La notion de personnage à travers le texte lyrique troubadouresque (Bernard de Ventadour)
p. 157-169
Texte intégral
1D’emblée, cette tentative d’accrocher un certain niveau de lisibilité du corpus troubadouresque, en l’occurrence celui de Bernard de Ventadour, et ce à travers la convocation du concept de personnage peut paraître à certains égards problématique et même inopérante. En effet, une telle connexion effectuée entre le discours lyrique et un élément constitutif et propre au mode narratif s’énonce en contrepoint à toute logique et à tout idéal d’homogénéité voire de pureté générique.
2Toutefois, le caractère improbable et peut-être déconcertant de cet exercice qui relève d’une sorte de déboîtement conceptuel, tend à s’estomper pour acquérir progressivement une réelle pertinence dans la mesure où l’exercice en question se structure à partir même de l’identité ambiguë du propos lyrique dont les contours catégoriels et les critères définitionnels demeurent flottants et soumis à de nombreuses variations.
3Il est significatif qu’une textualité aussi spécifique que la textualité lyrique médiévale fonde son propre paradigme quant au phénomène du personnage ou ce qu’il convient de désigner ainsi jusqu’à la création peut être d’une terminologie moins approximative et qui coïnciderait plus avec la réalité textuelle d’une figure mosaïque.
4L’étude quasi-expérimentale à laquelle on se livrera gravitera autour de cette figue mosaïque et plus précisément autour de ses différentes actualisations afin d’en apprécier les modalités d’inscription et d’en dégager dans la mesure du possible un comportement-type et ce suivant trois moments principaux : le polymorphisme générique, éléments d’une esthétique du poète-personnage et enfin le cycle de l’autre.
5Il importe de préciser dès l’abord que l’atmosphère d’indétermination générique qui entoure l’acte poétique lyrique procède d’une forclusion que l’on pourrait qualifier d’originelle puisqu’elle remonte aux textes fondateurs de la poétique à savoir le troisième livre de la République de Platon et la Poétique d’Artistote. Ludmila Charles-Wurtz nous signale à ce propos :
« La poésie lyrique fait [...] chez Platon comme chez Aristote, l’objet d’une définition soit négative (elle n’est ni l’épopée ni la tragédie), soit purement formelle : ce sont des poèmes chantés, et parfois dansés, avec accompagnement de la lyre. Nulle part, elle n’est définie comme un genre au même titre que l’épopée ou la tragédie1. »
6On remarque que les deux principes relatifs à la logique de codification mis en œuvre aboutissent à un véritable nivellement du genre lyrique par la non-intégration de ses procédures discursives intrinsèques. Ainsi l’énoncé lyrique va-t-il développer une dissonance pour ce qui est de son processus de reconnaissance.
7Extérieur au système de la théorie antique des genres, il devient d’une certaine manière extérieur à lui-même, ce qui n’invalide pas pour autant la littérarité des productions qui s’en réclament. Certes la visibilité d’un genre donné ne dépend pas essentiellement de la place qui lui est accordée dans la réflexion théorique, mais la disponibilité d’un ensemble cohérent d’outils théoriques et critiques ne peut que contribuer à mieux structurer notre mode de perception et de représentation d’un type de textualité, notamment le type lyrique. Et c’est pour cette raison même que le désinvestissement manifesté par Platon et Aristote à l’égard du discours lyrique nous interpelle. Désinvestissement formulé par le biais de la distinction mimétique/non mimétique, représentatif/non représentatif ou plus exactement par la charge qui marque le premier terme aux dépens du second :
« Le poète [...] doit plutôt être artisan d’histoires que de vers, puisque c’est par la fiction qu’il est poète, et que ce qu’il feint, ce sont des actions2 ».
8La série (histoires, fiction, actions) repérable dans ce propos d’Aristote délimite l’espace de l’acte créatif et en bannit toute dimension expressive. Après avoir cité cette séquence d’Aristote, Gérard Genette l’analyse en ces termes :
« Cette prise de position catégorique explique l’expulsion ou plutôt l’absence dans le champ de la poétique de toute poésie non fictionnelle, de type lyrique [...] ou autre3 ».
9Il est notable que cette surdétermination du fictionnel subsiste encore de nos jours à en juger par le constat suivant de Dominique Rabaté :
« On peut [...] s’étonner de ce que le “sujet lyrique” semble être le parent pauvre du discours critique depuis une vingtaine d’années où le champ de la théorie du sujet écrivant a été considérablement remodelé. Comme si la figure du poète avait été laissée à l’écart du débat qui s’est concentré plus massivement sur le roman ou les genres narratifs4... »
10En dépit des références historiquement marquées, la correspondance entre les deux propositions critiques est indéniable et semble symptomatique d’une tendance théorique dominante.
11Le choix limitatif de ces deux articulations recouvrant l’ancien et le contemporain est sans doute réducteur, mais il se revendique comme tel. En effet, le recours à cette modalité du lacunaire (absence de toute référence à la nouvelle triade des genres et surtout à l’expérience romantique et plus particulièrement dans sa version allemande) est loin d’être fortuit, mais se trouve justifié par le fait que ce qui a précédé ne vise qu’à faire émerger quoique imparfaitement le lieu théorique du discours lyrique qui nous apparaît comme le lieu même d’un manque. Ceci outre le cadre et le motif de cette étude qui ne se prête pas à des considérations plus exhaustives dans ce sens.
12Lieu d’un manque donc. Objet relégué et parfois moqué, le texte lyrique n’en finit pourtant pas de nous enchanter. Ou est-ce peut-être ce manque qui lui imprime une spécificité irréductible et inépuisable ?
13Texte hors champ, décloisonné, ouvert et traversé par des fragments aux appartenances multiples et qui par là même pratique une sorte de confusion des genres. Constat qui nous incite à nous pencher sur les manifestations d’intertextualité chez Bernard de Ventadour et qui se révèlent comme autant d’incursions du récit dans les pièces poétiques.
14Le texte troubadouresque se dévoile toujours clos et insulaire, à l’allure quasi hiératique puisque placé sous le signe d’une tradition du code poétique qui en détermine le déroulement. Ainsi ce tissu textuel se donne-t-il à lire comme un réseau de formations topiques indissolublement liées à son identité de chant courtois. Cependant, certaines de ces topiques ne sont qu’allusions et emprunts à d’autres réalités culturelles, mais qui, dans l’imaginaire littéraire, nous apparaissent propres à la modalité courtoise. Dans cette perspective, il serait opportun de réactiver les régions perméables à ce jeu de l’intertexte qui déplace d’une manière subtile le champ de la parole lyrique.
15D’abord, on repère des segments référentiels d’ordre mythologique :
« car ab un doutz baisar m’aucis,
si ab autre no m’es guirens ;
c’atretal m’es per semblansa
com de Pelaus la lansa,
que del seu colp no podi’om garir,
si autra vetz no s’en fezes ferir5. »
« [...] car elle me tue avec un doux baiser si avec un autre aussitôt elle ne me ranime, Tel que je l’éprouve, il ressemble à la lance de Pélée : personne ne pouvait guérir de son coup, à moins de s’en laisser frapper une seconde fois6. »
« Plus trac pena d’amor
de Tristan l’amador,
que n sofri manhta dolor
per Iseut la blonda7. »
« J’endure peine d’amour plus grande que Tristan l’amoureux, qui souffrit maintes douleurs pour Iseut la Blonde8. »
16et biblique :
« que so mostra l’escriptura :
causa de bon’aventura
val us sols jorns mais de cen9. »
« [...] car l’écriture le dit clairement : dans le domaine du bonheur, un seul jour en vaut plus de cent10. »
17Bribes de culture à la tonalité plutôt narrative que le troubadour incorpore à son texte, ce qui tend à opérer une sorte de rupture dans la linéarité du mode lyrique. En effet, les divers éléments contenus dans ces axes contaminent le discours et troublent la surface textuelle en réfléchissant cette part de romanesque dont ils sont porteurs. De plus, cela se trouve conforté par les constructions comparatives qui les caractérisent et qui nous autorisent à percevoir l’instance du poète tel un personnage dans la mesure même où il se compare à Tristan et à d’autres figures.
18La métaphore féodale et plus largement guerrière rejoint pleinement ces échos même si elle s’avère plus lexicalisée puisqu’elle se constitue en élément fondamental de la grammaire de la fin’amor. En effet, la charge sémantique politico-sociale qu’elle renferme n’a pas été totalement absorbée par la thématique amoureuse étant donné que malgré la recontextualisation, le contexte premier persiste et nous évoque des fragments d’histoires et de récits.
19Se focaliser sur cette trace improbable historico-narrative à travers la métaphore féodale peut poser problème d’autant plus que le texte en fait un emploi très formalisé, mais la représentation que cette métaphore implique est une représentation narrative que l’on retrouve de manière plus développée dans les épopées et dans les romans. Ainsi le poète est-il narrativisé, à la croisée de son texte et d’autres textes.
20Le chevauchement intertextuel se poursuit et inclut dans son mouvement le proverbe, cette forme ramassée et condensée qui circule et parsème çà et là les pièces de Bernard de Ventadour. On relève à titre indicatif :
« Mas ben es vertatz que laire
cuida, tuih sion sei fraire11 ! »
« Mais c’est une vérité connue : le larron croit que tous les hommes lui ressemblent12 ! »
« mas l’aiga que soau s’adui,
es peyer que cela que brui13 »
« [...] mais l’eau qui coule doucement est pire que celle qui fait du bruit14 ! »
21La vertu universalisante de la formule proverbiale confère au texte une portée plus grande en le décontextualisant et en le détachant de toute référence temporellement et spatialement marquée. Dans notre recherche d’un tissu narratif même allusif et ténu, il nous a semblé possible d’intégrer le proverbe aussi paradoxal que cela puisse paraître et ce dans la mesure où il peut se donner à lire comme le souvenir d’une fable originelle. Reflet ultime d’un récit lointain et oublié, il coïncide avec toutes les histoires en mémoire de l’histoire unique dont il est la morale et l’essence.
22Ainsi en est-il du processus intertextuel et de ses tendances narratives : le poème s’ouvre et l’acte lyrique s’altère le temps d’un fragment.
23Par ailleurs, il est fort significatif qu’en dehors de la distribution intertextuelle, le discours poétique lyrique laisse transparaître des virtualités relevant du mode du récit. Récit qui se révèle, dans la modalité troubadouresque, épuré, stylisé, dans une tension extrême jusqu’à ne devenir qu’une situation, une scène ou un schéma. En effet, la poétique du circulaire qui préside à sa mise en place abolit le temps et l’espace et annule dans la même perspective toute forme de progression voire de mouvement. Immobilité quasi insoutenable et qui ne restitue le narratif que par le biais du motif ou de l’action fondatrice du poème à savoir la requête d’amour et ses différentes déclinaisons ainsi qu’à travers les trois entités qui structurent le parcours textuel : le poète, la dame et les lausengiers :
« Domna, pensem del enjanar
lauzengers15... »
« Dame, songeons comment tromper les médisants16... »
24D’un poème à l’autre, la formation triangulaire et le type de relations qui la définit demeurent presque inchangés. Parfois, un soupçon imperceptible de déplacement pointe. Ou n’est-ce peut-être qu’un leurre, un simulacre de variation qui n’est au fond qu’une autre topique ?
« una domna m det s’amor,
c’ai amada lonjamen ;
mas eras sai de vertat
qu’ilh a autr’amic privat17. »
« [...] une dame que j’ai longuement aimée, m’avait donné son amour ; mais maintenant je sais avec certitude qu’elle a un autre amant intime18. »
« S’eu fos a lei destinan,
e for’eu dinz d’un chastel
que 1 jorn manges un morsel,
lai viuria sens afan,
se m don’aisso qu’en dezir19 ! »
« Si je lui étais destiné, et obligé de passer mes jours dans un château, n’ayant comme nourriture quotidienne qu’une bouchée, j’y vivrais sans souffrir, pourvu qu’elle me donnât ce que je désire20 ! »
25À la multiplicité et à la diversité des actions et des personnages qui organisent d’ordinaire une histoire, on constate à travers tout ce qui a précédé que le récit troubadouresque oppose une esthétique minimaliste créant ainsi un rapport particulier et autre au narratif, plus essentialisé et plus intellectualisé.
26Ce petit détour entrepris en vue de pointer les traces du narratif dans une certaine mesure, la conjonction poème troubadouresque-problématique du personnage ne cherche nullement à proscrire l’acte lyrique comme expression unique et lancinante d’une subjectivité. Bien au contraire, les deux catégories de l’expressif et du narratif s’imbriquent et imprègnent le type du personnage lyrique qui réalise son assomption à travers la figure du poète.
27Elément emblématique et fondateur du texte poétique, cette figure évolue suivant une double cadence – l’extratextuel et le textuel – étant donné qu’elle se révèle à la fois figure-origine du poème et figure-motif se déployant dans le poème.
28L’absence de l’équivalent de la distinction auteur/narrateur/personnage à l’œuvre dans la tournure narrative contribue à l’interférence du niveau fictionnel et du niveau réel et plus exactement autobiographique. Le brouillage devient de plus en plus déroutant lorsque le texte se dessaisit (ou prétend le faire) de toute référence à l’histoire personnelle du poète. Il en est ainsi des poèmes de Bernard de Ventadour placés sous le signe de ce cadre qui rend plus ambiguë et plus troublante l’identité du poète-personnage.
29Afin de mieux appréhender le fonctionnement d’une telle identité problématique, il serait peut-être intéressant d’articuler le propos sur deux axes principaux : l’axe autobiographique et l’axe fictionnel ou de fictionnalisation. Loin de constituer une démarcation irréversible, cette classification est plus de l’ordre du geste interprétatif et méthodologique dans la mesure où l’entrelacement de la réalité et de la fiction dans la construction du poète-personnage échappe à toute volonté de reconnaissance catégorique.
30Pour ce qui est de l’axe autobiographique, on remarque qu’il coïncide avec la thématique de la création. En effet, le poète-personnage revendique pleinement sa qualité de troubadour :
« Non es meravelha s’eu chan
melhs de nul autre chantador21. »
« Ce n’est point merveille si je chante mieux que tout autre troubadour22. »
31On repère à cet égard deux déclinaisons, l’une d’ordre rétrospectif puisque relative à sa formation de troubadour :
« Ventadorn er greu mais ses chantador,
que l plus cortes e que mais sap d’amor
m’en essenhet aitan com eu n’apren23. »
« Ventadour ne sera guère désormais sans chanteur, car le plus courtois et celui qui connaît la somme de l’amour m’a enseigné tout ce que je sais24. »
« Ja mais no serai chantaire
ni de l’escola N’Eblo25. »
« Jamais plus je ne serai un trouvère, pas même de l’École de sire Eble26. »
32L’apparition de la figure du maître enveloppée par un qualificatif superlatif « plus cortes » et par le champ lexical du savoir absolu « sap d’amor » et de la transmission « m’en essenhet, eu n’apren » module la relation de la genèse du moi créateur.
33L’autre déclinaison se situe dans la continuité de l’appartenance originelle puisqu’elle en constitue une sorte de relais. La référence à l’activité lecturale intègre cette orientation :
« qu’eu ai be trobat legen
que gota d’aiga que chai,
fer en un loc tan soven,
tro chava la peira dura27. »
« [...] car j’ai trouvé dans mes lectures que la goutte d’eau qui tombe frappe si souvent en un lieu qu’elle creuse la pierre dure28. »
34L’indication relative à l’accès au savoir livresque « legen » fait émerger la détermination intellectuellement marquée du contexte dans lequel évolue le troubadour. Le lien direct au livre, objet précieux et élitiste à l’époque fonde une telle atmosphère.
35Par ailleurs, il est fort remarquable que l’unique occurrence du nom de Bernard de Ventadour surgit dans la constellation d’actes qui entourent la chanson. Cela traduit l’harmonie d’une reconnaissance et la coïncidence parfaite entre le sujet lyrique et le moi créateur :
« Lo vers es fis e naturaus
e bos celui qui be l’enten ;
e melher es, qui’l joi aten.
Bernartz de Ventadorn l’enten,
e l di el fai, e l joi n’aten29 ! »
« La chanson est parfaite et vraie, et bonne pour celui qui l’entend bien et est encore meilleure pour celui qui attend la joie.
Bernard de Ventadour l’entend, la compose et la dit, et il en attend de la joie30 ! »
36Le réseau verbal actualisé par les formations (enten, di, fai, aten) rattaché à Bernard de Ventadour en tant que sujet renvoie aux différentes étapes qui se rapportent au déploiement de la chanson. L’ordre emprunté se formule dans une perspective à rebours pour ce qui est de « enten », « di », « fai ») pour s’interrompre par la suite avec « aten » qui rejoint « enten » dans un mouvement circulaire. L’antériorité du commentaire méta-textuel consistant en un jugement de valeur positif énoncé par le poète lui-même sur sa propre production (la chanson) manifeste l’urgence euphorique de l’auto-célébration.
37Par là même, le silence poétique est perçu et vécu comme péché, dégradation et déchéance de l’être qui quitte la civilisation étant donné qu’il se trouve emporté par la course d’une déshumanisation progressive :
« Estat ai com om esperdutz
per amor un lonc estatge,
mas era m sui reconogutz
qu’en avia faih folatge ;
c’a totz era de salvage,
car m era de chan recrezutz ;
et on eu plus estera mutz,
mais feira de mon damnatge31. »
« J’ai été, une longue saison durant, comme un homme forcené par amour, mais à présent j’ai repris conscience et sais que j’avais fait folie ; car j’étais sauvage envers tous, vu que je m’étais refusé à chanter ; et plus longtemps je serai muet, plus je contribuerai à mon dommage32. »
38L’axe fictionnel ou de fictionnalisation qui s’ajoute à l’axe autobiographique se déroule suivant de multiples et diverses variations. Le choix du terme « fictionnalisation » s’explique par les propositions qu’il véhicule à savoir processus en cours, et plus précisément ici identité dynamique en éternelle construction.
39D’une part, on constate l’absence de portrait physique du poète-personnage : aucune indication ne nous est communiquée dans ce sens. En revanche, le motif du corps amoureux investit le texte et lui insuffle son mouvement :
« Mo cor ai pres d’Amor
que l’esperitz lai cor,
mas lo cors es sai, alhor,
lonh de leis, en Fransa33 »
« Mon cœur est si près d’Amour, que mon esprit y court, mais le corps est ailleurs, ici, loin d’elle, en France34. »
40Placé sous les signes de l’hypertrophie du cœur, le corps entier du troubadour se métamorphose en un cœur. Trait topique qui lui imprime un comportement fondamentalement éclaté dans la mesure où l’on perçoit la convocation récurrente de ses organes constitutifs :
« De l’aiga que dels olhs plor,
escriu salutz mais de cen,
que tramet à la gensor
et a la plus avinem35 »
« Avec l’eau de mes yeux en pleurs, j’écris plus de cent saluts que j’envoie à la plus noble et à la plus gracieuse36. »
41La substitution de l’encre par les larmes, véritable locution du système amoureux conduite par la conjonction des vocables de « l’aiga » et de « escriu » traduit la dimension infinie de l’organe « olhs ». Sa mise en scène circonstanciée « plor » qui permet une telle immersion aboutit à ce qu’on pourrait nommer liquéfaction du corps amoureux. Outre les « olhs », on relève la « bocha » :
« que ma bocha, que jeona,
d’un douz baizar dejeo37 »
« [...] que ma bouche, qui jeûne, reçoive un doux baiser pour déjeuner38. »
42Le verbe « jeona » nous donne à lire la disposition ascétique voire mystique du corps amoureux.
43À cet ordre synecdochique qui rend perceptible l’aspect excessif et hyperbolique du corps et qui dans la même mesure en active un déroulement tendu vers la dispersion et la décomposition, s’ajoute la notion de déplacement dont il est porteur. En effet, le corps amoureux est un corps troublé et bouleversé :
« Cant eu la vei, be m’es parven
als olhs, al vis, a la color,
car ainsi tremble de paor
com fa la folha contra l ven39 »
« Quand je la vois, on le note bien à mes yeux à mon visage, à mon teint, parce que je tremble ainsi de peur comme fait la feuille exposée au vent40. »
44Le décalage constitutif d’un corps inventorié (« olhs », « vis », « color ») avec une morale amoureuse relevant du principe du secret est renforcé par le recours à la construction comparative « com fa la folha... » Le corps amoureux est aussi un corps dissocié qui dit l’aliénation du sujet :
« Que manhtas vetz en cossir tan :
lairo m’en poirian portar,
que re no sabria que s fan41 »
« [...] Car bien des fois je suis tellement pensif que des voleurs pourraient m’enlever sans que je me rende compte de ce qu’ils font42. »
45D’autre part, le mode de caractérisation morale du poète-personnage s’organise à partir de la thématique amoureuse puisqu’il se nomme « amant » :
« Bona domna, merce
del vostre fin aman43 ! »
« Douce dame, ayez pitié de votre fidèle amant44 ! »
46Il s’agit d’un amant au caractère exceptionnel et unique. On observe la glorification systématique de l’exemplarité :
« c’anc no vitz nulh aman,
melhs ames ses enjan,
qu’en no m vau ges chamjan45. »
« [...] car vous ne vîtes jamais nul amant qui, sans fourberie, aimât mieux que moi, puisque je ne change pas continuellement46. »
47La figure de l’amant possède des variations dans le texte, sortes de postures, d’attitudes, de rôles qui ne rompent pas la tonalité amoureuse, mais y introduisent une nuance autre.
48L’amant est un prisonnier :
« Amors, e cals onors vos es
ni cals pros vo n pot eschazer,
s’aucizetz celui c’avetz pres,
qu’enves vos no s’auza mover47 ? »
« Amour, quel honneur est-ce pour vous et quel avantage vous en peut échoir, si vous tuez celui que vous fîtes prisonnier et qui n’ose faire un geste contre vous48 ? »
49L’amant se présente comme serviteur, un homme-lige, un vassal :
« qu’eu sui sos om liges on que m’esteya,
si que de sus del chap li ren mo gatge ;
mas mas jonchas li venh a so plazer,
e ja no m volh mais d’a sos pes mover,
tro per merce m meta lai os despolha49. »
« [...] car je suis son homme-lige partout où je me trouve, si bien que je lui présente mon gage de sur ma tête ; et, les mains jointes, je me livre à sa volonté, ne désirant plus bouger de ma prosternation à ses pieds, avant que, de compassion elle me conduise là où elle se déshabille50. »
50L’amant est de plus présenté comme un malade :
« Amors, e que m farai ?
Si garrai ja ab te51 ? »
« Eh bien, Amour, que dois-je faire ? Pourrai je jamais guérir par toi52 ? »
51L’amant est encore un martyr de l’amour, un mort par projection :
« E s’om ja per ben amar mor,
eu en morrai, qu’ins en mo cor53. »
« Et si jamais quelqu’un meurt d’amour fidèle, moi j’en mourrai54. »
52Cette circulation du poète-personnage à travers différents rôles et qui trouve son point culminant dans la figure du mort (de l’absence) s’achemine progressivement vers une véritable dissémination et éclatement : l’identité du moi devient de plus en plus problématique.
53La construction de l’entité poète-personnage est dans le même mouvement déconstruction et déroute. Cette tendance est renforcée par un autre type de procédé, à savoir la métaphorisation :
« c’atressi m ten en balansa
com la naus en l’onda55 »
« [...] car elle me fait ainsi ballotter comme la nef sur les vagues56 »
« Ai deus ! car no sui ironda,
que voles per l’aire
e vengues de noih prionda
lai dins so repaire57 ? »
« Ah, Dieu : que ne suis-je une hirondelle pour voler à travers les airs et venir, au beau milieu de la nuit, à l’intérieur de sa demeure58 ? »
54Cette stratégie scripturale aboutit à la déshumanisation du moi par le biais du glissement de l’individuel vers l’universel et le cosmique.
55Dans la même perspective, on relève la problématique de l’être et du paraître :
« Si tot fatz de joi parvensa,
mout ai dins lo cor irat59 »
« Bien que je fasse semblant d’être joyeux, j’ai un grand chagrin au fond du cœur60. »
56Remarquons que cette procédure du contraste renferme une inversion d’ordre moral puisque l’incursion de ce qu’on est tenté d’appeler l’imposture subjective, se trouve continuellement rattachée à une sémantique du positif. Modulation qui contraste avec les jugements énoncés à propos du même type de comportement face à l’altérité qu’elle soit féminine ou plurielle.
57Cycle des postures, auto-métaphorisation, décalage entre l’être et le paraître, autant de substituts invoqués par le sujet lyrique en raison de la dynamique transcendantale dont ils sont porteurs. Sauf que ces retraites par lesquelles le moi se recrée en recréant le schéma linguistique et poétique ne sont pas uniquement des techniques de survie lui permettant de mieux coïncider avec l’espace amoureux et avec ses figures. En effet, le détournement se produit et la proposition de la maîtrise de l’extrinsèque s’avère proposition de l’abdication de l’intrinsèque.
58On a commencé l’analyse par une mise en perspective théorique qui a permis de mieux situer l’acte lyrique dans le champ du discours critique. Au lieu de déconcerter, le constat de forclusion auquel on a abouti tend plutôt à dessiner une vision plus libre et plus créative du texte dont il a été question, en l’occurrence celui de Bernard de Ventadour. À partir de cela on a essayé de pointer les tendances à la narrativisation qu’il renferme et de se pencher sur le concept de poète-personnage en faisant croiser des notions diverses.
59Pour ce qui est des tendances à la narrativisation, on a été amené à isoler les zones de l’intertexte qui, en dépit de leur valeur textuelle topique, laissent dérouler une arrière-scène narrative qui ne manque pas de contaminer le poème troubadouresque même de manière oblique. Aussi discerne-t-on dans ce poème des flexions relevant du mode du récit et qui surviennent chaque fois que la formation triangulaire (le poète, la dame et les « lausengiers ») se trouve déplacée ou investie par de nouveaux éléments.
60La réactivation de tels faits a produit une interférence fructueuse avec la terminologie lyrique et a conféré à cette réflexion une dimension plus intéressante. Et c’est autour de l’axe autobiographique et de l’axe de fictionnalisation qu’on a tenté de cerner le fonctionnement de l’entité poète et d’évaluer son degré d’adéquation avec le concept de personnage.
61Situé à la fois dans une sorte d’au-delà et d’en-deçà du personnage, le sujet lyrique ne peut se saisir qu’à travers une dynamique de recoupement. D’ailleurs, il serait, sans doute, opportun de revenir sur la connexion poète-personnage dans le cadre d’une extension du champ d’investigation aux autres entités du poème (la dame, les « lausengiers ») afin d’observer les implications que pourrait entraîner une telle optique de mise en relation.
Notes de bas de page
1 Ludmila Charles-Wurtz, La poésie lyrique, Editions Bréal, 2002, p. 13.
2 Gérard Genette, Fiction et diction, précédé de Introduction à l’architexte, Seuils, Points, Essais, 2004, p. 96,97.
3 Idem.
4 Dominique Rabaté, Figures du sujet lyrique, PUF, 1996, p. 28.
5 5 Bernard de Ventadour, Chansons d’Amour, Troubadour du xiie siècle, Edition Critique avec traduction, notes et glossaire par Mosché Lazar, Librairie C. Klincksieck, 1966, Série B : Editons Critiques de textes, p. 70.
6 Ibid., p. 71.
7 Ibid., p. 74.
8 Ibid., p. 75.
9 Ibid., p. 234.
10 Ibid., p. 235.
11 Ibid., p. 148.
12 Ibid., p. 149.
13 Ibid., p. 150.
14 Ibid., p. 151.
15 Ibid., p. 178.
16 Ibid., p. 179.
17 Ibid., p. 156.
18 Ibid., p. 157.
19 Ibid., p. 230.
20 Ibid., p. 231.
21 Ibid., p. 60.
22 Ibid., p. 61.
23 Ibid., p. 110.
24 Ibid., p. 111.
25 Ibid., p. 232.
26 Ibid., p. 233.
27 Ibid., p. 118.
28 Ibid., p. 119.
29 Ibid., p. 66.
30 Ibid., p. 67.
31 Ibid., p. 176.
32 Ibid., p. 177.
33 Ibid., p. 72,74.
34 Ibid., p. 73,75.
35 Ibid., p. 158.
36 Ibid., p. 159.
37 Ibid., p. 212.
38 Ibid., p. 213.
39 Ibid., p. 62.
40 Ibid., p. 63.
41 Ibid., p. 136.
42 Ibid., p. 137.
43 Ibid., p. 130.
44 Ibid., p. 131.
45 Ibid., p. 124.
46 Ibid., p. 125.
47 Ibid., p. 220.
48 Ibid., p. 221.
49 Ibid., p. 88.
50 Ibid., p. 89.
51 Ibid., p. 128.
52 Ibid., p. 129.
53 Ibid., p. 152.
54 Ibid., p. 153.
55 Ibid., p. 74.
56 Ibid., p. 75.
57 Ibid., p. 74.
58 Ibid., p. 75.
59 Ibid., p. 232.
60 Ibid., p. 233.
Auteur
Université de Provence – Aix-Marseille I (CUER MA)
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