Le personnage du juif et l’énonciation de l’hétérogène
p. 309-318
Texte intégral
1Dans le contexte d’une réflexion sur la construction du personnage, nous proposons une approche sur deux actualisations particulières d’un type culturel et littéraire configuré à partir d’un carrefour de discours que la sensibilité imageante du Moyen Âge a assumés. C’est le juif, un avatar de l’altérité envisagé dans la plupart des cas comme négatif. Nous tenons à encadrer notre étude dans le domaine du théâtre, dans deux pièces qui ne sont pas contemporaines, mais qui à notre avis présentent des coïncidences remarquables pour ce qui est de la dynamique d’alliance-opposition entre un personnage identifié comme juif et un représentant, même dévoyé, du groupe. L’une d’entre elles c’est Le Miracle de Théophile de Rutebeuf (xiiie siècle) ; l’autre, une œuvre inscrite dans le domaine des drames cycliques : Le Mystère de la Saincte Hostie joué à Paris au xve siècle.
2L’argumentation1 théâtrale prend en charge de célébrer les valeurs de la ville, du groupe, et de faire voir ses éventuelles contradictions de façon à déployer les moyens sur lesquels il compte pour mieux les surmonter. Elle présente les actions et les dynamiques relationnelles des personae en vue de déterminer quel est le degré ou la forme d’appartenance de chacune à la structure groupale. Et elle le fait à travers une polyphonie2 énonciative montrée comme telle, qui se fonde sur l’interaction directe des voix des personnages, ainsi que de leurs actions physiques et leurs gestes.
3Nous aurons donc l’occasion d’y voir le juif agir et parler, et les autres personnages parler et agir par rapport à lui. Dans ce cadre, nous tenons à considérer les stratégies mises en œuvre pour configurer une représentation de l’hétérogène radical ainsi que pour exprimer les rapports qu’il entretient avec le groupe identitaire. Or, ainsi que nous essaierons de le montrer, cette objectivation de l’altérité dangereuse peut être une voie pour se représenter soi-même, ou un avatar de soi plus ou moins refoulé.
4L’action et le discours du juif sont prédéterminés par une série d’expectatives3 qui sont le résultat d’un processus d’encodage opéré à partir de différentes élaborations symboliques intégrées dans l’encyclopédie médiévale. Les actions et les discours dont il est investi se définissent par rapport à des principes et des variables discursives, que nous pourrions identifier aux topoï4, et qui sont à la base des démarches argumentatives où ce personnage prend corps.
5La plupart de ces propositions que nous venons d’évoquer répondent à des interprétations particulières de certains passages du mythe christique. Cette démarche interprétative est médiatisée par une perspective qui se fait l’écho d’une appréhension du monde et de soi en quelque sorte détournée de la configuration dominante de ce récit mythique. Si à la base de celui-ci il y a le schéma de la transmutation du mal et de la mort (la faute est « felix », la mort le chemin pour la vie, et les ennemis sont à récupérer par la force de l’amour), l’on peut repérer dans ces représentations dont nous parlons l’influence d’une perspective duelle, qui pour autant émane du judaïsme, et qui se laisse déjà entrevoir dans la rédaction de quelques épisodes du Nouveau Testament.
6Le juif commence alors à être envisagé comme l’autre irréductible voire même hostile à l’égard du nouveau Peuple Élu. Cette image se voit renforcée par des écrits de certains Pères de l’Église : Eusèbe de Césarée, saint Augustin... – où l’on peut retracer le début de l’élaboration du type du juif déicide. Par une sorte d’extension sémantique, cette attribution finit par s’enrichir avec celle de profanateur et celle d’ennemi des chrétiens que le juif ne fréquente qu’à son propre avantage.
7C’est ainsi qu’au Moyen age le juif est la cible d’accusations de pratiques nuisibles contre la communauté chrétienne. Ces actions – de même que beaucoup de profanations – avaient lieu à Pâques et elles étaient fréquemment inscrites dans le contexte du culte diabolique.
8Les juifs étaient en effet accusés d’entretenir des rapports avec les démons. Ces accusations avaient leurs fondements dans des interprétations de quelques versets du Nouveau Testament – Mt, 21 et Jn, 8,44, même l’Apocalypse (2,9 ; 3,9) – qui parlent de la « Synagogue de Satan ». Et quand bien même il y eut des Papes qui luttèrent contre ces superstitions – parmi lesquels Innocent IV et Grégoire X au xiiie siècle, Eugène IV au xve -, il n’y manquait pas de voix orales et écrites qui encouragèrent les haines populaires.
9Ces élaborations où le juif historique est progressivement remplacé par un juif imaginaire, obéissent à une perspective eschatologique qui tient à garantir la perfection et l’homogénéité de la communauté d’ores et déjà. Par conséquent elle chasse ce qu’elle envisage comme des germes de souillure5. Voyons dans quelle mesure, et dans quel but, nos textes vont se faire l’écho de ces élaborations.
Le Miracle de Théophile
10Chez Théophile, injustement dépourvu de sa charge et devenu un marginal à l’intérieur même de sa communauté, se produit une scission et une lutte qui se solde par la victoire du mal, terrifiant en même temps que fascinant et attrayant, parce que réparateur apparent d’un méfait. Le méfait dont il a été l’objet de la part de son évêque, incarnation des valeurs spirituelles qui se trouvent à la base de la communauté. L’amélioration sociale de Théophile se produit donc dans un contexte où le sujet renonce aux principes identitaires de la ville : ce changement d’orientation se rend effectif grâce à l’intervention de Salatin.
11Dans la pièce de Rutebeuf, Salatin n’apparaît pas explicitement identifié comme juif : à part certaines précisions textuelles : « Va, Salatin, ne en ebrieu ne en latin ! » (v. 2002-2003)6, c’est plutôt la tradition – tissée par les innombrables versions dont l’histoire de Théophile a été l’objet -, qui permet d’apparenter Salatin à ce groupe, en même temps que son indéfinition enrichit le personnage d’autres avatars de l’altérité. La première indication qui concerne notre personnage « Ici vient Theophiles a Salatin, qui parloit au deable quant il voloit » (int. v. 43-44) le situe dans le domaine du satanique. Mais l’intérêt de cette didascalie est aussi de constater que c’est Théophile qui, mu par l’amertume, décide d’aller auprès de lui en vue de se faire aider :
Salatin frere, or est ensis ;
Se tu riens pooies savoir
Par qoi je peüsse ravoir
M’onor, ma baillie et ma grace,
Il n’est chose que je n’en face. (v. 76-80)
12Étant donné sa condition frontalière, Salatin est le trait d’union entre deux mondes : l’autre, c’est l’agent qui se montre accueillant lorsque Théophile ressent le refus des siens. Cette attitude amicale ne fait pour autant que cacher sa condition de serviteur de Satan mise à nu quand Salatin annonce au diable son propos de lui offrir une proie qu’il avait largement convoitée.
13Salatin se révèle comme le maître initiatique du clerc : son action verbale tient à expliciter les conditions que Théophile doit respecter en vue de finir avec sa condition d’exclu – renoncer aux principes d’appartenance à son groupe – pour dans une deuxième reprise veiller sur la persévérance du néophyte à l’égard des conditions du pacte (v. 216-217), et l’aider à franchir son passage définitif dans l’ordre du satanique. Il serait la porte ouverte vers la dégradation :
Va la aval sanz delaier [...] (v. 215)
Va t’en, que il t’atendent ; passe [...] (v. 224)
14Théophile a eu recours au nigromancien pour garantir l’arrivée immédiate du temps de l’amélioration. Or, l’action de l’évêque qui, après avoir reconnu son erreur, restitue Théophile dans sa charge, n’est pas représentée sur la scène comme une conséquence de l’intervention diabolique. La démarche entreprise par Théophile comme la seule voie possible pour une récupération sociale se révèle ainsi comme un exil intérieur7.
Le Mystère de la Saincte Hostie
15Le xiiie siècle est une période clé dans l’effort entrepris pour maîtriser l’autre ; et les juifs sont une actualisation très emblématique – et très proche – du mécréant susceptible de nuire aux membres de la communauté. C’est au moment où leur conversion s’avère impossible que la persécution et l’isolement vont s’imposer. Les différentes accusations dont ils sont l’objet les obligent à assumer des métiers interdits aux chrétiens – l’usure. D’autre part, la connaissance d’une série de techniques peu diffusées dans l’Occident médiéval rend ce groupe suspect. Constitués en bouc-émissaires, ils sont considérés comme les coupables de presque tous les maux8 qui s’abattent sur la communauté.
16Parmi ces accusations, nous l’avons signalé plus haut, il y a des cas de profanation9. Le mystère sur lequel nous allons nous arrêter tout de suite se fait écho d’un procès entamé en 1290 contre un juif profanateur d’une hostie qui résista aux attaques, et dont on trouva quelques restes10. C’est en mémoire de cet événement jugé miraculeux, que fut bâtie la chapelle des Billettes, où, même au xve siècle, l’on organisait des actes commémoratifs, parmi lesquels des représentations dramatiques, tel que l’atteste le témoignage de Johannes Thilrode :
En mai 1444 des évêques de Paris et de Beauvais emportèrent le Corps du Christ de Saint-Jean-en Grève jusqu’aux Billets... et avoit apres ces saintes reliques tout le mystere du juif qui estoit en une charrette lié, ou il avoit espines comme se on le menast ardoir, et apres venoit la justice, sa femme et ses enfants et parmy les rues avoit deux eschaffauls de très piteux misteres11.
17Bien que l’orthodoxie ne l’acceptât pas, le peuple considérait le juif comme un hérétique du moment où il était accusé de connaître la Vérité et de ne pas vouloir l’accepter. En fait, on justifiait ses prétendus actes profanateurs en raison de son acceptation – intellectuelle – du dogme de la transsubstantiation.
18Dans le Mystère de la Saincte Hostie12, nous assistons, à une deuxième reprise, à une dynamique où un juif joue le rôle d’agent réintégrateur d’un chrétien – une chrétienne – susceptible de se voir marginalisé par des problèmes économiques, donc sociaux. Or, cette aide ne sera accordée qu’au prix de respecter des conditions qui – de même que dans la pièce de Rutebeuf – reviennent à nier les principes fondamentaux de la communauté.
19Dans la première scène, Iacob, le juif médiateur, est l’usurier qui a besoin des chrétiens pour exercer son métier et garantir sa subsistance. Cordial et accueillant à l’égard de son client – la femme – il n’hésite pas pour autant à la tromper en ce qui concerne la valeur d’un surcot qu’elle lui laisse en gage. De plus, son rôle d’usurier lui accorde du pouvoir sur la chrétienne lorsque celle-ci vient récupérer son vêtement pour la journée de Pâques, afin de « recevoir dignement mon sauveur ». Le juif accepte de le lui rendre à jamais, mais à condition de se faire décerner une hostie consacrée. La chrétienne la lui procure par une communion qui s’avère sur la scène explicitement sacrilège – la femme fait semblant d’avaler (B iiii) – et qui met à nu son ambiguïté sentimentale et morale. Une question sur laquelle nous reviendrons plus loin.
20Le geste de délivrer l’objet sacré au mécréant est le point de départ d’un climax scénique marqué par une violence qui devait sans doute frapper la sensibilité du public. La scène de la profanation, organisée d’après un processus d’amplification, récupère en fait des scénarios qui rappellent la passion du Christ : le prix accordé initialement au surcot de la femme (30 sous), ainsi que les différentes agressions du juif contre l’Hostie – percer, clouer, frapper... Le schéma trahison-sacrifice-résurrection, suivi d’une vengeance représentée dans les grands mystères cycliques, est repris par une action dramatique qui intègre l’illud tempus mythique avec une action envisagée comme appartenant à un passé récent.
21Dans ce contexte, l’irruption du miraculeux (épiphanie et intervention du héros) transforme une action qui pouvait initialement obéir à un principe de curiosité, en agression aussi consciente et détaillée que peu efficace. Cette dynamique se voit d’ailleurs renforcée par les paroles de Iacob qui explicite la portée de son action par un discours qui prend en charge la perspective antijudaïque :
jappercoy bien mon grand meffaict
jenrage de senglante raige (C iiii)
22Un autre dispositif mis à contribution pour rendre plus frappante la négativité du juif c’est la configuration des personnages de sa femme et ses enfants. Ce sont eux qui réagissent à l’égard de la situation en essayant de persuader leur père d’en finir avec une cérémonie pareille. Capables de « voir », ils interprètent les événements en vue d’opérer un changement dans leur système de croyances.
23Le personnage de la juive n’est pas fréquent dans ces pièces, et lorsqu’elle s’y rend présente, elle est actualisée dans le rôle de mère et sous des traits positifs : Il n’y avait pas de femmes dans le tribunal qui a condamné le Christ, c’est pour cela que la malédiction ne les atteint pas. Leurs apparitions dans le Nouveau Testament répondent d’ailleurs dans la plupart des cas au type de la femme souffrante – Rachel, les Filles de Jérusalem. La présence de la femme juive revient surtout à renforcer l’aspect négatif et maléfique du juif par un effet de contraste13. En fait, ce sont les juifs mâles qui assument des actions et des attitudes négatives traditionnellement attribuées à la femme, notamment la sorcellerie14 : le juif est le sorcier et l’assassin d’enfants, et son pouvoir est d’autant plus redoutable qu’il est doué de la force et la violence masculines.
24Pour ce qui est des enfants juifs, on ne considère en eux que leur condition inférieure. Ils reçoivent très fréquemment l’appellatif de « juisot » ou « sot juif » (c’est le cas dans notre pièce) ; mais leur innocence les rend sensibles aux évidences du miraculeux, et par conséquent susceptibles d’accepter la conversion.
25C’est en raison de ces présupposés que les personnages de la femme et les enfants – notamment le petit juif – sont chargés de faire intervenir la ville dans l’espace de la dégradation en vue d’arrêter l’action profanatrice. Cette intervention commence avec un personnage : Martine. Si c’est une mauvaise femme qui a rendu possible la profanation, c’est une bonne chrétienne qui ouvre le procès de dédommagement.
26Le procès judiciaire entrepris contre le juif est développé – de même que les scènes de la profanation – sous la perspective de l’amplification. Son but est de montrer les mécanismes dont la ville se sert pour se défendre des éventuelles attaques des agents qui incarnent la souillure et le déséquilibre. Or, cette stratégie d’amplification est aussi la voie pour déployer dans le personnage de Iacob de nouveaux aspects inhérents au type du juif négatif : il adopte l’attitude d’une fausse conversion pour sauver sa vie. Il n’hésite pas à citer – sournoisement d’ailleurs – des passages évangéliques, en faisant preuve de s’y connaître dans la doctrine qu’il semble ignorer ou mépriser. Ce serait la première partie d’une argumentation où il dévoile progressivement ses propres positions : il réagit avec violence à l’égard de la conversion de sa famille et il confirme l’intention destructrice qui l’avait guidé dans son acte profanateur. Cette progression atteint son climax quand, sur le bûcher, il demande « son livre » – le Talmud, qui était censé contenir des attaques terribles contre les chrétiens. Envisagé comme un livre nuisible et plein de pouvoirs occultes, sa représentation côtoie le maléfique : c’est pour cela qu’au moment de la mort de Iacob, l’évocation du livre – qui brûle avec lui15 – cède la place à l’évocation des démons. Le trait du magicien démoniaque vient compléter un portrait qui avait commencé par une scène où le juif se mettait gentiment à la disposition d’une chrétienne qui était venue demander ses services parce qu’elle ne savait « quel part tourner ». Une nécessité d’ailleurs mutuelle parce que le juif envisage ses clients comme sa seule voie de subsistance « car je ne sçay autre langaige ».
27Iacob parle et agit d’après une progression dont le but c’est de présenter le monstre protéiforme. Cette dynamique vient confirmer le discours des personnages qui font partie de la communauté chrétienne. Les énoncés à caractère appréciatif qu’ils profèrent à l’occasion du châtiment contre le juif semblent donc dépasser le statut du poncif. Les propositions créées à partir des noyaux sémantiques de la fausseté, l’incroyance et la sorcellerie – à la base de la construction stéréotypée – se montrent plutôt comme la constatation, on dirait empirique, du groupe à l’égard d’une série d’actions assumées par un sujet particulier identifié comme juif.
28La construction de notre personnage a ainsi une valeur argumentative à caractère démonstratif, car ses actions et ses paroles viennent confirmer une série de croyances partagées par la communauté. Et en même temps son rôle obéit aux besoins d’une sorte de rituel rassurant où le menaçant est objectivé, mais aussi contrebalancé par l’étalage des mécanismes dont le groupe se sert en vue de s’en défendre. Nous pourrions parler d’une configuration discursive fondée sur une antithèse hyperbolique, une sorte d’épique qui tient à montrer le danger sur la scène pour mieux le conjurer. Le dialogisme qu’on pourrait s’attendre à repérer à l’intérieur d’un discours que nous avons défini plus haut comme fondé sur l’interaction explicite des voix, s’est vu affaibli au profit d’un discours dirigé où le personnage du juif ne fait que s’avouer redoutable à l’égard du groupe, ce qui revient à confirmer les présupposés de celui-ci.
29Cette dynamique de destruction du pharmakos est reprise à la fin de la pièce à propos du personnage de la femme – désormais désignée comme « maulvaise femme ». Après la mort du juif, elle réapparaît sur la scène en quittant Paris, dans ce qui est une sorte de fuite, d’errance -l’apanage des traîtres, des infidèles... et des juifs :
chercher me fault aultre repaire.
Je suis de malheure nee
Et a grief malheur habandonnee. (H iii)
30C’est à Senlis, sa ville d’accueil, que sept ans plus tard – et cela nous rappelle le temps au bout duquel se produit la conversion de Théophile – elle accomplit son processus de dégradation définitive. Dans une action dont le rythme est considérablement accéléré par rapport aux scènes précédentes, elle apparaît comme une victime de la luxure. Se voyant enceinte, et toujours en évoquant l’argument de la honte, elle n’hésite pas à tuer sa créature. Des méfaits qui – ainsi que nous l’avions signalé – étaient souvent imputés aux juifs. Accusée par ses hôtes, la femme est brûlée comme Iacob. La récupération visuelle du scénario et le fait que dans son procès d’exécution participent les mêmes sbires qui accompagnaient le juif dans sa mort, sont des voies dramatiques pour mettre en relief l’interrelation de ces personnages. Il n’y a que le repentir de la femme – chrétienne au bout du compte – qui introduise une différence par rapport au mécréant officiel.
31Nous avons parlé à plusieurs reprises de la relation de complémentarité susceptible de s’établir entre le juif et des sujets qui font partie du groupe dominant. Si le juif est une représentation emblématique de la souillure, son action ne s’avère possible qu’à travers des fissures créées dans le domaine du communautaire. C’est le cas de Théophile et de la femme : tous les deux ont en commun de se voir affectés par les rapports conflictuels qu’ils entretiennent avec certaines instances de leur société, ou avec eux-mêmes.
32Ainsi que Michel Zink16 le signale, au xiiie siècle le discours littéraire énonce la confrontation du sujet avec la multiplicité et la complexité d’un espace – notamment l’espace urbain – qui est supposé être identitaire. Cette dynamique se rend d’autant plus évidente à la fin du xiiie siècle, et se voit accentuée deux siècles plus tard. Le xve siècle est une période où l’on repère une sorte de plurivocité éclatante, souvent perçue comme dangereusement discordante.
33Dans ce contexte, aussi bien Salatin que Iacob, se révèlent comme une sorte de projection de l’avatar sinistre du sujet, d’un aspect de soi-même qui s’avère épouvantable sans pour autant être inconnu, mais dont le degré de permanence et d’« effectivité » va de pair avec la qualité morale du personnage. En effet, nous ne pouvons pas mettre sur pied d’égalité l’ethos du personnage de la mauvaise femme avec celui de Théophile. Celui-ci répond au paradigme du chrétien irréprochable qui s’est senti trompé par la hiérarchie religieuse, donc par Dieu. En fait sa trahison n’est que provisoire. C’est pour cela que Salatin disparaît de la scène et que le démon n’y revient que pour être vaincu par Marie, personnage liminaire qui joue le rôle médiateur opposé à celui de Salatin. Et pourtant cette médiation n’est possible que par un changement d’orientation libre et conscient de la part du sujet. Un changement exprimé par un déplacement scénique qui se révèle contraire au geste de la sortie de la ville par un chemin descendant : Théophile, se reconnaissant pluriel, entre dans une chapelle consacrée à la Vierge-Mère, un espace apparenté à l’intériorité maternelle, bref à la renaissance.
34Un siècle et demi plus tard, le personnage de la « maulvaise femme » dans une dynamique qui présente des points en commun par rapport au schéma précédent, succombe à ce que nous pourrions considérer comme une sorte de polythéisme de valeurs. S’avouant dès le premier instant gaspilleuse, elle se rend auprès du juif, en évoquant un argument qui s’avère du moins ironique : le souhait de compter sur un objet vestimentaire afin de participer dans les rites communautaires et « recevoir dignement son sauveur ». L’adverbe « dignement » concerne exclusivement la portée somptuaire que la femme envisage comme voie de cohésion. C’est un personnage situé aux antipodes de Martine, la femme qui met en marche les dispositifs de défense de la ville, que le drame présente comme « vestue en vieille » et rangée en servante. Celle-ci participe dans le culte sacré en dépit de la simplicité de sa parure et des éventuels jugements qu’une instance sociale reconnue comme supérieure – sa maîtresse – puisse porter sur elle :
(Martine vestue en vieille) que me dira ma maistresse.
Que la table ne sera mise
nonobstant giray a leglise... (D i)
35Cet argument de la réputation sociale est repris par la mauvaise chrétienne dans la deuxième partie de la pièce : toujours la peur de la honte, d’être marginalisée, l’emporte sur les valeurs les plus sacrées. C’est la recherche de l’eudémonisme social qui pousse Théophile et la femme – bien que ce soit par des motifs et dans des degrés différents – à s’adresser à un juif et à accepter ses conditions. Un eudémonisme, lié au pouvoir ou au somptuaire.
36Si le vêtement et l’emblème devaient être un reflet fidèle de la réalité, la femme, qui semble avoir tout perdu en raison de sa prodigalité, tient à s’installer sur le plan des apparences au détriment des valeurs que ces ornements étaient censés évoquer. Le composant métaphysique et intégrateur de la fête semble avoir été remplacé par la parade, ou du moins coexister avec, et l’objet privilégie au détriment du sujet. La piété et le somptuaire sont à l’époque deux voies possibles pour la cohésion sociale, mais ces deux plans ne convergent pas toujours, notamment à la fin du Moyen Âge. Ces éventuelles contradictions se traduisent par des scissions produites à l’intérieur du sujet. Cela le rend vulnérable, et par conséquent susceptible d’ouvrir des brèches dans une société qui, malgré les contrastes ou en raison d’eux, tient toujours de l’homogénéité et du diaïrétisme comme des voies pour chasser les germes qui menacent le principe d’unité.
37La considération de la progression argumentative au sein de laquelle le juif prend corps nous permet de constater la valeur démonstrative du personnage dont la fonction est de confirmer les prises de position antithétiques du groupe à son égard, en même temps que de susciter une série d’émotions – l’indignation et le refus de l’agressivité démesurée ; la pitié à l’égard du Héros – en faisant de lui l’une des cibles de sa peur de la désagrégation. Or, cette démarche nous donne aussi l’occasion de déplacer notre regard vers cet autre personnage qui, faisant partie de la communauté, est susceptible de s’inscrire dans une dynamique de complémentarité par rapport à l’autre officiel. Nous remarquons alors que l’altérité ne se circonscrit pas aux individus appartenant à des groupes jugés dissidents : elle concerne aussi l’être identitaire et ses décisions morales.
Notes de bas de page
1 Nous considérons l’argumentation comme l’étude des orientations sémantiques et des enchaînements des énoncés. Cf. Anscombre, J.C. ; Ducrot, O., L’argumentation dans la langue, Liège, Mardaga, 1988. Pour l’application de cette notion au discours, notamment au discours littéraire cf. Amossy, R. L’Argumentation dans le discours. Discours politique, littérature d’idées, fiction, Paris, Nathan, 2000 ; Garcia Negroni, M. ; Tordesillas, M., La enunciaciôn en la lengua, Madrid, Gredos, 2001 ; Suârez, M.P. – Tordesillas, M. « El dis-curso literario ; entre pianos y voces ». Lingüistica general francesa : teoria y aplicación. Éd. M. Tordesillas, Barcelona, Taurus (sous presse).
2 Cf. García Negroni, M ; Tordesillas, M., op. cit., chap. VIII.
3 Sarfati, G. E., Discours ordinaires et identités juives, Paris, Berg International, 1999.
4 Des principes généraux qui sont à la base et rendent possible l’enchaînement entre les énoncés (Anscombre, 1995 : 49-50). Ils sont susceptibles de déclencher une perspective sur un monde.
5 Eliade, M., Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, p. 72.
6 Rutebeuf, Le Miracle de Théophile. Œuvres complètes. Éd. Michel Zink. Paris, Bordas (1989-1990).
7 Suârez, M.P., « Les visages de l’altérité », in L’autre et soi-même, éd. M. P. Suârez, Madrid, Universidad Autónoma de Madrid, 2004, p. 345-354.
8 En 1267 les Conciles de Brésalu et de Vienne défendaient les chrétiens d’acheter de la nourriture aux juifs, de peur d’être envenimés. Pour cette même raison la médecine juive était proscrite. On les accusait de conspirer avec les lépreux pour empoisonner les puits et les sources avec des animaux jugés diaboliques ; on croyait que la peste et les épidémies étaient une conséquence de leurs maléfices.
9 Au xiiie siècle l’Eucharistie, et le culte eucharistique, acquièrent une célébration spéciale : le IVe Concile de Latran (1215) définit le dogme de la transsubstantiation (le Pape Innocent III se sert pour la première fois de ce terme dans une décrétale de 1202). D’autre part, la Fête-Dieu est instituée en 1264 par Urban IV. Dans ce contexte, l’Eucharistie va jouer un rôle remarquable dans les accusations portées contre les juifs. Cf. Rubin, M., The Eucharist in Late Medieval Culture, Cambridge University Press, 1991.
10 Cette histoire eut un très grand écho dans les siècles suivants ; dans les entretiens qui réunirent quelques moines de Cluny avec l’espagnol Alonso de Spina entre 1458 et 1461, les premiers signalèrent cet événement comme l’un des déclencheurs de l’expulsion des juifs en 1306.
11 Cité par Baron, S. W., A social and religious history of the Jews, New York and London, Columbia University Press, 1967, vol. XI, p. 193-194.
12 Le Mistere de la Saincte Hostie, Aix, A. Pontier, 1817.
13 Klein, L., Portrait de la juive dans la littérature française, Paris, Nizet, 1970.
14 Il assume les actions et les attributs de la sorcière, apparentée à une sexualité exacerbée mais improductive.
15 À l’occasion des témoignages de certains chrétiens qui avaient jadis été des juifs, on soutenait que ce livre contenait des vexations contre l’Église et les principes chrétiens. Après de longues disputes Grégoire IX décréta sa destruction. En France Louis IX respecta avec zèle cette disposition.
16 Zink, M., La Naissance de la subjectivité, Paris, PUF, 1985, p. 21-22.
Auteur
Université autonome de Madrid (Espagne)
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