Figures bibliques et fabrique du personnage dans quelques récits de fiction des xiie et xiiie siècles
p. 243-254
Texte intégral
1Les figures bibliques appartiennent à ce que l’on pourrait appeler, suivant une terminologie moderne, les « personnages-référentiels » dont font usage les récits de fiction : ce sont des figures qui font référence à « un sens plein et fixe, immobilisé par une culture1 ». Comme elles interviennent souvent dans des comparaisons hyperboliques (tel personnage de fiction étant, par exemple, plus sage que Salomon, plus fort que Samson), on pourrait les dire, plus simplement « personnages-références », personnages « étalons » ou personnages « exemplaires » : la simple évocation de leur nom porte en germe une histoire, projetée dans la fiction, qui embraye, d’une manière ou d’une autre, sur l’histoire du personnage fictif à propos duquel elles sont convoquées.
2Le récit médiéval des xiie et xiiie siècles, pour cet effet de « référence », semble puiser essentiellement à trois domaines : la mythologie ou l’histoire antique, le domaine biblique et les récits fictionnels du Moyen Âge. Ces trois domaines peuvent voisiner sans gêne aucune : ainsi, la description de la tenture ornant le navire de Floriant dans Floriant et Florete réunit sur ses quatre panneaux Adam et Ève, Pâris et Hélène, ainsi que Tristan et Yseut dans le Paradis d’Amour2.
3Parmi toutes les figures bibliques qui peuvent être convoquées et qui confèrent au texte qui les cite une autorité particulière, en lien avec le caractère sacré de l’histoire à laquelle elles font référence, on se concentrera essentiellement sur quatre personnages – Adam et Ève, le Christ en croix frappé par Longin – renvoyant à deux scènes fondamentales, celles de la Création et de la Chute d’une part, de la Passion de l’autre3. Ces deux moments originaires sont typologiquement liés, grâce au pardon et à la Rédemption offerts à l’humanité par Jésus, figure du nouvel Adam selon la doctrine paulinienne.
4Ces figures apparaissent souvent au départ dans des formules stéréotypées, généralement courtes, parfois développées jusqu’aux dimensions d’un bref exemplum. Ces formes d’apparition jouent sur le caractère connu et fixe de ce qu’elles évoquent, elles relèvent, peu ou prou, de l’allusion. Peu à peu, les textes éprouvent cependant le besoin d’étoffer l’anecdote, de redire l’histoire sainte, de faire rejouer, en leur sein même, les drames dont les personnages bibliques sont les protagonistes. Dans un parcours à travers quelques œuvres épiques ou romanesques librement choisies, on verra donc comment ces figures aident à façonner les personnages littéraires jusqu’à parfois rejoindre leur statut.
5Dans la chanson de geste, les figures d’Adam et Ève ainsi que de Longin apparaissent essentiellement à travers la parole des personnages épiques, dans le credo épique ou dans des formules de serment ou d’invocation. Ces formes amplifient encore le lien au sacré qui s’opère avec la citation de la figure biblique. Cette dernière contribue à évoquer un personnage, au sens fort, c’est-à-dire à le faire naître grâce à un rituel, rituel littéraire qui s’appuie sur un rituel religieux.
6Les chansons de geste offrent une gamme particulièrement riche de formules de serments, d’abord parce que toute parole tend à se faire engagement, bénédiction ou invocation. Toutes ne convoquent pas toujours des personnages, ni a fortiori des personnages bibliques (on peut jurer par son chief, ou par la sainte crois...). On se bornera à suggérer ici que les serments ou les formules d’attestation contribuent à différencier les différents personnages du récit épique, et qu’on pourrait également reconnaître, d’une œuvre à l’autre, et de la chanson de geste au roman, des prédilections significatives, qui engagent la conception même de la parole.
7Ainsi, dans le Couronnement de Louis, il est évident que les formules de serment opposent de manière très forte les deux camps chrétiens et païens : les chrétiens attestent Deu le droiturier ou cil qui en croizfu drecié et les païens Mahomet ou Cahut4... Le roi païen Galafre, quand il décide de se faire baptiser, marque immédiatement sa nouvelle appartenance : il appuie sa demande d’un par la croiz que requierent palmier5. Les figures bibliques fonctionnent comme des référents culturels qui insèrent le héros dans une communauté et font du combat présent contre les païens un épisode de la lutte contre le Mal. La prière que Guillaume adresse au Ciel avant d’affronter le roi Corsolt est un credo qui prend la forme d’un résumé d’histoire sainte, depuis Adam et Ève en passant par Longin, et qui définit le héros chrétien avant qu’il n’énumère son lignage au champion païen :
Glorios Deus, qui me fesistes né,
Fesis la terre tot a ta volenté,
Si la closis environ de la mer ;
Adam forma et puis Evain sa per ;
[...] En sainte croiz fu vostre cors penez
et vo chier membre travaillié et lassé.
Longis i vint, qui fu bien eürez,
ne vos vit mie, ainz vos oï parler
et de la lance vos feri el costé.
(v. 695-698 ; 766-770)
Ja orras vérité ; Onc por nul ome ne fu mes nons celez. J’ai nom Guillelmes li marchis, a nom Dé. (v. 816-819)
8Une relation directe s’instaure entre un Dieu proche et présent, et le héros, qui réitère sa prière au cœur du combat. Tout est fait pour faire coïncider les figures évoquées et l’univers dans lequel le héros est plongé : Dieu et Mahomet sont des « archi-actants » qui doublent les figures singulières qui s’affrontent. Cet effort de mise en coïncidence des formules référant au sacré s’observe dans la motivation des formules de serment qui s’opère par le contexte fictionnel : on évoque saint Pierre ou la croix des pèlerins alors que Guillaume est à Rome, en pèlerinage6... Quelques effets de discordance surgissent cependant d’emblée, qui rappellent que l’assimilation des valeurs épiques aux valeurs chrétiennes ne va pas forcément de soi. Au début du Couronnement, Guillaume tue sans le vouloir vraiment Arneïs d’Orléans et la pensée chrétienne qui le traverse7 semble impuissante à venir modérer le furor épique : il rengaine son épée mais tue malgré tout le traître d’un coup de poing !
9Cette problématisation se retrouve de façon plus voyante dans une chanson de geste plus tardive, chanson qui dans sa première partie ne raconte pas de lutte contre les païens mais des querelles intestines : Raoul de Cambrai8. On y trouve en effet, parmi des serments ou des invocations particulièrement variés et nombreux, une série de formules qui incluent des allusions à Adam et Ève et au personnage de Longin.
10Des formules classiques du type se cil n’en pense qui Longis fist pardon9 sont reprises dans un nouveau contexte : il ne s’agit plus de solliciter l’aide divine pour se venger des païens ou d’un traître à la couronne, mais de les associer à des menaces précises et cruelles proférées par un clan contre l’autre. Les laisses parallèles 100 à 103, qui rapportent la série de défis adressés à Raoul par les Vermandois, sont à cet égard particulièrement frappantes, puisqu’elles constituent une série de variations autour d’un canevas de ce type :
Et jurent Dieu qi se laisa pener
en sainte crois pour son peule sauver
se Raoul puent en lor terre trover
seürs puet estre de la terre colper. (v. 1883 sq.)
11Or, on ne jure pas par hasard, ni par simple habitude de langage dans la chanson de geste. Ces formules paradoxales renvoient en fait à un autre absolu, celui de la vengeance qui possède également son rituel.
12Elles engagent à une réflexion sur la « violence du sacré », y compris celle du sacré chrétien. La parole vient doubler les combats dans des échanges où bénédictions et malédictions veulent fonctionner comme de véritables armes. De fait, Raoul meurt sous le double coup de la malédiction de sa mère et de son propre blasphème. Bernier, qui le tue, n’est cependant jamais montré comme le bras de la vengeance divine, et la grande nouveauté de ce personnage est qu’il ne cesse de se poser la question de sa culpabilité, non du point de vue du droit (il avait défié dans les formes Raoul, qui l’avait gravement offensé), mais du point de vue de la morale (il a tué son ami et s’est laissé happer dans l’engrenage sans fin de la violence). Dans une chanson où règne l’indistinction de la violence, où les rôles de coupables et de victimes s’échangent sans cesse, la « remise à l’endroit » des formules va peu à peu marquer la singularité de Bernier, héros du remords et du pardon.
13Aux personnages qui, après la mort de Raoul, ne peuvent dépasser la logique de la vengeance s’oppose peu à peu un Bernier dans la bouche duquel les références au pardon sont resémantisées. Ainsi, la chanson contient 6 références au pardon accordé par le Christ à Longin. Sur ces 6 références, 4 sont prononcées par Bernier10. On voit dans les laisses 236 à 238, qui suivent le combat singulier entre Bernier et Gautier, comment le héros blessé offre réparation à son adversaire allongé à côté de lui, en invoquant ce pardon : Por amor Dieu qi en la crois fu mis, / iceste guerre durra ele toudis ? / Ja pardonna Diex sa mort a Longis (v. 5000-5002). L’abbé de Saint-Germain qui arrive ensuite et tente à son tour de ramener la paix entre les deux camps ne dit pas autre chose et développe assez longuement la référence à Longin en rappelant le miracle qui lui redonne la vue11.
14Ces formules énoncent donc les valeurs et proposent des modèles de conduite. Longin, modèle d’une conversion, est aussi plus largement celui qui permet de convertir la violence : le coup qu’il inflige au Christ est un coup douloureux qui se transforme en coup bienheureux (de même que la faute d’Adam et Ève est, somme toute, une felix culpa).
15Dans le cas de Bernier, une double identification est proposée : à la figure de Longin qui s’amende et se convertit, mais aussi à la figure christique elle-même. À l’ultime fin de l’œuvre, Bernier pardonne sa mort à Guerri, son beau-père, qui l’a attaqué par traîtrise : Diex nostre pere qui par sa grant mercit/la soe mort pardona a Longis /par tele raison, si con moi est avis /li doi je bien pardoner autresis (v. 8249 sq.). Par ces paroles, Bernier s’éloigne de la simple sommation à laquelle procède habituellement le personnage épique. On sort de l’invitation à la manifestation pour s’orienter vers un modèle d’identification avec raisonnement moral et causal. Parallèlement, l’exemplum se développe, il est narré plus longuement. Il faut produire le référent biblique et non plus seulement y renvoyer. Ce sera également la tendance des romans arthuriens mettant en scène le Graal.
16Il n’y a pas de référence à Longin et seulement une brève allusion à Adam et Ève dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes12. Dans les Continuations, en revanche, dans celle de Manessier par exemple, on retrouve des serments paradoxaux du type de ceux observés dans la chanson de geste. Du fait de la conjonction avec la matière biblique opérée par les textes du Graal, ceux-ci prennent une résonance nouvelle. Quand, après avoir évoqué la Passion et le coup de lance infligé au Christ par Longin, le Roi Pêcheur demande à Perceval de le venger de Partinal et prie pour que cil qui a Longis fist pardon lui en donne la force et le pouvoir13, le rapprochement rend sensible ce qui est au cœur même de la Troisième Continuation : le redoublement, par une vengeance féodale profane, d’une histoire sacrée bâtie autour d’une Faute et d’une Rédemption. Scène matricielle, le coup reçu lavant l’humanité des maux causés par Adam et Ève se rejoue sans cesse dans l’ensemble du roman14. Il est immédiatement doublé dans le récit du Roi Pêcheur par la mention d’un autre coup douloureux, celui que le roi s’est infligé à lui-même après la mort de son frère Goondesert.
17Il n’est pas question de revenir ici sur les rapports complexes qu’entretient la littérature du Graal avec le texte sacré contre lequel elle s’écrit. On passera également assez vite sur l’importance des développements concernant la Genèse et la Passion dans la configuration temporelle nouvelle que le motif du Graal contribue puissamment à instaurer15. Ce qu’on voudrait montrer en revanche c’est comment on pourrait distinguer, dans les récits de fiction envisagés, deux modes de convocations des figures bibliques, et à travers elles, du sacré16. À côté du mode de la manifestation, mode que l’on pourrait dire épique donc, où le personnage utilise les figures bibliques pour se construire selon la modalité de la croyance17, on verra qu’il existe un mode de l’identification, de l’imitation, qui est essentiellement celui des romans du Graal. Le personnage est construit par le narrateur, sur le modèle biblique, grâce à des procédures logiques, rationnelles, intellectuelles (parmi lesquelles le fonctionnement typologique)18.
18Comme dans la chanson de geste, la référence au sacré dans les textes du Graal fonde une appartenance et permet au roman d’affirmer sa vérité, mais cette fois, au niveau de l’instance narratoriale elle-même. Dès le Roman de l’Estoire dou Graal, de Robert de Boron, le prologue s’ouvre sur un acte de foi et sur l’évocation de la Faute originelle :
a icel tens que je vous conte
et roi et prince et duc et conte,
Nostres premiers peres Adam,
Ève no mere et Abraham,
Ysaac, Jacob, Yheremies
Et li prophete, toute autre gent
Boen et mauveis communement
quant de cest siecle departoient
tout droit en enfer s’en aloient19. (v. 11 sq.)
19Le début de l’œuvre tout entier est cependant dramatisé par un problème temporel. Ce n’est en fait pas d’icel tens, du temps d’avant la Rédemption, que Robert de Boron va parler et on connaît la déclaration qui marque le véritable départ du récit : des or mes me covient guenchir / a ma matere revenir (v. 149-150)... Le développement sur le péché, les références à la Genèse sont présentés comme des points de départ excentrés, dont il faut s’éloigner pour s’intéresser à une nouvelle origine : celle marquée par la Passion du Christ, et plus spécifiquement encore, par l’invention du Graal comme relique romanesque.
20L’histoire d’Adam et Ève fonctionne donc comme une origine, à la fois indépassable et cependant à déplacer pour l’inscrire à une place spécifique dans le roman : c’est très net dans la Queste del Saint Graal qui n’insère sa version de la Genèse que dans une digression centrale20. La Queste semble à la fois multiplier les effets de mise à distance du récit biblique et tendre à les annuler en même temps.
21Ainsi, Adam et Ève ne sont pas uniquement en rapport avec d’autres personnages bibliques (dans un rapport typologique classique où ils préfigurent le Christ et Marie) mais, comme l’a montré E. Baumgartner, ils tendent à former le premier élément d’une triade romanesque escamotant le temps du Christ et ayant pour terme ultime un personnage romanesque : la sœur de Perceval et surtout Galaad, vers qui tout converge21. Plus largement, la Queste instaure une série d’analogies structurelles entre ses personnages et les figures bibliques qu’elle a reproduites : ne tourne-t-elle pas, tout entière, autour de la possibilité d’une Rédemption à accorder à une chevalerie pécheresse ? Bohort et Lionel, les frères que le Diable amène à se combattre, ne font que doubler la violence intestine et destructrice incarnée dans la suite du récit biblique par Abel et Caïn. Les thèmes de la tentation diabolique, de la violence entre proches (sœurs ennemies, incestes, parricides) et du rachat par le sang (par exemple, lors de l’épisode de la Lépreuse) sont omniprésents. La réflexion autour des notions de parenté et d’héritage, de bannissement et de retour, d’exclusion et d’intégration, est également à la fois concentrée dans la digression centrale et diffractée à l’ensemble de l’œuvre.
22Parallèlement, quelques détails du récit du Péché originel tel qu’il est récrit par la Queste montrent comment le prosateur modifie la construction même de ses figures bibliques en les traitant en langage romanesque. Au lieu de présenter l’enchaînement des faits en faisant appel à un savoir commun, à une croyance connue et partagée de tous, le prosateur donne des justifications et fait appel à la vraisemblance ordinaire. L’insistance qu’il met à justifier les actions du couple primitif (il précise pourquoi Ève emporte un rameau de l’Arbre interdit hors du Paradis22, pourquoi elle le met en terre, pourquoi ce rôle est échu à la femme plutôt qu’à l’homme) éloigne Adam et Ève du récit sacré pour les insérer dans une logique romanesque. Elle conduit aussi à des apories logiques ou narratives : si le narrateur peut, dans une formule un peu maladroite, attribuer à Ève une pensée à un objet qui n’existe pas23, les illustrateurs, eux, seront bien en peine de la montrer portant le rameau de l’Arbre de Vie tout en couvrant sa nudité de ses deux mains... De plus, « le premier père et la première mère » sont présentés immédiatement dans l’après-chute, c’est-à-dire insérés d’emblée dans le temps linéaire et ordinaire, un temps non séparé du temps commun. À partir de ce tronc commun, planté au beau milieu de l’œuvre, la Queste peut dévider la généalogie de ses personnages jusqu’à celui qui pourra rejoindre le terme et l’origine, Galaad. Elle ne le fait, cependant qu’au prix d’une construction complexe, qui rompt avec l’ordo naturalis des premiers récits et construit une chronologie qui est lui est propre.
23Cette insertion de la Queste est reprise quasiment telle quelle dans l’Estoire del Saint Graal ainsi que, de manière moins attendue, au tome VIII du Tristan en prose, sans qu’aucun des deux textes ne modifie les éléments précédemment cités24. Conter/reconter la Genèse, c’était déjà pour le narrateur de la Queste tendre à s’identifier au narrateur primordial lui-même, à cette « parole d’une origine sans témoins et qui ne s’autorise que d’elle-même25 ». L’auto-référence littéraire se renforce ensuite : on cite la Genèse selon la Queste plutôt que selon l’Ancien Testament !
24Pourquoi cette reprise littérale dans le Tristan, dont on connaît par ailleurs les préoccupations moins mystiques ? L’auteur du Tristan en prose a sans doute bien perçu le rôle extrêmement important du passage de la nef de Salomon, où se trouvent les trois fuseaux rejetons de l’Arbre, clef interprétative de l’ensemble et pierre angulaire du dispositif temporel totalisant construit par les romans du Graal. Il en modifie cependant la portée avec le supplément qu’il donne à la navigation, dans cette même nef, des compagnons de la Quête. Il offre au lecteur la suite (mais non la fin) de l’histoire de Cayphas (le grand prêtre des Juifs responsable de l’emprisonnement de Joseph d’Arimathie, puni par Vespasien dans l’Estoire del Saint Graal)26. Ce supplément semble d’abord dans la droite ligne de la Queste et de l’Estoire : l’auteur du Tristan relie, par un récit supplémentaire, le temps de la quête aux temps évangéliques ; et Galaad va jusqu’à rappeler obligeamment la senefiance de la nef, incarnation de sainte eglyse. Mais la décision de Galaad de ne pas mettre fin au supplice de Caÿphas, maintenu en vie sans avoir rien mangé pendant des années, ruine l’analogie entre les deux Rédempteurs. Galaad refuse d’accomplir l’aventure, il laisse l’histoire en suspens : tout semble fait ici pour revenir à une écriture plus mythique qu’eschatologique, et pour dénier à Galaad, dont l’œuvre rédemptrice est limitée, son rôle de Messie de la Fin des Temps27.
25De plus, la reprise de l’épisode du Péché originel dans le cadre de la digression sur les trois fuseaux n’est pas la seule allusion à la figure d’Adam dans le Tristan en prose (et l’on peut penser qu’il a plu à son auteur de jouer des effets d’échos et de contrastes ainsi produits). On la trouve ainsi, au tome VII, dans un tout autre contexte puisqu’il s’agit d’un monologue amoureux de Palamède surpris par Tristan ; Palamède s’interroge lui aussi sur l’origine, mais sur celle de l’Amour28. Il raconte comment, tel Adam jeté par le serpent hors du jardin de delit, il a été chassé par l’Amour du Paradis d’indifférence où il passait une paisible jeunesse, pour être plongé dans l’Enfer amoureux. Dans un deuxième moment où il revient en partie sur ses dires, Palamède s’accuse d’avoir médit d’Amour mais maintient son identification à Adam. Son péché a été de se croire l’égal de Dieu, c’est-à-dire de la plus belle femme du monde. La grande originalité de ce monologue est qu’il évite l’assimilation traditionnelle de la femme aimée à Ève, ici curieusement absente, pour ne retenir que l’hybris, le péché d’orgueil qui cause la perte de l’homme. La structure contradictoire du monologue ruine la morale de l’exemplum, et revisite l’histoire sainte, qui perd de sa fixité et de son sens au gré des manipulations rhétoriques dans lesquelles elle s’insère.
26La figure d’Adam est donc ici utilisée en dehors de toute profondeur théologique. Dans ce roman où la Demoiselle Médisante s’était moquée des formules de serments convoquant Dieu à tout propos29 et où Yseut, attendant Tristan parti en quête du Graal, proclame n’avoir d’autre paradis et ne désirer d’autre Dieu que lui30, les références religieuses deviennent un discours possible parmi d’autres (ailleurs, ce sont Narcisse ou Icare qui incarnent la démesure amoureuse). Le Tristan, par ces déplacements, marque donc sa volonté de se placer en marge par rapport à la problématique du Salut, du rachat et du pardon, centrale dans les autres romans en prose.
27Mais comme les autres œuvres évoquées jusqu’ici, il utilise les personnages d’Adam et Ève comme supports d’une histoire, d’un récit auxquels ils sont liés. Le travail du Perlesvaus est d’une nature un peu différente, car il part des personnages bibliques comme images et travaille davantage à partir des représentations visuelles que des récits31.
28Adam et Ève sont dans ce roman, présents (littéralement présents) sous forme métonymique : leurs crânes font partie des têtes transportées par la Demoiselle au Char. C’est à partir de ces crânes que s’élabore la remembrance du péché originel, dans la scène où le prêtre du Château de l’Enquête explique à Gauvain pourquoi la Demoiselle au Char a donné en dépôt ses têtes au Noir Ermite, qui est Lucifer :
La damoisele dit que par la roïne estoit li rois traïz et morz et li chevalier dont li chief estoient el char. Ele dit venté, si com Josephe le tesmoigne, car il nos dit por remembrance que par Evaim fu Adans traïz, et toz li poples qui adonc estoit, et li siecles qui est a venir s’en doudra a toz jors mes. Por ce que Adans fu li premiers hom, l’apele il roi, car il fu nostre pere terriens, et sa fame roïne. Et li chief des chevaliers seelé en or senefient la Novele Loi, et li chief seelé en argent les Giués, et li chief seelé en plon la fause loi des Sarazins. (p. 109)
29On pourrait se demander si l’idée de faire figurer dans son roman Adam et Ève sous forme de crâne ne vient pas de l’habitude, dans l’iconographie de l’époque, de placer le crâne d’Adam au pied de la croix, pour associer clairement au sacrifice du Christ le pouvoir de rachat du péché originel32. Il va de soi que ce choix rencontre également les préoccupations romanesques, à savoir l’obsession du corps démembré, qu’atteste entre autres l’omniprésence du motif de la tête coupée.
30L’insertion des figures bibliques dans l’univers romanesque se confirme par l’annulation des effets de mise à distance, qui favorisent la confusion des registres. Le Perlesvaus est l’œuvre qui atteste le plus fortement de la tendance à la réduction à l’unité de toutes les figures que le texte peut convoquer : en dernière analyse, la figure « fabriquée » par le texte vient se placer sur le même plan que la figure donnée par la tradition33. Il supprime les effets d’enchâssement au profit d’une dissémination des réminiscences.
31Ainsi, à la fin du roman, une scène de la navigation mystique de Perlesvaus réunit tous les éléments qui appartiennent à l’imagerie du Péché originel, telle qu’elle a été présentée dans le roman lui-même : l’arbre, le roi, la femme, le serpent34. Le récit donne en quelque sorte une version favorable à la femme de la faute première : enlevée de la maison de son père par le roi Gohart, une jeune fille ne doit de garder son honneur qu’au serpent qui les contraint à se réfugier dans un arbre. Le serpent, traditionnellement symbole de luxure, devient ici garant de chasteté. La scène évoque aussi, par superposition, le motif de la terre rendue gaste à cause d’une faute sexuelle commise sur les jeunes filles, motif présenté comme faute originaire par l’Élucidation du Conte du Graal. Le Perlesvaus pousse donc à son extrême l’essai de mise en concordance du message chrétien et du message romanesque35.
32Les figures bibliques, si elles aident à façonner les personnages, reçoivent donc en retour leur marque de l’œuvre dans laquelle elles s’insèrent. Témoignant de la volonté d’inscrire un destin individuel dans une histoire universelle, de relier le présent de l’œuvre en roman à l’origine qui lui donne sens, la référence à Adam, Ève et Longin complexifie la représentation du temps en lui donnant à la fois son caractère orienté et son aspect répétitif. C’est toujours la même histoire, le même drame de la faute et du rachat, de la libération de l’homme pécheur, ou de la sublimation de la violence, qui se rejoue sans cesse, et que l’œuvre littéraire tente cependant de recréer en termes d’inédit, ou du moins de variantes... De là peut-être la capacité des personnages de la Genèse à réfléchir exemplairement cette entreprise : la Genèse est, selon P. Ricœur, le poème de la précédance, du toujours déjà là, c’est le temps qui origine le temps de l’histoire sans être coordonnable avec lui en termes chronologiques36. Quel que soit le genre littéraire en question, la construction du personnage en lien avec les figures bibliques renvoie au pouvoir du Verbe du Créateur. Quand Marie de France affirme avec son chevalier-oiseau qu’il est bien fils de Dieu37, elle signe l’acte de naissance de sa propre créature. Avec les figures bibliques qu’il convoque, l’écrivain médiéval appelle à lui « l’énergie des commencements38 ».
Notes de bas de page
1 P. Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p. 122.
2 Éd. A. Combes et R. Trachsler, Paris, Champion, 2003, v. 842-921.
3 Le caractère apocryphe de la figure de Longin ne constitue pas une différence pertinente avec les autres personnages. Adam et Ève sont, au Moyen Âge, connus autant par les écrits canoniques que par la diffusion de nombreux apocryphes. B. Murdoch voit d’ailleurs un lien entre l’Évangile de Nicodème, où apparaît le nom de Longin, et la Vita Adae, ensemble d’écrits apocryphes latins retraçant la vie terrestre d’Adam. C’est dans ces textes apocryphes qu’est développé le lien entre Chute et Rédemption, avec la quête de l’huile de miséricorde et la promesse de salut reçue par Seth. Ce lien se retrouve sous une autre forme dans la légende du bois de la croix qui se développe au xiie siècle et dont s’inspire l’auteur de la Queste del Saint Graal (Adam’s Grace. Fall and Redemption in medieval Literature, Cambridge, DS Brewer, 2000, p. 28-29).
4 Le Couronnement de Louis, éd. E. Langlois, Paris, Champion, 1965, v. 345, 551, 590, 621, 670, 672 par exemple.
5 Ibid., v. 1279.
6 Cf. v. 262, 580, 1180, 1511.
7 En talent ot qu’il li colpast le chief, / Quant li remembre del glorios del ciel, / Que d’ome ocire est trop mortels pechiez (v. 125-127).
8 Raoul de Cambrai, éd. S. Kay, trad. W. Kibler, Paris, 1996 (Lettres Gothiques).
9 On la trouvait déjà dans le Couronnement, v. 1028.
10 Cf. v. 967 (Aalais), 3691, 4064, 5002, 8250 (Bernier), 5115 (abbé de Saint-Germain).
11 V. 5114-5128.
12 À propos de la Reine aux Blanches Tresses, au vers 7929 : puis que Dex la premiere fame / ot de la coste Adan formee /ne fu dame si renomee (Le Conte du Graal. éd. F. Lecoy, Paris, Champion, t. II, 1973).
13 Manessier, La Troisième Continuation du Conte du Graal, éd. et trad. M.N. Toury, Paris, Champion, 2004, v. 32949.
14 Sur l’importance structurante du motif de la blessure, cf. S. Douchet, Logiques du continu et du discontinu. Espace, corps et écriture romanesque dans les Continuations du Conte du Graal (1180-1240), thèse dir. D. Boutet, Paris IV, 2004 (à paraître chez Champion), p. 484-489.
15 Nous renvoyons pour ces analyses aux travaux d’E. Baumgartner et notamment à son article « Le Graal, le temps : les enjeux d’un motif », Le Temps, sa mesure et sa perception au Moyen Âge, éd. B. Ribémont, Caen, Paradigme, 1992, p. 9-17.
16 L’exemple de Raoul de Cambrai est là pour nous rappeler que ces deux modes peuvent voisiner au sein d’une même œuvre.
17 Je crois comme vous (que Dieu a créé Adam et Ève, qu’il est intervenu dans l’histoire, qu’il a pardonné à Longin) donc je suis, semble dire le personnage épique.
18 Il est comme Adam, c’est le successeur de Longin (ou de Joseph) donc vous pouvez croire à mon histoire, dit de son héros la narration romanesque.
19 Le Roman de l’Estoire dou Graal, éd. W.A. Nitze, Paris, Champion, 1927.
20 La Queste del Saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris, Champion, 1949, p. 210-226.
21 L’Arbre et le Pain. Essai sur la Queste del Saint Graal, Paris, SEDES, 1981. La conjonction des figures d’Adam et du Christ dans le héros du Graal est d’ailleurs encore plus claire dans les romans ayant Perceval/Perlesvaus comme personnage central, puisque celui-ci est appelé à réparer la faute qu’il a lui-même commise.
22 Queste, p. 211 : si com il avient aucune foiz que len tient aucune chose en sa main et n’i cuide len riens tenir.
23 Lors s’apensa Ève qu’ele n’avoit huche ne autre estui en coi ele le peust estoier, car encore au tens de lors n’estoit il nule tele chose (p. 212).
24 L’Estoire del Saint Graal, éd. J.-P. Ponceau, Paris, Champion, 1997, t. I, p. 268-277 ; Tristan en prose, t. VIII, éd. B. Guidot et J. Subrenat, Genève, Droz, 1995, p. 273-283.
25 P. Ricœur, « Penser la création », Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998, p. 84.
26 Estoire del saint Graal, op. cit., p. 35-37 et Tristan en prose, op. cit., p. 292 et 296.
27 Bohort explicite cette lecture « ancienne manière » de la fin de l’épisode, en invitant le lecteur à se replonger dans le temps cyclique des aventures : certes, fait Boors, assés se merveilleroit li rois Artus et li autre compaingnon s’il pleiseit a Nostre Signor que jamais revenissom a court (Ibid., p. 296).
28 Tristan en prose, t. VII, éd. D. Quéruel et M. Santucci, Genève, Droz, 1994, p. 115 sq.
29 Diex ne demostre pas son pooir en chascun fait (Le Roman de Tristan en prose, éd. RL Curtis, t. III, Cambridge, DS Brewer, 1985, p. 24).
30 Tristan en prose, t. VII, op. cit., p. 126.
31 Le Haut Livre du Graal : Perlesvaus, éd. W. A. Nitze et T. A. Jenkins, réimpr. New York, Phaeton Press, 1972.
32 Cf. B. Murdoch, op. cit., p. 102.
33 Cf. aussi les analyses de M. Séguy à propos de la Dame et de l’Enfant que voit Arthur à la chapelle Saint-Augustin : « ces deux figures ne sont donc pas simplement autonomes par rapport à leur senefiance religieuse, elles vont jusqu’à se confondre avec des personnages chevaleresques et courtois si bien que leur statut se brouille », « Voir le Graal. Du théologique au romanesque : la représentation de l’invisible dans le Perlesvaus et la Queste del Saint Graal », L’Inscription du regard, éd. M. Gally et M. Jourde, ENS Éditions, Fontenay-Saint-Cloud, 1995, p. 86.
34 P. 395.
35 Dans son article « Le Fils et le Fruit. Le Jeu d’Adam entre la théologie et le mythe », The Théâtre in the Middle Ages, Leuven University Press, 1985, p. 101, J.-P. Bordier suggère une sorte de passage de relais dans l’utilisation de la matière biblique entre le théâtre naissant et la littérature arthurienne : « il n’est pas interdit de penser que la synthèse, ou la réconciliation [que le Jeu d’Adam] esquisse entre le christianisme et les formes de la culture laïque, a été rendue caduque par l’irruption de la littérature arthurienne. Dans cette hypothèse, c’est Robert de Boron et surtout le roman en prose qui reprendraient l’effort interrompu... »
36 « Penser la création », op. cit., p. 57-58 et 99.
37 Jeo crei mut bien el Creatur / Ki nus geta de la tristur / U Adam nus mist, nostre pere /por le mors de la pumme amere (« Yonec », Lais de Marie de France).
38 P. Ricœur, op. cit., p. 80.
Auteur
Université Paris III – Sorbonne Nouvelle
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