Saraïde : une demoiselle arthurienne pas comme les autres ?
p. 171-183
Texte intégral
1La demoiselle est un des personnages les plus caractéristiques du roman arthurien. Les jeunes filles, parcourant les forêts, sillonnent l’espace des textes, en fournissant des informations aux chevaliers ou en les entraînant en aventure. Dans sa thèse concernant ce personnel particulier, Bénédicte Milland-Bove parle d’un personnage aux mille visages1 et étudie un nombre de traits communs à toutes les demoiselles arthuriennes, qui contribuent à dégager un personnage-type à individualité narrative limitée. À notre tour, nous nous efforcerons de démontrer comment une de ces demoiselles, Saraïde, se démarque de ce « personnel homogène, dont les différentes entités, ni tout à fait semblables, ni tout à fait autres, diffractent et éclatent une même figure féminine auxiliaire2. »
2Nous rencontrons Saraïde pour la première fois quand la Dame du Lac décide de soustraire les fils du roi Bohort à l’emprise du roi Claudas. Elle la charge alors d’enlever les garçons et de les ramener au lac3. Une fois cette mission accomplie, Saraïde ne disparaît pas pour autant du roman, et nous la voyons profiter de la détresse de Lionel causée par l’absence de son maître : elle entame en effet une relation très particulière avec l’enfant, miroir de la relation qui unit sa dame à Lancelot4. Par la suite, elle sera présente dans plusieurs épisodes, aux côtés de son jeune protégé5. Nous la perdons de vue, ainsi que tout l’univers de la Dame du Lac, au moment même où Lancelot le quitte pour devenir chevalier. Elle réapparaîtra cependant plus tard afin d’intervenir auprès de Lionel, Bohort et Lancelot6.
3Il s’agit en effet d’une étendue narrative sans pareille pour un personnage féminin secondaire. La seule demoiselle à pouvoir y prétendre est la sœur de Méléagant : elle réclame la tête de l’un des chevaliers que Lancelot affronte en route au royaume de Gorre, c’est aussi elle qui l’aide à s’échapper de la tour où il a été emprisonné par son frère. Lancelot doit ensuite la sauver du bûcher, et enfin il la rencontre en route pour un tournoi. On remarque cependant que, d’une part, tous les épisodes où apparaît ce personnage se rattachent à la Charrette et que, d’autre part, l’étendue narrative n’en est pas continue. En effet, dans nombre d’entre eux, elle aurait facilement pu être remplacée par n’importe quelle autre demoiselle. D’autres personnages féminins secondaires qui bénéficient d’une certaine étendue narrative sont les dames-vassales d’Arthur, et notamment la dame de Malehaut et la dame de Nohaut. Leur présence continue dans le texte tient cependant davantage aux fiefs qu’elles détiennent qu’à des traits particuliers et concerne plus les liens vassaliques que les personnages comme tels. Leur récurrence dans le texte est donc une conséquence directe de leur statut féodal et s’inscrit dans la construction de la stabilité de l’univers arthurien. Elle contribue aussi à la continuité et la cohérence narratives du texte.
4Une demoiselle « fonctionne comme un outil, visant à renforcer la cohérence narrative du texte », c’est une « figure médiatrice, relais entre le chevalier et l’aventure ou entre différents personnages7 ». Ce rôle est cependant dans la plupart des cas limité par une faible durabilité des figures féminines secondaires. Saraïde, à l’inverse, appartient aussi bien aux enfances de nos héros qu’à leur vie adulte et intervient dans des épisodes temporairement distants. La pertinence de l’utilisation de ce personnage concret dans des épisodes particuliers se dégage de l’analyse des épisodes successifs où il apparaît ; d’autres traits cependant le singularisent.
Introduction du personnage
5Désirant faire sortir les fils du roi Bohort de la prison de Claudas, la Dame du Lac décide de passer à l’acte lors d’une grande fête que ce dernier prépare pour l’anniversaire de son couronnement.
Et quant vint au jour devant la veille, la damoisele del Lac apela une soie pucele moult bele et moult sage, si avoit non Saraïde a son droit non. Lors l’apela la damoisele, si li dit : « Saraïde, il vous covient aler a le chité de Gaunes si que vous i vendrois le jor de la Magdalaine et si me ferais un message qui ne vous devra pas grever, car vous enmenrois, si com je quit, .II. enfans assés haus hommes, che sont li doi fil au roi Bohort de Gaunes et si vous dirai comment. » Lors li encarge sa besoigne issi come ele le sot miex faire et isi com vous l’oreis deviser cha avant, et li baille les choses qui mestier li peuent avoir a faire che qu’ele li engarge.
Atant monte la damoisele, si s’en part de sa dame qui moult l’aime de grant amor et moult se fie en li de toutes choses, et ele l’avoit bien esprovee de lonc tans et ele estoit nieche au rendu qui avoit faite la clamor de la mort au roi Ban de Benoÿc. [VII. 102]
6Cette introduction du personnage appelle quelques remarques. Tout d’abord, à la différence de la plupart des demoiselles, Saraïde est dotée d’un nom. Qui plus est, ce nom est non seulement mentionné par l’auteur, mais mis dans la bouche d’un autre personnage – la dame du Lac – ce qui constitue un fait unique dans l’œuvre. Un nom propre « introduit [...] à une problématique de l’identité8 », ce qui contribue largement à l’individualisation du personnage. Plus frappant encore est le fait que Saraïde est la seule demoiselle du lac à être inscrite dans un lignage, pendant que le seul attachement dont bénéficient ses consœurs est celui à l’univers du lac et donc au merveilleux. Le fait que le rendu auquel il est fait allusion n’apparaisse nulle part ailleurs dans le texte n’y change rien : ce qui importe c’est l’effort de l’auteur à ancrer notre demoiselle dans une famille. La conséquence en est importante : par opposition aux autres suivantes de la Dame du Lac, elle appartient à titre égal à deux mondes (celui d’Arthur et celui du Lac), ce qui contribue à leur rapprochement9.
7Enfin, les instructions que lui fournit la Dame du Lac, la désignent clairement comme son agent et réduisent son autonomie.
Premier temps de la construction du personnage : l’enlèvement des garçons
8Saraïde part du lac en compagnie des écuyers et sergents et arrive dans les alentours de Gaunes, la capitale de Claudas, le jour des festivités. Elle s’y arrête et
fist encherkier par un escuier que ele envoia se li rois Claudas estoit encore al mangier assis. Et si tot com il s’assist, ele le sot. Lors s’en tourne son chemin grant aleure sor un palefroi qui tost l’emporte, si ne maine avoec lui que .II. escuiers sans plus et porte chascuns un levrier a une caine d’argent. Ensi chevauchent tant qu’il vienent en la chité et lors fait la damoisele enquere des enfans le roi Bohort s’il sont a la cort ou s’il sont encore en prison, si com il soloient, et l’en li dist que il sont encore en la prison. [VII.102]
9Ce passage montre bien l’ambiguïté du statut de notre demoiselle : d’un côté elle est bel et bien une envoyée de la Dame du Lac, chargée d’accomplir une mission spécifique, et remplit donc le rôle qui est habituellement celui des demoiselles du lac. D’un autre côté cependant nous la voyons envoyer à son tour un messager et réunir des informations dont elle a besoin afin de réaliser sa mission. Cela indique une certaine autonomie de l’action et la fait apparaître comme un acteur plus que comme une simple exécutante. Les actions qu’elle entreprend laissent entendre que les instructions fournies par la Dame du Lac n’ont pas été exhaustives et qu’une partie de la mission du moins repose sur l’action indépendante et l’intelligence de son envoyée10.
10Une fois en présence de Claudas, Saraïde s’engage dans un dialogue élaboré avec ce dernier et réussit à l’inciter à inclure Bohort et Lionel dans les festivités. Certains éléments de son discours méritent plus d’attention. Elle s’y présente comme au service d’une dame :
Je serf, si com vous avés oï dire, a une des plus vaillans dames del monde et des plus riches et est a marier ; [VII. 105]
11Il n’en reste pas moins que son discours laisse transparaître une certaine indépendance – elle conclut la première partie de son exposé sur les paroles suivantes :
Et j’ai tant veu en vous que vous avés failli a .III. des millors teces qui puissent estre en chevalier, car vous n’aveis ne sens ne deboinareté ne cortoisie en vous.
[VII. 105]
12Les observations qu’elle communique à Claudas sont donc données comme siennes.
13Elle fait croire au roi que sa mission consiste à vérifier la véracité de l’opinion flatteuse que sa dame a de lui. Notons que les missions de ce type sont d’habitude construites d’une manière tout à fait différente : les personnages chargés de telles vérifications se contentent d’habitude d’observer et de rapporter leurs observations à ceux qui les ont envoyés. Ils n’agissent pas dans l’immédiat auprès de celui qu’ils ont observé. Nous savons que la véritable mission de Saraïde est différente de ce qu’elle avance, il n’en reste pas moins que sa démarche relève de l’exceptionnel – du moins aux yeux du roi qui, lui, n’est pas au courant des vraies raisons de la présence de la demoiselle.
14Quand les enfants arrivent à la cour, Saraïde procède à l’exécution de son plan : elle s’approche des garçons et les couronne des fleurs et leur met des fermaux en or et pierres précieuses. La vertu des herbes des couronnes inspire aux enfants la folie pendant que les pierres des fermaux les protègent contre toute atteinte à leurs corps. La bagarre générale qui s’ensuit permet à Saraïde de jeter l’enchantement qui fait prendre l’apparence des deux frères aux deux lévriers qu’elle a amenés avec elle et vice-versa. Elle le fait au moment où Claudas, désireux de venger la mort de son fils, court vers les garçons l’épée à la main. Elle fait barrage de son propre corps et l’épée de Claudas lui tranche le visage du sourcil jusqu’à la joue.
Li sans cuevre la damoisele et ele jete un cri et puis dist au roi : « Avoi, sire Claudas, j’ai malement achatee la venue de vostre court, que chi me volés ochire .II. des plus biaus levriers du monde. Et par mi tout che m’avés navree. »
[VII. 119]
15Ce comportement de Saraïde, cet « hardement trop outrageus11 » s’inscrit dans ce que nous savons déjà d’elle et la place en opposition aux autres personnages féminins. En effet, une demoiselle est
tandre chose et n’[a] pas apris mal a souffrir [IV.309]
16Par conséquent, dans les rares cas où une demoiselle subit des atteintes à son intégrité corporelle, le seul discours qui lui soit permis est celui de la plainte. Or dans le cas de Saraïde il s’agit d’une parole de blâme. Notons d’ailleurs que tous les autres cas de blessures infligées aux demoiselles s’inscrivent dans la dimension punitive ou – une seule fois – concerne un accident de chasse. De plus, suite à la blessure, la victime meurt ou subit des soins avant de disparaître du texte. Dans aucun cas elle n’agit. Or Saraïde, ayant reproché son acte à Claudas, emmène les deux garçons sous l’apparence de lévriers sans attendre la fin de la bagarre et, après des soins rudimentaires que ses écuyers lui procurent selon ses propres instructions, se met sans tarder en route pour le lac. On se croirait bien face à un homme12 !
Deuxième temps de la construction du personnage : Saraïde et Lionel au lac
17Après le retour au lac, Saraïde disparaît du texte pendant un moment ce qui permet aux deux frères de nouer des relations avec Lancelot. C’est lui qui informe la Dame du Lac de leur malaise causée par l’absence de leurs maîtres, ce qui l’incite à les faire venir au lac. En fait, suite aux convenances de garantie conclues à Gaunes à cause de l’incertitude du sort des enfants, c’est seulement le maître de Bohort qui peut se rendre au lac. L’absence de Pharien, maître de Lionel, crée un vide qui provoque le retour de Saraïde dans la narration.
18Déçu par l’absence de son maître, Lionel :
ne demande plus noveles, ains se fiert en la cambre ariere et vient a une garde-robe, si voit la damoisele qui avoit lui et son frere amené illuec et ele faisoit sa plaie de son vis afaitier qui moult estoit encore grans. Et quant il le vit, si se merveille ou ele avoit chele plaie prise, car il ne l’avoit pas au venir aperceue.
[VII. 184]
19C’est donc la plaie qui retient l’attention de Lionel et qui sert de prétexte pour entamer une conversation, au cours de laquelle Saraïde s’assure habilement le dévouement total du garçon en le fondant sur la reconnaissance qu’il lui doit pour avoir subi la blessure afin de sauver sa vie. Lionel lui jure de ne jamais avoir de maître autre qu’elle13 et par la suite nous le verrons se soumettre entièrement à sa volonté. Il en est ainsi au moment où Pharien arrive enfin au lac. L’accueil de Lionel est ambigu ; d’un côté :
par le commandement a la damoisele corut a Pharien les bras tendus, [VII.229]
20mais ensuite il le destitue de sa fonction de maître et lui adresse des reproches, qu’il :
li sot ausi bien dire com s’il li fust enseignié. [VII.229]
21Cette dernière précision pourrait encoder aussi bien une suggestion des instructions préalables qui seraient fournies par Saraïde que la précocité de Lionel que l’auteur mentionne clairement ailleurs. Les deux interprétations semblent justifiées par le texte qui insiste aussi bien sur le dévouement que le garçon porte à sa demoiselle que sur la maturité surprenante de son discours.
22Quoi qu’il en soit, la rivalité entre Saraïde et Pharien est évitée. Tout d’abord par la réaction violente de la demoiselle aux paroles de son protégé :
Quant la damoisele qui tant l’amoit oï che, si sailli avant et jura son sarement que jamais ne l’ameroit, se il maintenant plus parole de teil folie, mais gardast que il feist quanke Phariens li commanderoit outreement, [VII.230]
23et ensuite par la mort presque immédiate de Pharien.
24La relation de notre demoiselle avec Lionel apparaît comme le miroir de celle que sa dame entretient avec Lancelot – cela nous a déjà été suggéré à leur première rencontre à la cour de Claudas, quand elle l’a à deux reprises appelé « beau fils de roi14 », périphrase dont la Dame du Lac se sert pour s’adresser à son protégé. Il convient de s’interroger sur l’initiative propre de Saraïde dans ce cadre.
25D’un côté, Saraïde est avant tout agent de sa dame et agit en fonction des ordres donnés par cette dernière. La mission qui lui a été confiée prend cependant formellement fin au moment de retour dans le lac, quand la Dame
loe moult la damoisele de cheste voie et dist que quanques ele desiroit li a rendue a cheste fois. [VII. 122-123]
26Après avoir accompli sa tâche, la demoiselle « peut disposer ». Aucune donnée du texte ne nous permet d’ailleurs de croire que la mission de Saraïde ait concerné autre chose que l’enlèvement des garçons.
27Au contraire, pendant le séjour de Lambègue au lac, quand Lionel s’en remet à la décision de sa demoiselle, la surprise de la Dame du Lac est évidente :
« Comment ? fait la dame. Estes vous donques si a li ? — Sui, dame, fait il. À qui seroie je dont ? Ele m’a si chier acaté que bien me doit avoir gaaignié par tant de mal. » Lors li descuevre il meisemes le visage et desvolepe si que tout voient la plaie apertement. Et chele qui estoit dame de laiens dist ; « Chertes, ele a bien emploié la plaie, s’ele l’a por vos eue, que ja ne m’aït Diex a nul jor quant vous serois ja se preudons non, se vous jusc’a droit eage d’omme poés durer. »
[VII.187]
28La relation privilégiée entre Lionel et Saraïde apparaît donc comme une initiative indépendante de celle-ci. Il s’agit d’une situation unique : ailleurs, les seules relations durables que les demoiselles peuvent entretenir sont des relations amoureuses ou des relations de servitude. Quant aux relations ponctuelles, elles les nouent toujours au service des intérêts de leur ami ou leur dame et jamais d’une manière gratuite comme cela semble être le cas ici. De plus, le fait d’avoir une grande influence sur au moins un des fils du roi Bohort, entraîne une modification de statut de Saraïde en lui conférant une importance particulière. Désormais il ne peut plus être question de la considérer comme une demoiselle du lac comme les autres.
29Cela va de pair avec une modification dans la désignation du personnage par l’auteur. Elle n’est en effet plus appelée demoiselle du Lac. Des autres périphrases s’y substituent : elle est désormais « la damoisele qui por lui [Lionel] ot eue la plaie el vis15 », « la damoisele qui l’avoit de Gaunes aporté16 » et « la damoisele qui tant l’amoit17 ». Le rôle d’une périphrase est de désigner un personnage en rappellant ses traits les plus pertinents, son rôle dans l’action ou encore sa relation par rapport à un autre personnage, de manière à faciliter au lecteur son identification. Les périphrases employées pour un personnage sont toujours très parlantes en ce qu’elles soulignent les plus importants éléments de sa construction narrative. À ce moment de son développement narratif, Saraïde est donc une demoiselle qui aime Lionel, qui l’a emmené de Gaunes et, surtout, puisque cette désignation apparait à deux reprises, celle qui a subi une plaie pour lui et son frère.
30La blessure qui défigure le visage de notre demoiselle apparaît comme un des traits constitutifs principaux de son personnage. Or, comme nous l’avons indiqué ci-dessus, il s’agit là d’un trait constitutif qui n’appartient pas au paradigme féminin. Par conséquent, tant que ce trait est invoqué par l’auteur au cours des apparitions de Saraïde, elle ne peut pas être assimilée aux autres demoiselles.
La mise en œuvre : Saraïde et Lionel
31Saraïde réapparaît dans le texte beaucoup plus tard, au moment où Lionel, envoyé par Galehaut et Lancelot avec un message à la reine, s’arrête afin d’observer un duel dont l’un des adversaires est Gauvain, lui-même en quête de Lancelot. Elle va contraindre son protégé à lui dévoiler l’identité du chevalier qu’il sert et ensuite à quitter les lieux, tout en faisant comprendre à Gauvain que le jeune homme peut lui fournir des renseignements utiles pour sa quête18.
32Plusieurs éléments de cet épisode méritent notre attention. Tout d’abord, l’apparition de Saraïde suit le modèle commun pour toutes les demoiselles du lac : elle arrive de nulle part et est enveloppée de manière qui rend la reconnaissance impossible. Ensuite, devant le refus de Lionel à répondre à sa question, elle a recours à la contrainte habituelle : celle de la loyauté due à une femme. Cependant, si les autres demoiselles invoquent l’amie du chevalier qu’elles cherchent à influencer ou la Dame du Lac dans le cas des envoyées de cette dernière auprès de Lancelot, Saraïde s’invoque elle-même :
« Si ferés, fait ele, par la foi que vous devés a cheli qui vous garanti, quant vous aviés l’espee sour la teste. » [VIII.359]
33Elle est donc à la fois l’émettrice de la requête et l’autorité au nom de laquelle la requête doit être satisfaite – il s’agit là d’un fait unique dans son genre, du moins en ce qui concerne les personnages féminins secondaires.
34Si Lionel, encore valet, est au service de Lancelot, c’est parce que la Dame du Lac le lui a envoyé afin de le consoler dans son isolement en Sorelois. Par conséquent, il faut supposer que Saraïde, au service de cette dernière, est au courant. De ce fait, l’interrogatoire auquel elle soumet Lionel est gratuit et ne peut pas être considéré comme la raison de son arrivée19. Il s’agit en effet d’une épreuve d’obéissance dont le résultat est ambigu : si Lionel finit par céder, il n’en est pas moins déchiré entre le dévouement qu’il doit à Saraïde et la loyauté qu’il doit à Lancelot. Il semble que les liens qui unissent notre demoiselle et son protégé aient perdu la force qui les caractérisait pendant le séjour de Lionel au lac. Considérons dans ce cadre la réaction de Lionel quand il reconnaît son interlocutrice, après l’avoir obligée à dévoiler son visage :
Quant il le voit, si est si esbahis que il ne puet parler, car chou estoit la riens el monde que il avoit onques plus amee. [VIII.360]
35Le plus-que-parfait de la dernière phrase et l’emploi de l’adverbe onques mettent les choses en évidence : les relations privilégiées entre Lionel et Saraïde appartiennent au passé.
36Ayant forcé Lionel à s’en aller et incité Gauvain à le suivre, notre demoiselle quitte les lieux elle aussi. C’est à cette occasion que l’auteur ajoute un commentaire explicatif :
et che estoit la damoisele qui le garanti, quant l’espee li fu sor la teste por ochire, si avoit non Celise et la dame avoit non Ninienne et chele Ninienne fu chele qui Lancelot nori el lac. [VIII.361]
37Ces précisions sont fort intéressantes. Saraïde reste tout d’abord celle qui a sauvé la vie de Lionel, l’indication qui est un renvoi implicite à la blessure qu’elle a subie à l’occasion. L’insistance qui a été mise sur les dégâts durables que cette plaie a entraînés favorise cette association ; l’auteur l’a précisé au moment où Claudas l’a blessée :
et li caus deschent sor son vis si près des puins le roy que li heus l’en fiert en mi le vis, si li trenche tout le cuir et la char tout contreval parmi le destre sorciel dusques el pomel de la joe, si que onques puis ne fu nul jour qu’il n’i parut apertement. [VII.119]
38Après son départ de la cour, nous la voyons se faire administrer les premiers soins, détail gratuit, qui permet néanmoins d’insister sur la blessure. La conversation par laquelle elle s’attache Lionel débute par les remarques que ce dernier fait au sujet de la plaie :
« Ha, damoisele, fait il, qui vous a fait chele plaie ? Chertes, moult vous a empirie et enlaidie. » [VII.184]
39Plus tard, il fait lui-même voir à tous les personnages réunis autour de la Dame du Lac le visage de Saraïde en tant que justification de son dévouement. Un peu plus tard, le texte fait encore référence à la « damoisele qui por lui ot eue la plaie el vis20 ». Autant d’insistance fait que, dans l’esprit du lecteur, Saraïde est bel et bien « la demoiselle défigurée ».
40Ensuite, notre demoiselle est ici appelée Celise, nom que Bénédicte Milland-Bove explique de manière suivante : « La racine “cel-” du verbe « celer » est vraisemblablement en lien avec le soin que prend la jeune fille à se dissimuler, pour mieux soumettre le héros à un test d’obéissance, épreuve qui aurait moins de valeur, s’il l’avait d’emblée reconnue21. » N’oublions pourtant pas que la dissimulation du visage au moment d’aborder un héros est le propre des demoiselles du lac ; elle est loin d’être l’apanage exclusif de Saraïde. Quoi qu’il en soit, il importe peu que le nom de notre demoiselle soit alterné – il pourrait en effet s’agir d’une inadvertance de la part de l’auteur22. Par contre, il ne faut pas négliger l’importance du fait qu’un nom soit attribué : cela contribue à l’individualisation du personnage et à son importance – Saraïde (aussi nommée Celise) est la seule demoiselle du lac à avoir un nom, et même deux ! Dans cette perspective, la duplication du nom pourrait être interprétée comme insistance. Cet effort onomastique de l’auteur est un des procédés de différenciation mis en œuvre pour notre demoiselle.
41Enfin, la fin de ce commentaire explicatif donné par l’auteur concerne la Dame du Lac. Il s’agit en fait de la seule allusion à la maîtresse de Saraïde dans cet épisode. Si ce n’était cette mention, on pourrait croire que la demoiselle agit indépendamment de toute autorité supérieure et il semble bien que la remarque de l’auteur ait pour but d’encourager le lecteur à continuer d’associer la demoiselle à sa dame et d’éviter que le personnage soit considéré comme autonome. Lors des épisodes ultérieurs, cet effort de dés-autonomisation de Saraïde prendra graduellement de l’ampleur jusqu’à ce que le personnage devienne une demoiselle du lac, tout comme les autres.
Effacement progressif et disparition du personnage
42L’apparition suivante de notre demoiselle a lieu quand Bohort défend la demoiselle de Honguefort contre son oncle23. Elle arrive pendant qu’il est en train d’affronter les chevaliers envoyés par ce dernier et sauve la vie de son adversaire du moment en déclarant qu’il est en son conduit. Par la suite, elle soumet Bohort à une épreuve d’obéissance en lui réclamant son épée, pendant qu’il est en plein combat, combat dont il sort victorieux bien qu’il ait satisfait la requête de Saraïde. Après la victoire finale, elle découvre son visage en permettant sa reconnaissance et lui transmet le message dont la Dame du Lac l’a chargée. Ils repartent ensemble et se séparent le lendemain après avoir passé la nuit chez un chevalier hospitalier.
43Dans cet épisode, Saraïde apparaît clairement comme une envoyée de sa dame : le texte est explicite sur la mission qui lui a été confiée. Il serait possible d’interpréter l’épreuve d’obéissance à laquelle elle soumet Bohort comme émanant de sa propre initiative, il n’en reste pas moins que l’autorité au nom de laquelle elle réclame l’épée n’est plus la même :
« Chevaliers, fet ele, par la foi que vos devez vostre dame del Lac et vostre cosin Lancelot, donés moi .I. don. » [II.159]
44En ce qui concerne les périphrases qui la désignent, elles renvoient au début aux données de l’épisode même24 et ce n’est qu’au moment où elle se découvre qu’il est question de « la damoisele qui de Gaunes l’amena lui et Lionel son frère » et deux manuscrits ajoutent la précision relative à la plaie25. Enfin, vers la fin de l’épisode, nous notons le retour de la périphrase demoiselle du Lac26 : désignation générique qui favorise le rapprochement entre notre demoiselle et les autres envoyées de la Dame du Lac.
45L’intervention de Saraïde auprès de Lancelot a pour but d’empêcher son suicide suite à la découverte de la tombe du Galehaut27. Cette fois-ci l’identification de la demoiselle est possible dès le début :
si encontra une des damoiseles del Lac, cele qui a Boort avoit parlé devant le chastel de Honguefort. [II.213]
46L’auteur n’aurait pas pu être plus explicite : Saraïde est en effet redevenue « une des demoiselles du lac », l’effacement de son individualité, amorcé dans l’épisode précédent, est ici achevé. Notre demoiselle obtient l’obéissance en invoquant « la rien que vos plus amez en cest monde28 », transmet le message de la Dame du Lac et se positionne elle-même comme une envoyée de cette dernière. Le seul détail qui laisse encore transparaître son autonomie en voie de disparition c’est la manière dont elle formule les reproches qu’elle adresse à Lancelot :
« En non Dieu, fet ele, vos me deuissiés fere plus bele chiere que vos ne me fetes, al mains por ce que je sui messages vostre dame del Lac. » [II.213-4]
47Ailleurs, le bon accueil que les trois cousins réservent aux messagères de celle qui les a élevés est une conséquence directe de ce lien d’appartenance : on est content de voir une demoiselle parce qu’elle est une envoyée de la Dame du Lac. Ce « au moins » (« al mains ») que l’auteur met dans la bouche de Saraïde reste le dernier vestige de son individualité.
48Après avoir exécuté les consignes de la Dame du Lac, Lancelot demande à notre demoiselle de faire parvenir l’épée de Galehaut à Bohort. L’épisode où nous la voyons réaliser cette mission29 est en même temps le dernier où elle apparaît. Tout comme dans l’épisode précédent, elle y est désignée par des périphrases évoquant son appartenance fonctionnelle au groupe des demoiselles du lac. La composante essentielle sur laquelle reposait la construction du personnage, et notamment la blessure qui est mémoire de tous les faits de la demoiselle et rappel de la reconnaissance qui lui est due, n’a plus de pertinence. Au cours de la scène de remise de l’épée elle s’efface d’ailleurs devant l’objet de sa mission : toute l’attention de Bohort et, par conséquent, du lecteur est focalisée sur l’épée.
49Par la suite, Saraïde accompagne Bohort à la Douloureuse Garde où il espère retrouver Lancelot et en repart avec lui pour s’en séparer le lendemain sur l’échange suivant :
« Boors, vos commant a Dieu. — Qu’est ce, damoisele, fet il, ou volez vos aler ? — Sire, dist ele, a ma dame del Lac, kar j’ai tot ce fet qu’ele me commanda et si ai assés demoré en cest païs. » [II.264]
50Il est à supposer qu’elle a aussi « assés demoré » dans le roman, car nous ne la revoyons plus.
51Selon l’analyse de Bénédicte Milland-Bove concernant la place des demoiselles dans le système des personnages30, Saraïde serait une métaphore de la Dame du Lac : elle l’est sans doute au début de sa carrière dans le roman. Mais à la fin de son existence narrative, elle n’en est cependant plus qu’une simple métonymie. De plus, entre ces deux étapes, elle prend une épaisseur et une autonomie qui ne permettent pas de la réduire à l’un de ces rôles. En tant que demoiselle du lac, elle relève du paradigme mélusinien, cependant l’épreuve qu’elle impose à Bohort consiste en une aliénation ce qui la rapproche du paradigme morganien. La même association est favorisée par la ruse et le mensonge dont elle se sert auprès de Claudas31.
52Enfin, nous avons relevé l’importance de la blessure que Saraïde a subie au début de sa carrière romanesque en tant que fondement de ses relations privilégiées avec Lionel (et, à un moindre degré, avec Bohort). Cette blessure est par conséquent un des plus importants éléments constitutifs du personnage – si ce n’est pas l’élément le plus important. Elle provoque aussi une défiguration durable de son visage en laissant une cicatrice qui, même si elle n’est jamais explicitement mentionnée, n’en est pas moins implicitement présente. Une blessure subie par une épée et la cicatrice qui en est la conséquence, tout comme la participation active à un affrontement armé qui en est la cause, autant d’éléments qui n’apparaissent d’habitude que dans la construction des personnages masculins. En effet, ces éléments sont intimement liés à des valeurs purement chevaleresques qui n’ont pas de place dans l’univers féminin. Saraïde apparaît désormais comme un personnage bien singulier : une demoiselle construite autour des traits qui par ailleurs appartiennent exclusivement au paradigme masculin.
53Il serait sans doute possible de relever d’autres éléments (par exemple l’usage de la parole) qui nuanceraient davantage notre analyse. Quoi qu’il en soit, tout classement définitif de ce personnage est impossible et l’effacement progressif aboutissant à la disparition du personnage semble traduire l’effort de l’auteur à « ramener à sa place » une demoiselle qui a pris trop d’indépendance et qui échappe à toutes les règles en vigueur.
Notes de bas de page
1 Bénédicte Milland-Bove, Figures de l’aventure, figures du récit : les demoiselles dans les romans en prose du xiiie siècle, Lancelot, La Queste del Saint Graal, la Mort le Roi Artu, Perlesvaus, Tristan. Thèse de doctorat sous la direction d’Emmanuelle Baumgartner, Paris III – Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 168, publiée sous le titre La Demoiselle arthurienne. Ecriture du personnage et art du récit dans les romans en prose du xiiie siècle, Paris, Champion, 2006 ; je n’ai pu consulter cette dernière édition.
2 Ibid., p. 74.
3 Lancelot, Roman en prose du xiiie siècle, éd. Alexandre Micha, Libraire Droz, Paris-Genève, 1978-1983, t. VII. p. 102 sq.
4 Ibid, t. VII p. 184 sq.
5 Ibid., t. VII p. 190 sq., t. VII p. 229 sq. et t. VII p. 259.
6 Ibid., t. VIII p. 359 sq., t. II p. 155 sq., t. II p. 213 sq. et t. II p. 261 sq.
7 B. Milland-Bove, op. cit., p. 228.
8 Ibid., p. 60.
9 Selon P. Le Rider, « le personnage identifié comme un parent cesse d’intriguer. Il est situé. Il sort du discours merveilleux pour s’intégrer à un autre type de discours, celui qui prétend donner l’illusion du vraisemblable » (Le Chevalier dans le Conte du Graal, 2e éd., SEDES, 1978, p. 102), cité par B. Milland-Bove, op. cit., p. 84, n. 114.
10 À titre de comparaison, l’action de la demoiselle chargée d’aller chercher les maîtres des fils du roi Bohort au Lac est beaucoup mieux préparée et donc encadrée. La Dame du Lac lui dit en effet : « Et je quit que vous troverés ou la ou entre voies m’espie que j’ai envoie por le covine aprendre et encherquier, si en avreis mains a faire que vous n’avriés, se vous fuissiés tout par vous » [Lancelot, op. cit., t. VII p. 177]. Par opposition à Saraïde, cette demoiselle a un « terrain » tout préparé pour accomplir sa mission. L’auteur favorise d’ailleurs cette comparaison : ayant décidé de faire venir Pharien et Lambègue au lac, la Dame « apele une damoisele, non pas chele qui les enfans avoit emblés, mais une autre » [Ibid, t. VII p. 176].
11 Lancelot, op. cit., t. VII p. 119.
12 Ajoutons qu’en ce moment du texte Saraïde se voit octroyer un privilège très majoritairement réservé aux personnages masculins (cf. B. Milland-Bove, op. cit., p. 163) : elle devient sujet d’une formule d’entrelacement clôturant un chapitre et en introduisant un autre. « Mais d’eus ne del roi Claudas ne parole plus li contes ci endroit, anchois retorne a la damoisele del Lac qui venue estoit a la court Claudas por les .II. fiex au roi Bohort de Gaunes ; » [Lancelot, op. cit., t. VII p. 120].
13 Lancelot, op. cit., t. VII p. 185.
14 Ibid., t. VII p. 116.
15 Ibid., t. VII p. 193, ou encore chele qui avoit eue la plaie por les enfans t. VII p. 259.
16 Ibid., t. VII p. 229.
17 Ibid., t. VII p. 230.
18 Ibid., t. VIII p. 359 sq.
19 Quant à l’objectif véritable de sa mission, il ne nous est pas explicitement donné, nous pouvons cependant supposer qu’il s’agit d’aider Gauvain dans sa quête de Lancelot.
20 Ibid., t. VII p. 193.
21 B. Milland-Bove, op. cit., p. 69.
22 Ibid.
23 Lancelot, op. cit., t. II p. 146 sq.
24 la damoisele qui estoit desos le pin t. II p. 159 ; la damoisele qui l’espee tenoit t. II p. 160.
25 a la dame del Lac, cele meisme qui la plaie avoit en mi le vis de l’espee Claudas et il le conoist maintenant [II.162] – manuscrits concernés sont ceux auxquels Alexandre Micha attribue dans son édition les lettres M et S, c’est-à-dire B.N.110 et Br. Mus.Additional 10293.
26 la damoisele qui del lac estoit venue t. II p. 164 ; la damoisele del Lac t. II p. 168.
27 Ibid., t. II p. 213 sq.
28 Ibid., t. II p. 213.
29 Ibid., t. II p. 261 sq.
30 B. Milland-Bove, op. cit., p. 423 sq.
31 Ibid, p. 430.
Auteur
Université de Provence – Aix-Marseille I (CUER MA)/
Université Marie-Curie-Sklodowska, Lublin (Pologne)
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