Identification de Méliadus dans les miniatures du manuscrit BnF fr. 350 de Guiron Le Courtois
p. 297-307
Texte intégral
1Méliadus est roi de Léonois, chevalier errant et surtout, père de Tristan : il appartient à cette génération qui donne naissance aux chevaliers de la quête du saint Graal.
2La tradition romanesque arthurienne lui attribue un blason de « sinople plain » (c’est-à-dire entièrement recouvert d’émail vert, sans figure) dont la devise est : « À la verdure1 ».
3Son signalement, dans le roman de Guiron le Courtois est le suivant : Méliadus est de haute taille et a les « chevex sors et crespé et si biaus en toutes guises com s’ils fuissent d’or proprement2 ». Mais ce n’est pas sur ce beau détail que s’arrêteront les miniaturistes pour façonner notre personnage.
4Le programme iconographique du manuscrit BnF fr. 350 de Guiron le Courtois (datant de la fin du xiiie siècle et contenant le « noyau primitif » du roman) comporte 46 miniatures. Sur ces 46 images, 12 représentent le roi Méliadus – soit à peu près le quart. Ces chiffres reflètent, d’une part, l’importance du personnage dans le roman et, d’autre part, l’importance que lui accordent, en adéquation avec le texte, les miniaturistes3.
5Quels sont les moyens techniques, stylistiques et esthétiques mis en œuvre par les peintres pour représenter ce chevalier et permettre son identification par le lecteur du manuscrit qui pointe son doigt sur l’image en disant : « lui, c’est Méliadus » ?
6Façonner un personnage – dans le texte comme dans l’image -, c’est façonner une identité propre en vue d’une connaissance puis d’une reconnaissance de celle-ci par le lecteur. Le lecteur peut ensuite s’identifier au personnage, selon le degré d’appropriation que sa sensibilité réclame.
7Dans notre manuscrit, il n’y a pas de reconnaissance possible si l’identité des chevaliers figurés n’est pas clairement établie. En revanche, l’identité d’un chevalier n’implique pas nécessairement d’être reconnue par les autres personnages du roman, ni même par le lecteur – et l’on sait tous les jeux et les quiproquos sur l’anonymat et le brouillage des identités que se plaît à déployer l’auteur de Guiron le Courtois. Dans ce cas, cependant, l’identité reste tronquée. Il est possible d’identifier tel personnage comme appartenant à la classe des chevaliers, donc de lire sur lui les signes extérieurs qu’il présente (son armure, son blason). Mais tant qu’un nom ne vient pas compléter l’apparence, la confirmer et l’achever, l’identité du chevalier ne se révèle ni pleine ni fiable.
8Dans Guiron le Courtois, on peut tricher sur ses armes, mais pas sur son nom. Le nom peut, à la limite, être dissimulé par le silence mais pas par un pseudonyme. En ce sens, l’identité (c’est-à-dire ce qui fonde la nécessité existentielle du personnage en tant qu’être complet et agissant), c’est le nom – et l’on est ici au cœur de la mentalité médiévale.
9À l’époque de Guiron le Courtois (composé vers 1235), ainsi qu’à l’époque de la réalisation de notre manuscrit (fin xiiie siècle), les lecteurs sont familiarisés avec le personnage de Méliadus, notamment par le biais du Tristan en prose. Ce personnage est donc construit, dans le texte comme dans l’image, en vue d’une re-connaissance de celui-ci par le lecteur.
L’identité construite par désignation4
10La relative importance accordée à ce chevalier dans le programme iconographique traduit une certaine lecture, une certaine réception de l’œuvre, en même temps qu’elle influe sur celles-ci.
11Quelles sont les clefs utilisées pour faire pénétrer le lecteur dans la matière narrative des images ? Quelles clefs sont données pour permettre la reconnaissance de Méliadus, le faisant ainsi clairement ressortir du lot des personnages de notre roman qui en contient tant – la majorité des chevaliers n’ayant pas le privilège de se voir accorder des marques spécifiques et distinctives au sein des images.
12Trois modes de désignation du personnage en général et de Méliadus, en particulier, sont repérables dans le programme iconographique de ce manuscrit :
- les lignes de texte qui encadrent directement l’image, mentionnant le nom du personnage dont il va être question (avec en plus la lettrine qui, collée presque systématiquement au coin supérieur droit des miniatures, attire le regard sur le texte qu’elles inaugurent, mettant en scène le ou les personnages représentés) ;
- le nom du personnage principal de la miniature figure directement dans l’image ;
- la mise en place d’un système d’attributs propres au personnage (donc tous les signes extérieurs qui le constituent), plus ou moins fiable, tout au long du programme iconographique.
13Je vais donc étudier conjointement ces trois techniques de désignation, à travers quelques exemples de miniatures.
Désignation de Méliadus dans la miniature du folio 49 v°5
14Il s’agit de la quatrième miniature du programme iconographique et Méliadus apparaît ici pour la première fois. La question première, puisque l’on ne connaît pas encore le système mis en place par l’image pour l’identification du personnage, est : qui est qui ? où est Méliadus ?
15La première solution est donnée lorsque l’on effectue une lecture linéaire de l’œuvre. En ce cas, le lecteur suit les méandres du récit de Guiron le Courtois et cerne plus facilement le sujet des miniatures qui l’accompagnent, ponctuant ses colonnes.
16Mais qu’en est-il lors d’une lecture discontinue, fragmentaire ou même essentiellement focalisée sur les images ? La solution se trouve alors souvent dans le texte écrit alentour de la miniature. Ici, par exemple, nous lisons juste au-dessus de la miniature : « [...] et retourne au roi melyadus6 pour deviser aucunes choses de ses aventures [...] ». Nous lisons encore, dans le texte inscrit à droite, après la lettrine et selon une formule introductive stéréotypée : « En ceste partie dist li contes que quand li rois melyadus ot ensint abatus le roi artus et ses compaingnons com il devisa au bon chevalier [...] ». Le nom du personnage principal de la miniature se trouve cité deux fois dans l’entourage immédiat de l’image ; cette organisation prend en compte la possibilité d’une lecture fragmentaire du roman7.
17Une autre solution de décodage est mise en place par les attributs qui façonnent Méliadus : couleur de la tunique, couleur du heaume, présence d’une couronne, et surtout, présence de l’écu vert.
18Le chevalier Méliadus se voit revêtu d’une tunique rose (4 occurrences) ou bleue (2 occurrences) sur sa cotte de maille – couleurs qui ne lui sont cependant pas exclusives mais qui permettent tout de même un certain repérage. Il porte, dans 6 miniatures, un heaume doré. Même s’il n’est pas le seul chevalier à se voir attribuer un tel heaume, dans les miniatures, ce qui est remarquable, c’est qu’il le porte avec constance. L’or agit alors à la fois comme un signal de prestige et comme un rappel de la condition royale de Méliadus. En outre, l’utilisation de ce matériau précieux dans la coloration d’autres attributs (couronne, selle ou harnais du cheval) contribue d’autant à établir et renforcer la valeur chevaleresque et l’importance de Méliadus, allant ainsi dans le sens du roman. L’or brille et attire l’œil du lecteur sur le personnage. Lorsque le visage du chevalier est découvert, l’absence de heaume doré comme signal de prestige et de royauté (Méliadus est roi de Léonois, rappelons-le) est remplacé par le port d’une couronne8.
19En adéquation avec le port massif de heaumes (qui masquent les visages) pour la majorité des chevaliers représentés dans nos miniatures, nous pouvons d’ailleurs lire au folio 81 v° :
[...] a celui tens, s’efforçoient molt li chevalier errant de porter le hyaume as testes pour ce qu’il se puissent bien sousfrir quant il vendroient as tournoiemens, ne cil n’estoit tenu a chevalier parfeit qui tout le jour ne pooit le hyaume porter, et qui sans hyaume porter estoit trové, il se tenoit a vilain9.
20Un autre élément de désignation (le plus explicite de tous, mais le moins courant cependant) est à noter : trois miniatures10 offrent directement à lire le nom de Méliadus, dans la formule-titre « li rois meliadus », sorte de rubrique inscrite en fines lettres blanches sur le bandeau noir supérieur de l’image, de façon à apparaître généralement juste au-dessus du personnage. Le personnage principal de la scène se trouve ainsi clairement établi et nommé ; ce qui facilite d’emblée l’appréhension et la compréhension de l’image11.
21Enfin, l’attribut qui contribue le plus fortement à désigner Méliadus est son écu : le roi de Léonois arbore, dans 9 miniatures sur 12, un écu vert.
22L’on sait, grâce aux travaux de Michel Pastoureau, le rôle et l’importance de l’héraldique dans l’univers chevaleresque du Moyen Âge. L’écu fonctionne comme un patronyme visuel/pictural. La couleur, la simplicité et surtout la constance de représentation de cet écu vert permettent une désignation fiable et efficace de l’identité de Méliadus, tout au long du programme iconographique – ce qui est loin d’être le cas pour tous les autres chevaliers représentés qui ne se voient pas forcément attribuer un écu propre et constant12.
23Rappelons que le vert est une couleur ambiguë au Moyen Âge : entre « inquiétante étrangeté13 » et symbole de renouveau et de vigueur (la reverdie). D’autre part, la couleur de l’écu de Méliadus est à mettre en relation avec sa devise : « À la verdure » – le mot « verdure » désignant la couleur verte de la nature, d’une végétation en plein épanouissement. Une description de cet écu est donnée dans le roman, qui continue la comparaison végétale : « plus vert que herbe de pré14 ».
24Symboliquement, cela semble pouvoir aller de pair avec le fait que, dans Guiron le Courtois, nous sommes au temps de la prime jeunesse de la chevalerie arthurienne (Arthur vient de succéder à Uterpendragon). À ce propos, il est intéressant de voir que dès l’étymologie latine « viridis », les sens propre et figuré (entre couleur et vigueur) sont présents15.
25Cette couleur est également à mettre en relation avec le blason de son fils Tristan qui est « de sinople au lion d’or, armé et lampassé de gueules » : la couleur verte du champ (pour reprendre le terme héraldique qui file encore notre comparaison végétale) marque ainsi la filiation entre les deux chevaliers. Michel Pastoureau parle ainsi du rapport entre ces deux écus :
Les armoiries de Méliadus, très inhabituelles, sont construites sur celles de Tristan : le lion d’or, pensé comme une brisure, a été retiré et ne reste que le champ de sinople plain16.
Désignation de Méliadus dans la miniature du folio 20017
26Nous sommes ici dans la vingt-troisième image, donc à la fois au centre du programme iconographique et du texte – qui compte 366 folios – dans un summum de désignation de Méliadus.
27Tout d’abord, le nom du personnage principal de la scène se trouve inscrit en lettres blanches, surplombant la miniature. Il s’agit de la première occurrence de ses petites rubriques au sein des images (il y en a 16 dans tout le programme).
28Après la lettrine, nous lisons : « Or dist li contes que li roy meliadus demoura au chastel de deus serors [...] ». Le texte qui se rapporte directement à l’image sera cependant inscrit plus loin dans les colonnes. Cette image anticipe donc beaucoup sur le texte. Il s’agit du passage où Danidain, n’ayant pas reconnu Meliadus (toujours ce jeu sur l’incognito), l’invite chez lui et le reçoit magnifiquement. Au cours du repas, Danidain expose, en toute naïveté, à son hôte la haine qu’il éprouve pour Méliadus, ainsi que son désir de le tuer...
29L’ogive gothique qui structure l’espace de la miniature et en indique le centre est relayée, dans cette optique, par un grand écu vert suspendu sous la clef de voûte, juste au-dessus du personnage central, pointe en bas comme pour le désigner. Ce qui rappelle la coutume médiévale, qui se retrouve aussi dans les textes, de suspendre aux murs de la salle de réception des châteaux – la salle haute – « les boucliers du seigneur et de ses amis », « le rôle de ces éléments de décoration [étant d’]attester de la bravoure de leur possesseur18. »
30Méliadus se trouve donc être le personnage central de cette miniature (et personnage central équivaut généralement à personnage principal, dans l’iconographie). De plus, il est représenté le buste de face et le visage de trois quarts face, et puis il est couronné d’or, pour une mise en valeur maximale. Cette accumulation d’éléments convergeant vers Méliadus est remarquable et unique dans le programme iconographique. Elle apparaît comme un point d’orgue, au centre du roman de Guiron le Courtois.
31Mais ce qui est également remarquable, c’est que cette désignation explicite du personnage faite au lecteur met d’autant plus en valeur l’ignorance de Danidain, qui, dans le texte, est la dupe de Méliadus et n’apprendra sa véritable identité que plus tard dans l’épisode.
32Cependant, malgré tous ces détails et à contre-courant du roman, la miniature présente un Danidain qui a l’air bien conscient de qui se trouve devant lui... Il se trouve, en effet, tapi à l’extrémité gauche de la table, les genoux pliés, comme prêt à bondir. Puis, surtout, sa main droite tient un couteau de table dans une évidente volonté de violence à l’encontre de celui qu’il regarde. En outre, il est figuré de profil (position négative), et son visage est grimaçant, ce qui ne le montre pas à son avantage.
33Le peintre entend-il par là mimer ce que Danidain raconte à Méliadus sur ses intentions meurtrières, en toute ignorance de l’identité de son interlocuteur ? ou veut-il figurer, contredisant le texte, la même scène où Danidain aurait reconnu Méliadus (notamment grâce à toutes ces indications mises en place par l’image) ? est-ce là l’expression d’un fantasme du peintre sur le récit ? Peut-on lire, dans cette miniature, les signes d’une connivence entre l’image et le lecteur, à propos de l’identité de Méliadus – une connivence établie au détriment de Danidain ? Ou encore, peut-on lire ici les signes d’une ironie de l’image envers ce Danidain du roman qui ne voit pas ce qui saute pourtant aux yeux, dans l’image ? alors que le nom est écrit en toutes lettres, le texte autour n’a de cesse de citer Méliadus, que l’écu vaut pour le nom, et que tous les attributs mis en place par l’image convergent vers ce nom...
34Ce cas de focalisation extrême permet de mettre en évidence le mouvement de désignation de Méliadus qui anime les miniatures, où l’identité se fonde sur l’association de tous les signes extérieurs qui définissent le personnage et du patronyme, en vue d’une reconnaissance complète. Le nom, c’est ainsi l’identité absolue. Être personnage, c’est avant tout porter un nom, dans Guiron le Courtois. Cette miniature en est un exemple. Elle nous offre, de plus, un échantillon de ce jeu sur l’identité cachée puis dévoilée qui parcourt tout le roman – et qui n’est autre qu’une façon, pour les chevaliers, de mettre en scène et en valeur leurs identités, dans une sorte de dédoublement de leur personne.
35À travers l’analyse de ces attributs, l’on constate que c’est surtout la condition de chevalier qui intéresse les peintres pour la désignation du personnage : sur 12 miniatures, Méliadus est représenté 8 fois en chevalier, 4 fois en « civil ».
36Une variante, dans la représentation de Méliadus, est à noter : dans certaines images, moins nombreuses, le chevalier est plus clairement paré des signes de sa royauté. Il est alors autant désigné comme chevalier que comme roi de Léonois et porte une couronne d’or, associée à une ample tunique rouge sur sa cotte de maille, plus majestueuse que les tuniques roses et bleues vues précédemment. Mais dans tous les cas, il porte et affiche son écu vert pour que l’on puisse associer à sa représentation, quelle qu’elle soit, son nom. Qu’en est-il alors quand Méliadus est vu sous l’angle du « civil » ?
L’identité construite par confrontation : scènes courtoises
37Outre ses attributs, un personnage se construit également dans le rapport qui s’établit entre lui et les autres. C’est la relation à l’autre qui permet de le désigner et donc de le singulariser. Un chevalier tout seul n’est rien, il lui faut se confronter à d’autres pour se réaliser pleinement19 (dans le combat ou la discussion). Parallèlement, un chevalier n’est jamais représenté tout seul dans l’image. Cette caractéristique des miniatures reflète l’élan de confrontation qui anime les chevaliers de Guiron le Courtois. Nos miniatures ne représentent donc jamais un unique personnage, et à partir du moment où il y en a plus qu’un, un jeu de relation s’instaure forcément.
38Comment identifïe-t-on Méliadus quand il n’est pas figuré sous l’apparence – si pratique pour les signes extérieurs – du chevalier, mais sous les traits d’un homme élégant, lors de scènes de discussion courtoise20 ?
Identification de Méliadus dans la miniature du folio 5221
39Il s’agit de la cinquième miniature du programme iconographique et de la deuxième apparition de Méliadus. L’image correspond à l’épisode où Méliadus et un jeune chevalier sont hébergés par le seigneur du « chastel de la Jouste22 ». Après avoir été vainqueurs d’une épreuve, les deux chevaliers passent agréablement leur soirée à discuter avec leur hôte.
40Là encore : qui est qui ? Cette fois, le texte qui entoure la miniature n’est pas d’une grande aide et une lecture avancée s’avère nécessaire pour en comprendre le sujet ; ce qui contribue à renforcer l’indistinction de l’image.
41À première vue, nous avons trois hommes identiques, debout, de trois-quarts face... Même tenue élégante (avec gant à la main), même posture cambrée, même visage. La composition de l’image est symétrique et équilibrée, que ce soit au niveau des couleurs ou de la répartition dans l’espace. Aucun attribut ne vient singulariser les trois personnages. La condition civile du chevalier dévêtu de son armure, efface-t-elle les identités ? Que reste-t-il alors du chevalier quand il n’a plus son armure et, surtout, son écu ? comme un escargot sans coquille, ici, les personnages ont l’air bien nus, bien similaires... Comment lire l’image ? Il est alors nécessaire de s’arrêter sur les relations établies entre les trois personnages.
42L’apparente symétrie de la composition – un homme en rouge, un homme bleu, un homme en rouge, verticaux – est cependant légèrement faussée car les deux personnages de gauche sont regroupés, en doublet, ils regardent dans la même direction et font face au troisième personnage, plus isolé, à droite de la miniature. Il s’agit ici vraisemblablement du seigneur du château qui accueille les deux chevaliers. Il est d’ailleurs figuré faisant un geste d’autorité : index pointé vers ses interlocuteurs, vers ceux qu’il accueille.
43Concernant à présent les deux autres hommes, si similaires, lequel est Méliadus ? La position au sein de la miniature et l’étude de la gestuelle peuvent offrir quelques indices. En effet, le personnage vêtu de bleu est doublement mis en valeur par sa position centrale dans l’image et par la couleur de son habit (encadré par les deux rouges). De plus, sa gestuelle est légèrement différente de celle de l’autre personnage construit en doublet. Sa main gauche est plus haute, devant lui, en position plus active d’échange de parole. Sa tête, également, est davantage inclinée vers l’interlocuteur qui lui fait directement face. L’homme de gauche, tenu un peu plus à distance du vis-à-vis, a la main gauche, paume offerte, au niveau de la poitrine, ce qui peut se lire comme un signe d’acceptation plus passif : il écoute le dialogue des deux autres. Le personnage central représente donc très probablement Méliadus qui, dans le texte, a plus de prestance et de consistance (il prend notamment en charge quelques récits pour divertir son hôte) que l’autre jeune chevalier dont on ne connaît même pas le nom.
44Pour conclure, il convient de poser les limites de ce système de désignation par les attributs et surtout par les écus. En effet, comme dans le roman, les chevaliers changent et échangent constamment leurs armes. Dès lors, il est difficile de se fier au système héraldique déployé par les images : certains écus sont inventés, ne correspondent pas à la tradition arthurienne, ou encore varient pour un même chevalier.
45Il faut poser également les limites de la singularisation des personnages, en se rappelant que l’esthétique des miniatures médiévales du xiiie siècle ne cherche pas à créer de portraits. Chaque figure de chevalier peut ainsi être interchangeable et en représenter plusieurs à la fois. Ce caractère universel des figures types est très pratique, car une même image peut représenter plusieurs récits à la fois. Les miniatures étudiées ici nous rappellent que l’esthétique de la miniature médiévale23 joue sur cette oscillation, entre reconnaissance et indistinction des personnages représentés.
46Parce qu’il présente des attributs reconnaissables et constants, Méliadus fait exception ici, ce qui le met d’autant plus en valeur. Les deux seuls autres chevaliers qui ont, dans le programme iconographique, ce même traitement privilégié de désignation (notamment par une figuration stable de leur écu) sont Guiron (écu d’or plain) et, dans une moindre mesure, Danain. Parmi les centaines de chevaliers du roman, Méliadus, Guiron et Danain se trouvent ainsi sortis de la masse par le programme iconographique du manuscrit BnF fr. 350 – ce qui offre d’emblée une interprétation du roman. En mettant en avant ces trois personnages qu’il juge principaux, le programme iconographique propose clairement sa lecture et sa réception du texte24.
Notes de bas de page
1 Cf. Michel Pastoureau, L’Armorial des chevaliers de la Table ronde, Paris, Le Léopard d’or, 1983.
2 Citation prise au paragraphe 36 de l’ouvrage de Roger Lathuillère, Guiron le Courtois, étude de la tradition manuscrite et analyse critique, Genève, Droz, 1966, p. 218.
3 Les douze miniatures représentant Méliadus s’étalent tout au long du manuscrit : f° 49 v° ; f° 52 ; f° 57 ; f° 68 ; f° 81 v° ; f°85 ;f° 145 ;f° 186 v° ; f° 200 ; f° 228 v° ; f° 354 v° ; f° 357. La différence entre les deux parties qui composent Guiron le Courtois (la première portant sur Méliadus, la seconde sur Guiron) n’est pas marquée du point de vue de la thématique iconographique.
4 Les premiers sens du latin designare sont ; « marquer d’une manière distinctive, représenter, dessiner » ; ce qui rejoint bien notre axe d’étude.
5 Cf. en annexe, image 1.
6 Je souligne.
7 Les miniatures des folios 57, 81 v° et 85 se trouvent construites de la même façon.
8 C’est le cas dans les miniatures situées aux folios 228 v° et 354 v°.
9 Cité au paragraphe 35 de R. Lathuillère, op. cit., p. 216.
10 Il s’agit des miniatures situées aux folios 200, 228 v° et 354 v°.
11 Cf. en annexe, image 2.
12 Exceptés Guiron et Danain, nous y reviendrons.
13 Pour reprendre l’expression de S. Freud. Si l’on veut rester dans le domaine de l’inquiétant, cette couleur qui dérange peut être associée à celle des cheveux de Méliadus qui sont « sors », c’est-à-dire, une couleur brillante, intermédiaire entre le châtain et le roux, une couleur fauve... Même s’il est vrai que le texte adoucit cette nuance en la comparant à de l’or.
14 Cité au paragraphe 30 de R. Lathuillère, op. cit., p. 211.
15 Cf. la description de Charon dans le livre VI de l’Énéide de Virgile : « jam senior, sed cruda deo viridisque senectus »...
16 Michel Pastoureau, Les Chevaliers de la Table Ronde, Lathuile, Éditions du Gui, 2006, p. 192.
17 Cf. en annexe Image 3.
18 Venceslas Bubenicek, « Féminin ou masculin ? Quelques effets théâtraux du déguisement dans Guiron le Courtois, roman arthurien en prose du xiiie siècle », in Texte et théâtralité, Raymonde Robert (éd.), Nancy, RU. de Nancy, 2000, p. 125. Dans Guiron, on en a un exemple, p. 243 de Lathuillère.
19 Cf. l’importance de la parole dans Guiron le Courtois, c’est la parole qui semble avant tout faire exister les chevaliers. Même quand il est dans des situations qui le renvoient à lui-même et pour lesquelles la solitude est nécessaire (quand il dort, quand il médite, etc.), un personnage n’est jamais seul très longtemps.
20 Cela concerne les miniatures des folios 52, 145 et 186 v°.
21 Cf. en annexe, l’image 4.
22 Paragraphe 26 de l’analyse de Roger Lathuillère, op. cit., p. 207.
23 Avant le xve siècle.
24 Cependant, la distinction personnage principal/secondaire me semble délicate à appliquer à un roman tel que Guiron le Courtois. Je parlerai, en fait, plus volontiers de personnages « d’avant-scène » et « d’arrière-scène ».
Auteur
Université de Haute Bretagne – Rennes 2 (CELAM-CETM)
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