Analogie et anomalie dans la description de chevaliers : la diverse ordenance de Camel de Camois
p. 145-155
Texte intégral
1Selon le prologue du Méliador, Froissart « ordonne » le temps de son récit. Dans son indispensable analyse du vocabulaire psychologique dans les Chroniques de Froissart, Jacqueline Picoche définit ainsi le terme « ordonnance » : « le mot ordonnance se prête à désigner le cours d’un ensemble d’événements vu de façon synthétique » ; il s’agit là de l’aspect « duratif » du mot. Il existe, poursuit Jacqueline Picoche, « outre le sème “duratif”, l’idée d’un enchaînement d’événements et d’une situation en évolution1 ». Dans la forme verbale d’ordonnance – ordonner – on remarque non seulement le sens de « façonner » et d’arranger2 mais aussi celui de « commander ». Ce hoc agat est fondamental dans la « fabrique » et donc dans l’ordonnance de la vie et des rapports aristocratiques dans le Méliador de Froissait3. Ailleurs, Madame Picoche signale l’étroit rapport entre « façon » et ordonnance, par exemple, dans cette description : « cest homme-cy a bien façon et ordonnance de estre droit homme d’armes (XII 35) » ; ordonnance peut donc « dénoter un comportement significatif4 » qui, chez Froissart, révèle sa manière de façonner un personnage – la description – et le comportement de celui-ci dans l’intrigue.
2On sait que les descriptions du chevalier idéal varient peu dans les romans du Moyen Âge : le chevalier est beau, preux, courtois, amoureux.... Ses exploits « activent » ces attributs, tout en permettant des distinctions qui finissent par identifier certains types comme un Lancelot, un Gauvain, un Galaad. On connaît ce genre d’assimilation dans les comparaisons fréquentes chez Froissart avec des personnages ovidiens et arthuriens.
3Dans la tradition de ces descriptions idéalisées, on rencontre dans les romans des personnages troublants. On pense à Marc aux oreilles de cheval chez Beroul, au Bisclavret dont les singulières métamorphoses inspirent une profonde répugnance à sa femme : la révélation du loup-garou l’épouvante tellement qu’elle ne veut plus dormir à ses côtés5. Marc et le Bisclavret ont honte de leur bestialité6, peut-être parce que les traits animaliers sont surtout attribués aux vilains, comme dans les descriptions du Gardien de taureaux et de la Demoiselle hideuse chez Chrétien ou, plus tard, celle de vilains dans Claris et Laris7. Le Gardien de taureaux s’identifie comme « homme » sans que d’autres attributs humains le qualifient, à part le fait qu’il sait parler. De tels êtres (faitures) sont au rang le plus bas de l’humanité (fautures), semble-t-il8.
4Mais un personnage particulièrement troublant pour la mentalité noble ne serait-il pas Camel de Camois dans Méliador9 ! Comment Froissart façonne-t-il cet homme qu’il dit être excellent chevalier et amoureux sincère, mais qui comporte ce que le poète nomme le « vice » de l’orgueil et le « défaut » du somnambulisme10 ?
5Pendant l’hiver 1388-89 Froissart lut Méliador devant Gaston de Foix. Le roman plut à ce dernier : « C’est uns beaus mestiers », aurait dit au poète le comte de Foix, « de faire telz choses11 ». Cette version, perdue aujourd’hui, contenait-elle le somnambulisme de Camel de Camois, étant donné que le frère de Gaston, Pierre de Blois souffrait de la même dysfonction12 ? Est-ce que le comte de Foix aurait pris si grand plaisir à écouter Méliador s’il devait lui rappeler le défaut de son frère ? Non, probablement13, quoiqu’une réponse définitive à cette question semble difficile, étant donné le caractère de Gaston Fébus14.
6Pour répondre à ces questions il ne suffit pas d’ouvrir l’édition critique d’Auguste Longnon15. En effet, il a existé deux, peut-être trois versions différentes de ce roman. En outre les deux manuscrits connus aujourd’hui ne nous sont pas parvenus intacts. Le ms. B (BnF fr. 12557) a perdu quelques feuillets et la fin ; ce manuscrit date d’environ 1400. Le ms. A (BnF nouv. acq. lat. 2374) ne contient que quatre fragments très brefs. Mais ils sont sensiblement différents des endroits correspondants dans le ms. B16. Ce manuscrit est daté approximativement de 1365 – selon Diverres entre 1362 et 1367.
7Méliador raconte une quête de cinq ans dont le but est le mariage avec la princesse écossaise Hermondine. Le chevalier éponyme est jugé vainqueur et il épouse la princesse vers la fin du roman tel que nous le connaissons aujourd’hui dans l’édition Longnon. L’origine de la quête est la demande par Camel de Camois de la main d’Hermondine. Afin d’écarter ce prétendant indésirable – il est somnambule et outrecuidant, étant de naissance trop basse -, on propose la quête dans l’espoir qu’un autre évincera le seigneur de Camel, ce qui arrive en fait quand Méliador, le Chevalier au cercle d’or, le tue dans un combat à mort17. Camel ne disparaît pourtant pas du roman. Mais – chose curieuse – Froissart ne fait plus allusion à sa dysfonction après sa mort ; il n’évoque que le vice de l’outrecuidance, vice que Méliador élimine en tuant Camel. Méliador ne s’identifie-t-il pas comme « Cilz sui qui le soleil d’or porte, / par qui oultrecuidance est morte » (v. 14471-72) ?
8La description conventionnelle dans les romans en vers peut comporter deux traits qui font contraste : l’analogie avec un idéal et des anomalies qui semblent s’y opposer. Ce contraste produit l’ambiguïté de personnages comme Camel de Camois, chevalier idéal, parce que sa prouesse l’égale au chevalier stéréotypé dans la tradition romanesque, mais qui a le vice de l’outrecuidance et le défaut du somnambulisme18. Dans un premier temps, je me propose donc d’examiner ses vertus chevaleresques. Dans un deuxième temps j’examinerai de plus près ses vices. En ce faisant, je ferai des comparaisons avec d’autres personnages dans l’espoir de faire ressortir plus clairement comment Froissart façonne le seigneur de Camois.
9Camel de Camois est un chevalier redoutable. C’est le seul qui aurait pu vaincre Méliador et gagner la main d’Hermondine (v. 28921-32). Froissart signale l’importance de sa défaite et de sa mort à plusieurs reprises après le récit du combat entre lui et Méliador. Les descriptions insistent sur les qualités qui le rendent exceptionnel.
En ses affaires estoit telz
Que tous preus chevaliers doit estre,
Et que, a senestre et a dextre,
On ne trouvast parel a li,
Plus preu, plus fier, ne plus hardi,
Fust a la guerre ou au tournoi,
Car riens ne duroit devant soi19.
(v. 320-26)
10Avec le « desir d’estre li plus preus », il a un « coer joli et amoureus » (v. 3778-79), ce qui rend Camel encore plus redoutable car « Jones chevaliers ne vault riens, / S’amours ne le fait et avance » (v. 3255-56). Il incarne donc les traits typiques du chevalier preux, traits qu’on retrouve chez Méliador et Agamanor, les deux champions dans la « cace » (v. 2848), c’est-à-dire, la « chasse », mot qui alterne avec « queste » pour la main d’Hermondine.
11Agamanor, qui épousera Phénonée, la sœur de Méliador, n’est-il pas
Fors et jones, et de grant taille
Pour bien furnir une bataille
Si en est plus bacelereus,
Avoech ce qu’il est amoureus.
(v. 4491-94)
12Méliador ne diffère guère (v. 18741-45). Arthur fait venir à sa cour ce fils de duc, « enfant... moult propisce, / Plains de bon meurs et vuis de visces » (v. 2466-67) pour l’adouber chevalier. Tous les chevaliers de la quête manifestent de telles qualités, dans lesquelles on reconnaît le stéréotype du chevalier idéal évoqué dans presque tous les romans du Moyen Âge20. Il est évident qu’on prenait plaisir à entendre lire de telles descriptions de champions d’aventures merveilleuses.
13Revenons à Camel de Camois. À la suite de la description que je viens de citer, Froissart décrit l’anomalie de ce chevalier, son somnambulisme assez violent21. Se levant la nuit et après s’être armé, il « faisoit la tant de merveilles / Que forment s’en esmervilloient / Li compagnon qui le veilloient » (v. 336-38). Le somnambulisme rend « le chevalier mains segur » (v. 3815). Il y a donc un réel danger pour l’épouse éventuelle d’un tel homme. Conscient de cette « ordenance » (v. 6342), Camel parcourt les forêts la nuit afin de ne pas dormir (v. 339-50). Comme Marc aux oreilles de cheval et le Bisclavret, Camel a honte de son défaut et essaie de le cacher, mais sans succès. Florée l’a appris (v. 357-59) et, en l’apprenant à son tour à sa cousine Hermondine, elle évoque le « grant hideur » (v. 6340) des compagnons de Camel qui sont témoins des extravagances nocturnes de leur seigneur et s’effraient de cette violence déchaînée. Leur répulsion est partagée par Hermondine et analogue à celle de la femme du Bisclavret quand elle apprend les métamorphoses de son époux. Et Florée de conclure ses révélations par ces questions :
N’esçou pas assés ordenance,
Cousine, c’on doit reprocier ?
Vous vodrés vous, en ce dangier,
Avoecques lui seul a seul mettre22 ?
(v. 6342-45)
14Jamais ! rétorque Hermondine. Elle se sauverait dans un cloître plutôt que d’épouser un tel homme. Elle confesse que « Je le soloie avoir plus chier [sans doute à cause de ses qualités positives] / Que je n’ai, ne n’arai jamais » (v. 6352-53) maintenant qu’elle le connaît mieux. Mais comme j’ai dit, c’est la dernière fois dans Meliador qu’on fait mention du somnambulisme de Camel. On ne parle désormais que de son outrecuidance23 ?
15Or, l’outrecuidance n’est pas forcément un défaut chez un chevalier qui aspire à la gloire (v. 4460-66). Mais ce sentiment est corrompu par un autre défaut chez le seigneur de Camois. Quoique noble, il est de naissance trop basse pour prétendre à la main de la princesse Hermondine. Il est donc outrecuidant dans le sens négatif du mot, ce qui explique la devise de Méliador « par qui oultrecuidance est morte » après leur combat. La victoire de celui-ci sur l’outrecuidance est bien ordonnée car Méliador, fils de duc, personnifie la vraie prouesse et de sang et de vertu. La signification de ce combat mortel dépasse donc le seul plan littéral.
16Mais cette ordonnance ne suffit pas à justifier la victoire du Chevalier au cercle d’or sur Camel. L’outrecuidance n’est pas toujours décrite comme vice. Dans une autre description de Camel, ce trait de son caractère est vu comme une vertu chez tout chevalier qui aspire à l’honneur. Camel
Plains est de chevalerie,
De proece et d’oultrecuidier ;
Et s’a, ce qui le doit aidier,
Le coer joli et amoureus
Et desir d’estre li plus preus.
(v. 3775-79)
17Ce désir presque cornélien et que Camel partage avec Méliador et Agamanor, est un orgueil digne du chevalier qui veut dépasser la norme et aussi les défauts de sa naissance.
18Ailleurs, on apprend que Camel possède les vertus qui lui permettraient de dépasser ses pairs dans la quête24. Les chevaliers comme Camel, poursuit Froissart, « de bien fait passoient route » (v. 4423)25 ; ils sont « Oultre preu ou dieu de bataille » (v. 4428). Ceux-ci, même pauvres et donc inférieurs à Camel lui-même, peuvent atteindre une renommée telle qu’une reine ou sa fille – Hermondine est fille du roi de l’Ecosse -« L’euissent plus chier a avoir / C’un chevalier a grant avoir / Qui ne fust preus et corageus » (v. 4435-37)26. Outrecuidant dans ce sens chevaleresque, Camel a le droit de prétendre au mariage avec la princesse écossaise s’il réalise les exploits d’un « oultre preu ». Ses autres qualités chevaleresques le rendent digne d’atteindre cette outrecuidance vertueuse, c’est-à-dire qui émane en quelque sorte d’une vertu innée.
19La quête pour la main d’Hermondine domine l’intrigue de Méliador. Mais, bien que ce soit sa demande de la main d’Hermondine qui inspire cette quête (v. 1723-76), Camel n’appartient pas aux chevaliers de quête. Il a le droit de défendre ses terres, ce qui représente sa participation dans la course à la main d’Hermondine. On peut rester chez soi tout en montrant sa prouesse contre les chevaliers aventureux de passage (v. 3758-66)27. C’est ce que fait Camel lorsque Méliador le rencontre.
20Afin de mieux situer Camel dans l’ordonnance chevaleresque et amoureuse du roman de Froissart, examinons d’abord la réaction des jeunes dames devant la possibilité de mariages autrement plus disproportionnés que n’aurait été celui de Camel et Hermondine, et ensuite regardons quelques exemples de chevaliers vicieux qui retrouvent pourtant une certaine virginité (si je puis dire) à la cour du roi Arthur.
21Chez Hermondine et Phénonée la crainte d’être mal mariées est réelle. « Par trop est outrageus cils / Chevaliers qui vous voet amer » s’écrit Florée indignée ; selon cette cousine d’Hermondine, « La ne me poroie acorder. / Il n’est pas parelz contre vous » (v. 963-66). L’outrecuidance devient ici outrageante. On retrouve ce préjugé nobiliaire quand Méliador, puis Agamanor se déguisent afin de voir celle qu’ils aiment et voudraient épouser, Méliador comme marchand de bijoux, Agamanor comme peintre de toiles28. Démontrer ensuite à Hermondine et à Phénonée que ces hommes sont les chevaliers qu’ils leur ont dissimulés n’est pas facile, tant elles craignent la mésalliance (v. 16859-7768, 21190-2145). Voilà encore une preuve que la noblesse relativement inférieure de Camel est un obstacle important à son mariage avec Hermondine.
22Je peux peut-être élucider ces remarques avec une autre comparaison. Pour ce faire, je rappellerai la convention dans les quêtes arthuriennes selon laquelle les chevaliers vaincus doivent se rendre à la cour d’Arthur, se constituer prisonniers et raconter leur défaite ou leur mauvaise conduite. On se souviendra de l’occurrence de ce motif dans le Perceval de Chrétien quand le héros éponyme envoie à la cour Anguigueron et Clamadeu, ensuite l’Orgueilleux de la Lande, amant abusif de la demoiselle de la tente. Là ils retrouvent leur noblesse perdue ou du moins en restaurent l’intégralité. Dans Méliador se trouvent d’excellents chevaliers qui, pourtant, n’ont pas l’excellence unique ou sans pareille de Méliador et Agamanor. Par exemple, dans un de ses premiers exploits, celui-ci bat Agaian, un des chevaliers de la quête. Le chevalier vaincu est obligé de se rendre à la cour pour raconter le combat avant de se réintégrer dans la quête (v. 4616-28). De nombreux chevaliers de quête ont reçu cette pénitence. Mais ceux-ci sont pour la plupart des chevaliers estimables qui, comme Agaian, n’ont pas la chance d’égaler leurs vainqueurs. Ils servent à hiérarchiser ceux qui sont partis en quête de la main d’Hermondine29.
23Mais on trouve des obstacles à ce lieu commun du rétablissement individuel dans la quête arthurienne. L’Irlande est un pays barbare parce que son roi s’oppose aux quêtes et s’efforce d’empêcher dans son royaume la réception de cette activité arthurienne par excellence30. Plutôt que de permettre des quêtes chevaleresques, ce roi garde son royaume contre les chevaliers de quête qui essaient d’y pénétrer. Housagre est un des chevaliers irlandais stationnés à la frontière dans ce but. Méliador le bat avec le résultat que Housagre ne s’opposera plus aux chevaliers de quête (v. 19023-30). D’autres chevaliers irlandais sont plus réfractaires. Morenais31, vaincu par Agamanor, promet de se rendre à la cour, mais ne tient pas sa promesse (v. 27514-21). Il est battu encore une fois en gardant la frontière irlandaise, cette fois par le jeune Sagremor. Celui-ci l’oblige de nouveau à se rendre à la cour et cette fois Morenais s’exécute. À la cour, il réalise le comportement noble conforme aux normes de la civilisation arthurienne.
24Revenons à Camel. À l’exception d’un miracle, ce malheureux chevalier ne peut guérir de son infirmité – « Onques ne perdi cel usage / Tant qu’il vesqui en son eage » (v. 349-50) – ni se faire valoir par son indéniable prouesse. Inférieur à cause de sa naissance, il est en outre répugnant à cause du somnambulisme. Il ne sait surmonter ces défauts, d’où l’outrecuidance que Méliador punit en le tuant. Camel n’ira pas à la cour d’Arthur. Son échec se solde par sa mort, un sort que subira également le roi d’Irlande. Sans doute on peut avoir pitié de Camel aujourd’hui32. Cette pitié semble irrecevable pour la mentalité aristocratique à l’époque de Froissart.
25Mais pourquoi ne serait-ce pas le cas ? En effet, Camel de Camois est essentiel à l’intrigue parce qu’il inspire, quoique involontairement, la quête. Il s’ensuit que l’évaluation de sa personne est importante dans ce que Froissart appelle l’ordonnance du roman. On ne manquera donc pas d’être surpris du léger glissement positif dans les descriptions de Camel après sa mort. Le moment peut-être le plus significatif se trouve lors d’une altercation entre Hermondine et Florée, altercation qui éclate au moment où cette dernière apprend la mort de Camel à sa cousine. Mais, comme l’a fait remarquer Jacqueline Picoche, l’expérience peut être subie de l’extérieur, comme dans le cas de Florée, ou bien vécue par un sujet de l’intérieur33, comme on voit dans l’évolution des sentiments d’Hermondine après la mort de Camel. Florée évoque à nouveau les deux faces de Camel, d’une part le chevalier grand et fort et, d’autre part, le chevalier vicieux qui, par outrage, orgueil et présomption, dit-elle (v. 14350-51), a fait la guerre contre le père de Florée afin de s’imposer à Hermondine comme époux, « Si comme par maniere de force » (v. 14355). Mais Hermondine, « qui moult fu piue » (v. 14357), c’est-à-dire, « pieuse », hésite ; elle n’est plus si sûre de ses sentiments. Camel est mort. N’est-il pas mort « ou nom de moy » ? (v. 14369)
C’est une raison ou je doy
Bien penser, qui sui une femme ;
Car, en conscience et en ame,
Je m’en tieng grandement cargie
Et si plaing la chevalerie
De ce Camel, qui fu si grande.
(v. 14370-75)
26Florée est choquée. Elle ne comprend pas sa cousine, car, poursuit-elle, elle croyait que « vos coers doulz / A li amer ne pensa onques » (v. 14396-97). Hermondine se tait pendant un long moment, puis tourne les yeux vers l’anneau que Méliador lui a donné.
27Comme je l’ai dit, Froissart ne parle plus du somnambulisme de Camel après sa mort. Ses personnages et lui ne rappellent que sa chevalerie « qui fu si grande », comme le dit Hermondine. L’hésitation de celle-ci pendant un long moment nous incite donc à relire le combat entre Méliador et Camel. Là Camel prétend que son amour est supérieur à celui de son rival. Celui-ci n’a jamais vu celle pour la main de qui il est entré en quête (ce qui inspire en fait la visite secrète de Méliador déguisé en marchand de bijoux). Camel dit avoir toujours aimé Hermondine par fine amour, tandis que Méliador n’aime que « par oïr dire. / On en doit bien truffer et rire » (v. 8945-46), estime-t-il34. Sa défaite n’a pas comme suite l’envoi de Camel à la cour d’Arthur, mais la mort – une mort d’amour, de l’avis d’Hermondine.
28La mort d’amour range Camel parmi d’illustres prédécesseurs : Léandre, Narcisse, Tristan, Priamus, Achille et d’autres encore (v. 9113-33), tout en plaçant Hermondine elle-même parmi celles pour qui les amants meurent35. Est-ce là la raison pour laquelle elle hésite à condamner sans appel celui qui est mort pour elle ? N’oublions pas que les amants martyrs – Léandre, Narcisse, Achille... – sont souvent outrecuidants, comme Camel.
29Mais il y a bonne et « diverse ordenance » (v. 733)36. Camel de Camois incarne plusieurs vertus : prouesse et fine amour, de sorte qu’il touche le cœur d’Hermondine en tant que fin amant parce qu’il est mort pour l’amour d’elle. Mais Camel est outrecuidant, ce qui n’aurait pas été un vice insurmontable s’il était arrivé le premier dans l’ordonnance de la quête pour la main d’Hermondine. La victoire dans le combat avec Méliador aurait suffi à l’élever au-dessus de sa petite noblesse qui, en principe l’empêche de rivaliser avec les comtes, les ducs et les princes (v. 1723-76 ; cf. v. 4393-453). Cela aurait constitué une anomalie dans la hiérarchie sociale à l’époque de Froissart et dans son roman, mais une anomalie qui ne manque pas dans d’autres romans de la fin du Moyen Âge37. La victoire sur Méliador aurait rendu acceptable son outrecuidance, semble-t-il, et acceptable aussi la main qu’il offre à Hermondine (v. 3775-79). Seul Méliador lui barre la route vers le mariage (v. 28923-32).
30N’empêche. Dans un premier temps, la répugnance ressentie par Hermondine quand elle apprend son vice est insurmontable. La « façon » de Camel – il est somnambule, il se lève la nuit et se démène dans sa chambre avec tant de bruit et de violence que ses compagnons en ressentent « grant hideur » – cette « contenance » efface l’amour et la reconnaissance dans le cœur d’Hermondine : elle ne saurait aimer un homme avec qui elle ne peut dormir (v. 6344-51). Mais, dans un deuxième temps (quelque 800 vers plus loin) la mort de cet amoureux outrageant ouvre le cœur d’Hermondine, femme pieuse, à la compassion et à la pitié.
31Camel ne réussit donc pas à surmonter sa « diverse ordenance ». Il ne semble pas en fait rappeler ce défaut quand il cherche à imposer le mariage non seulement par la prouesse, mais aussi en emprisonnant le père de Florée. Cette violence ne serait-elle pas analogue à celle de l’enlèvement d’Hélène par Pâris ? C’est le couple auquel Camel compare le lien qui existe, croit-il, entre Hermondine et lui (v. 242). Méliador évoque le même couple antique comme modèle dans la quête d’Hermondine (v. 25099). Mais il ne faut pas oublier que de tels exemples peuvent être adaptés aux situations qu’ils sont censés illustrer. Le Pâris auquel Méliador s’identifie n’est pas le même que celui auquel s’assimile Camel. Celui-ci veut enlever la princesse écossaise par force, non la gagner par la seule chevalerie. Son effort se solde par une défaite. Mais paradoxalement, c’est cette même défaite qui lui fait recouvrer l’honneur. Comme Pâris, Camel devient un nouvel exemple du martyr d’amour. Cette transformation explique-t-elle les descriptions plus positives de Camel après sa mort ainsi que le glissement dans les sentiments d’Hermondine ? C’est de la part de Froissart une nouvelle ordonnance dans la description de Camel de Camois.
32Le combat entre Méliador et Camel, qui ressemble à un jeu parti38 mortel – « Jousterai a vous par tel signe / Que vous m’ocirés ou je vous » (v. 8792-93) -, sert à délimiter et à distinguer Méliador, personnage « fabriqué » par analogie avec une certaine idée de la chevalerie, de Camel dont l’image est déformée par une anomalie à la fois funeste et tenace. Ce jeu-parti distingue donc l’analogie entre le comportement idéal d’un personnage d’une part, et, d’autre part, les anomalies qui ne s’y conforment pas et qu’il faut absolument supprimer.
Notes de bas de page
1 Jacqueline Picoche, Le Vocabulaire psychologique dans les Chroniques de Froissart, Paris, Klincksieck, 1976, p. 26.
2 Cf. Peter F. Dembowski, Jean Froissart and His « Meliador » : Context, Craft, and Sense, Lexington (KY), French Forum, 1983, p. 107-09 ; Friedrich Wolfzettel, « La “Modernité” du Meliador de Froissart : plaidoyer pour une revalorisation historique du dernier roman arthurien en vers », in Arturus rex, t. II, Leuven, Leuven University Press, 1991, p. 379-84.
3 Robert Deschaux, « Le Monde arthurien dans le Meliador de Froissart », in Mélanges de langue et littérature françaises du Moyen Âge et de la Renaissance offerts à Charles Foulon, t. II, in Marche Romane, 30 : 3-4, 1980, 66-67.
4 Picoche, p. 96.
5 Sur la réaction analogue de l’épouse de Pierre de Béarn, cf. Sylvia Huot, « Unruly Bodies, Unspeakable Acts : Pierre de Béarn, Camel de Camois, and Actaeon in the Writings of Jean Froissart », Exemplaria, 14, 2002, 80-85.
6 Même si la mythologie rattachait les origines de la noblesse à des animaux, comme l’ont suggéré quelques travaux récents ; cf. notamment Laurence Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Age : Morgane et Mélusine – la naissance des fées, Paris, Champion, 1984 ; Gaël Milin, Le Roi Marc aux oreilles de cheval, Genève, Droz, 1991.
7 Li Romans de Claris et Laris, éd. Johann Alton, Tübingen, Bibliothek des litterarischen Vereins in Stuttgart, 1884, v. 8369-84.
8 Cf. mon ouvrage The Art of Medieval French Romance, Madison, University of Wisconsin Press, 1992, p. 231-32.
9 Michael Schwarze, Generische Wahrheit – höfischer Polylog im Werk Jean Froissarts, Stuttgart, Steiner, 2003, p. 161-65, 182-85.
10 Méliador, éd. Auguste Longnon, 3 t., Paris, Firmin-Didot, 1895-99, v. 3813, 6317, 6321, 6358. Sur Froissart comme narrateur omniscient, voire témoin oculaire des aventures qu’il raconte, cf. Jane H. M. Taylor, « The Fourteenth Century : Context, Text and Intertext », in The Legacy of Chrétien de Troyes, éd. Noms J. Lacy et al., Amsterdam, Rodopi, 1987, t. I, p. 287-91.
11 « Le Dit du Florin », in Jean Froissart, « Dits » et « débats », éd. Anthime Fourrier, Genève, Droz, 1979, v. 298-99. Mais le comte de Foix n’a pas acheté le manuscrit du poète ; Froissart ne le lui a pas offert non plus (Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie : la fréquentation des livres au xive siècle 1300-1415, Paris : Hatier, 1993, p. 48). Sur ces faits et, en général, le séjour de Froissart en Béarn, cf. Peter F. Ainsworth, Jean Froissart and the Fabric of History : Truth, Myth, and Fiction in the « Chroniques », Oxford, Clarendon Press, 1990, ch. 5 ; George T. Diller, « Froissart’s 1389 Travel to Béarn : A Voyage Narration to the Center of the Chroniques », in Froissart Across the Genres, éd. Donald Maddox et Sara Sturm-Maddox, Gainesville, University Press of Florida, 1998, p. 50-60.
12 Michel Zink, « Froissart et la nuit du chasseur », Poétique, 41, 1980, 62 (réimp. dans Les Voix de la conscience : parole du poète et parole de Dieu dans la littérature médiévale, Caen, Paradigme, 1992) ; Huot, « Unruly Bodies », p. 80.
13 Camel n’est pas absent du ms. A ; cf. Méliador, t. II, p. 372, v. 89-92 ; Schmolke-Hasselmann, p. 48-49. Si Froissart ne connaissait pas le somnambulisme de Pierre de Béarn vers 1365, l’aurait-il attribué à Camel ? Sur Gaston de Foix et son frère, cf. aussi Huot, « Dangerous Embodiments : Froissart’s Harton and Jean d’Arras’s Melusine », Speculum, 78, 2003, 417-20.
14 Cf. Huot, « Unruly Bodies », p. 97-98.
15 Sur ce qui suit, cf. Longnon, éd., Méliador, t. I, p. xliii-lii ; Dembowski, p. 18-20 ; Beate Schmolke-Hasselmann, « Ausklang der altfranzösischen Artusepik : Escanor und Meliador », in Spätmittelalterliche Artusliteratur, éd. Karl Heinz Göller, Paderborn, Schöningh, 1984, p. 47-49 ; A. H. Diverres, « The Two Versions of Froissart’s Meliador », in Studies in Medieval French Language and Literature Presented to Brian Woledge, Genève, Droz, 1988, p. 37-48.
16 Cf. Diverres, « Two Versions », p. 40-46. Longnon a édité les fragments du ms. A (t. II, p. 369-72, et III, p. 265-72). Il y signale les différences d’avec les passages correspondants dans le ms. B.
17 Sur cette intrigue souvent commentée, cf. la place de Camel dans l’ordre chevaleresque analysée par Wolfzettel, p. 382-83, 384.
18 Dembowski, p. 64-66.
19 Cf. v. 5829-38.
20 Jeanne Lods, « Amour de regard et amour de renommée dans le Méliador de Froissart », Bulletin bibliographique de la Société Internationale Arthurienne, 32, 1980, p. 232-35 ; cf. aussi Huot, « Unruly Bodies », p. 88.
21 Florée le cache à Hermondine auparavant (v. 621 -29).
22 Huot, « Unruly Bodies », p. 93-94.
23 Cf. « Je ne savoie c’un seul visce : / Orguilleus fu sans nul malice » (v. 9207-08). C’est un exemple de l’écriture déceptive identifée par Florence Bouchet dans Meliador (« Froissart et la matière de Bretagne : une écriture “déceptive” », in Arturus rex, t. II, p. 369 ; cf. Huot, « Unruly Bodies », p. 96-97.)
24 Cf. aussi v. 323-26 : « On ne trouvast pareil a li, / Plus preu, plus fier, ne plus hardi, / Fust a guerre ou au tournoi, / Car riens ne duroit devant soi ».
25 Ailleurs, cette expression décrit Méliador (v. 9699, 14511).
26 Cf. v. 3014-100.
27 Comme Clarin (v. 5269-73).
28 Cf. Lods, p. 245-48 ; Colette-Anne Van Coolput-Storms, « Autoportraits de héros », in Conjunctures : Studies in Honor of Douglas Kelly, Amsterdam, Atlanta, Rodopi, 1994, p. 103-04 et n. 16, 107-09.
29 Cf. les mariages hiérarchisés des quêteurs et des belles demoiselles à la fin de la quête, v. 29907-12, 30429-61, 30580-634 ; Lods, p. 236 ; Dembowski, p. 70-73, 107 ; Taylor, p. 303-05.
30 Sur l’Irlande sauvage vis-à-vis de la civilisation arthurienne, cf. Diverres, « The Irish Adventures in Froissart’s Meliador », in Mélanges de langue et de littérature du Moyen Age et de la Renaissance offerts à Jean Frappier, 2 t., Genève, Droz, 1970, t. I, p. 243-46 ; Jeanne-Marie Boivin, « L’Irlande et les Irlandais dans l’œuvre de Froissart : métamorphoses d’un mythe », in Et c’est la fin pour quoy sommes ensemble : hommage à Jean Dufournet, Paris, Champion, 1993, t. I, p. 230-35.
31 Cf. Diverres, « Irish Adventures », p. 240.
32 Zink, Froissart et le temps, Paris, PUF, 1998, p. 116-17.
33 Picoche, p. 26.
34 Sur « amour du regard » et « amour de renommée » dans Méliador, cf. Lods, p. 237.
35 Sur cette « iconic stability », cf. Huot, « Unruly Bodies », p. 96. Semblablement, mais dans un autre contexte, Phénonée est comparée à Narcisse et à Hero quand elle languit, incertaine de l’identité de celui qu’elle aime (Lods, p. 244-45).
36 Cf. Schwarze, p. 162. Sur le problème de Camel dans l’ordonnance de Méliador, cf. Zink, « Meliador and the Inception of a New Poetic Sensibility », in Froissart Across the Genres, p. 156-75.
37 Cf. mon « La norme et l’anomalie dans le roman au milieu du xve siècle », in Du roman courtois au roman baroque, éd. Emmanuel Bury et Francine Mora, Paris, Belles Lettres, 2004, p. 353-66.
38 Expression souvent employée dans les romans arthuriens depuis Chrétien pour désigner un combat.
Auteur
Université du Wisconsin, Madison (États-Unis)
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