquables non plus. Cf. le point de départ de la discussion, dans un article d’Alison Stones, « The earliest illustrated prose Lancelot manuscript ? », Reading medieval Studies, 3 (1977), p. 3-44, en part. p. 20-21.
16 Jean Frappier, dans son Étude sur la « Mort le roi Artu », 3e éd. revue et augmentée, Genève, Droz, 1972 (Publications romanes et françaises LXX), p. 21, ne s’arrête guère sur les mobiles de l’attribution à Gautier Map. Une exception est le livre, très attaqué pour d’autres raisons, d’Eugène Anitchkof, Joachim de Flore et les milieux courtois, Roma, Collezione meridionale editrice, 1931 (Collezione di Studi Meridionali), p. 332-38 et p. 448. Selon lui, Gautier Map était le candidat idéal parce qu’il était certes clerc, mais abhorrait la hiérarchie et faisait preuve d’une attitude très positive à l’égard de la chevalerie et de la littérature vernaculaire. En un mot, Gautier était un « clerc anticlérical ». Mais tout ce développement, par ailleurs réversible à l’aide d’autres extraits, s’appuie sur le seul De nugis curialium.
17 Il faut citer ici les travaux novateurs d’Emmanuèle Baumgartner, « Luce del Gat et Hélie de Boron. Le chevalier et l’écriture », Romania, 106 (1985), p. 326-40 et « Masques de l’écrivain et masques de l’écriture dans les proses du Graal », Masques et déguisements dans la littérature médiévale, études recueillies et éd. par Marie-Louise Ollier, Montréal-Paris, Presses Universitaires de Montréal-Vrin, 1988, p. 167-75. Le sujet n’a jamais cessé de l’intéresser, cf. « Sur quelques constantes et variations de l’image de l’écrivain (xiie-xiiie siècles) », Auctor et auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale. Actes du colloque tenu à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 14-16 juin 1999, éd. par Michel Zimmermann, Paris, École des chartes, 2001 (Mémoires et documents de l’École des chartes 59), p. 391-400.
18 Cf., sur cet aspect, les remarques fondamentales d’Annie Combes, Les voies de l’aventure. Réécriture et composition romanesque dans le Lancelot en prose, Paris, Champion, 2001 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge 59) ainsi que son étude qui montre comment Gautier Map s’est rétrospectivement vu attribuer le Lancelot : « Le prologue en blanc du Lancelot en prose », Seuils de l’œuvre dans le texte médiéval, études recueillies par Emmanuèle Baumgartner et Laurence Harf-Lancner, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002, p. 21-52.
19 Annie Combes se pose toutefois la question dans Les Voies de l’aventure, op. cit., p. 75.
20 Le manuscrit London, BL, Add. 10294 contient par exemple en ouverture une enluminure montrant, selon la rubrique, Arthur interrogeant Gauvain sur le nombre de chevaliers qu’il a tués. Je remercie Alison Stones pour m’avoir prêté une image digitalisée de cette enluminure.
21 Je serais moins affirmatif et je pencherais même dans l’autre sens pour les manuscrits Manchester, John Rylands Library, French 1 et London, BL Roy. 14 È iii dont je dispose également d’images numérisées grâce à la générosité d’Alison Stones.
22 Pour ne pas avoir l’air de m’acharner sur notre Bibliothèque Nationale, je signalerai que la Bibliothèque de l’Université de Yale commet, à mon sens, la même imprudence à propos du manuscrit 229 de ses fonds. On admettra toutefois que la qualité de l’image mise en ligne par la bibliothèque américaine est infiniment supérieure à celle de la BnF.
Auteur
Université Paris-Sorbonne – Paris IV et Institut universitaire de France
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