Un avatar du jongleur : le personnage de gaite dans la littérature médiévale (xiie-xiiie siècles)
p. 233-242
Texte intégral
1Notre voudrions ici nous arrêter sur un représentant parmi d’autres d’une certaine catégorie de personnages, que l’on pourrait définir grossièrement par deux traits principaux, évidemment en rapport l’un avec l’autre : un statut narratif essentiellement secondaire, quoique plus ou moins secondaire, du simple figurant au véritable personnage (je reviendrai sur cette distinction), surtout dans les récits longs, chansons de geste ou romans, mais pas forcément dans les récits brefs ; un statut social tout aussi secondaire, qui situe le personnage dans les couches inférieures, ou seulement moyennes, de la société, ce qui suppose le plus souvent l’exercice d’une activité professionnelle, d’un métier. De ces personnages que l’on pourrait dire à la fois narrativement et socialement négligeables, on peut citer une multitude d’exemples, plus ou moins connus, répertoriés, étudiés : vilains et autres bouviers ou bergers1 ; bûcherons, charbonniers (qu’on pense à Girart de Roussillon par exemple) et artisans de toutes sortes comme teinturier, savetier, boucher2, évidemment le tavernier (dans le théâtre arrageois)3, etc. ; enfin (que l’on peut rapprocher par leur commun rapport à la voix et à la musique), les jongleurs et ménestrels, les crieurs publics (qui font leur première et importante apparition littéraire dans le Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel)4, et les gaites, qui nous intéresseront ici.
2Pour ces catégories de personnages, l’intérêt peut d’abord être historique, en s’attachant d’un point de vue documentaire à des figures parfois négligées par les historiens, comme le rappelaient les organisateurs d’un important colloque consacré en 1999 au Petit peuple dans l’Occident médiéval, en soulignant leur volonté de se placer « à contre-courant d’une historiographie plutôt portée à traiter des élites ou des marginaux que des catégories sociales ordinaires, mais inférieures, qui constituent le peuple5 ». Négligées par les historiens, ces « catégories sociales ordinaires » le sont d’autant plus facilement qu’elles le sont aussi, souvent, dans les textes littéraires, qui restent très discrets, ou très allusifs, à leur sujet; d’où la difficulté, parfois, à la fois de bien mesurer l’altérité que peuvent présenter pour nous certaines fonctions ou certains métiers, et de parvenir à les définir6.
3Mais l’intérêt est aussi littéraire, notamment par les questions que cette catégorie d’acteurs peut permettre de poser sur le personnage médiéval, les liens entre représentation littéraire et réalité socio-historique, les questions de hiérarchie dans le personnel narratif (tel personnage est-il seulement secondaire, peut-il être principal, pourquoi ?), les différences qui peuvent se marquer entre personnages d’une même catégorie selon leur place dans la hiérarchie, les genres littéraires où ils se rencontrent, l’époque, etc.
4Parmi toutes les catégories socio-professionnelles appartenant à cet ensemble de personnages secondaires, la7 gaite ne constitue qu’un exemple parmi d’autres tout aussi dignes d’intérêt. Si j’ai choisi néanmoins de m’y arrêter c’est que, ayant consacré une thèse aux jongleurs et ménestrels8, j’ai plusieurs fois croisé ce personnage qui présente diverses affinités avec les précédents, affinités qu’il me semblait intéressant de préciser. En outre le personnage de gaite, pour infime qu’il pourrait sembler au premier abord, occupe en fait une place assez particulière dans la littérature médiévale, d’abord parce que c’est la figure caractéristique d’un genre lyrico-narratif, l’aube; ensuite parce que, probablement grâce à ce point de départ, le personnage a mené une petite carrière littéraire, qui est allée jusqu’à en faire le héros d’un cours récit du xiiie siècle, par ailleurs assez peu connu, Gautier d’Aupais, où le héros éponyme, jeune vallet de noble naissance, se fait embaucher comme gaite chez un vavasseur.
Qu’est-ce qu’une gaite ?
5Si la façon de traduire le terme – « guetteur, sentinelle » – ne pose guère problème, reste à savoir ce que recouvre exactement la fonction de gaite, notamment selon les contextes où elle s’exerce (camp militaire, château, ville, etc.). Nous proposons ici quelques éléments de définition, issus de diverses références rassemblées à partir de l’article gaite du Tobler-Lommatzsch et de nos lectures, sans distinguer pour l’instant entre brèves mentions et passages plus développés, sur lesquels nous reviendrons plus loin9.
6D’abord il faut préciser que cette fonction de gaite peut être soit permanente, soit temporaire, comme c’est le cas pour la gaite sentinelle dans un camp militaire, que l’on croise dans un certain nombre de textes : ainsi dans le Roman de Jules César, l’auteur évoque « une nuit a l’ore que les gaites vaillanz / doivent aler par l’ost por guaitier les dormanz » (v. 8245-8246)10. Dans ce cas la surveillance de nuit est effectuée par de simples soldats, qui ne sont pas spécialisés dans cette fonction, à la différence de la gaite de château ou de ville, qui elle exerce un véritable métier. C’est donc au métier de guetteur que nous nous intéresserons exclusivement ici, et aux traits qui peuvent le définir.
7Premier point, il s’agit d’un humble métier, d’un « vilain mestier » (v. 699), ou encore d’un « mestier a truant » (v. 734), comme le disent dans Gautier d’Aupais la fille et la femme du vavasseur qui a embauché Gautier. Fonction bien modeste donc, certainement parce qu’elle ne suppose guère de compétences particulières, et que même une infirmité n’interdit pas d’exercer, bien au contraire, comme le rappelle à nouveau la femme du vavasseur, en s’étonnant que Gautier se fasse employer comme gaite alors qu’il dispose de toutes ses facultés :
Il ne samble pas guete, mes filz d’un haut baron.
Nus ne doit estre guete s’il n’a ou pié ou pon
Perdu sanz recouvrer ou afolé l’ait on. (v. 227-229)
8Ainsi la fonction de gaite apparaît-elle comme une sorte de sinécure, certes peu glorieuse, ou d’emploi réservé, notamment aux infirmes. Le métier offre d’ailleurs assez d’avantages pour être pratiqué pendant de longues années, comme l’indique la gaite dans Cleomadés (« gaitié i ai pres de trente ans », v. 14706).
9Concernant le métier lui-même, la gaite, comme son nom l’indique, exerce une surveillance, mais une surveillance de nuit exclusivement, tandis que les portes du château ou de la ville sont fermées ; de fait, dans tous les textes que nous citons, le personnage n’est évoqué que la nuit ou à l’aube. Selon qu’il s’agit d’un château, plus ou moins grand, ou d’une cité11, il y a seulement un, parfois deux ou plusieurs guetteurs ; cependant, comme le signale le recours fréquent à l’article défini pour introduire le personnage, la gaite est souvent seule12.
10La surveillance, logiquement, est toujours exercée depuis un point élevé, rempart, tour (on notera à ce propos le syntagme récurrent gaite de la tor que l’on trouve dans les textes narratifs comme dans les albas/aubes lyriques), ou encore planchié, qui se trouve mentionné notamment dans Clarisse et Florent (v. 4798) et dans Le Moniage Guillaume (v. 5891 : il s’agit, selon le glossaire de N. Andrieux-Reix, d’un « ouvrage en planches placé au-dessus de la porte et où se tenait le guetteur »).
11À l’aube, la gaite est également chargée d’annoncer l’arrivée du jour, comme le signale une autre expression récurrente à son propos, crier le jor ou corner le jor, donc à l’aide ou non d’un instrument13. Il semble en outre que dans le Roman de Tristan de Beroul (v. 2456) le même instrument serve à annoncer la visite de nuit de Tristan au roi Marc. On pourra ainsi remarquer que les fonctions de la gaite peuvent recouper celles du portier ou de l’huissier, comme il apparaît notamment dans Le Chevalier au Lion (v. 4855-4889 : dans ce passage on voit une demoiselle perdue la nuit dans une forêt être guidée par le son d’un cor jusqu’à un « chastelet », sur les remparts duquel se trouve une gaite qui lui ouvre la porte) et dans Le Moniage Guillaume (voir notre commentaire plus loin). La gaite est cependant bien distincte du portier dans la mesure où elle travaille la nuit14, et où l’exercice de ses activités semble supposer le plus souvent la pratique d’un instrument de musique, spécialement d’un instrument à vent.
12En effet, et c’est le dernier point sur lequel nous voudrions particulièrement insister, la gaite ayant notamment pour fonction de corner le jor, un voire plusieurs instruments de musique font partie de ses outils de travail : Gautier achète ainsi au moment de son embauche « Grant buisine d’arain et cornet et fretel » (v. 263)15. La proximité est donc indéniable entre ce métier et celui de jongleur. En témoigne notamment un épisode de la Continuation de Perceval de Gerbert de Montreuil, où plusieurs chevaliers de la cour d’Arthur se rendent chez le roi Marc déguisés en jongleurs et s’y font employer comme guetteurs16; on peut citer dans le même sens un topos des jongleurs en fête dans La Prise de Cordres et de Sebille qui associe guaites et jongleurs (v. 27)17.
Petit parcours littéraire de la gaite (I) : la gaite dans les albas/aubes
13Chronologiquement, il est très probable que la gaite commence sa carrière littéraire dans l’alba occitane et son équivalent en langue d’oïl. Si les premiers témoins conservés en langue d’oc ne doivent pas remonter au-delà de la fin du xiie siècle (sauf à considérer l’alba de Fleury), la tradition, attestée dans toute l’Europe médiévale, est certainement ancienne, et antérieure en tout cas à l’apparition de la gaite dans les textes narratifs.
14En nous appuyant sur l’étude que B. Woledge18 a consacrée au genre, il est possible de dégager les éléments suivants à même de caractériser les albas/aubes (du moins profanes, les albas religieuses constituant un cas particulier) : le poème évoque les sentiments ressentis par des amants qui, après avoir passé la nuit ensemble, sont contraints de se séparer de peur d’être découverts ; en plus des amants, le poème se caractérise par la présence d’un troisième acteur, la gaita/gaite, qui annonce l’aube, donc le moment de la séparation ; on trouve un refrain comprenant le mot alba/aube ; il s’agit d’un poème qui n’est pas seulement lyrique, mais dialogué ou narratif et dialogué.
15On notera donc que la figure du guetteur fait partie des éléments définissant le genre et que de fait, dans la plupart des textes constituant le corpus des albas/aubes profanes, la gaita/gaite apparaît explicitement, occupant une place plus ou moins importante. L’importance de cette place peut d’ailleurs être mesurée à la fois en fonction de la position énonciative du personnage et de sa position actancielle.
16Concernant la position énonciative, elle peut aller du simple figurant (dont le rôle est essentiellement de cridar l’alba) mentionné par l’un des locuteurs du poème et donc exclu de son système énonciatif, au locuteur, qui prend en charge une partie ou la totalité des strophes du poème, en passant par la position de destinataire valorisé du discours de l’amant (dans l’alba de Raimbaut de Vaqueiras). Quant à la position actancielle du personnage, il est présenté soit comme un opposant (à une seule reprise), soit de façon neutre, soit comme un adjuvant, ce qui est systématique quand la gaita est locuteur : c’est le cas dans l’alba de Cadenet, dialogue entre la future amante, mal mariée, et la gaita qui se déclare au service des vrais amants ; celle de Raimon de las Salas, où la gaita monologue, regrettant et annonçant la venue du jour; l’anonyme Eras diray, monologue de la gaita qui se déclare l’ami de l’amant et l’invite à partir ; enfin dans le curieux Gaite de la tor, dialogue entre deux (?) gaites et l’amant qu’elles assurent de leur soutien. Nous rassemblons ces différentes remarques dans le tableau suivant :
17Le lien apparaît donc évident entre le genre de l’alba et la figure du guetteur, si évident d’ailleurs que dans un traité de poétique occitan, postérieur aux textes incriminés et qui s’efforce d’en définir les caractéristiques à partir d’eux, la Doctrina de compondre dictats, se trouve même distingué, à côté de l’alba, un genre spécifique de la gayta, qui précisément se signale par la présence d’un guetteur19.
Petit parcours littéraire de la gaite (2) : la gaite comme personnage secondaire dans les textes narratifs
18La suite de la carrière littéraire de la gaite est certainement liée, au moins en partie, à ses débuts poétiques. Il semble bien en effet que ce soit la situation dramatique décrite dans les aubes, le rôle dévolu dans ces poèmes à la gaite aux côtés des amants qui aient été transposés dans certains textes narratifs, comme en témoigne l’exemple d’Aucassin et Nicolette. Plus qu’un simple figurant, très rapidement évoqué en un ou quelques vers (comme dans le Roman de Tristan de Beroul, v. 2456 : « Les gaites cornent à merville »), la gaite apparaît ici au moins comme une utilité, exerçant ponctuellement une fonction narrative, puis disparaissant du récit, sinon comme un véritable personnage, comme ce sera le cas dans la reprise qu’en fait la chanson de Clarisse et Florent. On retrouve donc chez la gaite le même type de fonctionnement narratif que nous avons défini dans notre Jongleur dans la littérature narrative des xiie et xiiie siècles20, avec cette importante différence que la catégorie est beaucoup moins représentée.
19Dans Aucassin, la gaite fait son apparition au moment où Nicolette va parler à son amant grâce à une fente dans la muraille de la tour où il est emprisonné (§ 12). Mais des soldats cherchent Nicolette pour la tuer et c’est alors que « li gaite qui estoit sor le tor » (§ 14) les entend. Heureusement, « li gaite fut mout vaillans/preus et cortois et saçans » (§ 15), et il avertit Nicolette du danger en chantant une chanson: on retrouve à cette occasion les compétences musicales qui rapprochent le guetteur du jongleur. Nicolette se sauve alors, et on n’entendra plus parler de la gaite. Sans lui être tout à fait semblable, la situation d’Aucassin et de Nicolette rappelle donc d’assez près celle des amants de l’aube, et la gaite joue auprès d’eux le même rôle d’adjuvant, ce qui peut laisser supposer une influence, dont ce n’est d’ailleurs pas le seul exemple, des textes lyriques sur la chantefable.
20Dans Clarisse et Florent en revanche, l’une des suites de Huon de Bordeaux, la gaite devient un vrai personnage, pourvu même d’un nom, Gui (v. 5648), et qui joue un rôle important dans le récit (v. 4798-5164 et 5646-6183). À n’en pas douter l’auteur de Clarisse s’inspire d’Aucassin, dont il reprend situation et personnages : Clarisse, la fille de Huon de Bordeaux, est accueillie par le roi Garin d’Aragon, qui ignore son identité, et tombe amoureuse de son fils Florent, mais le roi refuse tout mariage et fait mettre les deux jeunes gens en prison. Alors Clarisse s’échappe et va parler à Florent enfermé dans une tour: la scène est la même que dans Aucassin. Cependant la gaite qui intervient à ce moment fait bien plus qu’avertir Clarisse de l’arrivée de soldats qui veulent la tuer. Elle protège également sa fuite, la cache, puis va libérer Florent et aide les jeunes gens à s’enfuir ensemble. Retournant à son poste, la gaite est capturée et maltraitée par les hommes de Garin, qui exige sa mort, mais un chevalier s’y oppose, puis toute la population, de façon assez surprenante. Eclate alors une sorte de révolte, où la gaite se bat aussi bien qu’un chevalier: le statut social du personnage, exerçant normalement un vilain mestier, semble se brouiller. Puis c’est son comportement même qui n’apparaît plus très compréhensible: tandis que le frère ennemi de Garin – précédemment capturé puis libéré par Florent – vient l’attaquer (pour aider la gaite, v. 5058), le guetteur se met cette fois du côté du roi, et lui reste fidèle (v. 5648 sq.) ; finalement Garin regrettant d’avoir mal agi envers son fils dit de la gaite « quil na tel homme ens en ma roiauté » (v. 5959). Si elle emprunte des voies qui ne sont pas toujours faciles à suivre, la promotion du guetteur apparaît en tout cas évidente dans Clarisse, seul texte à notre connaissance à offrir cette curiosité d’une simple gaite devenue un véritable personnage, adjuvant des deux héros et nettement valorisé (voir v. 4851, 4979, 5043, 5959).
21Plus tard, à la fin du xiiie siècle, on retrouve une gaite dans le Cleomadés d’Adenet le Roi (v. 14685-14870), toujours dans un rôle d’adjuvant, mais dont cette fois les liens avec le personnage de l’aube apparaissent nettement moins étroits : de retour à Séville, au château de son père, Cleomadés et Clarmondine sont reconnus par une gaite, qui va partout annoncer la nouvelle de leur arrivée, d’abord dans le château, puis dans toute la ville ; la gaite, qui a le cuer assez avisé (v. 14712) pour ne pas prévenir Cleomadés de la mort de son père, apparaît toujours sous un jour favorable.
22À côté de ce rôle d’adjuvant valorisé, où la fonction de la gaite est d’avertir ou plus largement d’aider les amants, et qui n’est donc pas dépourvu de lien avec l’aube, il faut citer enfin un rôle à première vue bien différent, celui d’obstacle à l’entrée dans un château ou une ville, que l’on trouve mis en scène avec une gaite de façon assez développée dans Le Moniage Guillaume (laisses 90-91 et 94): on voit en effet, à la fin de cette chanson, Guillaume se présenter incognito et de nuit à l’une des portes de Paris assiégé par le païen Ysoré, discuter longuement avec une gaite qui d’abord lui refuse l’entrée, puis essaie de l’obtenir du roi, et enfin indique à Guillaume un endroit où il pourra trouver un gîte en dehors de la ville. Dans cet épisode, inspiré peut-être de la laisse 140 de La Chanson de Guillaume, où c’est bien un « porter » (v. 2215)21 et non un guetteur qui refuse l’entrée au héros, la fonction de gaite apparaît donc bien proche de celle de portier (sinon que la scène se passe de nuit), d’autant plus qu’elle endosse d’abord le rôle d’opposant. On notera néanmoins et plus précisément que ce rôle passe progressivement d’opposant à adjuvant, ce qui fait finalement que dans tous les textes narratifs que nous avons évoqués la gaite reste une figure globalement positive, comme elle l’est dans les aubes.
Petit parcours littéraire de la gaite (3) : la gaite comme héros
23C’est dans Gautier d’Aupais que la gaite parachève en quelque sorte son parcours littéraire, en passant au statut de héros. Ce curieux récit de 876 vers en laisses d’alexandrins n’a guère été étudié depuis qu’il a été édité en 1919 par E. Faral22. Il raconte l’histoire d’un vallet, fils de vavasseur, qui a quitté la maison familiale après une querelle avec son père. Il erre alors à travers la France pendant plusieurs années, avant de s’arrêter dans une ville où il tombe amoureux de la fille d’un autre vavasseur, chez qui il se fait embaucher comme gaite. L’essentiel du récit est consacré à l’aveu que Gautier fait de ses sentiments, grâce à la complainte qu’a composée pour lui un ménestrel, et l’acceptation de son amour par la fille, une fois qu’elle est rassurée sur les nobles origines (et les possessions) de son soupirant, le tout s’achevant par un mariage et la réconciliation de Gautier avec sa famille. À première vue le fait que le héros de Gautier d’Aupais exerce le métier de gaite paraît sans importance, puisqu’il s’agit seulement pour lui de pouvoir approcher la fille du vavasseur, et on peut s’interroger sur les raisons de ce choix. Il pourrait cependant s’expliquer si l’on considère que l’on a affaire à une sorte de redistribution des rôles de l’aube : tandis que l’amant locuteur (de certaines aubes) devient ici adjuvant sous la forme du ménestrel, c’est la gaite, adjuvant dans les aubes, qui devient héros amoureux, la femme conservant quant à elle sa position actancielle. On pourrait trouver là une nouvelle preuve de l’influence qu’a pu exercer la poésie lyrique ou lyrico-narrative sur certains récits, en particulier des récits brefs23.
Conclusion
24Après avoir suivi ce fil somme toute assez ténu de la gaite, on se permettra de conclure rapidement par trois remarques d’ordre général.
25Il faut toujours, avec précaution bien sûr, postuler la valeur documentaire de la littérature24, qui peut parfois se loger dans des détails à première vue insignifiants, tels ce métier de gaite : en dépit des difficultés que peut poser une définition précise de cette fonction aujourd’hui sans équivalent exact, elle a certainement quelque chose à nous apprendre de la vie médiévale, de son rapport au monde extérieur (la nécessité d’une surveillance permanente) ou au temps (la pratique de crier ou de corner le jor).
26La littérature, qui ne forme pas seulement un système auto-référentiel, entretient des liens évidemment étroits avec les réalités de son temps. On peut ainsi se demander si le genre même de l’aube aurait été concevable sans la réalité du métier de gaite au Moyen Âge, seul à même finalement de justifier le moment précis du lever du jour comme celui de la séparation des amants.
27Néanmoins et inversement, il ne faut pas négliger l’autonomie de la littérature, dont on voit qu’elle peut imposer à cette même figure de la gaite, des albas à Cleomadés, selon la hiérarchie des personnages, le genre ou l’époque, des traitements bien différents, qui précisément rendent sa valeur documentaire éminemment problématique (on peut ainsi s’interroger sur le réalisme du rôle dévolu à la gaite dans Clarisse et Florent).
Notes de bas de page
1 Cf. C. Denoyelle, « Les bergers : des ermites carnavalesques. Etude pragmatique du discours des bergers dans quelques textes narratifs courtois des xiie et xiiie siècles », Cahiers de Recherches Médiévales, 10,2003, p. 143-154.
2 Cf. F. Vigneron, « Les bouchers, “méchantes gens” : l’image d’un métier déprécié dans la littérature médiévale », Recherches sur l’imaginaire, Presses universitaires d’Angers, 30, 2004, p. 69-82.
3 Cf. notamment J. Dufournet, « Variations sur un motif. La taverne dans le théâtre arrageois du xiiie siècle », Hommage à Jean-Charles Payen. Farai chansoneta novele, Université de Caen, 1989, p. 161-174.
4 Cf. à ce sujet l’excellent recueil dirigé par D. Lett et N. Offenstadt (Haro! Noël! Oyé! Pratiques du cri au Moyen Age, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003), quoiqu’il ne contienne aucune étude spécifiquement dévolue au crieur en littérature : à défaut on pourra se reporter à nos quelques remarques dans le bulletin de Questes, 3 et 4, 2003.
5 Préface au Petit peuple dans l’Occident médiéval, éd. P. Boglioni, R. Delort et C. Gauvard, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 7.
6 Les sources littéraires n’en sont pas moins pleines d’enseignement, comme en témoignent plusieurs contributions du Petit peuple dans l’Occident médiéval, op. cit.
7 Le substantif est plutôt féminin que masculin en ancien français.
8 S. Menegaldo, Le Jongleur dans la littérature narrative des xiie et xiiie siècles, Paris, Champion, 2005.
9 Les textes sont cités d’après les éditions suivantes: Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion, éd. et trad. D. F. Hult, Le Conte du Graal, éd. et trad. C. Méla, in Romans, Paris, Le Livre de Poche, 1994 ; Beroul, Roman de Tristan, in Tristan et Iseut. Les poèmes français.
La saga norroise, éd. et trad. P. Walter et D. Lacroix, Paris, Le Livre de Poche, 1989 ; Raoul de Houdenc, La Vengeance Raguidel, éd. G. Roussineau, Genève, Droz, 2004 ; Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena, éd. et trad. E. Baumgartner, Paris, Gallimard, 2000; Huon le Roi, Le Vair palefroi, éd. A. Langfors, Paris, Champion, 1921 ; Aucassin et Nicolette, éd. et trad. P. Walter, Paris, Gallimard, 1999; Adenet le Roi, Œuvres, éd. A. Henry, tome 5, Cleomadés, réimp. Genève, Slatkine, 1996; Gautier d’Aupais, éd. E. Faral, Paris, Champion, 1919; Guillaume de Berneville, La Vie de saint Gilles, éd. et trad. F. Laurent, Paris, Champion, 2003 ; Le Moniage Guillaume, éd. N. Andrieux-Reix, Paris, Champion, 2003 ; Esclarmonde, Clarisse et Florent, Yde et Olive, éd. M. Schweigel, Marburg, 1889; pour les albas et les aubes lyriques, cf. plus loin.
10 Le Roman de Jules César, éd. O. Collet, Genève, Droz, 1993.
11 Cf. Tristan v. 2456, Pyrame et Thisbé v. 584, 621 et 626.
12 Cf. Le Conte du Graal v. 3064, La Vengeance Raguidel v. 2555, Le Vair palefroi v. 936, etc.
13 L’expression crier le jor se trouve notamment dans les albas/aubes lyriques et dans Le Vair palefroi v. 942 ; corner le jor se trouve dans Le Conte du Graal v. 3065, La Vengeance Raguidel v. 2555 ou dans Cleomadés v. 14690.
14 On peut citer pour exemple le cas de Floire et Blancheflor (éd. J.-L. Leclanche, Paris, Champion, 1983) où le portier (v. 1923) de la Tour aux Pucelles se distingue bien des « .IIII. gaites [...] en la tour/qui veillent le nuit et le jour » (v. 1957-1958).
15 Cf. aussi La Vie de saint Gilles, où il est question de « la gueite / ki sur la tur corne e fres-tele / e floütë e chalemele » (v. 632-634), ou Yalba anonyme En un vergier (cf. plus loin).
16 Cf. notre Jongleur dans la littérature narrative des xiie et xiiie siècles, op. cit., p. 508-512.
17 Ibid., p. 627.
18 Eos. An Enquiry into the Theme of Lover’s Meetings and Partings at Dawn in Poetry, éd. A. T. Hatto, La Hague, Mouton, 1965, p. 344-389. Si elle est relativement ancienne, la publication de B. Woledge présente en tout cas l’avantage de rassembler à la fois albas et aubes, accompagnées d’une traduction anglaise et d’une étude. Pour les albas occitanes cependant, on peut à présent se reporter à Et ades sera l’alba. Angoisse de l’aube. Recueil des chansons d’aubes des troubadours, éd. et trad. G. Gouiran, Université Paul-Valéry Montpellier III, 2005. Je remercie M. Gouiran de m’avoir signalé sa récente publication.
19 P. Meyer, « Traités catalans de grammaire et de poétique », Romania, 6, 1877, p. 356-357. Passage cité et traduit in Et ades sera l’alba, p. 16-17.
20 Op. cit.
21 La Chanson de Guillaume, éd. et trad. F. Suard, Paris, Bordas, 1991.
22 Nous nous permettons à propos de ce texte de renvoyer à notre Jongleur dans la littérature narrative des xiie et xiiie siècles, op. cit., p. 594-604.
23 Cf. notamment l’article bien connu de P. Zumthor, « De la chanson au récit : La Châtelaine de Vergi », in Langue, texte, énigme, Paris, Seuil, 1975, p. 219-236.
24 On s’en convaincra à la lecture de l’ouvrage de J.W. Baldwin, Aristocratie Life in Medieval France. The Romances of Jean Renart and Gerbert de Montreuil, 1190-1230, The Johns Hopkins University Press, 2000.
Auteur
Université d’Orléans
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