Tout en Tout : un personnage en trois personnes (Estoire del Saint Graal, § 320-371)
p. 273-284
Texte intégral
1Dans l’Estoire del Saint Graal1, roman anonyme en prose du xiiie siècle qui est aussi bien une « œuvre de fiction [...] [qu’]un texte d’édification2 » rédigé autour du motif définitivement christianisé du Graal3, les manifestations de la présence divine – anges et messagers, miracles divers, voix de Dieu et nombreux renvois à l’histoire de l’Incarnation – jalonnent le texte de bout en bout.
2Toutefois, est-il possible de faire entrer les images et avisions romanesques de Dieu renvoyant aux notions de personne, semblance, signe et transcendance, dans la catégorie littéraire du personnage, lequel ne peut pas, à proprement parler, préexister à son élaboration littéraire ? En nous appuyant sur l’analyse de Tout en Tout, composante romanesque emblématique de la présence de Dieu dans ce texte, nous nous proposons de répondre à une double interrogation : quel est le statut narratif que Tout en Tout occupe dans l’économie du roman et quels sont les procédés littéraires, culturels et stylistiques que l’auteur utilise pour le façonner ?
3Trois catégories issues de la théorisation contemporaine du personnage4 nous permettront de rendre compte de la présence, de la signification et du statut narratif de Tout en Tout dans le roman : il est un personnage-vecteur, renvoyant à un personnage-référenciel par un vaste réseau de signes de la transcendance, un acteur, figura Dei, dont le rôle découle de la relation qu’il entretient avec le héros de l’épisode et le produit d’une construction romanesque nécessitant un pacte de lecture avec le public.
Un personnage-vecteur
4Il convient, tout d’abord, de situer l’intervention de Tout en Tout dans le roman. Mordrain, roi de Sarras, qui avant sa conversion portait le nom d’Evalach, a été enlevé miraculeusement par le Saint-Esprit et déposé sur la roche de port Peril (§ 303). Pendant qu’il se désespère, un « homme » arrive sur une nef merveilleuse, il affirme s’appeler Tout en Tout et lui explique que, s’il veut être délivré de ses tourments physiques et psychiques, il doit placer toute sa confiance en Dieu. Il repart ensuite sur la nef qui l’avait amené. Pendant six jours, les visites de Tout en Tout se succèdent, en alternance avec celles d’une « femme » qui, se déplaçant sur un bateau aux voiles noires, s’efforce de tenter Mordrain.
5L’apparition de Tout en Tout représente une théophanie, présence pré-textuelle qui ne saurait en aucun cas être réduite au rôle d’« entité de texte qui entre en interrelation avec les autres, qui évolue dans l’horizontalité du récit, qui assure le mouvement même de la narration, coud ensemble les épisodes, et coïncide entièrement avec la somme des énoncés qui l’évoquent5 ». L’auteur se sert plutôt ici d’un personnage-vecteur qui guide le lecteur vers la connaissance de Dieu. Ses composantes essentielles permettent au lecteur de reconnaître la divinité chrétienne à travers le nom qui le désigne, les signes de sa transcendance et l’anthropomorphisme qui le marque.
6Le nom de Tout en Tout évoque, chez le lecteur du roman, l’épître de Paul aux Colossiens, où le Christ prend une dimension cosmique, puisqu’en lui « habite toute la plénitude de la divinité6 ». Bien qu’il soit répertorié dans l’Index des noms propres de l’Estoire7, Tout en Tout est moins un nom qu’une définition de Dieu, à rapprocher des formes nominales qui accompagnent des noms propres tels que Guivret le Petit ou Brun sans Pitié. Mais ici, le nom est absent : l’entité dont on souligne la qualité principale reste donc innommée. Il est alors tentant de considérer la forme nominale Tout en Tout au même titre que les attributs8 qui, dans la Bible, qualifient « celui qui est, qui était et qui vient9 » : un indice de la nature divine de l’être qui est désigné.
7Pourtant, lorsque son visiteur lui révèle son « nom », Mordrain ne reconnaît pas, dans la formule employée, l’un des attributs de Dieu mais se limite à commenter : « mout avoit haut nom » (§ 321, 1. 4). Si, plus tard, il devine la creanche Jhesucrist chez son visiteur, c’est moins par le nom de ce dernier que parce que les voiles de sa nef portent le signe de la sainte crois (§ 320, 1. 10).
8On a l’impression que l’auteur s’est servi de l’ignorance de Mordrain afin de multiplier les signes de la transcendance chrétienne, dans le but intra-diégétique de construire ce personnage-vecteur et dans le but extra-diégétique d’édifier son public.
9La qualité principale du bateau de ce visiteur reflète la nature première de Dieu, la lumière : la coque est petite et toute d’argent (1. 6), li mas est d’or (Ibid.), les voiles sont « aussi blanchoians comme nois negie » (§ 320, 1.7)10. Le visiteur, lui, est rapidement décrit comme « uns hom [...] qui mout estoit de grant biauté » (§ 320,1. 3) et, peu après, par la formule li biaus hom (§ 320, 1. 3-4) : les traits anthropomorphiques de Tout en Tout soulignent, paradoxalement, la relation qu’il entretient avec la deuxième personne de la Trinité, le Christ, qui s’était manifesté au narrateur, au début du roman, sous la « semblance [d’]un hom [...] si biel et si delitable ke sa biautés ne porroit estre contee ne descrite par langue de nul home mortel » (§ 4, 1. 7-8).
10D’autres éléments et qualités rattachés au bateau, ici symbole chrétien de foi et métaphore de l’Église, évoquent le merveilleux chrétien du paradis terrestre : il s’agit de la profusion de nourriture dont la nef est remplie11 et de la bonne odeur qui émane du bateau, odeur que Mordrain croit dégagée par toutes sortes d’herbes et d’arbres qui se trouveraient dans sa cale12. Des parfums à la suavité parfaite ont souvent accompagné la description du Paradis dans des textes comme la Visio Tungdali, l’Elucidarium ou la Confession théologique de Jean de Fécamp, texte qui exalte la nourriture et l’odeur de la Jérusalem céleste13. La littérature ecclésiastique a même développé l’idée d’une odeur de sainteté, qui serait dégagée par le corps des saints et, surtout, par le corps du Christ14. C’est probablement à ce dernier que les parfums suaves du bateau sur lequel Tout en Tout voyage font allusion.
11Le signe de la transcendance divine qui dépasse tous les autres, car il représente la clef pour l’identification de ce personnage-vecteur avec l’une des personnes de la Trinité, est celui de l’aigniaus que l’ermite Salluste, envoyé divin, utilise pour révéler la nature christique de Tout en Tout à Mordrain (§ 371, 1. 13-15) : « [...] Chil hom estoit li aigniaus [...] et ch’est Jhesucrist, li Fiex de la Virge. »
12Salluste, ermite-herméneute comme tant d’autres, dans les romans du Graal, vient annoncer à Mordrain de manière explicite que cet homme est le Christ, le Fils de Dieu, car l’agneau, animal sacrificiel, représente le sacrifice du Fils de Dieu mort sur la croix afin de racheter l’umain lignaige du péché originel15.
13Le messager de Dieu s’identifie au message de la Révélation : l’hom apparu à Mordrain est l’une des personnes de la Trinité, celle qui, mieux que les autres, pouvait être représentée, grâce à l’Incarnation du Fils de Dieu en homme.
14Bref, l’auteur a parsemé son texte de signes et de symboles qui permettent à Mordrain de le reconnaître, sinon in via, comme l’avaient fait les disciples sur le chemin d’Emmaüs, au moins in fine, par l’intermédiaire de Salluste. Mais à vrai dire, le héros de l’épisode commence à nourrir un doute quant à la nature de ce visiteur lorsque la nef et son occupant disparaissent subitement, ce qu’aucun homme mortel n’aurait pu faire : « [...] et se il fust hom morteus, il ne s’en peüst pas estre si tost alés ke il ne l’eüst veü en aucune maniere ou entroï » (§ 323, 1. 19-20).
Figura Dei : un acteur
15Le problème qui concerne la représentation de Tout en Tout dans l’Estoire et qui apparaît à travers le raisonnement de Mordrain est le suivant : s’agit-il d’une apparition nocturne – c’est-à-dire d’un rêve – ou bien d’une réalité tridimensionnelle, qui laisserait son empreinte sur le sable en marchant et qu’on pourrait toucher pour se convaincre de sa matérialité ? Le narrateur prend soin d’entretenir une certaine ambiguïté au sujet de la nature matérielle ou immatérielle de cet hom. Ce qui, en revanche, demeure incontestable, est l’intervention du visiteur, par l’action et la parole, dans la trame narrative de l’Estoire, ce qui a un effet important sur Mordrain.
16Le bateau, son occupant et les richesses qu’il transporte apparaissent soudainement à la vue du héros16 : Mordrain « voit une nef venir ke uns hom amenoit » (§ 320, 1. 2-3). La précision avec laquelle il peut distinguer le nombre de personnes qui se trouvent sur le bateau implique que ce dernier est déjà très proche du rivage lorsque le roi s’aperçoit de sa présence, ce qui laisserait entendre qu’il y a été amené miraculeusement. De même, Mordrain ne s’aperçoit pas du départ de son interlocuteur (§ 323, 1. 10-13) :
[...] si commencha a regarder environ lui, mais il ne vit onques ne la nef ne che-lui qui dedens estoit venus. Et il se drecha en son estant, si commencha a regarder de toutes pars en la mer. Et quant il vit qu’il ne le porroit en nul sens coisir, si se rasist.
17Au sujet de cet hom, le narrateur – se faisant l’interprète de la pensée de Mordrain – utilise même le terme de vision : le héros est porté à croire qu’il assiste à une illusion nocturne et en arrive à perdre toute certitude quant à la réalité objective de Tout en Tout (Ibid., 1. 7-8) :
tout en cheste maniere estoit li rois, ke il ne savoit nule chertaineté de lui ne il ne savoit se il estoit ou se il n’estoit mie.
18L’ambiguïté qui enveloppe la perception de cet étranger en fait une figura Dei, au sens où Erich Auerbach ou encore Dante, dans sa Divine Comédie, utilisent le terme17. C’est la représentation d’une réalité inaccessible, qui en illustre à la fois les caractéristiques extérieures et intérieures.
19Les qualités de Tout en Tout relatives aux domaines du faire et du savoir précisent et nuancent son caractère anthropomorphique et en font un être qui participe de la toute-puissance du Créateur. Cet hom (§ 320, 1. 3) se définit tout de suite par ses compétences : il est un menestreus (Ibid., 1. 19), un ouvrier. Toutefois, son savoir-faire renvoie à l’omniscience de Dieu, puisqu’il affirme que « ne pooit nus hom riens savoir ne ouvrer se par lui non » (§ 320, 1. 20). Son mestiers est tel qu’il peut (Ibid., 1. 21-24) :
un lait home ou une laide feme cangier en biauté, quant lui plaisoit, et [...] des fols faire sages, et des povres riches, et des bas haus, quant il li venoit a volenté.
20Il est intéressant de remarquer que l’auteur de l’Estoire attribue à cet « homme » le pouvoir de Dieu, voire du Père, car « si Dieu a fait l’homme à sa ressemblance, à son image, il a évidemment laissé de la distance entre lui et l’homme et cette distance se marque essentiellement dans le domaine du savoir18 ».
21Si Tout en Tout peut être qualifié de figura Dei, en raison des qualités divines qu’il possède, il touche également au statut du personnage par les rôles narratifs qu’il assume dans l’épisode de la roche de port Peril. Tels les prattontes dont parlait Aristote19, il agit et occupe par là une place dans l’intrigue de l’Estoire20.
22Les rôles de Tout en Tout découlent de la relation qu’il entretient avec son interlocuteur, Mordrain. Mieux, l’auteur semble avoir construit l’épisode de manière à pouvoir appliquer aux fonctions intra-diégétiques de Tout en Tout une lecture de plus en plus intériorisée : adjuvant du roi prisonnier, il est également un instrument de l’édification de cet homme, dont la foi vacille et s’élève en dernier ressort à une personnification du Bien, en lutte perpétuelle contre le Mal.
23Le rôle principal de Tout en Tout est celui d’un adjuvant du héros, que le Saint-Esprit a enlevé, afin d’en éprouver la foi. Li hom adresse à Mordrain des paroles de réconfort tellement agréables que le roi « s’entroublia tous en l’escouter ne il ne pensoit ne tant ne quant a soi, ne de nule riens ne li souvenoit ke seulement de chou qu’il ooit » (§ 323, 1. 2-4). Non seulement les paroles de Tout en Tout estompent la faim de Mordrain et lui enlèvent tout contact avec la réalité extérieure mais elles ont leur effet le plus bénéfique dans son for intérieur. Elles l’amènent à nourrir l’espoir d’avoir la vie sauve et l’induisent à mettre sa creanche toute en Jhesucrist (§ 321, 1. 17).
24Cette activité correspond au rôle que la tradition chrétienne reconnaît au Christ et qu’un brief, posé sous l’un de trois arbres d’un gros et d’un haut et d’une samblanche dans une avision de l’Estoire qui illustre la Trinité (§ 277, 1. 3), permet de reconnaître comme la personne du Fils : « Chist Sauve » (§ 280, 1. 3)21.
25À un premier niveau de lecture, Tout en Tout intervient donc dans la diégèse du roman pour arracher Mordrain au désespoir (il le conforte, v. § 344) et pour le sauver des pièges que lui tend sans cesse l’Ennemi, représenté dans l’épisode par la femme démone tentatrice.
26Ce qu’il est intéressant de remarquer est que la semblance de la personne christique découle des nécessités du héros22. C’est le héros qui détermine les modalités d’intervention de Dieu dans la diégèse et c’est encore Mordrain qui témoigne, par l’effet miraculeux que ces paroles provoquent chez lui, de la nature divine du discours et de celui qui l’a proféré.
27Il nous semble alors pouvoir affirmer que la construction de la figura Dei suit le même modèle que la peinture du diable, qui adapte ses techniques de tentation aux penchants de ses victimes, comme on le voit à travers les richesses matérielles, la nourriture et l’amour pour son beau-frère que la femme-démone utilise avec Mordrain23.
28Ce rôle est doublé d’un autre, plus important : le salut non plus de la chars mais du cuer du protagoniste, considéré dans ce roman comme le siège de la foi et de l’intelligence, plutôt que des sentiments : la veüe du cuer permet la connissanche de son Creatour (§ 337, 1. 2)24. Tout en Tout souligne également à son interlocuteur l’importance de la confession : s’il arrive que le cuer s’égare, en permettant au corps de succomber à la tentation du mal, la fontaine de conseil, c’est-à-dire la voire confessions (§ 338, 1. 4), permet de racheter ce qui avait été donné au diable.
29Cette affirmation représente, à l’évidence, une annonce de la suite de la narration mais permet également à l’auteur de mettre en lumière une notion qui, au moment de la rédaction du roman, occupait les esprits, la confession auriculaire annuelle obligatoire ayant été instaurée en 121525. Les enseignements doctrinaires de Tout en Tout permettent au personnage du roman de confirmer sa foi et au public d’apprendre à reconnaître, à travers les signes de la transcendance de ce personnage-vecteur, le vrai Dieu, unique en trois personnes.
Une construction romanesque
30La construction romanesque de Tout en Tout résulte de la convergence de trois éléments essentiels : un élément dogmatique, un merveilleux composite et une conjointure de styles divers.
31L’analyse des éléments d’édification contenus dans le roman montre que la préoccupation majeure du romancier était de faire apparaître la consubstantialité des trois personnes dogmatiques du Père, du Fils et du Saint-Esprit, l’hypostase de la Trinité26. Si Tout en Tout représente davantage, par le discours de Salluste, le Fils de Dieu, cela est dû à l’importance croissante que celui-ci a revêtu au Moyen Âge27, mais il comporte aussi des traits qui renvoient au Père et à l’Esprit saint.
32Lorsqu’il affirme savoir œuvrer mieux que tout autre et même de manière telle que sans lui personne ne saurait ni ne pourrait rien accomplir, il se rattache à la personne du Père, le Créateur. En effet, dans la vision-représentation de la Trinité qui était apparue à Evalach, l’arbre qui représentait le Père portait un brief indiquant : « Chist forme » (§ 280, 1. 2).
33Les voiles blanches du bateau de Tout en Tout évoquent le Saint-Esprit, traditionnellement représenté sous les traits d’une colombe. La couleur blanche, par laquelle il est également évoqué dans d’autres romans28, est un symbole de pureté, ainsi que l’affirme, dans l’épisode de l’Estoire illustrant la Trinité, le brief relatif à la représentation de cette personne : « Chist purefie ». Tout en Tout témoigne surtout de son lien avec le Saint-Esprit par ses révélations concernant le Père et le Fils – le Creatour29 et le Sauveres30 – qu’il prononce à la troisième personne.
34Si l’on considère l’importance des trois personnes divines opérant en une, force est de constater que l’un des enjeux essentiels du roman est d’illustrer et expliquer le dogme de la Trinité. Cette finalité idéologique apparaissait déjà dans le discours de Joseph d’Arimathie à Evalach, qui opposait la vérité du Dieu unique à la fausseté du polythéisme afin d’amener à la conversion le roi païen (§ 81, 1. 1-3) :
« Et nepourquant il ne sont mie troi dieu, car, pour chou se il sont trois choses en persones, pour chou ne sont il pas troi dieu, mais uns tous seus : car ja soit che ke li Peres et li Fiex et li Sains Esperis soient trois persones [...] »
35Ce discours se terminait par l’énonciation de la formule doctrinaire du dogme (§81, 1. 10-12) :
« [...] ches trois persones apielent li vrai creant Trinité et le seul Dieu apielent il Unité et si aourent les trois persones com un seul Dieu et le seul Dieu comme trois persones ».
36Tout en Tout est, dans l’épisode de la roche de port Peril, l’illustration littéraire de cette vérité dogmatique.
37Dans le travail de peinture de Tout en Tout entrent également en compte des éléments que l’auteur médiéval a empruntés à plusieurs domaines du merveilleux et, surtout, à ceux du merveilleux chrétien biblique et de la féerie.
38Le merveilleux biblique sert constamment de référent à l’auteur de l’Estoire pour la composition du personnage de Tout en Tout. Il suffira ici de rappeler les passages bibliques qui ont été déjà cités et qui permettent de fonder le nom de Tout en Tout, ainsi que le symbole de l’agneau par lesquels il signifie le Christ : l’Épître aux Colossiens de Paul (1, 17-19 ; 2, 9) et l’Évangile de Jean (1, 29).
39Le domaine féerique, lui, est évoqué par la femme-démone, laquelle identifie Tout en Tout avec uns enchanteres (§ 327, 1. 9). Cela est dû à la définition des pouvoirs de Tout en Tout, qui devaient évoquer, au Moyen Âge, non seulement la toute-puissance de Dieu, mais aussi un savoir magique, voire les pouvoirs de métamorphose d’un enchanteur médiéval à la filiation diabolique tel que Merlin. La « femme » s’exprime en ces termes pour justifier l’antagonisme évident entre elle et le visiteur (§ 327, 1. 8-10) :
« [...] Et ses tu qui chil est qui te dist ke il savoit faire des lais homes, biaus, et des povres, riches ? Ch’est uns enchenteres. Et si saches de voir ke il m’aime mout a grant tans, mais je ne vauch onques lui amer [...] ».
40On reconnaît là, bien sûr, la fausseté du diable, mais également la volonté de l’auteur de mettre en garde son public contre la fausseté de cet imaginaire, dont les attraits découlent de l’engouement pour la magie.
41C’est dans le domaine de la stylistique que l’auteur de l’Estoire témoigne avec le plus de finesse de son art de la conjointure et de ses connaissances approfondies dans des genres littéraires variés, qu’il utilise afin de façonner Tout en Tout. Il me semble que ses modèles principaux peuvent être cherchés à l’intérieur des textes évangéliques, mais aussi dans des œuvres romanesques et allégoriques.
42Le premier de ces modèles d’écriture lui permet de faire prononcer à son personnage un discours qui imite les énoncés du Christ. Ainsi, lorsque Tout en Tout s’adresse à Mordrain, il utilise une expression très fréquente dans la prédication de Jésus : « te di jou pour verité » (§ 322, 1. 4), adaptation transparente de la formule « En vérité, en vérité je vous le dis31 ». La vérité de ses énoncés est même doublée par la référence explicite, comme il arrive souvent dans les Evangiles, à l’Ancien Testament : dans le § 336 il se réfère aux Psaumes 145 et 14632. Ces références transforment Tout en Tout, le Verbe qui s’est fait chair, en une parole auto-révélatrice.
43Pour dépeindre Tout en Tout, l’auteur médiéval s’est inspiré également de l’un des autres romans du Graal qui ont mis en scène le Fils de Dieu fait homme : la Queste del Saint Graal. Cette œuvre présente une apparition du Christ à l’un des élus : une nef entièrement couverte de blans samiz atteint le rivage de l’île où se trouve Perceval. Lorsqu’il y parvient, le héros (p. 99, 1. 13-17)
[...] troeve un home revestu de sorpeliz et d’aube en semblance de prestre, et en son chief avoit une coronne de blanc samit aussi lee come vos deus doiz, et en cele coronne avoit letres escrites en quoi li haut nom Nostre Seignor estoient saintefié33.
44L’auteur désigne ce visiteur par le nom commun de preudons, se faisant par là l’interprète de la pensée de Perceval. Ce dernier, tel les disciples d’Emmaüs avant que Jésus ne rompe le pain à leur table (Lc 24, 30-31), face à cet homme qui est venu d’estrange païs le réconforter, qui connaît son nom et dont les paroles douces et plesanz suffisent à nourrir le héros, au point qu’il n’a talent ne de boivre ne de mengier (p. 101, 1. 2-3), ne dépasse pas le stade de l’émerveillement34.
45Ce rôle que le Christ revêt auprès de Perceval n’est guère différent de celui que Tout en Tout joue auprès de Mordrain dans l’Estoire del Saint Graal. Les paroles de réconfort que Tout en Tout adresse à Mordrain offrent un autre indice de sa nature divine, car elles provoquent un effet miraculeux sur l’esprit et sur le corps du roi, affamé, seul et effrayé à l’idée de son sort (§ 321, 1. 12-14) :
Mout parla li hom de la nef au roi longement et tant li dist paroles de solas et de confort ke il li fist toutes ses dolours oublier ne de nule terriene viande ne li pren-doit fains.
46Là aussi, la référence aux Écritures est explicite, puisque le bienfait de la parole de Tout en Tout actualise le discours tenu par Jésus au diable qui le tentait dans le désert : « Ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu35 » ou encore, les paroles qu’il avait prononcées pendant sa prédication : « C’est moi qui suis le pain de vie ; celui qui vient à moi n’aura pas faim ; celui qui croit en moi jamais n’aura soif36. » De plus, la révélation finale de Salluste (Chil hom [...] est Jhesucrist, § 371, 1. 12-15), réalise cette autre affirmation du Christ : « Je suis le pain vivant descendu du ciel. Celui qui mangera de ce pain vivra pour l’éternité. Et le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie37. »
47L’écriture allégorique constitue le dernier aspect déterminant la conjointure de Tout en Tout. Lorsque ce dernier expose à son disciple Mordrain les vertus de l’âme, il a recours à la personnification (§ 338, 1. 11-16) :
« [...] les membres de l’ame [...] sont les boines tekes del cuer, si come religions, pités, reverenche, concorde, innocense, misericorde ; ches virtus sont li menbre de l’ame, car par eles est l’ame menee et avouee et soustenue ; che sont les mains de l’ame et li pié. »
48Pour illustrer l’état de péché, en revanche, il utilise une réification : « [...] tant com li hom gist en pechié, tant est il en prison » (§ 338, 1. 2), de même qu’il a recours à une autre image empruntée à l’architecture, la fontaine de conseil, pour se référer à la voire confession (1. 3-4).
49La nouvelle alliance que Dieu a scellée avec son peuple par l’intermédiaire de l’Incarnation de son fils se double d’une autre alliance, qu’entraîne l’écriture allégorique : la collaboration du lecteur à la construction du sens, le pacte de lecture.
50Par ce pacte, Tout en Tout prend un sens en lui-même : il est ce personnage-image dont a parlé Vincent Jouve38 et qui permet à l’auteur du roman de construire une « figure romanesque qui est rarement perçue comme une création originelle mais rappelle souvent, de manière plus ou moins implicite, d’autres figures issues d’autres textes. Le personnage ne se réduit pas à ce que le roman nous dit de lui : c’est en interférant avec d’autres figures qu’il acquiert un contenu représentatif39 ».
51Personnage-vecteur visant l’illustration d’un personnage référence, Tout en Tout est également un effet-personnage (ou un personnage à effet) : il renvoie une image, celle du Christ, qui, à son tour, renvoie aux autres personnes de la Trinité.
52Dieu, ce personnage-référenciel vers lequel tous les signes de la transcendance et les fonctions des personnes dogmatiques tendent, ne saurait être réduit à un personnage romanesque qui évolue au fil de la narration. Témoignage de l’intervention divine dans l’Histoire, Tout en Tout sort de l’Estoire comme il y était entré : c’est une imago Dei qui fait signe et qui exhorte le lecteur à quitter les rikeches terriennes, pour se tourner vers le haut des cieux ou vers les profondeurs de son cuer, qui, seul, peut le mettre en communication avec son Dieu.
Notes de bas de page
1 L’édition de référence est la suivante : L’Estoire del Saint Graal, éd. Jean-Paul Ponceau, 2 vol., Paris, Champion, CFMA, nos 120 et 121, 1997. Abréviation adoptée : Estoire.
2 Philippe Ménard, Estoire, « Préface », p. VII.
3 Depuis le Roman de l’Estoire dou Graal de Robert de Boron (éd. W. A. Nitze), il s’agit du veissiaus qui avait servi à recueillir le sang du Christ mourant sur la croix (v. 907-909) : « Cist veissiaus ou men sanc meïs, / Quant de men cors le requeillis, / calices apelex sera ».
4 Nous retiendrons essentiellement ici la définition du personnage par Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », in Roland Barthes et al, Poétique du récit, Paris, Seuil, coll. « Points », 1977, p. 115-180 et les réflexions de Vincent Jouve au sujet de L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992.
5 Cf. Christine Montalbetti, Le Personnage. Textes choisis et commentés, Paris, GF-Flammarion, coll. « Lettres », 2003, « Introduction », p. 21.
6 Épître aux Colossiens, 2, 19. Ce nom reflète également la conclusion d’un syllogisme de Thierry de Chartres qui, dans son Commentum (II, 17), écrit : « La forme d’être est dans chaque chose qui est. Mais Dieu est la forme de l’être. C’est pourquoi Dieu est partout entier et essentiellement en toutes choses. » De même, dans un commentaire du De Trinitate de Boèce, Clarembaud d’Arras affirme : « La forme d’être est partout. Mais Dieu est la forme de l’être. Donc Dieu est partout par Essence » (trad. F. Brunner, cité par Christophe Erismann in le Dictionnaire du Moyen Age, sous la dir. de Cl. Gauvard, A. de Libera, M. Zink, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2002, p. 1116).
7 V. Estoire, p. 650. Jean-Paul Ponceau précise que le nom Tout en Tout ne porte pas de marques de déclinaison et qu’avant de désigner Jésus-Christ, au § 371, il indique l’« homme qui vient réconforter Mordrain sur le rocher de Port Péril » (§ 321 sq.).
8 V., pour l’exemple, Psaumes 27 et 46. L’auteur de l’Estoire a pu s’inspirer également d’autres textes, comme l’hymne attribué à saint Grégoire de Naziance « O toi, l’au-delà de tout ». On retrouve ce type d’appellatif dans les litanies de la Vierge.
9 Apocalypse 1, 4, 8 ; 4, 8. La formule de Jean reprend celle que Moïse, dans le livre de l’Exode, avait donnée aux Israélites qui lui demandaient le nom de Dieu : « Je suis qui je serai » (Ex. 3, 13-14, traduction œcuménique).
10 La lumière qui se dégage de la neige intacte était déjà utilisée dans l’Evangile de Nicodème pour représenter l’ange pascal apparu aux femmes sur le seuil du tombeau vide. Dans la version d’André de Coutances, du début du xiiie siècle (Trois versions rimées de l’Évangile de Nicodème par Chrétien, André de Coutances et un anonyme publiées d’après les manuscrits de Florence et de Londres par G. Paris et A. Bos, Paris, Didot, SATF, 1885), les vêtements de l’ange sont « plus [...] blanc [...] ke neif ki chet novelement » (v. 961-962).
11 Cf. également la scène du banquet au Château du Graal auquel assiste Perceval dans le dernier roman de Chrétien de Troyes. Là aussi, il s’agit de l’évocation d’un paradis terrestre où rien ne manque de ce qui peut rassasier les sens de l’homme et qui préfigure la joie pardurable spirituelle.
12 Cf. l’épisode de la première apparition du Christ au narrateur (§ 10, 1. 14-16). L’imaginaire du Paradis chrétien hérite des qualités du paradis terrestre. V. Jean Delumeau, Que reste-t-il du paradis ?, Paris, Fayard, 2000 (chap. X : « Clarté, couleurs et parfums du paradis » et notamment les p. 146-149, intitulées « Des parfums sublimes »).
13 Ibid., p. 148. L’auteur souligne que si « l’enfer est le lieu de toutes les puanteurs, les odeurs parfumées caractérisent les espaces paradisiaques comme ceux qui les habitent, et constituent la nourriture des élus » (Ibid.).
14 Ibid., p. 148-149. Cette idée est développée dans l’œuvre de Rimbertino, Liber de deliciis sensibilibus paradisi (Livre des délices sensibles du paradis), Paris, 1514, f°s 35-37.
15 Cette fonction historique de la venue du Christ justifie l’une de ses appellations canoniques : le Fils de Dieu est appelé Sauveor (§ 16, 1. 3). D’ailleurs, le nom lui-même de Jésus, « forme grecque de Josué, signifie : le Seigneur est (ou donne) le salut » (cf. Jack Miles, Dieu le Fils, histoire d’une métamorphose, Paris, Robert Laffont, 2001, p. 11-12).
16 Il convient de rappeler rapidement la motivation d’une telle aventure : le Saint-Esprit a voulu mettre à l’épreuve la foi du roi païen qui s’est récemment converti au christianisme.
17 Erich Auerbach, Figura, Préface et traduction de l’allemand par Diane Meur, Postface de Marc de Launay, Paris, Macula, 2003 [1967].
18 Jacques Le Goff, Le Dieu du Moyen Âge, Paris, Bayard, 2003, p. 92.
19 V. Aristote, Poétique, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, coll. « Poétique », chap. 6, p. 55, où le participe présent prattontes indique des individus qui agissent, qui sont impliqués dans l’action et donc dans l’intrigue de la pièce.
20 V. Marie-Étiennette Bély et Jean-René Valette, « De la personne au personnage : la transcendance en question(s). Avant-propos », in Personne, personnage et transcendance aux xiie et xiiie siècles. Études réunies par M.-E. Bély & J.-R. Valette, Lyon, PUL, 1999, p. 7-15.
21 Ce rôle attribué au Fils rejoint les enseignements de l’Église que Jacques Le Goff (op. cit., p. 59) résume au sujet de la « différenciation [...] – dans les fonctions – entre les personnes de la Trinité » : une fonction de domination, de punition et de protection pour le Père, une fonction liée au salut et à la rédemption pour le Fils et une fonction de purification pour le Saint-Esprit.
22 Cf. le blanc chevalier qui était apparu au même héros et qui s’était battu à ses côtés contre Tholomé, le roi de Babylone (Estoire, § 204-212 et 239).
23 Cf. les épisodes analogues contenus dans La Queste del saint Graal. À ce sujet, je me permets de renvoyer à mon article concernant les « Contraffazioni e falsificazioni diaboliche nella Queste del Saint Graal », in « Contrafactum ». Copia, imitazione, falso, Atti del XXXII Convegno Interuniversitario (luglio 2004) Trento, Dipartimento di Scienze filolo-giche e storiche dell’Università degli Studi di Trento, 2006.
24 Cf. 1. 23-28 : « [...] Li cuers n’est nule autre chose ke la connissanche de bien et de mal ; et pour chou ke il est connissans et de l’un et de l’autre, pour chou doit estre apielés “la veüe de l’ame”. »
25 Jacques Le Goff, op. cit., p. 82.
26 Cette doctrine a pris forme lors du Concile de Nicée de 325. La critique et la justification du terme « personne » comme terme commun au Père, au Fils et au Saint-Esprit ont été avancées par saint Augustin, dans La Trinité, livre VII, chap. IV, 7-12.
27 Cette importance croissante que l’on attribue au Fils est en particulier liée au quatrième concile de Latran (1215), qui affirme le dogme de la transsubstantiation. Cf., à ce sujet, Jean-Charles Didier, Histoire de la présence réelle, préface du cardinal Garrone, s. 1., Éd. CLD Esprit et Vie, 1978. Cf. aussi, sur le débat théologique précédant le concile décisif de 1215, J. De Montclos, Lanfranc et Bérenger. La controverse eucharistique du xie siècle, Leuven, 1971.
28 Citons, pour l’exemple, le roman du xiiie siècle Perlesvaus, où l’or et l’argent symbolisent, dans une mise en scène de la Trinité, les personnes du Père et du Fils, tandis que la couleur blanche indique le Saint-Esprit (Le Haut Livre du Graal. Perlesvaus, éd. W. A. Nitze -T. Atkinson Jenkins, Chicago, 1932, 2 vol., réimpr. New York, Phaeton Press, 1972, p. 101 -102, 1. 1963-1967).
29 Cf. § 337, 1. 1-2 : « Or pues entendre qui ki a perdue la veüe du cuer, ch’est a dire la connissanche de son Creatour, il n’a mie pour chou son Creatour pierdu [...].»
30 V. § 338, 1. 7-8 : « [...] Ensi, en itel maniere, desloie li Sauveres cheus qui sont loié des loiens d’infier. »
31 Jn, 3,3.
32 Le contenu du Psaume 145, 18 est reconnaissable dans l’affirmation suivante (§ 336, 1. 6-7) : « Nostre Sires est tous jours apparilliés a secourre tous chiaus ki l’apielent, pour ke il l’apielent de boin cuer en verité », tandis que le Psaume 146, 1-2 et 7-9 est cité en ces termes (§ 336, 1. 13-17) : « Nostre Sires [...] deslie les enprisonés ; Nostre Sires rent la veiie del cuer as avulés par les terrienes fragilités ; Nostre Sires garist et redreche les blechiés et les maumis ; Nostre Sires aime chiaus et tient chiers qui sont droiturier ; Nostre Sires garde et maintient les estranges ; il soustient et gouverne les orphenins et les veves. »
33 Le modèle descriptif de cette manifestation pourrait se trouver dans des représentations artistiques d’influence byzantine, où, dans l’auréole qui nimbait la tête des personnages, apparaissait le Trisagion : « Saint, saint, saint est le Seigneur » (cf. Albert Pauphilet, Études sur la Queste del Saint Graal attribuée à Gautier Map, Genève, Slatkine, 1996, 1re éd. Paris, 1921, p. 92).
34 Le parallèle entre cet épisode et la page évangélique de l’apparition du Christ ressuscité aux disciples d’Emmaüs ne s’arrête pas là : de même que ces derniers, Perceval invite l’« étranger » à demeurer avec lui : « [...] por Dieu, s’il puet estre, remanez encore o moi » (p. 104, 1. 13-14). Mais à ce point le récit diverge de l’Evangile de Luc : Jésus doit partir, car mout de genz [l]’atendent (1. 16-17).
35 Mt 4, 4 ; Lc 4, 4, ce qui reprenait déjà une formule de l’Ancien Testament : Dt 8, 3. Ici, les paroles de Tout en Tout constituent l’aliment céleste qui nourrit l’âme de Mordrain.
36 Jn, 6, 34.
37 Jn 6, 51.
38 Vincent Jouve, op. cit., p. 173 sq.
39 Christine Montalbetti, op. cit., p. 63.
Auteur
Université de Toulouse – Le Mirail
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