Fabrique du personnage et fabrique du roman : Hippocrate dans l’Estoire del Saint Graal1
p. 255-271
Texte intégral
1Dans la grande entreprise de récriture qui préside à sa transposition en prose, l’Estoire del Saint Graal se transforme : à partir de l’Estoire en vers, qui n’était que traduction et compilation des évangiles Apocryphes2, le romancier « fabrique » littéralement un roman. Il « juxtapose ou combine, parfois de manière surprenante », « des matériaux et des influences3 » tellement divers que la critique s’est souvent arrêtée au constat de leur hétérogénéité et au défaut de composition qui caractérisait l’œuvre4. Il est vrai que, si l’Estoire dessine les enfances du graal et invente les glorieux ancêtres des gardiens du précieus veissel et des chevaliers arthuriens, elle se dote aussi d’un grand nombre de personnages nouveaux dont les noms changeants rappellent que, de païens, ils sont devenus chrétiens : Galiffés devient Arfasan, Séraphe Nascien, Évalach Mordrain, Orcauz Lamec... chacun est l’occasion de raconter une anecdote, une vie, une histoire, dont l’épisode central est toujours un miracle suivi d’une conversion ; mais tous ajoutent à la confusion de l’ensemble. Toutefois, à une époque où l’hagiographie connaît un succès sans précédent, personne ne s’étonne que l’on écrive ces vies fictives, ou que l’on récrive des vies existantes, quitte à ce que l’imagination vienne pallier aux défauts de la mémoire historique.
2Parmi les nouveaux venus, Hippocrate fait figure d’exception puisqu’il ne se convertit pas et que les anecdotes dont il est le protagoniste se jouent dans une tonalité résolument différente de celle du roman5. Son aventure prend la forme d’une série d’anecdotes biographiques reliées entre elles par un voyage vers l’Orient – depuis Rome jusqu’à l’île où le héros rejoindra sa dernière demeure – et par la récurrence des motifs narratifs de la guérison d’un haut personnage et de la deceptio féminine. Elle se déroule en quatre temps, ou plutôt en deux fois deux temps, comme un diptyque : Hippocrate rappelle à la vie le neveu de l’empereur Auguste6 que les médecins avaient condamné, et guérit de nombreux habitants de Rome qui lui vouent, en retour, un véritable culte et lui érigent une statue au sommet de la plus haute tour de la Ville. Irritée par cet orgueil, une gauloise se charge de ridiculiser Hippocrate, en le faisant succomber à ses charmes, pour montrer qu’« il n’est nus engins que feme ne porpenssast, ne onques hom terriens ne fu si sages que feme nel peüst decevoir7 ». Dans la seconde moitié du diptyque, Hippocrate part vers l’Orient à la rencontre du « povres hom » qui, non seulement fait voir les aveugles, entendre les sourds et marcher les boiteux, mais encore a ressuscité Lazare8 – on aura bien sûr reconnu le Christ. Cette fois, c’est le fils de l’empereur Antoine qu’Hippocrate ramène à la vie avant de partir s’installer dans son palais merveilleux et de succomber, pour la deuxième fois, à la perfidie des femmes : sa propre épouse, par orgueil, l’empoisonne en lui faisant manger la chair mortellement toxique d’une truie en rut. Et le narrateur de rappeler la morale de l’histoire : « Voirement ne se porroit nus garder d’enging de feme » (576.8, p. 369). On pourrait en rester là, mais il semble que l’épisode soit un peu plus élaboré.
3Hippocrate prouve par deux fois la vertu de sa clergie, qui le donne comme capable de ressusciter les morts, mais en démontre à chaque fois les limites, d’une part, en cuidant orgueilleusement que c’est « par sa medicine » que les mourants reviennent à la vie et non pas par la volonté de Dieu9, d’autre part, en se laissant décevoir par la ruse des femmes. C’est cette seconde facette – très prosaïque – du personnage que la critique a le plus souvent retenue, faisant du philosophe à la corbeille et du mari empoisonné par une épouse trop orgueilleuse un personnage proche du fabliau10 ou d’un conte digne des Vies des Pères11. Il est vrai que, avant lui, Virgile et Aristote avaient été ridiculisés de la même façon dans des récits moralisants12 contre les femmes, et que le Socrate d’Aristophane jouait à merveille le savant orgueilleux qui croyait pouvoir élever sa pensée jusqu’à rivaliser avec les dieux, mais il n’est pas sûr qu’Hippocrate soit, dans l’Estoire del Saint Graal, un simple prête-nom venu occuper provisoirement la place exemplaire de ses illustres confrères. Il est bien plus que tous les deux associés. C’est pourquoi l’épisode de l’Estoire del Saint Graal demande à être étudié dans son ensemble et à être replacé, d’abord, dans l’économie du roman tout entier ; ensuite, dans la tradition des biographies légendaires qui se sont développées depuis l’Antiquité autour du médecin de l’île de Cos13 ; et, enfin, dans l’histoire des mentalités d’une époque qui, fascinée par les mystères de l’Orient et du monde arabe, voit fleurir dans son imaginaire les figures nouvelles du magicien, du nigromancien et de l’enchanteur.
4Hippocrate est, à l’orée du xiiie siècle, une figure imaginaire complexe qu’il nous appartient d’élucider pour comprendre comment le personnage de l’Estoire del Saint Graal a été fabriqué et pour montrer que le matériau légendaire emprunté ou réinventé, si disparate soit-il, a fait l’objet, au prix de quelques anachronismes et de nombreux amalgames, d’une élaboration romanesque tout à fait concertée. Pour cela, il conviendra de toujours garder à l’esprit la différence entre la figure imaginaire d’Hippocrate, qui reste de l’ordre du virtuel, et le personnage éponyme qui en est l’actualisation dans une œuvre. Le problème reste que, pour avoir accès à la figure imaginaire d’Hippocrate, le lecteur d’aujourd’hui doit obligatoirement passer par les traces qu’elle a laissées dans les textes c’est-à-dire, précisément par des personnages littéraires. Dès lors, pour comprendre comment Hippocrate a été façonné par le Moyen Âge, il convient de traquer les apparitions de son personnage dans les textes pour faire apparaître le cheminement imaginaire qui a présidé à la fabrication de la figure du mire merveilleux, puis du mage, et comprendre enfin comment le médecin grec a pu devenir personnage de roman à part entière.
Hippocrate médecin, de l’Antiquité au Moyen Âge
5Dans l’Antiquité, la figure imaginaire d’Hippocrate a connu une certaine constance. Toutes ses biographies légendaires grecques ou byzantines s’accordaient pour raconter, d’après Soranos et avec un minimum de variantes, qu’Hippocrate comptait parmi les descendants d’Asclépios, qu’il avait guéri le roi Perdiccas de Macédoine de sa maladie d’amour, qu’il avait refusé son aide aux barbares et, enfin, qu’il avait sauvé Athènes de la pestilence en allumant de grands feux14. La tradition ancienne, reprise par l’érudition latine, voulait en effet qu’Hippocrate « ait appris la médecine à l’aide des récits de guérison inscrits sur des stèles dans le sanctuaire d’Asclépios à Cos ». Il aurait relevé ces inscriptions et, après avoir brûlé le temple, fondé sa médecine :
[...] C’était alors l’usage, pour les malades guéris, d’inscrire dans le temple de ce dieu [Asclépios] le traitement qui les avait soulagés, afin qu’on pût ensuite en profiter dans des cas semblables ; Hippocrate aurait, dit-on, relevé ces inscriptions, et selon l’opinion accréditée chez nous par Varron, après avoir incendié le temple, il aurait à l’aide de ces documents institué cette sorte de médecine dite clinique15.
6Hippocrate ne cessait donc pas d’être un grand médecin – sans doute le plus grand de tous –, mais son savoir jaloux, volé aux dieux dans l’incendie du temple d’Asclépios et transmis dans le plus grand des secrets, portait déjà en lui le germe de toutes les rêveries magiciennes du Moyen Âge. C’est dans cette brèche que va s’engouffrer l’imaginaire médiéval, pour faire d’Hippocrate non plus un médecin presque divin, mais un mage fascinant par son étrangeté et par le mystère de ses écrits16.
7Les plus anciennes traces littéraires d’Hippocrate au Moyen Âge remontent aux versions en vers du Roman des Sept Sages17 (xiie siècle). Hippocrate, installé à Rome, est un médecin sans égal renommé dans toute la Ville :
Onques ne fu a icel tens
nus hom ki fust de grignor sens,
quar onques ne fu la doulour
ne la fievre ne la langour
dont il ne garist femme et homme.
Ja mais n’avra son per a Romme,
kar il garissoit les mesiaus,
chiaus qui portoient les flaiaus18.
8Mais, dans la suite du conte, il se révèle bien différent du médecin généreux que l’on pouvait attendre. Incapable de se guérir lui-même de la « menoison » (v. 1705), il ira jusqu’à assassiner son neveu de peur que l’élève n’ait dépassé son maître19, et jusqu’à brûler ses livres pour s’assurer que son savoir ne tombe pas entre de mauvaises mains. Aussi émi-nent soit-il, Hippocrate ne s’en montre pas moins « envïeus, / fel et cuivers et desdaigneus » (v. 1805-1806), prouvant ainsi que même le plus grand clerc du monde est capable de « [se mettre] el liu de Judas » (v. 1831) par jalousie et de finir emporté par des diables :
Molt fu Ypocras desloiaus,
De felonie plains, et maus,
Car ses livres fist tous colper,
Ardoir et en terre bouter,
K’i ne voloit que de son sens
Seüst nus hom apriés son tens.
Et dyable si l’emporterent,
.i. an od tout son cors regnerent20.
9La figure d’Hippocrate qui transparaît ici est fortement négative : le savoir du médecin, jalousement gardé21, est assombri par sa félonie, et celui qui pouvait guérir toutes les maladies se retrouve finalement en enfer. Dès sa première actualisation littéraire, la figure imaginaire du médecin est, certes, encore proche des légendes antiques, mais elle a acquis un côté sombre en étant associée à la jalousie, à la traîtrise, et finalement à l’enfer et au mal. Face à Hippocrate, le Virgile du Roman des Sept Sages, avec ses automates, son gardien de feu et son miroir magique, fait au contraire office de figure positive car il met sa connaissance au service de la cité. Il est pourtant, contrairement à Hippocrate dont le savoir n’a encore rien de maléfique, explicitement associé à la « nigromance » (v. 3934)22, c’est-à-dire à la magie noire.
Hippocrate nigromancien
10On retrouve Hippocrate, au tout début du xiiie siècle, dans la chanson de Maugis d’Aigremont où il est cité à deux reprises. Il apparaît d’abord comme comparant pour donner au lecteur une idée de la grandeur de la « clergie » de Maugis au moment où celui-ci s’apprête à dompter Baiart le cheval faé. Le savoir visé n’est pas, cette fois, celui d’un médecin, ou, en tout cas, pas seulement, mais celui d’un magicien, ou plutôt d’un nigromancien. À quelques vers d’intervalle, en effet, le texte précise que Maugis « sot de la clergie assez plus qu’Ypocras23 », puis qu’« Il sot moult d’ingromance24 ». Les deux termes – « Ypocras » et « ingromance » – ainsi mis en parallèle, posent le personnage comme la référence exophorique suprême à l’aune de laquelle se mesure la puissance de tous les autres magiciens de cette chanson de geste. La comparaison contribue à charger le personnage de Maugis d’une certaine étrangeté et révèle au lecteur qu’Hippocrate faisait office de référence en termes de magie dans l’imaginaire de l’époque. La persona d’Hippocrate prend donc, à cette époque, une direction résolument différente de celle des légendes antiques, et se nourrit à d’autres sources pour devenir la figure par excellence du mage. La dimension nigromantique du personnage, réservée jusque-là à Virgile et aux mages plus anciens, devient peu à peu prépondérante chez Hippocrate.
11Hippocrate réapparaît par la suite comme personnage à part entière – même s’il appartient au passé –, lorsqu’un messager arrive de Tolède pour annoncer à Baudris, le frère de la fée qui a adopté Maugis – qui est, lui-aussi, enchanteur –, qu’« Un livre merveilloz qui moult est de haut pris / Que li sage Ypocras i ot repost et mis25 » a été retrouvé enterré dans un cellier. Les paroles du messager font-elles allusion au Roman des Sept Sages où Hippocrate protège ses livres des lecteurs indiscrets en les faisant « colper, ardoir et en terre bouter » ? Prennent-elles plutôt appui sur la légende grecque qui veut qu’Hippocrate ait copié les inscriptions du temple d’Asclépios – dans un livre – avant de les détruire ? Sont-elles un souvenir de la légende du livre trouvé dans la tombe de Virgile à la place de ses ossements ? Il est impossible de le savoir. Mais peu importe car, quoi qu’il en soit, l’écrit hippocratique reçoit ici une dimension mystérieuse qui confine au magique et éclaire – ou plutôt assombrit – encore un peu plus la figure imaginaire d’Hippocrate. Associé à la ville de Tolède, il en acquiert l’étrangeté26, et cela n’a rien d’étonnant puisque les arts de Tolède, en particulier l’astronomie et l’astrologie, avaient facilement pu être associées à des pratiques divinatoires proches de la nécromancie ou, à un amalgame étymologique près, de la magie noire27. Face à Naples et à son Virgile nécromant, Tolède offrait, donc, grâce à l’image littéraire que la ville avait acquise28, un terrain propice au développement d’une nouvelle figure légendaire. Et Hippocrate, largement connu grâce aux traductions que l’on y faisait de ses œuvres, se présentait comme le candidat idéal pour occuper la place légendaire que l’imaginaire de l’époque lui préparait.
12À partir de là, Hippocrate avait suffisamment avancé en direction de la nigromance pour devenir l’équivalent imaginaire de Virgile, et pour pouvoir non seulement usurper sa place dans l’anecdote du philosophe suspendu dans la corbeille, mais encore lui emprunter certains traits tout droit venus des fantaisies de l’imagination populaire, en particulier ses talents d’architecte et de fabricant d’objets merveilleux29. La figure imaginaire d’Hippocrate devenait alors un creuset où pouvaient s’agréger les fantasmes d’une époque qui, d’un côté, avait signé la naissance des traditions relatives à Virgile, à Apollonios de Tyane, à Héliodore et à Neptanabus30, alors que, de l’autre, elle se plaisait à imaginer des légendes apocryphes autour du pape Grégoire le Grand31. À partir de là, toutes les rêveries étaient possibles autour du lit magique capable de soigner quiconque s’y couchait, ou de la coupe anti-poison qui n’est pas sans rappeler la ceinture magique de Galienne32. Comme Hippocrate est grec et que ses textes transitent essentiellement par Tolède, donc par le monde arabe, la figure du savant se colore facilement de la dimension orientale que véhiculent ces figures magiciennes. Il ne peut que trouver à résonner dans les goûts d’un Moyen Âge déjà fasciné par la technologie et par les automates33 que les légendes virgiliennes, les romans antiques et les chansons de geste lui avaient fait miroiter34.
13Cependant, Hippocrate hérite aussi de la dimension sombre – voire maléfique – de cet orientalisme, puisque « l’avance technologique [et] la réussite architecturale ont un relent diabolique35 ». Cette fois, la figure d’Hippocrate prend une voie différence de celle de son modèle, Virgile, dont le savoir se mettait toujours au service de la cité. En effet, que ce soit dans le Roman des Sept Sages, dans Maugis d’Aigremont ou dans l’Estoire del Saint Graal, les connaissances d’Hippocrate, même si elles servent parfois le peuple, sont toujours la source d’une jalousie incendiaire ou d’une folie meurtrière qui, replacées dans le contexte chrétien, prennent une connotation diabolique. Le Roman des Sept Sages est très clair à ce sujet :
S’il eüst ses livres laissiés
Et de ses bons sens ensaigniés,
L’ame lui fust asolue
Ki a grant dolour fu perdue. (v. 1863-1866)
14Hippocrate est une âme damnée qui rejoint les enchanteurs païens des textes épiques plus anciens dont les pouvoirs avaient une origine diabolique. En cela, il suit le mouvement général de l’imaginaire du xiiie siècle pour qui la magie émane des forces du mal. Certes, Hippocrate ne parle pas encore avec le diable en personne, comme pouvait le faire Wistasse le moine dans le roman d’aventures qui porte son nom, mais sa folie destructrice est implicitement associée à la possession diabolique36.
Diabolisation d’Hippocrate dans l’Estoire del saint Graal
15L’Estoire del Saint Graal37 va s’emparer de cette âme perdue pour fabriquer un personnage dont la senefiance ne peut être élucidée que dans sa confrontation avec la figure imaginaire dont il émane38. Si l’on s’en tient aux quatre anecdotes racontées dans l’Estoire, on comprend, en effet, assez mal que la description de l’île d’Hippocrate – rocheuse, escarpée et déserte – et de son palais ruiné traverse les lieux rhétoriques du locus horribilis39. Le paysage désolé, qui donne à la scène des airs de tibi dabo, rappelle pourtant sans hésitation possible l’île où la mauvaise jeune fille soumet Perceval à la tentation40, et laisse attendre une intervention diabolique. Les naufragés, d’ailleurs, n’y échapperont pas41, malgré la prière qu’ils adressent à Dieu pour qu’il les protège de la ruse de l’Ennemi42. Toutefois, ils ne succomberont pas à la proposition du Sage Serpent, dont le nom n’est sans doute pas innocent si l’on garde en mémoire que le serpent enroulé autour d’un bâton est l’emblème d’Asclépios dont le culte se confondait, déjà dans l’Antiquité, avec celui d’Hippocrate43.
16Le caducée du médecin et le symbole du Mal se superposent – certes avec beaucoup de maladresse –, et font rejaillir sur la science d’Hippocrate toute la suspicion qui pesait sur l’Arbre de la Connaissance. L’axiologie chrétienne travaille en profondeur le personnage, détournant, par l’entrée en scène du péché, la dialectique qui interrogeait jusque-là le rapport médecine-magie noire. Les intertextes majeurs de la légende hippocratique prennent, dès lors, une tout autre saveur : Hippocrate, placé au sommet d’une tour, vient en lieu et place du miroir de Virgile – la Salvatio Romae – qui protège la Ville des invasions ennemies, et occupe le même emploi que Quintus Quirinus, statufié pour avoir sauvé Rome de la peste et détrôné par un Grégoire le Grand champion de la destruction des idoles païennes. Les ressemblances sont trop flagrantes pour que l’on ne puisse pas, sans préjuger d’une influence réciproque – dont il serait bien difficile, d’ailleurs, de savoir dans quel sens elle se serait opérée -, penser que ces légendes appartiennent à la même veine créatrice et que Quintus Quirinus et Hippocrate ne soient que les prête-noms de deux idoles également adorées. Il n’empêche que, à la lumière de la légende grégorienne44, le personnage d’Hippocrate et celui de la Gauloise acquièrent une signification nouvelle – toujours sous-entendue mais jamais formulée dans le roman -, et que l’Estoire del Saint Graal, éclairée par la querelle des images prend une tout autre dimension.
17Cette analyse nous invite à revenir sur l’épisode où Hippocrate décide de quitter Rome pour partir à la rencontre de ce pauvre homme qui, comme lui, sait rendre la vue aux aveugles, la parole aux muets et l’ouïe au sourd, et – chose plus étonnante – avait rendu la santé à Lazare qui avait déjà passé trois jours et trois nuits dans la tombe. Mais gardons-nous ici de toute méprise : Hippocrate ne part pas vers Jérusalem pour se mettre dans les pas du Christ, ni pour apprendre la « soveraine science » (ESG, 565.11) auprès de celui qui sait soigner « seulement [par] la force de sa parole » (ESG, 564.19). S’il quitte la Ville, c’est « por estriver de clergie encontre celui qui estoit fonteine de tote science » (ESG, 565.9-10), autrement dit pour lui proposer un défi à l’issue duquel le vaincu deviendra disciple de l’autre :
Par foi, dist Ypocras, puis qu’il est si puissant come vos dites, je ne finerai jamès devant que je soie en la terre de Galilee et, quant je i serai venuz et l’avrai trové, s’il set plus de moi, je voill estre ses ministres et, se je sai plus de lui, je voil que il soit li miens45. (ESG, 565.5-8, p. 362, nous soulignons)
18Par ces mots, Hippocrate annonce sa volonté de se mesurer au Christ sans craindre de se poser en égal ou en supérieur du fils de Dieu. Replacées dans le cadre de la théorie augustinienne de l’image, ces paroles renvoient directement à la mauvaise ressemblance vers laquelle veut tendre Lucifer pour qui la ressemblance avec Dieu n’est pas obéissance mais orgueil, non pas imitation mais égalisation46. Il tient là des paroles qui viennent encore renforcer les liens qui l’unissaient déjà au diable de la nef, s’il est vrai que, du Sage Serpent à « l’antique serpent47 » – puisque c’est ainsi que l’Apocalypse désigne Satan –, il n’y a qu’un pas que l’Estoire del Saint Graal feint de ne pas franchir en oubliant de donner suite à ce fil narratif48. Il n’empêche que le personnage d’Hippocrate se brouille dans l’ambiguïté trouble des motifs ophidiens et que son voyage ressemble de plus en plus à une Chute. La statue d’or qui emblématise l’orgueil du médecin dévale la plus haute tour de Rome pour finir ruinée sur les rochers abrupts de l’île d’Hippocrate. Or, si l’on se rapporte à la topologie du rêve de Label dans lequel la ville située en hauteur renvoie au paradis où nul ne peut entrer s’il n’est pas baptisé, le sommet de la tour est un lieu réservé à l’adoration de Dieu – et non pas d’une idole païenne –, et celui qui cherche à usurper la place de Dieu est condamné à la pire des errances49. C’est sans doute ce qui est arrivé au Sage Serpent. La science du médecin, comme celle du Sage Serpent, ne lui sert à rien, puisque, n’ayant connaissance que des choses passées50 et de la médecine terrestre, il ne peut deviner la mort atroce que lui réserve sa femme ni jouer le rôle de transitus vers Dieu qui ferait de lui un équivalent de l’icône miraculeuse de la procession de Grégoire. Cette science est mortifère et s’oppose en cela à celle de Joseph d’Arimathie et de son fils Joséphès.
Hippocrate, anti-Joseph ou nouvel Adam ?
19Joseph et son fils pratiquent, eux-aussi, le métier de mire, mais leur ministère est d’un autre ordre que celui d’Hippocrate car pour guérir le corps, ils soignent d’abord l’âme. Les guérisons qu’ils opèrent s’inscrivent, en effet, dans un paradigme de miracles qui traverse toute l’Estoire del Saint Graal depuis la guérison du fils de l’empereur Titus par la seule vue du voile de Marie la Vénitienne sur lequel le visage du Christ est resté dessiné51, jusqu’à la guérison du clerc païen par le miracle mariai du baiser à la rose52. Joseph se présente pourtant comme mire lorsque Mathegrant lui demande de décliner son identité, et prodigue, pour la plus grande confusion du sarrasin, des soins qui rappellent ceux des médecins traditionnels. Ainsi, lorsqu’il s’occupe de la blessure envenimée de Pierre, il commence par l’ausculter pour en identifier le poison, puis part en quête des herbes nécessaires à la fabrication de l’antidote, comme aurait pu le faire Hippocrate en son temps :
Et il comence a regarder la plaie d’une part et d’autre et tant que il conoist qu’il i avoit venim, par coi ele ne pooit garir si legierement devant qe il fust ostez. Lors dist a Perron : « Biax amis, vos estes envenimez mout malement, et ce est l’achai-son par coi vos ne poez garir, mes, puis que je ai le venim coneü, ge vos asseür que je vos garrai dedenz un mois a l’aïde de Deu ».
Lors comença a porchacier parmi le prael et par autres lius des erbes profitables a oster le venim et tant fait qu’il les a apareilliees come il cuide que eles vaillent mielz por oster le venim de la plaie et après se travaille tant a une foiz et a autre que, ançois que li mois fu passez, le rendi il tot sein et tot haitié a la demoiselle.
(ESG, 839-840, p. 531)
20Là encore, il ne faut pas s’y tromper. Bien que le mode opératoire soit le même, la guérison opérée par Joseph n’est pas du même ordre que celles d’Hippocrate. Joseph ne guérit pas tant Pierre de sa blessure qu’il libère la cité d’Orcauz du venin du paganisme53. Il est « le mire qui vos garra del venin mortel, se vos le creez », c’est-à-dire le « menistre Jesucrist » venu sauver les hommes54.
21Face à Joseph, Hippocrate est le médecin du corps. Ses soins restent de l’ordre du terrestre, puisqu’ils émanent d’une science coupée de toute transcendance, et lui procurent une vaine gloire qui le fait sombrer dans l’orgueil et dans l’hybris. Alors que les soins prodigués pas Joseph amènent les païens à se convertir – c’est son rôle de premier évêque –, la médecine d’Hippocrate, pourtant offerte à l’adoration du peuple, ne débouche sur aucune transcendance. Comme une idole, la figure d’Hippocrate vaut pour elle-même et reste fermée sur son humanité dérisoire et pécheresse qu’elle ne peut que refléter55. Comme la Salvatio Romae de la légende virgilienne, la statue d’Hippocrate et, au-delà, son personnage littéraire, est encore un miroir même s’il ne protège pas, cette fois, la Ville de ses ennemis, mais l’homme de son Ennemi. En bon dialecticien, le rédacteur de l’Estoire del Saint Graal fabrique, face au ministre du Christ, le représentant de l’homme orgueilleux tenté par le Malin et chassé du Paradis Terrestre. Dès lors, si la première ruse féminine vient rejouer l’air connu du vanitas vanitatis, la seconde redonne à Hippocrate le rôle d’Adam empoisonné par le venin du serpent à cause de sa femme. Hippocrate n’est pas, en définitive, le démon que l’on pouvait croire mais un simple homme auquel le narrateur prête les mots de Satan pour en faire un parangon de l’orgueil.
22Les similitudes sont, dès lors, bien trop nombreuses pour que l’on ne puisse pas mettre en parallèle les vies des deux Joseph et celle d’Hippocrate. En effet, lorsque le rédacteur de l’Estoire del Saint Graal fabrique ses personnages, il prend soin de les construire sur une antithèse constante. L’un voyage vers l’Occident, l’autre vers l’Orient ; l’un accomplit des miracles pour convertir les païens, l’autre soigne les illustres personnages pour gagner une gloire vaine et passagère ; l’un est Christ, l’autre est Adam ; l’un, enfin, sauve les hommes, tandis que l’autre se contente de les soigner56. Dans cette dialectique, Joseph, Joséphès, Nascien, Flégétine et les autres sont des exemples à suivre, tandis qu’Hippocrate fait figure de contre-exemple puisqu’il ne progresse pas, bien au contraire. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’il régresse, ou plutôt qu’il va à contre sens, puisque, en voyageant d’Occident en Orient, de l’empire d’Auguste à celui d’Antoine, il emprunte le chemin inverse de celui de Joseph et, avec lui, du graal57. Pourtant, ce mauvais exemple est encore, paradoxalement, un exemple édifiant en ce qu’il donne à voir le modèle à ne pas suivre58. En cela, Hippocrate emprunte encore des traits à la figure de Virgile qui, dans les exempla, revenait des enfers pour implorer les pécheurs et les faire renoncer à leur vice.
23Loin d’être une biographie teintée de légende qui feindrait de rapporter des événements réels, et que l’on pourrait trouver dans une Estoire des Philosophes59, la vie d’Hippocrate est fabriquée de toutes pièces pour édifier le lecteur du roman. Celui-ci est invité à ne pas s’arrêter aux significations partielles de chaque anecdote – qui donneraient les guérisons comme des récits de miracles60, l’histoire de la Gauloise comme une démonstration de la force de l’amour61, et le récit de l’empoisonnement d’Hippocrate comme un exemple de la perfidie de la femme -, mais à comprendre que l’histoire d’Hippocrate se donne à lire comme une vie62, c’est-à-dire comme une unité signifiante dont la morale ne peut être tirée qu’à la fin. À la lumière de ce modèle d’écriture, la vie d’Hippocrate semble bien moins hétérogène, au sein du roman, que la critique a bien voulu le penser, puisqu’elle suit – bien que dans une tonalité résolument plus prosaïque – le schéma hagiographique dont on peut désormais affirmer qu’il préside à l’écriture du roman. Malgré ses merveilles dignes des romans antiques ou des romans de Merlin, la vie d’Hippocrate ne va donc pas à contre sens du didactisme affiché de l’Estoire : même teintée de magie tolédane et de rêves romanesques, sa vie est encore une récriture de la chute d’Adam qui vient compléter l’entreprise d’édification de l’Estoire. Hippocrate reste ainsi fidèle à sa légende et peut devenir emblématique de l’écriture du roman : il pille le temple de la littérature médiévale avant de l’incendier pour écrire son livre qui, paradoxalement, récrit le Livre tout en restant résolument un roman63.
Notes de bas de page
1 L’Estoire del Saint Graal, éd. Jean-Paul Ponceau, Paris, Champion, 1997, 2 vol. Toutes les références renverront à cette édition pour laquelle nous utiliserons l’abréviation ESG.
2 Cf. en particulier l’évangile de Nicodème – aussi connu sous le nom d’Acta Pilati – et la Vindicta Salvatoris, traduits en langue vernaculaire dès le xiie siècle, en vers puis, au xiiie siècle, en prose, qui étaient bien connus au Moyen Âge, en particulier dans le milieu où a été rédigée l’Estoire del Saint Graal. Ils avaient été auparavant largement repris dans le Joseph en vers de Robert de Boron puis dans sa translation en prose. Pour les éditions des apocryphes, cf. Évangile de Nicodème, la version courte en ancien français et en prose, éd. Alvin E. Ford, Genève, Droz, 1973 ; et Trois versions rimées de l’Évangile de Nicodème, par Chrétien, André de Coutances et un anonyme, publ. d’après les manuscrits de Florence et de Londres par Gaston Paris et Alphonse Bos, Paris, Didot, 1885. Pour les versions romanes de la Vindicta Salvatoris, cf. Alvin E. Ford, La Vengeance de Nostre Seigneur : the Old and Middle French prose versions, the version of Japheth, Toronto, The Pontifical Institute, 1984 ; et A. E. Ford, La vengeance de Nostre-Seigneur [Texte imprimé] : the Old and Middle French prose versions, The Cura sanitatis Tiberii (The Mission ofVolusian), the Nathanis Judaei legatio (Vindicta salvatoris), and the versions found in the Bible en français of Roger d’Argenteuil or influenced by the works of Flavius Josephus, Robert de Boron and Jacobus de Voragine, Toronto, The Pontifical Institute, 1993. Et pour la version en vers : Loyal A. T. Gryting, The Oldest version of the 12th-century poem La Venjance Nostre Seigneur, University of Michigan Contributions in modern philology, 19, University of Michigan Press, 1952.
3 Szkilnik, Michelle, L’Archipel du graal. Étude sur l’Estoire del Saint Graal, Genève, 1991, p. 111.
4 Dans le bilan qu’elle dresse au début de son article (Séguy, Mireille, « Hippocrate victime des images : à propos d’un épisode déconcertant de l’Estoire del Saint Graal », Romania, 119, 475-476, 2001, p. 440-464), Mireille Séguy note que la critique est à peu près unanime pour constater, à propos de l’Estoire del Saint Graal, le « caractère exagérément hétérogène de son inspiration et de son ordonnancement » (p. 440) de l’Estoire del Saint Graal. Elle cite en particulier le jugement de J. Frappier : « Elle [l’Estoire del Saint Graal] est vraiment disqualifiée par sa médiocrité littéraire ; les incohérences n’y manquent point ; tantôt sorte de catéchisme romancé, tantôt véritable clef des songes, elle révèle d’un bout à l’autre un esprit généralement superstitieux [...]. L’auteur est à peu près incapable de composer ; il emploie avec une gaucherie extrême le procédé de l’entrelacement » (Frappier, Jean, Étude sur la Mort le Roi Artu, Genève, 1972, p. 56). Michelle Szkilnik, quant à elle, relève la multiplicité des sources, ne nie pas le caractère déroutant de la composition du roman, mais souligne toujours « l’importance de son projet synthétique » (cf. Séguy, M., art.cit., p. 441).
5 Mireille Séguy souligne, après Ferdinand Lot, son « ton fort peu mystique, propre à contrebalancer le registre dominant du roman » (Séguy, M., art. cit., p. 441).
6 Les dates de l’Hippocrate réel (460-377 av. J.-C.) ne correspondent pas avec celles des empereurs Auguste (63-14 av. J.-C.) et Antoine (83-30 av. J.-C.) ; pas plus qu’avec celles du Christ, d’ailleurs, lorsqu’Hippocrate se propose d’« estriver de clergie » contre Lui (ESG, 565.9, p. 362).
7 ESG, 554, p. 354.
8 « Il est povres hom, mes il a si grant pooir et si grant vertu que a peines le porroit nus conter s’il nel veoit, car il fet les avugles cler veoir, et les sorz oïr, et les clops fait il droiz et bien aller. [...] Et il puet encore plus car il fait les muez parler et done entendement a cels qui onques n’oïrent ne n’entendirent. [...] Je vi que il fist venir de mort a vie Lazaron, qui avoit esté en terre trois nuiz et trois jorz et plus, ce me dist l’en, et se leva de sa sepulture toz seins et toz haitiez si tost come cil hom l’ot apelé ; onques n’i ot autre chose faite fors seulement la force de sa parole » (ESG, 564, p. 361-362).
9 « Qant Ypocras entendi cele parole, il se parti de l’enfant et pensa que, se il pooit venir au cors, ançois que l’ame s’en fust partie, il cuidoit tant avoir apris qu’il le feroit ariere venir en santé par sa medicine » (ESG, 547.11-13, p. 349). En choisissant le verbe cuidier, le narrateur présente Hippocrate comme un orgueilleux qui, en proie à l’illusion de l’omnipotence de sa science, oublie que le destin de l’homme est, comme le soutient par ailleurs le roman, entre les mains de Dieu. Les deux autres occurrences du verbe cuidier dans l’épisode décrivent la crédulité du médecin qui ne voit pas le double jeu de sa femme (ESG, 554.2 et 557.1, p. 354 et 356).
10 Jean Frappier considère l’épisode comme « un authentique fabliau » (Étude sur La Mort le Roi Artu, Genève, 1973, p. 56). Mireille Séguy écrit, quant à elle, « À première lecture, il est évident que l’épisode relève tout à la fois du récit digressif et du fabliau » (art. cit., p. 442).
11 « Ce qui se présente d’abord comme un fabliau tourne à l’exemplum. L’histoire d’Hippocrate rappelle les contes des Vies des Pères, ces récits souvent comiques, voire farcesques, qui ont cependant une dimension édifiante mise en évidence, le plus souvent à la fin, par une morale » (Szkilnik, Michelle, L’Archipel du graal, p. 122).
12 Contrairement à Hippocrate, Virgile apparaît dans les exempla et dans les sermons. Cf. à ce sujet l’article de Jacques Berlioz, « Virgile dans la littérature des exempla (xiiie-xve siècles) », Lectures médiévales de Virgile. Actes du colloque organisé par l’École Française de Rome (Rome, 25-28 nov. 1982), Collection de l’École Française de Rome, 80, 1985, p. 65-120. Aristote apparaît, quant à lui, dans le Dit d’Aristote (Les Dits d’Henri d’Andeli, éd. par Alain Corbellari, Paris, Champion, 2003). Les deux philosophes, victimes des femmes, n’ont rien à voir avec le Socrate des Nuées d’Aristophane qui se place en hauteur dans sa corbeille pour suspendre sa pensée à la hauteur des choses célestes (Aristophane, Les Nuées, Comédies, tome I, Paris, Les Belles Lettres, 2002, v. 222-239, p. 173). Cf. encore le sort que Viviane réserve à Merlin...
13 L’Antiquité s’est très tôt consacrée à la rédaction de la biographie d’Hippocrate. Ses succès thérapeutiques et sa « vision philosophico-médicale de l’homme » dans le monde sont sans doute à l’origine de son exceptionnelle renommée qui a donné lieu à la création progressive d’un mythe (d’après l’introduction de D. Gourevitch, M. Grmek et P. Pellegrin aux œuvres d’Hippocrate, De l’Art médical, Le Livre de Poche, 1994, p. 9-10). Pour le détail des légendes, cf. J. Jouanna, J., Hippocrate, Paris, Fayard, 1992, p. 13-84. On trouve encore des biographies d’Hippocrate dans les vies d’hommes illustres au Moyen Âge. Cf. par exemple le Liber de vita et moribus philosophorum de Walter Burlaei qui, à l’extrême fin du xiiie siècle, raconte comment le peuple d’Athènes, sauvé de la pestilence, a érigé une statue en l’honneur d’Hippocrate et pourquoi le « physicien » a été vénéré comme un dieu : « Ipocras medicus insignis Artaxersis regis pensarum tempore claruit apud Athenas. [...] [Comportement d’Hippocrate avec ses disciples, selon saint Jérôme]. Fuit autem Ipocras parvus corpore, pulchre forme, grandis capitis, tardi motus, multe cogitacionis, tarde locu-cionis, cum quiescebat aspiciebat terram et fuit modici cibi. Vixit autem annis .xcv. [...] [Hippocrate disculpe une femme accusée d’adultère, selon saint Jérôme. Selon Isidore, Hippocrate, fils d’Asclépios, est l’inventeur de la médecine logique qui succède aux médecines méthodique et empirique], Quodam vero tempore apud Athenas adeo fuit aer infectus ut plurimi ex aeris infeccione deficerent. Ipocras autem fecit quercus incidi que extra civi-tatem erant et circumquaque circa civitatem copiosos ignes accendi, ob quam causam, aeris infeccione cessante, cessavit et morbus ; itaque saluti hominum est provisum. Tunc athe-nienses Ipocratem ut deum adorare decreverunt, quod ille presenciens renuit et aufugit. Illi vero, tanquam uni ex diis, Ipocrati statuam erexerunt. Quesivit ab Ipocrati quidam de qui-busdam fedis, et Ipocras tacuit. Cui ille : “Cur ad interrogata non respondes ?” At ille ait : “Responsio super talibus est tacere.” [...] [Suivent des phrases fameuses attribuées à Hippocrate, et la liste de ses œuvres] » (Gualteri Burlaei Liber de Vita et Moribus Philosophorum mit einer altspanischen überzetzung der eskurialbibliothek, éd. Hermann Knust, Gecruck für den litterarischen verein in Stuttgart, Tübingen, 1886, p. 180-186). On est loin, toutefois, du petit Hippocrate d’airain qui, chez Lucien, vient malicieusement perturber l’ordre des pyxides du médecin et en mélanger les contenus : « Après cette histoire, le médecin Antigonus prit la parole : « J’avais aussi, dit-il à Eucrate, un Hippocrate d’airain, haut environ d’une coudée. Dès que la mèche de la lampe était éteinte, il parcourait toute la maison avec grand bruit, renversant les boîtes, bouleversant les drogues, poussant les portes, surtout si nous différions de lui offrir le sacrifice que nous lui faisons chaque année. – Ainsi, repris-je, le médecin Hippocrate exige qu’on lui fasse un sacrifice, et il se fâche, si au temps prescrit on ne le régale pas de victimes accomplies ! Il me semble qu’il devrait être content de quelque cérémonie funèbre, d’une libation de lait et de miel, ou d’une couronne posée sur sa tête » » (Œuvres complètes de Lucien de Samosate, traduction nouvelle avec une introd. et des notes par Eugène Talbot, Paris, Hachette, 1912).
14 Pour le détail de ces légendes et de leurs sources, cf. J. Jouanna, op. cit., chapitres I à III.
15 Pline l’Ancien donne une version médisante de cette légende qu’il a trouvée chez Varron lorsqu’il retrace l’histoire de la médecine au début de son livre xxix des Histoires naturelles. Le texte est cité dans la traduction qu’en donne Jacques Jouanna, ibid., p. 34-35. Cette légende a connu plusieurs variantes : Hippocrate serait parti de Cos après avoir incendié la bibliothèque, rivale, de Cnide ; chez le byzantin Tzértzès, « Hippocrate aurait été le conservateur des archives de la bibliothèque médicale de Cos, et il se serait exilé après avoir brûlé les anciens ouvrages des médecins » (ibid., p. 45).
16 La tradition érudite et ses légendes perdurent toutefois dans les vies d’hommes illustres et dans les accessus d’Hippocrate. Il faut donc bien faire la part des choses entre les biographies en latin qui perpétuent la tradition antique jusqu’à la fin du Moyen Âge sans accueillir en leur sein les légendes orales et littéraires, et les romans qui véhiculent des légendes empruntées à d’autres sources – d’origine populaire mais véhiculées par les éru-dits comme en témoignent les légendes virgiliennes mises par écrit très tôt – et laissent de côté les légendes érudites antiques.
17 Hippocrate apparaît dans le second conte, celui énoncé par Ausire et intitulé « Medicus » (Speer, M. B., Le Roman des Sept Sages, a Critical Edition of the Two Verse Redactions of a 12th Century Romance, French Forum Publishers, 1989, p. 154-158). Il reviendra dans le Roman de Marques de Rome pour faire disparaître les organes génitaux de son neveu et le sauver de la fureur du roi dont il a engrossé la fille (éd. Johann Alton, Tùbingen, 1889, p. 118-119).
18 Le Roman des Sept Sages, op. cit., p. 154, v. 1697-1704. La définition de Virgile dans le Cléomadès est à peu près la même : « Grans clers fu, sages et soutieus, / Virgiles, n’en cuit nus de tieus, / car il fut eus clers a son tans / que pou en estoit de si grans ; / encor pert bien a son ouvrage / k’en lui ot soutieu home et sage ; / par l’uevre connoist on l’ouvrier, / ce puet on par droit tesmoignier » (Cléomadès, éd. cit., v. 1817-1824).
19 À cause de sa maladie, Hippocrate avait, en effet, envoyé son neveu au chevet du fils du roi de Grèce (variante : roi de Hongrie, dans la version en prose) qui soufrait de la fièvre quarte. Le jeune médecin avait diagnostiqué la naissance adultérine du garçon et lui avait prescrit, après avoir fait passer la mère aux aveux, de ne manger que de la viande de bœuf et du pain mouillé dans de l’eau (v. 1751-1752). À son retour, l’oncle jaloux avait bien remarqué sa supériorité (« Tost s’en fu ore apercheüs, / plus sages hom de lui ne fu ; / toutes les terres quenissoit / et les manieres en savoit », v. 1773-1773) et le poignarde froidement dans son jardin médicinal (v. 1847-54) avant de détruire ses livres par le feu (v. 1857-1860).
20 Le Roman des Sept Sages, op. cit., v. 1855-1862.
21 « Son sens ne vot ensaignier / a evesque ne a clergier, / ne mais .i. seul tant seulement » (v. 1807-1809). Le secret et les transmissions du savoir aux seuls asclépiades faisaient déjà partie de la légende antique.
22 Le conte intitulé « Virgilius » occupe les pages 209-215 (rédaction K) et 267-274 (rédaction C) du Roman des Sept Sages en vers (éd. cit.). Les légendes virgiliennes avaient connu, à partir du xiie siècle, une expansion formidable. La bibliographie à ce sujet est abondante. Cf. en particulier : Comparetti, Domenico, Virgilio nel Medio Evo, Firenze, 1896 ; Kasper, Christine, « Virgile au Moyen Âge : Virgile l’enchanteur », Figures de l’écrivain au Moyen Âge. Actes du colloque du Centre d’études médiévales de l’université de Picardie, Amiens, 18-20 mars 1988, éd. D. Buschinger, Göppingen, Kümmerle Verlag, 1991, p. 167-177 ; Rand, E. K., « The Medieval Virgil », Virgilio nel Medio Evo, Studi Medievali, N.S.5 (1932), p. 418-442 ; cf. aussi le répertoire chronologique des légendes sur Virgile établi par J. W. Spargo in Virgil the negromancer, Cambridge, Harvard University, 1934, p. 60-68.
23 Maugis d’Aigremont, Chanson de geste, d’après le manuscrit de Peterhouse et complété à l’aide des manuscrits de Paris et de Montpellier, par Ferdinand Castets, Montpellier, Camille Coulet, 1883, v. 796, p. 33.
24 Maugis d’Aigremont, ibid., v. 1064, p. 40.
25 Maugis d’Aigremont, ibid., v. 1903-1904, p. 62.
26 Cf. à ce sujet Les Dits d’Henri d’Andeli suivis de deux versions du Mariage des Sept Arts, textes traduits et présentés par Alain Corbellari, Paris, Champion, 2003 : « Tolède, capitale intellectuelle de l’Espagne musulmane, et Naples, siège de l’université fondée par le sulfureux Fréderic II de Hohenstaufen, passaient pour des foyers de magie noire » (n. 16, p. 66, nous soulignons).
27 Sur Tolède et son image littéraire, cf. l’article d’Armand Strubel, « La Princesse et le magicien : images littéraires de Tolède au Moyen Âge », Tolède (1085-1985). Des traductions médiévales au mythe littéraire, actes du colloque de Mulhouse, décembre 1985, organisé par Jacques Huré, Bulletin de la faculté des lettres de Mulhouse, xvi, Paris, Guy Trédaniel, 1989, p. 159-175. La citation est à la page 162. Cf. aussi Philippe Verelst, « L’enchanteur d’épopée », Romanica Gaudensia, Etudes médiévales, XVI, 1976, p. 119-162. Ph. Verelst démontre que « c’est l’ignorance des activités réelles de l’école de traduction qui a donné lieu à ce mythe de Tolède » (art. cit., p. 154). On remarquera que, dans L’Estoire del Saint Graal, Célidoine est un très bon astrologue – en aucun cas connoté négativement – qui, par sa science, sauve son royaume de l’invasion des Saxons : « Il sot del cors des etoiles et d’austronomie tant que ce n’estoit se merveille non et par ce pooit il auques conoistre des choses qui sunt a avenir, dont il avint une aventure mout merveilleuse » (894-899).
28 Cette image littéraire d’une ville spécialisée dans les arts de magie ne fera que s’amplifier au cours du xiiie siècle avec le développement des activités de traduction autour d’Alphonse le Sage (1221-1284).
29 On retrouve Virgile magicien dans le Parzifal de Wolfram Von Eschenbach et architecte d’un château tournoyant dans le Perlesvaus.
30 D’après Faral, Recherches sur les sources latines des contes et romans courtois au Moyen Âge, Paris, Champion, 1913, p. 314 et p. 388.
31 Jean-Claude Schmitt rapporte plusieurs légendes grégoriennes (dans Le Corps des images,..., p. 130-131) dont la plupart partagent des motifs avec la légende hippocratique. Ainsi, Grégoire aurait guéri Rome de la peste lors d’une procession pascale au cours de laquelle l’icône de la Vierge de Sainte-Marie-Majeure aurait chassé l’épidémie. L’icône porte d’ailleurs à partir de ce moment-là le nom de « Salus Populi Romani », ce qui n’est pas sans rappeler le nom du miroir magique fabriqué par Virgile contre les envahisseurs de la Ville : « Salvatio Romae ». La légende est apocryphe puisque l’icône ne daterait pas de l’époque de Grégoire mais du xiie ou du début du xiiie siècle. Le critique rapporte ensuite l’histoire – datée du xiiie siècle – d’un pèlerin, maître Grégoire, qui aurait accusé le Pape d’avoir renversé, brisé ou incendié d’éminents chefs-d’œuvre de la Rome antique, en particulier la statue équestre de Quintus Quirinus qui s’était sacrifié pour sauver Rome de la peste.
32 Dans Fierabras, Galienne possède une ceinture capable de la protéger de tous les poisons. L’Estoire reprend le motif mais change la ceinture en coupe, peut-être pour faire faire signe en direction du Graal (Fierabras, chanson de geste du xiie siècle, éd. Marc Le Person, Paris, Champion, 2003).
33 Albert Henry explique ainsi l’excursus virgilien du Cléomadès : « On sait qu’une des caractéristiques de la civilisation médiévale est la vogue des automates, conséquence probable de la révolution technique des xe- xiie siècles qui a conquis les forces motrices, aussi bien hydrauliques qu’éoliennes ou animales. On sait aussi que, en écho à cette donnée fondamentale, les littératures médiévales, en latin et dans les langues vulgaires de l’Occident, sont remplies de descriptions de machines merveilleuses ou de dispositifs ingénieux » (Henry, Albert, art. cit., p. 673-674).
34 Cf. en particulier les merveilles architecturales des romans antiques (Énéas, Troie, Thèbes) et les objets magiques de Floripas et de Galienne dans Fierabras. Pour les légendes virgiliennes, on se reportera par exemple au Cléomadès. Le choix des légendes retenues y est particulièrement caractéristique de ce goût pour la technique associée à la magie. Comme le souligne Albert Henry (art. cit.), l’œuvre privilégie les anecdotes sur Virgile fabricant d’engins merveilleux par leur mécanique étrange ou par une vertu active. Elle insiste sur les talismans et sur les automates : le château de l’œuf à Naples, les bains thérapeutiques de Pouzzoles, le miroir magique à Rome, le cheval d’airain guérisseur à Naples, la mouche d’airain qui éloigne toutes les mouches à Naples, le feu inextinguible à Rome, et les quatre tours de saisons à Rome. La légende du château de l’œuf est particulièrement caractéristique de la vision que le Cléomadès a de Virgile : ce qui était à l’origine un talisman (dans l’Image du monde) devient un château construit sur l’œuf dont seule la mécanique de la construction est mise en valeur par l’auteur.
35 Strubel, Armand, art. cit., p. 162.
36 D’après Verelst, Philippe, « L’enchanteur d’épopée », Romanica Gaudensia, Etudes médiévales, XVI, 1976, p. 119-162.
37 Le rédacteur de L’Estoire del Saint Graal connaissait peut-être le Roman des Sept Sages ou avait, en tout cas, des sources communes avec lui. D’après G. Paris (« Die catalanische metrische Version der sieben Weisen von A. Mussafia », Romania, 6, 1877, p. 299-300), le récit de la mort d’Hippocrate se trouve dans une version catalane du Roman des Sept Sages avec qui l’Estoire del Saint Graal partagerait une source commune « qui bien probablement est originairement byzantine » (cité par J.-P. Ponceau, éd.cit., n. 575, p. 619).
38 Sans doute devrait-on parler de famille imaginaire plutôt que de figure, dans la mesure où les figures de Virgile, des enchanteurs d’épopée, d’Hippocrate et de Grégoire sont inextricablement liées et appartiennent à la même veine.
39 « Un isle haut et grant et pleins de roches » (539.2, p. 345), « si estrange liu » (540.7, p. 345). Les trois personnages (la jeune fille et les deux messagers) sont « esmaié et espoenté » (541.17, p. 347).
40 Cf. la Queste del Saint Graal, roman du xiiie siècle publié par Albert Pauphilet, Paris, Champion, 2003, p. 93-115.
41 Le Sage Serpent propose aux naufragés de les sauver en échange de leur hommage : « Par foi, dist li hom de la nef, por vos delivrer et oster de cest peril ving je ceste part. Si vos en osterai tot maintenant, se vos me volez faire homage » (ESG, 581.18-20).
42 « Sire, par ta douce pitié, regarde nos et conforte nos, si que nos ne puissions chaoir en desespérance et en pechiz mortel par l’agait et par l’enging de l’Anemi » (540.10-12, p. 345).
43 Cf. à ce sujet J. Jouanna, op. cit., p. 60.
44 L’article de Mireille Séguy propose une étude de l’épisode en rapport avec la querelle des images (Romania, art. cit.).
45 L’Estoire del Saint Graal reprend ici plusieurs schémas connus. D’un côté, on reconnaît le duel qui oppose Moïse aux magiciens de Pharaon ; de l’autre, les duels de médecins que l’on trouve dans les recueils de légendes comme, par exemple, les Gesta Romanorum (cf. Le Violier des Histoires romaines. Ancienne traduction françoise des Gesta romanorum, par G. Brunet, Paris, P. Janet, 1856, chap. lxxiv, p. 186-188 : deux médecins joutent pour savoir qui est le meilleur dans l’art de médecine. Ils s’enlèvent mutuellement les yeux et les remettent sans se faire aucun mal, sauf que le second remplace l’œil qu’on lui a volé par celui d’une chèvre !).
46 Cf. à ce sujet Jean Wirth, L’Image médiévale. Naissance et développement (vie-xve siècle), Paris, Méridiens-Klincksieck, 1989, p.133sq ; et Robert Javelet, Image et ressemblance au xiie siècle, de saint Anselme à Alain de Lille, Chambéry, 1967, p. 251-253.
47 L’Apocalypse qualifie Satan de « serpens antiquus » (12,9).
48 Hippocrate, qui a pourtant mené son voyage à terme, n’a pas rencontré le Christ. Le roman oublie ce fil narratif comme s’il n’était qu’un indice de l’orgueil du médecin.
49 Francis Dubost avait déjà souligné « cette volonté constante du diable à se poser comme simulacre de Dieu ou comme un anti-Dieu afin de recevoir l’hommage et l’adoration des hommes qu’il parviendra à détourner » (Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale : xiie-xiiie siècles : l’autre, l’ailleurs, l’autrefois, Paris, Champion, 1991, t.2, p. 654).
50 Après avoir exposé les conditions du sauvetage des naufragés de l’île d’Hippocrate, le Sage Serpent se présente : « Je sui, fist il, uns hom loig de cest raigne et esloignié de ceste hérité, et neporquant en mer et en terre cort ma seignorie si merveilleusement que li plus des genz me servent et tienent a seignor. Je suis poissans de savoir et de pooir si durement qu’il n’a home terrien el monde li cui pooirs s’estende si loig come li miens s’estent ; de savoir sui ge si puissanz qe l’en ne fet riens el monde ke je ne sache, si tost come ele est faite » (ESG, 582.3-9, nous soulignons).
51 ESG, 40-44, p. 28-31. Cette anecdote est reprise à la tradition apocryphe de la Vindicta sal-vatoris qui raconte l’histoire de sainte Véronique.
52 Cf. le récit que Joséphès fait de ce miracle de la Vierge : ESG, 686-690, p. 435-438.
53 La guérison de Pierre est présentée explicitement comme un miracle : « Pharans, biaus amis, je voi bien que vos ne me garroiz pas, car a Nostre Seingnor ne plest mie » (ESG, 830, p. 525). En cela, elle rejoint les autres guérisons miraculeuses où seules suffisent la lecture d’un passage de l’Évangile ou la vue du crucifié sur le bouclier de Joséphès pour redonner la santé aux blessés et convertir des cités entières. L’ermite Salluste guérit ainsi la mère de Sarracinte en lui lisant l’histoire de sainte Véronique (ESG, 220-222, p. 137-138) ; et la main du centurion guérit miraculeusement « por touchier au signe de la Croix » (ESG, 252.6, p. 157 et 246, p. 153).
54 C’est ainsi que Moyse definit Joséphès à son père Syméon : « Vos avez avec vos le mire qui vos garra del venim mortel, se vos le creez : vos avez avec vos le menistre Jesucrist, Joséphès, cel saint evesque » (ESG, 807.12-14, p. 511).
55 Le grec eidôlov peut renvoyer à une image réfléchie dans un miroir.
56 S’ajoutent à cette liste la similitude entre le Graal et la coupe anti-poison, le lit merveilleux et le lit de la Nef de Salomon...
57 Le pendant hippocratique du graal – la coupe anti-poison – prend elle aussi un chemin inverse : si le graal disparaît dans les cieux à la fin de la Queste del Saint Graal, la coupe, elle, rejoint les profondeurs de la mer.
58 Cf. Jacques Berlioz, art. cit., p. 77-78.
59 Autrement dit dans un recueil de vies d’hommes illustres tel que le Liber de vita et moribus philosophorum de Walter Burlaei cité supra. La biographie d’Hippocrate suit, dans ce recueil, la tradition grecque issue de Soranus et ne fait pas cas des nouvelles légendes inventées au Moyen Âge. Hippocrate est qualifié de « medicus insignis » et n’a rien d’un magicien ni d’un nigromancien. Il est replacé dans la lignée des médecins prestigieux – Apollon, Asclépios et Esculape – et des héros urbains, et sa biographie, ici appuyée sur l’autorité des Pères de l’Église – Isidore et saint Jérôme -, s’ancre dans la réalité grâce à une série de sentences choisies et à la liste de ses œuvres. Cet Hippocrate n’a pas grand-chose à voir avec l’Hippocrate littéraire. Il semble donc que la figure d’Hippocrate se partage au Moyen Âge entre fantaisie littéraire d’une part et biographie pseudo-historique d’autre part.
60 Le modèle littéraire est celui de la tradition apocryphe déjà repris dans l’Estoire au moment de la guérison de Vespasien (ESG, 40-44, p. 28-31). Les variantes sont significatives : dans le premier cas, le récit du messager qui arrive de Capharnaüm joue un rôle important au sein de la narration. Grâce à lui, une mission part à la recherche du Christ ou d’un objet lui ayant appartenu, ramène Marie la Vénitienne, et délivre Joseph d’Arimathie de sa prison. Dans le second cas, le messager – qui vient cette fois de Jérusalem – arrive trop tard pour soigner le fils de l’empereur et son récit des miracles du Christ ne donne lieu qu’au discours hybristique d’Hippocrate. C’est bien le signe que l’orgueil et l’hybris sont des voies sans issues autant pour le roman que pour le Salut.
61 Cf. la conclusion du Lai d’Aristote (Les Dits d’Henri d’Andeli, éd. par Alain Corbellari, Paris, Champion, 2003, v. 578-579).
62 Cela expliquerait en outre les incohérences de la chronologie qui superpose le siècle de Périclès à celui d’Auguste puis du Christ.
63 Le roman est apte à accueillir toute sorte de matière, dans la mesure où il la resémantise et se l’approprie. Ce qui transforme cette matière issue du fabliau ou de la chanson de geste en roman, c’est précisément la capacité du roman à la prendre dans ses fils sémantiques et narratifs pour lui faire perdre son indépendance et, par là, sa signification propre.
Auteur
Université Paul-Valéry – Montpellier III (MARENBAR)
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Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003