La destinée d’un émir turc : Corbaran, personnage historique, personnage épique
p. 201-210
Texte intégral
1Comment à partir d’une Histoire récente imaginer un personnage épique ? Voilà le problème qui s’est sans doute posé aux auteurs du premier Cycle de la croisade. S’inspirant de chroniques du xiie siècle sur la première croisade (1095-99), ils construisent au long des xiie et xiiie siècles un cycle où viennent s’insérer en tant que personnages des êtres ayant eu une réalité historique certaine.
2L’élaboration du personnage va donc passer par deux étapes : la création d’un personnage historique dans les chroniques, puis sa réincarnation en personnage épique dans les chansons de geste. Au sein de ces figures empruntées à l’Histoire, le cas de l’émir turc Karbuqâ s’avère particulièrement intéressant. Il subit en effet dans le premier Cycle de la croisade une transformation radicale : il devient un converti.
3On ne peut que s’étonner de cette métamorphose d’un émir musulman réel du tournant des xie et xiie siècles en héraut (fictif) du christianisme. Les moyens littéraires permettant d’induire cette métamorphose, ainsi que le sens de cette évolution, semblent posséder quelque chose de spécifiquement médiéval.
4Mais qui est le vrai Corbaran ? Comme le relate l’historien arabe du début du xiiie siècle Ibn al-Athîr, dans son Histoire parfaite (Al-Kâmil fi at-Ta’rîkh), Abu Sa’îd Qawâm ad-Dawla Karbuqâ est un officier turc dépendant du sultan seldjoukide Berkiyaruq. Il s’empare de Mossoul en 1096 et en devient gouverneur. Envoyé en 1098 reprendre la ville d’Antioche aux Francs qui viennent de la conquérir, il échoue.
5Il part ensuite pour l’Azerbaïdjan, soumet la plus grande partie du pays, avant de mourir de maladie en 1102. Ses funérailles peu grandioses sont relatées en quelques mots par l’historien arabe :
Il mourut à quatre parasanges [24 kilomètres] de Khowaî. Il fut enveloppé dans un mauvais drap par manque de matériau et fut enterré à Khowaî1.
6Historiquement, la carrière de Karbuqâ après la première croisade s’avère donc brève. Ibn al-Athîr le considère avant tout comme le grand responsable de la défaite d’Antioche qui inaugure l’installation pérenne des Francs en Orient.
7Dans les chroniques latines, Corbaran (Curbaram en latin) apparaît comme un adversaire menaçant mais finalement battu. Son image occidentale se forge dans la chronique la plus ancienne, les Gesta Francorum et aliorum Hierosolimitanorum de l’Anonyme (vers 1100). La naissance du personnage « historique » se fait en deux temps : tout d’abord, l’Anonyme relate les actions stratégiques d’un chef de guerre parmi d’autres. L’existence de Corbaran se limite alors à ses actes ; il n’a guère d’intériorité. C’est une première image historique de Corbaran. Ensuite, des interpolations romanesques sont ajoutées par un scribe à la chronique : dans ces passages, Corbaran devient un vrai personnage, conforme au stéréotype du Sarrasin tel qu’on le conçoit au xiie siècle2.
8Pour donner plus d’épaisseur au personnage historique, simple acteur de la chronique de l’Anonyme, l’interpolateur utilise des procédés simples, deux dialogues constituant des scènes symboliques destinées à frapper l’imagination du lecteur. Il y a d’abord le motif des armes rouillées :
Courbaram revint à son armée, et les Turcs, voulant se moquer des Francs, apportèrent en sa présence une épée de peu de prix, toute couverte de rouille, un arc noirci et une lance hors d’usage qu’ils venaient d’enlever à de pauvres pèlerins, et lui dirent : « Voici les armes que les Francs ont apportées pour nous combattre. » Courbaram, souriant, dit en présence de tous : « Telles sont les armes belliqueuses et brillantes que les chrétiens ont apportées pour nous surmonter en Asie et avec lesquelles ils pensent avec confiance nous chasser au-delà du Khorassan et détruire notre nom jusque par-delà les fleuves des Amazones3 [...].» (Histoire anonyme, p. 114-117)
9L’expression directe de Corbaran lui confère un surcroît de présence. Ironisant sur les armes de pacotille arrachées à de pauvres pèlerins, il semble de plus bien prétentieux4.
10Pour compléter le portrait, s’ajoute à cela le motif de la lettre (apocryphe) de Corbaran au Sultan de Perse et au Calife. Préconisant à ses suzerains de s’adonner à la luxure et à la gourmandise, Corbaran est alors le porte-parole des fausses valeurs sarrasines qui sont autant de péchés capitaux. Un troisième élément, toujours issu des interpolations, va cependant lui donner une véritable stature de personnage (et non plus de type), il s’agit de sa relation avec sa mère. Cette présence crée un effet d’intimité et montre Corbaran sous un autre jour, non plus en tant qu’émir, mais en tant que fils. Il acquiert ainsi une certaine densité.
11Figure fictive, un peu inattendue dans une chronique de croisade, la mère de Corbaran est un opposant à son fils. Devineresse, elle le met en garde contre la défaite à venir et, telle Cassandre, n’est pas crue. Sa particularité est de tenir des propos quasi chrétiens :
Sache-le, mon très cher, en toute vérité : ces chrétiens sont appelés les fils du Christ et, par la bouche des prophètes, les fils de l’adoption et de la promesse5 et, suivant l’apôtre, ils sont les héritiers du Christ6. C’est à eux que le Christ a déjà donné l’héritage qu’il avait promis, lorsqu’il disait par les prophètes : Du levant au couchant seront vos frontières et nul ne se dressera contre vous7.
(Histoire anonyme, p. 120-1218)
12Trahissant la main d’un clerc, le discours de la mère de Corbaran dans la chronique de l’Anonyme se rapproche du sermon chrétien. In rei veritate calque la parole christique. Truffés de citations bibliques, les propos de cette pseudo-sarrasine sont transposés en une sorte de credo épique dans La Chanson d’Antioche :
Un tel deu ont François, ja mellor n’en verrés,
Li escris le temoigne et si est verités. [...]
Molt par ont grant fiance el roi de majestés,
De sor tos deus est cil li plus poissans clamés.
Fius, vos ne savés mie quels est sa poestés,
Cil qui velt faire mal ne puet estre salvés,
Molt ferés grant folie se vers lui estrivés.
Pharaon fu par lui honis et vergondés,
Li pules Israel fu par lui delivrés,
Le Rouge Mer passerent, ainc n’i ot pont ne gués,
Aprés noia li rois et trestos ses barnés.
Seon, qui d’Amoraive estoit rois apelés,
Toli il son roialme dont il estoit casés,
Eon et Chanaan en fu desiretés,
Puis si dona lor terres a ses amis privés.
(La Chanson d’Antioche, v. 6853-70)
13À ces réflexions peu orthodoxes, Corbaran réagit violemment :
« Des paroles que dites resamblés bien dervee,
Esperites malignes vos est el cors entree. »
(La Chanson d’Antioche, v. 6879-80)
14Introduisant une dimension clairement fictive dans l’écriture de l’Histoire, l’auteur des interpolations invente cet antagonisme théologique mère-fils que la matière épique reprend. La Chanson d’Antioche introduit cependant quelques éléments supplémentaires afin de donner à Corbaran une allure de personnage épique. L’émir sarrasin se voit ainsi octroyer un fief et se dénomme désormais Corbaran d’Oliferne tandis que sa mère prend le nom de Calabre, fille de Rubiant9. Corbaran est de plus représenté dans des attitudes guerrières. La chanson de geste s’attarde par exemple sur ses armes :
Corbarans fu armés, ne sanbla pas Lonbart :
L’escu ot a fin or, ne crient lance ne dart,
Ses elmes fu forgiés en la cit de Baudart,
El nazel par devant uns escarboucles art,
Hanste ot et fort et roide et si porte falsart,
En l’escu de son col ot paint un papelart. (La Chanson d’Antioche, v. 8756-61)
15On décrit aussi sa tente (vers 8768-79). Coulé dans le moule épique, Corbaran joue même aux échecs les têtes des barons francs (vers 7416-26), selon un motif traditionnel des chansons de geste10. Telle est la première version de Corbaran, somme toute très proche de l’image présente dans la chronique remaniée.
16Au fil du premier Cycle de la croisade, le personnage va prendre de plus en plus d’ampleur. Selon un procédé épique banal, les auteurs gratifient en effet l’émir de toute une famille. Chanson après chanson, Corbaran se voit doté d’une parentèle de plus en plus étendue : un oncle et une tante (Brudalan et Maragonde dans Les Chétifs11), une sœur (nommée Florie dans Les Chétifs, puis Matrone d’Alenie à partir de La Chrétienté Corbaran12), des neveux (Morendin et l’Aujalie dans La Chrétienté Corbaran, Amadian dans La Prise d’Acre13) et deux beaux-pères successifs (Fineplais de Damas dans La Chrétienté Corbaran, Murgafier d’Areblois dans La Prise d’Acre).
17Renforçant l’insertion sociale du personnage, cet entourage exceptionnel signe aussi son statut particulier dans le premier Cycle de la croisade qui, à partir des Chétifs, devient un peu le cycle de Corbaran. Ce dernier accède au statut de héros éponyme dans La Chrétienté Corbaran, ce qui n’est pas courant pour un personnage d’origine sarrasine.
18Le destin de Corbaran se trouve alors régi par une complète métamorphose idéologique. Dès Les Chétifs, il devient un candidat à la conversion14. Ayant vécu des épreuves qui ont scellé une amitié avec les captifs francs qu’il détenait, Corbaran est tenté par la religion de ses anciens adversaires. Il prononce un vœu explicite de baptême :
« Merci en voel proier Deu qu’il nos doinst relai,
Et Mariien sa mere, dont parler oï ai,
Qu’en li s’aombra Dex, co croi jo et querrai,
Et qu’il nasqui de lui et par lui saus serai,
Et qu’en Jerusalem, u mors fu, le querrai,
Et que un an au Temple et plus le servirai.
Oiant vos qui ci estes .I. tel don li donrai,
S’escaper puis de ci, batisier me ferai. » (Les Chétifs, v. 3053-60)
19Encore évoqué dans la suite des Chétifs, le sacrement est différé pour des questions purement circonstancielles :
[...] « Bien m’en sui apensés
Que crestïens serai ancois .II. ans passés,
Car jo croi en Jesu et en ses dignités ;
Mais ne puis or pas faire totes mes volentés. » (Les Chétifs, v. 3914-17)
20L’émir sarrasin, païen, qui rabrouait sa mère aux convictions chrétiennes, est remplacé par un nouveau Corbaran, tenté lui-même par le christianisme. Le passage témoigne d’un véritable travail de réécriture par rapport à la figure héritée de La Chanson d’Antioche.
21Ce complet changement de cap passe par une plus grande focalisation de la chanson de geste sur l’intériorité du personnage. Corbaran acquiert ici une dimension réflexive. Curieusement, les auteurs altèrent aussi le personnage de Calabre, sa mère. Pourquoi ? Sans doute afin de préserver leur antagonisme qui constitue une structure narrative forte et intéressante à exploiter. Corbaran et Calabre forment en effet un couple épique, aux pôles constamment inversés15. Par un extraordinaire retournement de situation, Calabre devient, à partir des Chétifs, le principal obstable à la conversion de son fils. L’émir d’Oliferne le dit lui-même :
« Baptisier me fesisce ne fust li rois Soudans
Et ma mere Calabre, qui des ars est sacans,
Car s’ele le savoit ses cuers seroit dolans ;
Tos li ors de Damas ne me serait garans
Qu’ele ne me ferist d’un cotel ens es flans. » (Les Chétifs, v. 2937-41)
22Âgée de cent quarante ans, « mousue », c’est-à-dire poilue, aux oreilles et aux sourcils, Calabre avait dans La Chanson d’Antioche un statut particulier de devineresse, marqué par ce physique peu flatteur (vers 5253-64). Etant donné ses convictions quasi chrétiennes, elle bénéficiait néanmoins d’une image morale très positive :
Kalabre vint encontre, sa mere li senee,
De la loi paienie fu molt sage letree. (La Chanson d’Antioche, v. 766-67)
23À partir de La Chrétienté Corbaran, elle va se retrouver investie de toutes les valeurs négatives. Sa dévalorisation physique s’accentue et est assortie d’un jugement sévère du narrateur sur le personnage :
Ilecques a trové le fort roy Corbarant.
Delés li fu sa mere Calabre au poil ferrant ;
Ce estoit une fame de moult mal esciant :
Entre .II. iex avoit une paume tenant ;
Les oreilles mossues et le nés ot pendant. (La Chrétienté Corbaran, v. 49-52)
24Comme les géants, Calabre a la largeur d’un empan entre les deux yeux. Ce portrait topique d’un personnage hideux vient entériner l’idée d’un psychisme diabolique. Calabre finira d’ailleurs par se suicider dans La Prise d’Acre, juste après la mort de son second mari, Murgafier d’Areblois.
25Pour recevoir le baptême, Corbaran se trouve dans l’obligation de faire emprisonner sa mère16. Mais une magicienne n’est pas personne à demeurer dans une geôle bien longtemps ; elle parvient donc à s’échapper et sa haine la mène à dénoncer son propre fils auprès du Sultan de Perse, établi à Acre :
Des or s’en vet Calabre qui le poil ot mellé ;
Damediex la maudie, li roys de majesté !
Onques si malle vielle ne fu en son aé ;
Deable la conduient qu’ele a son chief voé,
Ainz deci jusqu’à Acre n’a sa regne tiré. [...]
Et la vielle deront la presce de son gré,
Deci que au sodan ne s’i vot arrester.
La chauce li embrace, baise li le soller.
A sa vois qu’ele ot clere commensa a crier :
« Sire fiers amiraus, aiés de moi pitié !
Car Corbarans mes fiex, qui preingne maldehé !
A ma cité honnie et mon païs gasté. » (La Chrétienté Corbaran, v. 373-92)
26Quelles que soient ses opinions, dans tout le premier Cycle de la croisade, Calabre représente donc l’exact contraire de son fils. L’existence de ce couple permet un maintien du conflit dans l’œuvre, à un niveau intrafamilial cette fois, au moment même où Corbaran s’intègre en douceur au camp de ses anciens ennemis17. C’est un artifice des auteurs pour préserver une confrontation.
27Quant à Corbaran, son évolution constitue une véritable ascension qui le fait accéder au statut de héros. Son baptême est décrit avec précision18 :
Quant voient Corbaran le fort roy coronné
Qui venoit resevoir sainte crestïenté,
Les fons ont beneïs et si ont haut chanté ;
De joie et de leesce ont tenrement ploré.
Premiers ont Corbaran baptizié et levé,
Godefrois le leva, li roys de la cité,
Et Remons de Saint Gille qui le poil ot mellé,
Mes onques li siens nons ne li fu remué. [...]
Et tuit li autre furent baptizié et levé,
Lors furent a grant joie sus el palais mené.
(La Chrétienté Corbaran, v. 228-35, 244-45)
28La métamorphose spirituelle de l’émir n’est pas une simple aventure solitaire. Corbaran entraîne tout son royaume à sa suite. Il fait donc figure de héros rédempteur : renversant le « paganisme », il christianise une partie de l’Orient19. Les mahomeries aux idoles brisées sont remplacées par des églises. Ce n’est sans doute pas un hasard si La Chrétienté Corbaran naît à une époque, le dernier quart du xiiie siècle, où les États Latins d’Orient sont affaiblis et en voie de disparition. Aux armes inefficientes, on préfère désormais l’action de l’Esprit saint. Ce baptême de Corbaran est en fait l’expression d’une utopie politico-religieuse, celle d’un monde musulman basculant de lui-même dans le christianisme20.
29Corbaran est alors perçu comme l’égal des barons francs de la première croisade, Godefroi, Baudouin, Bohémond ou Tancrède. Il manie un langage tout à fait chrétien21 et fait du prosélytisme auprès du Sultan de Perse, son ancien suzerain (en vain, bien sûr) :
« Mes vous créez en Dieu, si ferez que sachant,
Si faites baptizier le pueple d’Oriant,
Jamés n’iert Sarrasin en cest siecle vivant. »
(La Chrétienté Corbaran, v. 988-90)
30« Jamés n’iert Sarrasin en cest siecle vivant » : devenu le porte-parole du camp chrétien, Corbaran énonce là un programme de christianisation universelle.
31Par le mariage (fictif) de sa propre sœur, Matrone d’Alénie, une convertie, avec Godefroi de Bouillon dans La Mort Godefroi, il parachève son intégration au camp occidental22. Il incarne en fait le rêve d’une alliance matrimoniale entre Orient et Occident qui donnerait une solution au conflit idéologique.
32Mais le rôle du personnage ne s’arrête pas là. Après son baptême, Corbaran combat en effet aux côtés des Francs et endosse un nouveau rôle de chef chrétien. C’est encore une originalité du personnage. Dans les chansons de geste en effet, le plus souvent, les Sarrasins qui se convertissent le font au moment de leur mort ou à la toute fin de l’œuvre. Corbaran, lui, connaît une nouvelle carrière épique en tant que converti23.
33Ce rôle de Sarrasin converti constitue la dernière facette de notre héros protéiforme. Même s’ils le représentent comme parfaitement assimilé, les auteurs ne font pas de Corbaran la pâle copie d’un baron occidental. Ils creusent au contraire la particularité du personnage, son origine sarrasine. La double appartenance de Corbaran est exploitée de manière démonstrative. En témoigne cette étrange scène de reconnaissance entre l’émir et son ancien frère d’armes Dodekin de Damas :
Corbarans vint devant, si li vint au crïer :
« Qui es tu, Sarrasins ? N’i a mestier celer !
Viens tu pour espïer les François d’outremer ?
Si m’aït Jesu Cris qui se laissa pener
En la saintime Crois pour son pule sauver
Je le vous ferai ja cierement comperer ! »
Quant Dodekins l’entent, coulour prist a muer,
Corbaran recounut lues qu’il l’oï parler.
Cele part s’adreça et dist sans demourer :
« Courbarans d’Oliferne, mout faites a douter,
Mais se vous me voliés fiancier et jurer
Que me feriés ceval et armes delivrer,
A vous me combatroie, qui k’en deüst peser. »
Quant Corbarans l’entent, sel prist a remirer.
Corbarans recounut au parler Dodekin ;
Lors dist : « Dodekin frere, dont venés si matin ?
Pour l’amour de Soudan, le cuivert de put lin,
Vous ferai je morir a dolourouse fin ! » (La Prise d’Acre, v. 1086-1103)
34Les vieux amis s’identifient à la voix. L’expression « Dodekin frere » révèle la proximité des deux hommes. Mais, si le timbre de Corbaran est bien le même, le contenu de ses phrases, aligné sur le discours franc, a de quoi surprendre un ancien compagnon. Corbaran, qui insulte le Sultan, menace tout bonnement Dodekin de mort24.
35Pour donner une consistance psychologique à cette réincarnation du personnage, les auteurs n’hésitent pas à lui prêter toute la virulence que l’opinion commune attribue aux nouveaux convertis. Corbaran est maintenant dominé par une obsession, s’en prendre à ses anciens coreligionnaires :
Corbarans d’Oliferne qui mout fist a prisier,
Onques puis que l’ot fait Godefrois bautisier,
Ne se vaut reposer de paiens damagier. (La Prise d’Acre, v. 1633-35)
36À plusieurs reprises, on le voit ne témoigner d’aucune pitié pour ceux qui étaient auparavant les siens. Doté d’une perception aiguë des deux camps, le héros converti est là pour démontrer en personne la supériorité de sa religion d’adoption, préférée à l’ancienne, en toute connaissance de cause. Si les auteurs réinventent le personnage de Corbaran, c’est pour en faire le symbole de la victoire de la Chrétienté sur le monde musulman.
37Karbuqâ, adversaire qui ne s’est jamais rapproché des Francs ni, a fortiori, converti, est ainsi transformé en un autre lui-même. Dans les chroniques puis dans les chansons de geste, un arsenal de moyens littéraires (des scènes symboliques, des scènes d’intimité, un antagonisme avec la mère, la création d’une famille étendue) permet de donner vie et consistance au personnage. Celui que l’on appelle Corbaran se retrouve peu à peu propulsé au premier plan. Il sert surtout de modèle idéologique : Corbaran représente ce que l’on espère du Sarrasin, sa mise en conformité avec l’idéal du chevalier chrétien. En ce sens, l’évolution du personnage, sa création et recréation par les auteurs, est caractéristique de l’époque médiévale.
38Parti d’une Histoire assez récente, aux protagonistes multiples, le premier Cycle de la croisade dérive vers la célébration d’un héros unique, un Turc devenu un Sarrasin converti dont la biographie légendaire domine désormais le récit25. En métamorphosant ainsi l’adversaire, les auteurs tentent d’inverser le sens de l’Histoire. Le personnage de Corbaran constitue en fait une extraordinaire compensation onirique à l’échec des croisades.
Notes de bas de page
1 Traduction du texte arabe édité dans Ibn al-Athîr, Al-Kâmil fi at-Târikh, Beyrouth, Dar Sâder, 1979, tome 10, p. 342.
2 Louis Bréhier, l’éditeur des Gesta, signale ces interpolations. Cf. Histoire anonyme de la première croisade, éd. L. Bréhier, Paris, Champion, 1924, p. vi-vii. Le rapport d’influence entre chroniques et chanson de geste est discuté ; cf. Jean Flori, « Des chroniques à l’épopée... ou bien l’inverse ? », Perspectives médiévales, n° 20, juin 1994, p. 36-43.
3 Reversus est itaque Curbaram ad suum exercitum et protinus Turci, deludentes Francorum collegium, detulerunt ante conspectum Curbaram quendam vilissimum ensem rubigine tectum et teterrimum arcum ligneum et lanceam nimis inutilem, que abstulerant nuper pauperibus peregrinis dixeruntque : « Ecce arma que attulerunt Franci obviam nobis ad pugnam. » Tunc Curbaram cepit subridere, palam dicens omnibus : « Hec sunt arma bellica et nitida que attulerunt Christiani super nos in Asiam, quibus putant nos et confidunt expellere ultra confinia Corrozane et delere omnia nomina nostra ultra Amazonia flumina. »
4 Exemplaire, ce passage est restranscrit dans La Chanson d’Antioche (Richard le Pèlerin et Graindor de Douai, La Chanson d’Antioche, éd. S. Duparc-Quioc, Paris, Geuthner, 1977) qui réutilise le Corbaran historique des chroniques :
Atant es vos un Turc qui molt fu ses amis,
Une lance a trovee gisant en un lairis,
Et une espee nue dont li brans fu malmis,
Tos estoit ruëlliés, maillentés et noircis,
Li fourials par defors estoit demis porris.
Corbarans les esgarde, si en a fait un ris :
« U presis tu ces armes, frere, car le me dis ?[...]
Molt par tieng cele gent a fols et a caitis
Ki quident par tels armes conquerre no païs. » (La Chanson d’Antioche, v. 6786-6799)
5 Rom., IX, 8 ; Gal, IV, 5. [N. d. E.]
6 Rom., VIII, 17. [N. d. E.]
7 Deuter., XI, 24-25 ; Josué, I, 4-5. [N. d. E.]
8 Hoc autem, carissime, in rei veritate scias, quoniam isti Christiani filii Christi vocati sunt et, prophetarum ore, filii adoptionis et promissionis et secundum Apostolum heredes Christi sunt, quibus Christus hereditates repromissas jam donavit dicendo per prophetas : A solis ortu usque ad occasum erunt termini vestri et nemo stabit contra vos.
9 Dans La Chanson de Guillaume, un des Sarrasins abattus par Guillaume se nomme aussi Corbaran d’Oliferne (ou Olufeme, suivant les versions). Cf. La Chanson de Guillaume, éd. F. Suard, Paris, Garnier, 1999, v. 2300.
10 Cf. P. Jonin, « La partie d’échecs dans l’épopée médiévale », Mélanges de langue et de littérature du Moyen Age et de la Renaissance offerts à Jean Frappier, Genève, Droz, 1970, t. I, p. 483-97.
11 Les Chétifs, éd. G. Myers, University of Alabama Press, 1981.
12 The Jerusalem Continuations. Part 1 : La Chrétienté Corbaran, éd. P. Grillo, University of Alabama Press, 1984.
13 The Jerusalem Continuations. Part 2 : La Prise d’Acre, éd. P. Grillo, University of Alabama Press, 1987.
14 Ce type de passage aurait été ajouté aux Chétifs après coup pour annoncer La Chrétienté Corbaran.
15 Cf. Jean-Marcel Paquette, « Épopée et roman : continuité ou discontinuité ? », Etudes littéraires, vol. 4, n° 1, avril 1971, p. 9-38.
16 La Chrétienté Corbaran, v. 137-142.
17 Dans Fierabras, on retrouve cet antagonisme intra-familial : le héros éponyme et sa sœur Floripas, tous deux convertis, s’opposent à leur père Balan, resté dans le camp sarrasin et qui sera finalement mis à mort par les chrétiens. La destinée de Fierabras vaut celle de Corbaran : voleur des reliques de la Passion et meurtrier du Pape dans La Destruction de Rome, ce Sarrasin finit baptisé et canonisé sous le nom de saint Florent de Roie dans Fierabras. À la différence de Corbaran cependant, Fierabras n’est pas un personnage historique.
18 John Tolan rapproche ce baptême du baptême historique de rois païens tels Constantin et Clovis. Cf. John Tolan, « Le baptême du roi “païen” dans les épopées de la croisade », Revue de l’histoire des religions, t. 217, fascicule 4, octobre-décembre 2000, p. 707-731.
19 On peut comparer Corbaran au Sarrasin Floire, roi andalou (fictif) qui, dans Le Conte de Floire et Blanchefleur (vers 1150), entraîne tout son royaume dans le christianisme, après s’être lui-même fait baptiser.
20 Cf. Jean Subrenat, « L’esprit de conversion dans les chansons de geste », Senefiance, 45, 2000, p. 263-76.
21 À une menace du Sultan de Perse, il répond en invoquant le nom d’un saint :
« Se vous nous assaillés, par le cors saint Vincent,
Nous nous desfenderons a no esforcement. » (La Chrétienté Corbaran, v. 1011-12).
22 Après la mort de Godefroi, Matrone finira ses jours dans un couvent.
23 Il en est de même pour un autre personnage historique, Zahir ad-Dîn Tughtikîn, atabeg de Damas, devenu l’émir Dodekin de Damas dans La Chanson de Jérusalem. Il se convertit dans Le Chevalier au cygne et Godefroi de Bouillon et combat ensuite aux côtés des Francs, notamment dans Le Bâtard de Bouillon, sous le nom de Huon de Tabarie. Son rôle est cependant plus limité que celui de Corbaran. Cf. Jean Richard, « Huon de Tabarié, la naissance d’une figure épique », La Chanson de geste et le mythe carolingien, Mélanges René Louis II, Saint-Père-sous-Vézelay, 1982, p. 1073-78.
Quant à Saladin (historiquement, le Kurde Salah ad-Dîn), s’il connaît une conversion fictive in extremis dans Les Récits d’un ménestrel de Reims (xiiie siècle) ainsi que dans le roman Saladin du xve siècle (mise en prose d’une chanson de geste du xive siècle, perdue, qui devait clore le second Cycle de la croisade), on ne va cependant jamais jusqu’à le faire combattre aux côtés des Francs contre les Sarrasins.
24 Dans Aliscans, Rainouart combat lui aussi des membres de sa propre famille.
25 Corbaran continuera à se battre aux côtés des Francs dans le second Cycle de la croisade : il est présent dans Le Bâtard de Bouillon Baudouin de Sebourc.
Auteur
Université Paris III – Sorbonne Nouvelle
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