Les nouvelles aventures d’Ami et Amile au xve siècle
p. 223-232
Texte intégral
1Les réécritures épiques des xive et xve siècles, en développant considérablement les chansons de geste de l’époque classique, se trouvent nécessairement amenées à en refondre plus ou moins largement les personnages. Tel est le cas d’Ami et Amile, chanson qui m’intéresse plus particulièrement parce que l’un des quatre manuscrits de la version en alexandrins est conservé au fonds local de la Médiathèque d’Arras. Cette version est pour l’instant inédite, mais une édition est en préparation sous ma direction1. Le texte de ce manuscrit compte un peu plus de 14 000 vers répartis en 427 laisses rimées à vers orphelin. L’explicit indique que la copie a été effectuée par Henry Riet, boullengier demourantAras en le poroisse Sainte Crois ou gardin Saint Vaast, et a été achevée le 14 décembre 1465.
2On peut répartir l’histoire qui s’y trouve racontée en trois parties : les 4 500 premiers vers sont consacrés aux aventures de jeunesse d’Ami et Amile, de leur naissance à leur arrivée à la cour de Charlemagne ; une deuxième partie d’environ 2 900 vers reprend de façon assez fidèle les épisodes figurant dans la chanson du xiie siècle ; enfin les 6 700 derniers vers font le lien avec la version en alexandrins de Jourdain de Blaye, qui néanmoins ne figure dans aucun des quatre manuscrits, et s’attachent à la fois aux deux enfants d’Amile et à Gérard, le fils d’Ami et de Lubias, qui est aussi le père de Jourdain2.
3Je me contenterai ici, après avoir brièvement esquissé le contenu de la première partie, de m’attacher aux principaux personnages et aux procédés de développement mis en œuvre pour les transformer en leur attribuant de nouvelles aventures.
4Anthiame, comte de Clermont, et son épouse Marie n’ont toujours pas d’enfant après dix ans de mariage. Ils promettent à Dieu d’accomplir un pèlerinage au Saint-Sépulcre si leur naît un hoir masle. Leur prière est exaucée, et en un même jour la comtesse Marie et la femme du sénéchal de Clermont, Henri, donnent chacune naissance à un fils. Le fils du comte et de la comtesse est appelé Amile, celui du sénéchal Ami. Ils se ressemblent parfaitement, si ce n’est qu’Amile est venu au monde avec un signe merveilleux, une sorte de fer de lance dans la main : on en demande la signification à des clercs, et on apprend ainsi que cet enfant est destiné à régner et à dominer ses voisins. Mis au courant de cette nouvelle, le comte de Limoges décide de se débarrasser de lui.
5Anthiame et Marie partent pour leur pèlerinage, mais à la suite de diverses tribulations, les voilà séparés, lui captif du soudan d’Acre, elle servante de l’impératrice de Constantinople à qui elle cache sa véritable identité. Pendant ce temps le comte de Limoges s’est emparé de Clermont : la nourrice d’Amile s’enfuit avec le nouveau né, et le sénéchal avec son fils. Pour subvenir à ses besoins, la nourrice se met à mendier, y prend goût et amasse ainsi de confortables économies ; l’enfant au contraire, qu’elle fait passer pour le sien, a cette activité en horreur. Henri s’est de son côté rendu à Langres, chez son oncle Richier, sénéchal du duc de Bourgogne, lequel est proche parent du comte de Limoges. Richier accepte de garder Ami, mais refuse d’héberger le père, qui se retrouve à son tour prisonnier à Acre après être passé à Constantinople et y avoir retrouvé la comtesse Marie.
6Seize ans ont passé. Amile est un fort beau garçon, de noble allure, plein d’intérêt pour les jeunes filles et les beaux vêtements ; il met la main sur le magot de celle qu’il croit sa mère et s’enfuit, décidé à se payer un équipement militaire et à en faire usage à l’occasion du premier combat auquel il pourra participer. Il arrive à Langres où il rencontre Ami : aussitôt se noue entre eux une amitié indéfectible. Or Ami et Flore, la fille du duc de Bourgogne, sont amoureux l’un de l’autre, mais c’est au soupirant d’accomplir le premier pas et Ami n’ose pas se déclarer. Il demande alors à son compagnon de se substituer à lui pour faire sa déclaration en échangeant leurs vêtements. Amile obtient pour lui un rendez-vous, mais l’invite fortement à ne plus recourir à son intermédiaire :
« Car la haulte pucelle, au tallent que elle a,
Niche sera ly homs quy ne le baisera.
Mais aveucques le pain, au matin quant on l’a,
Prent on bien du fronmage. » (f° 22 r°)
7Cependant la nourrice arrive à Langres où elle accuse Ami de l’avoir volée. Survient Amile : on s’explique ; sa véritable identité est révélée, et il est jeté en prison. Flore et Ami le font évader, mais la jeune fille est prise par son père, qui l’enferme à son tour dans un cachot dont il jette la clef à la rivière. Ami et Amile s’enfuient et arrivent incognito à Constantinople. Or la ville est attaquée par le soudan d’Acre, qui veut ainsi obtenir la main de Sadoine, la fille de l’impératrice. À peine les deux fugitifs sont-ils arrivés qu’Amile et Sadoine s’éprennent l’un de l’autre. La nature suscite aussi pour lui un tendre mais chaste sentiment de la part de Marie. Après diverses péripéties, Amile parvient à mettre les Sarrasins en fuite, et obtient la main de Sadoine. C’est seulement alors qu’il révèle sa véritable identité.
8L’impératrice meurt, et Amile se retrouve empereur de Constantinople. Après une visite à Rome qui lui a garanti le soutien du Pape, il retourne en Auvergne, où, à la tête d’une armée composée de Grecs, de Romains et d’Auvergnats, il attaque et tue le comte de Limoges ; le duc de Bourgogne, allié de l’usurpateur, est remis à Ami qui l’épargne. Marie est rétablie dans ses droits. Ami demande alors la main de Flore, que le duc ne peut plus lui refuser. De retour à Langres on retrouve justement la clef du cachot dans le ventre d’un esturgeon, ce qui permet de libérer la demoiselle ; mais la captivité l’a fait réfléchir, et elle décide de s’enfermer dans un couvent.
9Sur ces entrefaites le Soudan d’Acre a de nouveau attaqué Constantinople, et cette fois victorieusement : quand arrivent les deux héros, le palais a été incendié, et Sadoine est morte. Une expédition est organisée contre Acre. Les deux ennemis s’accordent pour que le sort de la ville soit joué à l’occasion d’un duel entre Amile et un champion des païens. Or le Soudan offre la liberté à ses deux prisonniers chrétiens si Anthiame accepte d’être ce champion. Le père et le fils se combattent donc, mais ils se reconnaissent au cours du combat : Amile accepte alors d’abandonner pour que les captifs retrouvent la liberté. Tous se retrouvent en Grèce puis à Clermont, où Anthiame et Marie meurent dans la joie des retrouvailles.
10La version en alexandrins rejoint ensuite celle en décasyllabes3, dont elle suit en gros les principaux épisodes, non sans affecter les personnages.
11On voit par ce résumé combien la chanson de geste du xiie siècle, qui tend largement vers le conte hagiographique4, a subi l’inspiration romanesque caractéristique des chansons tardives, celles auxquelles convient le mieux l’appellation par ailleurs discutable de « chansons d’aventure », la Belle Hélène de Constantinople, Tristan de Nanteuil ou Lion de Bourges par exemple5. Plus que les figures nouvelles, Anthiame, Marie, Henri, la nourrice, Flore, Sadoine et bien d’autres, pures créations du remanieur, ce sont les trois principaux protagonistes, Ami, Amile et Lubias, qui méritent de retenir notre attention par le traitement dont ils sont l’objet.
12La chanson ancienne s’efforce de maintenir un certain équilibre entre les deux amis : égale vaillance au combat, symétrie dans l’altruisme, Ami sacrifiant sa propre chair pour sauver Amile, celui-ci sacrifiant ses deux enfants pour guérir Ami. Tout au plus chacun est-il amené à porter une appréciation sur la personnalité de son compagnon. Lorsque, après la victoire remportée sur Gombaut, Hardré propose sa nièce en mariage à Amile, celui-ci répond :
« Mes compains l’ait qui plus est conquereres,
Et si fiert mieus dou tranchant de l’espee. » (v. 477-478)
13Et c’est en effet Ami qui l’épousera. Quant à celui-ci, au moment de quitter la cour, il fait à Amile la recommandation suivante :
« La fille Charle ne voz chaut a amer
Ne embracier ses flans ne ses costéz, » (v. 566-567)
14ce qui laisse entendre qu’il a perçu chez son compagnon quelque faiblesse d’ordre charnel, faiblesse que confirmera sa réaction la nuit où Bélissent se glissera dans son lit :
« Se tu iéz fame, espeuse nosoïe,
Ou fille Charle, qui France a en baillie,
Je te conjur de Deu le fil Marie,
Ma douce amie, retorne t’an arriere.
Et se tu iéz beasse ou chamberiere
De bas paraige, moult t’iéz bien avancie :
Remain huimais o moi a bele chiere,
Demain avras cent sols en t’aumosniere. » (v. 675-683)
15Et comme elle ne répond pas, Amile peut se croire autorisé à profiter de la circonstance. À part ces deux observations, explicables l’une et l’autre par l’intérêt marqué d’Amile pour Bélissent, le principal trait qui les distingue tient à ce que seul Ami bénéficie d’interventions angéliques, pour lui annoncer sa punition, puis pour l’informer du remède. Pour l’essentiel ces différences résultent de contraintes narratives ponctuelles.
16La version en alexandrins s’efforce au contraire de les distinguer dès leur naissance. S’ils sont physiquement de parfaits sosies, Amile est fils de comte, et vient au monde avec le signe d’une destinée royale que ne porte pas Ami, simple fils de sénéchal. Supérieur au plan social, Amile l’est aussi ailleurs. Son intérêt pour l’autre sexe et son aisance avec ses représentantes ont été signalés, et le contraste avec Ami est particulièrement souligné lors de l’épisode de la déclaration d’amour à Flore : les traits amoureux qui lui étaient occasionnellement attribués dans la chanson ancienne ont de toute évidence inspiré le remanieur, qui a sur ce point accentué le contraste, en s’attachant particulièrement à caractériser Amile dans ce registre, qu’il s’agisse de son amour partagé avec Sadoine, de son serment, après la mort de celle-ci, de ne jamais se remarier, intention renforcée quand il constate les déboires conjugaux d’Ami avec Lubias. La nuit avec Bélissent, qui sera néanmoins cause de son mariage par procuration, fait aussi l’objet d’une modification notable :
Quant en la chambre entra, du lit s’est approchie ;
Adont se desvety et s’est dedens glachie.
Quant Amille le sent, tout le sang luy fremie,
Lors a dit : « Qu’esse chy, doulce Vierge Marye ?
— Taisiés, dit Belissent, car c’est le vostre amie. »
... Quant Amilles l’entent, adont l’a embrachie,
Douchement l’acola, et puis sy l’a baisie.
Du sourplus je n’en sçay, poins n’est drois que le dye,
Mais je suppose assés que bien fu estricquie. (f° 68 v°)
17Et ce manège dure plusieurs nuits, au vu et au su de presque tout le monde, avant que le traître ne le dénonce, si bien que beaucoup seront surpris de sa défaite lors du duel judiciaire.
18La supériorité d’Amile est encore d’ordre militaire, sa bravoure rejoignant souvent ses sentiments. À Constantinople, ses amours avec Sadoine sont dans un premier temps contrariées par l’impératrice, qui a aussi des vues sur lui, et qui enferme sa fille. Privé de la voir, Amile est frappé d’une maladie qui le retient au lit ; c’est au seul Ami qu’il appartient alors de mener les opérations contre les troupes païennes, lesquelles reprennent aussitôt le dessus, tuant trente mille défenseurs lors d’une sortie dont il revient lui-même blessé. La victoire ne peut être obtenue que lorsque, Sadoine une fois libérée, Amile se trouve guéri et reprend sa place au combat. Plus tard, quand Charlemagne se plaint de l’absence de Gombaut de Frise à sa cour plénière, c’est lui qui, pour l’amour de Bélissent, propose d’aller le chercher manu militari au grand dam des guerriers présents.
19D’autres circonstances sont encore l’occasion, sinon d’affiner le dessin du personnage, du moins de le souligner. Ayant résolu d’égorger ses enfants pour sauver Ami, il s’évanouit à quatre reprises avant de pouvoir passer à l’acte. Mais plutôt que de lui attribuer ainsi un amour paternel supérieur à celui qu’il pouvait montrer dans la chanson en décasyllabes, il s’agit pour le remanieur de grossir le trait ; la modification paraît ici moins psychologique que rhétorique.
20Cette variation contribue en outre à minimiser la seule supériorité objective d’Ami, puisque, quand Amile hésite à porter le fer sur ses enfants, une voix céleste vient l’assurer que telle est la volonté de Jésus-Christ (f° 92 r°). Le fils du sénéchal apparaît régulièrement comme en situation de dépendance ou d’infériorité par rapport à celui du comte. Ses exploits sont toujours conditionnés par son compagnon : c’est lorsque la témérité d’Amile, après sa guéri son, le lance au milieu des Sarrasins qui le capturent et se préparent à le pendre, qu’on voit Ami organiser une sortie pour venir à son secours et le délivrer ; c’est sous ses ordres qu’il participe à la campagne de Frise, et c’est bien sûr, comme dans la version ancienne, à sa place qu’il combat Hardré en duel judiciaire, épisode qui a par ailleurs inspiré la déclaration d’amour à Flore, dans laquelle Amile obtient une nouvelle fois le beau rôle.
21C’est essentiellement en tant que mal marié qu’Ami intéresse le remanieur. Aussi celui-ci s’attache-t-il particulièrement à Lubias, dont il noircit les traits par tous les moyens, et qui lui sert de prétexte régulier à des tirades misogynes. Nièce du traître dans l’ancienne chanson, elle y jouait déjà un rôle peu reluisant, cherchant à briser l’amitié entre les deux héros par ses accusations mensongères répétées contre Amile, puis chassant son mari atteint de la lèpre et s’efforçant de le faire mourir de faim, en quoi elle montrait une totale absence de charité dans un récit dont cette vertu constituait la principale armature. La version en alexandrins multiplie les occasions de la noircir. Son mariage même est originellement conçu comme un premier complot contre les deux compagnons, et d’abord contre Amile, dont Hardré et son frère Fromont jalousent la vaillance et la victoire :
« Il nous couvient sur luy aviser traÿson.
Amis voeul marier a nostre estrassion,
Lubias luy donrons a le clere fachon,
Car elle a bon mestier d’avoir simple baron :
Elle est trop felonneuse. » (f° 67 r°)
22Bien vite l’existence d’Ami devient un enfer. Lubias est une épouse indocile, qui traite son mari de fieux de pute pouvee, si bien que tous les jours falloit que il l’euïst frappee (f° 68 r°). C’est pourquoi, lorsqu’il organise l’échange de vêtements et d’identité avec Amile avant d’aller combattre Hardré, il chapitre son compagnon, qui pendant ce temps va se substituer à lui auprès de sa femme dans le fief de Blaye : s’il est évidemment invité à s’abstenir de rapports charnels avec elle, il ne doit pas hésiter à la frapper. Amile ne se le fait pas dire deux fois. Le premier soir,
Ses morsiaux lui trenchoit, mais celle dont je dis
Maintenoit son estat que piecha a apris,
Car ne volloit mengier tant fut son corps despis.
Ly quens haucha la pausme, se luy fery ou vis :
Assés mieulx que devant en fu de lui servis,
Telle estoit sa coustume. (f° 70 v°)
23Voyant revenir Ami après une longue absence parce qu’il a accompli avec Amile un pèlerinage à Jérusalem, elle le reçoit en lui annonçant qu’elle le considérait comme mort et se préparait à le remplacer : il se retient de la frapper, et il a tort.
24Les méfaits dont le remanieur charge Lubias ne se limitent pas à la mettre dans des situations où il se donne le fantasme d’imaginer son mari lui administrant une volée de coups. Quand la lèpre d’Ami se déclare, non seulement elle demande, comme dans la version en décasyllabes, l’annulation de son mariage, mais elle propose pour cela de l’argent à un prêtre, qu’elle fait ensuite brûler comme hérétique après qu’il lui a opposé un refus. Et comme Ami n’est toujours pas mort malgré sa maladie et l’absence de soins, elle ordonne de le tuer à deux domestiques, qui heureusement préfèrent le conduire chez Amile. Après la mort des deux amis, pour s’emparer de l’Auvergne, elle empoisonne Bélissent dont elle tente de noyer les enfants, et jette le sénéchal de Clermont en prison après lui avoir fait couper la main. Du refus d’assistance et de la tentative d’homicide par manque de soins, elle est ainsi passée à la corruption, à la mutilation et à l’assassinat pur et simple. Elle finira très justement sur le bûcher.
25On voit que la transformation des personnages procède par accentuation de traits plus ou moins marqués dans la version source, et par complexification romanesque. Les personnages se trouvent ainsi affectés d’une individualité plus nette : Amile le héros séducteur, Ami le fidèle et doux compagnon, Lubias la méchante absolue. Ils se caractérisent alors plus par des traits de caractère, et moins uniment par leur fonctionnalité.
26Toutefois ces modifications des personnages résultent aussi de contraintes narratives liées à l’amplification. Je retiendrai à cet égard trois procédés ou séries de procédés.
27Il y a en premier lieu le recours à la thématique des enfances. Celle-ci génère un schéma qui a bien été analysé par F. Wolfzettel6, et dont les principaux éléments se retrouvent dans l’histoire d’Amile. Il est tout d’abord déshérité par l’attaque du comte de Limoges, et doit s’enfuir, ou plutôt dans le cas présent être emporté en terre lointaine. Il grandit donc dans un environnement social inférieur à celui auquel sa naissance devrait lui donner droit : ici le déclassement est on ne peut plus total, puisqu’il se retrouve contraint à vivre de mendicité. Pourtant sa nature profonde, comme toujours, l’attire vers le métier des armes avec tout ce que celui-ci implique, à commencer par le pillage sans le moindre sentiment de culpabilité du magot amassé par la nourrice. Il s’expatrie ensuite en compagnie d’un camarade : le voilà donc avec Ami à Constantinople, où s’exilera aussi Landri dans la chanson de Doon de La Roche7. Le lieu d’exil présente de façon régulière deux traits topiques : il est en butte à une attaque étrangère, généralement sarrasine, que le jeune héros repousse victorieusement ; et le roi – ici une impératrice – qui le gouverne a pour unique héritière une fille, qui s’éprend aussitôt de lui, et dont la main lui est accordée en récompense de ses exploits. Il rentre enfin dans les biens dont il avait auparavant été spolié, avec dans le cas présent la récupération complémentaire de ses père et mère.
28L’emploi de ce schéma pour développer le contenu initial de la chanson a deux conséquences. La première est qu’il impose de focaliser l’intérêt sur un héros unique. Sans doute Ami connaît-il lui aussi une bonne part de ces tribulations, mais, à l’exception de son exil initial, dans la seule mesure où il accompagne Amile. Le redoublement complet de cette série de motifs était de toute évidence peu envisageable, et cela contribue à expliquer le déséquilibre qui s’est dès lors produit entre les deux compagnons. Mais il faut aussi que ces aventures préparatoires s’accordent avec l’histoire qu’elles amplifient, d’où la conclusion des amours de jeunesse des deux héros : comme leur mariage avec Lubias et Bélissent est une donnée incontournable de la légende, le remanieur est obligé de se débarrasser tant bien que mal de Flore et de Sadoine, condamnant l’une à mort, et l’autre au couvent.
29Il y a ensuite l’emprunt d’épisodes à d’autres chansons de geste. La querelle qui s’élève à Constantinople entre l’impératrice et sa fille pour l’amour d’Amile rappelle celle qui, dans Girbert de Metz, oppose la reine de Cologne et la sienne pour l’amour du héros. Les amabilités qu’elles échangent sont du même ordre. Alors que l’impératrice vient d’annoncer ses intentions à Sadoine :
« Mere, dist le pucelle, or oiiés bonne entente :
Cuidiés c’uns telz vassaux de maniere sy gente
Deuïst prendre a moullier une vielle tarente ? » (f° 33 v°)
30Et voici en quels termes s’exprime la fille de la reine de Cologne8 :
Par maltalent respondi la pucele :
« Par la loi Dieu, tote vielle riens desve !
Par vielle muevent tuit li grant mal en terre.
Seignor avez et dru revolez fere ! »
31De même, le combat qui oppose Amile à Anthiame devant Acre rappelle très largement celui de Bernier et de Julien dans Raoul de Cambrai : comme Bernier lors de sa captivité, Anthiame est libéré pour affronter un ennemi ; et comme lors de son retour en Espagne à la recherche de son fils enlevé au berceau, c’est celui-ci qu’il doit affronter au service du roi sarrasin dont il a été le prisonnier9. Le secours apporté à Amile sous les murs de Constantinople est aussi un motif épique fréquent, celui du secours à un héros sur le point d’être exécuté, dont un exemple fameux se trouve dans Renaut de Montauban lorsque Richard est condamné à être pendu par Charlemagne, et délivré in extremis par ses frères10, de sorte que l’exploit accompli en cette circonstance par Ami est autant conditionné par un souci de conformité avec la thématique de l’épopée que par celui de mettre le personnage en valeur.
32La chanson cherche par ailleurs à s’inscrire dans l’ensemble de la tradition épique, par le biais d’indications intertextuelles : elle cite parmi les nombreux parents de Lubias des membres connus de la famille de Ganelon : Griffon d’Hautefeuille, Bérengier, Alori, et Ganelon lui-même. La mère d’Amile, quant à elle, est apparentée à Garin de Monglane, et Bélissent a pour mère Galienne, la fille du roi de Tolède auprès duquel le futur Charlemagne s’était réfugié dans Mainet11.
33Ces différents procédés, qui relèvent eux aussi d’une topique traditionnelle, établissent implicitement l’appartenance persistante de la chanson au genre épique, et confirment donc celle de ses protagonistes au personnel héroïque.
34En dernier lieu, au-delà des emprunts à la tradition épique, le remanieur a fait appel à des motifs d’origines plus diverses. Le couple stérile qui prie Dieu afin d’avoir un héritier, et obtient de Lui un enfant exceptionnel, se rencontre aussi bien dans l’hagiographie que dans le conte populaire, auquel le roman peut aussi l’emprunter : c’est ainsi que commence celui de Richard le Beau12. Autre motif emprunté à un texte à la fois romanesque et hagiographique, celui de la clef retrouvée dans le ventre d’un poisson, et qui permet de délivrer Flore prisonnière : c’est de la même manière que Grégoire est délivré de son rocher lorsque les envoyés de Rome viennent lui annoncer qu’il a été élu pape13. On ne s’étonnera pas que, libérée dans de telles circonstances, Flore ait décidé d’entrer en religion. Enfin la maladie qui saisit le héros contrarié dans son amour, et qui renvoie à un thème lyrique connu, pourrait aussi venir de romans tels qu’Amadas et Ydoine14 ou Jehan et Blonde15. L’amplification de la chanson de geste originelle s’effectue ainsi en empruntant à droite et à gauche, ce qui contribue à faire de l’œuvre remaniée une rhapsodie d’aventures tenant à la fois de l’épopée, du conte, du roman et du récit hagiographique. Tout cela fait penser au genre du roman grec16, dont les « chansons d’aventure » reproduisent de nombreux caractères.
35La transformation des personnages dans cette réécriture offre deux caractères principaux. Elle est d’une part le résultat du processus même d’amplification en quoi consiste la réécriture, et c’est ce que montre notamment, mais pas seulement, le recours au schéma traditionnel du récit d’enfances. Elle contribue dans ces conditions à mettre en valeur un personnage particulier de héros, à le distinguer des autres par des traits plus nombreux et plus appuyés, et à construire autour de lui tout un ensemble de figures secondaires, père, mère, épouse même, dont il faudra se débarrasser lorsque viendra le moment de rejoindre les épisodes repris du récit originel. Mais d’autre part, en se focalisant sur le personnage et sur son destin particulier, elle le tire vers le roman, et invite à lui appliquer toute une série de ces motifs empruntés à des traditions folkloriques qu’on rencontre aussi dans les récits hagiographiques. On est passé d’une œuvre fondée sur un principe éthique et théologique, la charité, à une œuvre prioritairement centrée sur l’aventure singulière d’un individu. L’enjeu dès lors est idéologique autant qu’esthétique.
Notes de bas de page
1 Cf. Christine Augier, Édition critique d’un passage du manuscrit 704 de la Bibliothèque d’Arras : « Le Roman de Amys et Amille », mémoire de DEA d’Études littéraires françaises, étrangères et comparées, année 2002-2003. Ce mémoire, qui édite les f° 86 v°-101 v°, soit 1 101 vers, et fournit une analyse de la totalité du texte, a été conçu comme première étape d’une édition complète.
2 Cf. Jourdain de Blaye en alexandrins, éd. critique par Takeshi Matsumura, Genève, Droz, TLF (2 vol.), 1999.
3 Ami et Amile, éd. Peter F. Dembowski, Paris, Champion, CFMA, 1969. Il est peu probable que le remanieur ait connu, ou du moins exploité, la version anglo-normande en octosyllabes. Sur ces deux textes, cf. Micheline de Combarieu du Grès, « Une extrême amitié », Ami et Amile, une chanson de geste de l’amitié, éd. Jean Dufournet, Paris, Champion, 1987, p. 15-38.
4 Cf., in Ami et Amile, une chanson de geste de l’amitié, Geneviève Madika, « La Religion dans Ami et Amile », p. 39-50 ; Geneviève Pichon, « La Lèpre dans Ami et Amile », p. 51-66 ; et Jean-Pierre Martin, « Les Motifs épiques dans Ami et Amile », p. 107-120.
5 Sur cette dénomination, cf. William W. Kibler, « La « chanson d’aventure » », Essor et fortune de la chanson de geste dans l’Europe et l’Orient latin, Modena, Mucchi, 1984, II, p. 509-515, et « Relectures de l’épopée », AU carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, Aix-en-Provence, CUER MA, Senefiance, 1987, I, p. 103-140 ; et d’autre part les observations de Michael Heintze, König, Held und Sippe. Untersuchungen zur Chanson de geste des 13. und 14. Jahrhunderts und ihrer Zyklenbildung, Heidelberg, Cari Winter, 1991, p. 16-20.
6 « Zur Stellung und Bedeutung der enfances in der altfranzösischen Epik », I, Z.f.S.L., 1973, 83, p. 317-348, et plus spécialement p. 325-326.
7 Éd. Paul Meyer et Gédéon Huet, Paris, Champion, SATF, 1921, v. 1385 sq.
8 Ms. W (Berkeley, Bancroft Library, f2MS. PQ 1463 G24), f° 163 v°-164 r°.
9 Éd. Sarah Kay, Oxford, Clarendon Press, 1992, v. 6712-6875 et 7484-7837.
10 Éd. Jacques Thomas, Genève, Droz, TLF, 1989, v. 9583-9775.
11 Gaston Paris, « Mainet. Frangments d’une chanson de geste du XIIe siècle », Romania, 1875, 4, p. 305-337.
12 Richars li Biaus, éd. Anthony J. Holden, Paris, Champion, CFMA, 1983, v. 75-88.
13 La Vie du Pape saint Grégoire. Huit versions françaises médiévales de la Légende du bon pêcheur, éd. Hendrik Bastiaan Sol, Amsterdam, Rodopi, 1977, p. 308 sq.
14 Éd. John R. Reinhard, Paris, Champion, CFMA, 1974, v. 584 sq.
15 Jehan et Blonde de Philippe de Rémi, éd. Sylvie Lécuyer, Paris, Champion, CFMA, 1984, v. 951 sq.
16 Cf. Mikhaïl Bakhtine, « Formes du temps et du chronotope dans le roman », Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 235-398, et plus précisément p. 239-260.
Auteur
Université d’Artois
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