L’anonymat définitif des personnages et l’avènement du roman : l’apport de Chrétien de Troyes*
p. 135-144
Texte intégral
1Face à un personnel arthurien stable et connu, légué par la tradition et réutilisé d’un ouvrage l’autre, caractérisé par son nom, éventuellement par ses origines, son inscription dans la société ou une généalogie, les personnages définitivement anonymes s’imposent comme des figurants essentiels qui, comme l’ont montré Philippe Hamon ou Vincent Jouve1, aident à conforter, dans ses grandes lignes, la hiérarchie actantielle autant qu’à restituer l’effet de réel. Intuitivement, on associe immédiatement ces personnages, qui demeurent en retrait de l’action mais la mettent en perspective, à l’univers romanesque. Cette évidence mérite d’être reconsidérée au plan historique : il convient d’apprécier l’anonymat des personnages comme une nouveauté narrative, assurément constitutive du genre romanesque, qui naît dans la seconde moitié du xiie siècle et s’épanouit véritablement sous la plume de Chrétien de Troyes2. Nombreuses sont en effet les erreurs d’appréciation commises sur ce point narratologique ; en comparant ainsi les romans de Gautier d’Arras à ceux de Chrétien de Troyes, un critique constatait récemment la limitation de ce type de personnages dans l’œuvre du poète arrageois, ce qu’il appréciait comme originalité :
[Gautier d’Arras] s’écarte de la « manière » de son rival en s’abstenant de multiplier sur la route de ses héros des figures féminines quasi identiques, telles les nombreuses demoiselles anonymes du Chevalier au lion [...]. Dans le Chevalier de la charrette, ces fugitives silhouettes féminines sont aussi abondantes que les personnages masculins épisodiques, comme les nains, les vavasseurs hospitaliers ou les chevaliers agressifs [...]. Gautier d’Arras récuse cette utilisation des personnages qui confère au récit l’étrangeté voulue par la matière de Bretagne3.
2Si le constat différenciant les deux partis pris actantiels est juste, les conclusions qui en sont tirées sont, en revanche, inexactes : en l’espèce, c’est le maître champenois qui innove, et non pas le contraire. Gautier d’Arras n’est pas, en réalité, pionnier dans ses choix stylistiques : il se contente de suivre en la circonstance des usages légués par les productions littéraires antérieures, comme on va le voir. Plus que la coloration arthurienne, c’est le genre romanesque dans son élaboration qui me semble devoir être incriminé pour rendre compte de la différence entre les deux écrivains mentionnés : il est sans doute plus abouti sous la plume de l’un que de l’autre. Mettre en perspective un usage que l’on pourrait, hâtivement, croire banal et convenu : tel sera donc l’objet de cette brève étude.
3En effet, à première vue, le procédé qui consiste à faire intervenir dans l’histoire un personnage, sorti de la masse, sans l’identifier précisément par un nom, n’est pas si fréquent dans les œuvres fictionnelles antérieures. Le genre épique à ses débuts ne l’emploie pas ou guère, sauf exceptions4. On ne relève, par exemple, pas une seule figure anonyme autonome, individualisée, sortie du rang, dans la Chanson de Roland5 et quelques-unes, seulement, fort rares, sont présentes dans la Prise d’Orange6 : face à la collectivité plurielle des barons, des chevaliers, des ennemis, des compagnons d’armes, qui se contente de l’anonymat, ce sont des individualités toujours nommées qui se dressent, sortes de célébrités historiques dont on perpétue le souvenir en donnant leur nom et en en faisant une inscription. De façon commune, l’individu a droit à une citation personnelle dans la chanson de geste dès lors qu’il est extrait de la foule : c’est la leçon donnée. La chronique, quant à elle, propose un fonctionnement similaire et l’exigence qui la définit – conserver la mémoire de ce monde – s’appuie à son tour sur des personnalités dont elle consigne le nom dans l’Histoire et dans la fondation d’une dynastie, d’un royaume. L’anonymat n’est pas de mise dès lors qu’il faut relater, de la manière la plus véridique qui soit, ce qui s’est passé. Dans la Partie arthurienne du Brut7, il ne concerne que quelques figures mineures, outre celles qui demeurent engluées dans une pluralité que l’écrivain prend de moins en moins la peine de détailler sous la forme d’une liste glorieuse, à mesure que son œuvre avance ; tout personnage isolé a couramment droit à un nom. Les occurrences de personnages anonymes se comptent ainsi sur les doigts d’une main et, à l’exception de la vieille femme, nourrice d’Hélène, elles ne concernent que des actants éminemment fugitifs8.
4Ce que Philippe Hamon appelle l’« épigraphie du nom propre9 » témoigne ainsi, dans sa domination ou sa quasi-systématisation aux origines de la littérature française, de la volonté d’écrire l’histoire et de célébrer ou de commémorer le passé.
5La triade traditionnelle des romans antiques10, que Douglas Kelly appelle des « proto-romans », apparaît sur ce point, comme en bien d’autres, sans unanimité, et les divergences de traitement signalent que l’époque est à la transition : globalement, on peut cependant considérer que l’anonymat des personnages prend de l’importance et commence à se répandre comme usage littéraire et comme marque proprement générique. Thèbes en fait un usage assez étendu, d’une réelle nouveauté11. La désignation retenue exprime généralement une fonctionnalité (messager, chambellan, gouvernante, médecin, héraut, etc.) ou un lien relationnel rattachant à un individu nommé (femme ou fils ou gouvernante ou serviteur de X, etc.). Les personnages assument en général un petit rôle thématique, portent par exemple un message, ou tiennent un discours12, et il est alors difficile de les différencier d’autres figurants du même ordre, qui restent pourvus d’un nom, quant à eux. L’Enéas, quant à lui, privilégie bien plus la nomination des personnages, puisqu’on n’y relève qu’une petite vingtaine d’occurrences de personnages anonymes, en majorité réduits à des fonctions : archer, chambellan, messager, écuyer, connétable, espion, chevalier... Les sondages effectués sur la moitié du Roman de Troie enregistrent enfin une restriction considérable à moins d’une dizaine de cas anonymes, fonctionnels eux aussi (messager, gouvernante, guerrier, jeunes Amazones) : l’usage rappelle ici de très près celui de la chronique, qu’il amplifie à peine, mais ces données demanderaient à être vérifiées sur la totalité de l’œuvre. Le Roman de Thèbes est donc le plus novateur des trois, puisqu’il convoque commodément des personnages sans leur donner de nom, quand ils correspondent à des figurants gravitant en toile de fond, tout juste sortis du rang. Cependant, le nom, dans sa présence ou son absence, n’apparaît pas dans ces trois ouvrages comme un critère de hiérarchisation actantielle parfaitement opératoire, puisque, apparemment sans distinction, pour des personnages semblablement mineurs dans l’action, il demeure tantôt attribué et tantôt omis.
6On voit sur ce point assez nettement comment ces ouvrages sont clairement tiraillés entre leur volonté de nommer et de faire œuvre historique, d’une part, et le fait de mettre à l’écart, en privilégiant la mimesis, ce devoir de mémoire qui caractérisait épopées et chroniques, d’autre part. L’heure est à la mutation, même si celle-ci demeure timide, faisant passer d’une littérature qui nommait toute individualité à une littérature où le nom signifiera une personnalité, un rôle à jouer et où l’ombre de l’anonymat enveloppera, outre la masse, l’individualité négligeable.
7Dans la production de Chrétien de Troyes, les personnages anonymes relèvent donc d’une esthétique. Exploitant l’héritage des proto-romans antiques, portée par la nouveauté du courant littéraire romanesque, qui fait du vraisemblable et de la profondeur des composantes essentielles, celle-ci demeure pour lors novatrice, puisque ni Gautier d’Arras ni Béroul, par exemple, ne l’adoptent à la fin du xiie siècle. Ce parti pris de convoquer des personnages anonymes est d’autant plus sensible chez l’écrivain champenois qu’il est triplement mis en perspective : 1°) par la volonté dominante qu’a cet auteur de nommer les acteurs piliers du monde arthurien et quelques personnages secondaires extraits de la cour royale, comme s’ils recevaient de cette appartenance leur notoriété (Yonet, ma dame Lore, Dodinel, Sagremor, Girflet...) ; 2°) par les mentalités d’alors pour lesquelles, encore à cette époque ou jusqu’à une date récente, le nom signifiait la chose ou l’être dans sa réalité essentielle, dans sa quintessence; 3°) par la rétention fameuse du nom qui, sur une grande portion des œuvres considérées, caractérise quelques personnages importants, dont certains protagonistes (Enide, Lancelot, Laudine, Perceval, mais aussi Licorant et Tarsenesyde, les jeunes Grecs compagnons de Cligès, Méléagant, etc.). L’écriture romanesque de Chrétien de Troyes enregistre une évolution dans l’emploi de ces personnages anonymes et trouve l’un des fondements de sa cohérence dans les deux derniers points, en multipliant les jeux sur le voilement ou le dévoilement d’identité.
8Dans ses deux premiers ouvrages, l’écrivain champenois n’est pas un grand amateur de ces figurants commodes, dans la mesure où une bonne partie d’entre eux est appelée à recevoir soit un nom, passé le premier temps de l’anonymat, soit une désignation qui rattache l’individu de manière essentielle à un autre personnage, identifié de manière rigide. On aurait là, sinon un trait d’archaïsme qui veut que l’on n’existe que nommé, même dans la fiction, du moins un stylème caractéristique des œuvres de jeunesse de Chrétien de Troyes.
9Les exemples anonymes sont ainsi peu nombreux dans Érec et Énide, de l’ordre de la dizaine13. Tous correspondent à des personnages de rencontre d’importance secondaire, qui, toujours, « forme[nt] système avec le personnage même14 » auxquels ils sont rattachés : la suivante qui accompagne la reine Guenièvre au début du roman, la jeune fille et le nain qui accompagnent Yder, le comte de Laluth, oncle d’Énide, et sa nièce, cousine d’Énide, etc. Parmi eux, le comte vaniteux qui demande à Énide son amour apparaît comme une exception, puisque tout un épisode d’aventures s’organise autour de lui. Or, justement, certaines versions manuscrites plus tardives, à la différence de celle de Guiot, donnent à celui-ci un nom, Caloain ou Galoain. Cette variante, qui vient combler ce qui semble être perçu comme un manque, souligne que le nom était bien senti, encore au xiiie ou au xive siècle, comme une nécessité pour un personnage de roman assez important. Il est difficile de dire si elle correspond à un choix originel audacieux de Chrétien de Troyes ou si elle n’est qu’une correction de copiste, qui, gêné par cette lacune, aurait respecté un usage traditionnel. Certes, le choix narratif de conserver l’anonymat à un personnage de second plan est relativement nouveau dans la littérature de l’époque et il n’est attesté dans aucun roman antique, mais il a déjà été expérimenté en amont dans les lais. Il deviendra plus courant dans les romans ultérieurs et pourrait ainsi s’analyser comme les prémices d’un fait de style à venir dans l’écriture de Chrétien.
10Cligès présente de son côté une écriture particulièrement conventionnelle des personnages – et des lieux, d’ailleurs, comme le montrerait une étude similaire : les figures anonymes y sont pratiquement écartées et l’absence de nom ne caractérise que quelques rares personnages extrêmement mineurs, qui incarnent nettement des fonctions dans la diégèse. On peut aussi remarquer que, dans ce roman comme dans le précédent, l’anonymat est systématiquement restreint par le lien que le personnage en question entretient avec un personnage ou un lieu précisément nommé et aidant à le situer, comme si le monde romanesque, dès qu’il passe par le filtre de l’individualité, restait toujours un monde relativement connu ou connaissable. La détermination de ces personnages précise ainsi leur origine (au sens large) : à défaut de leur nom qui reste inconnu, on sait dans quel entourage ces personnages gravitent ; en témoignent le bourgeois qui loge les jeunes Grecs à Winchester, le messager de la reine portant la chemise au cheveu d’or, le neveu du duc de Saxe, quelques chevaliers adversaires, un messager-interprète envoyé par le duc de Saxe. L’écrivain fait donc preuve dans cet ouvrage d’un usage très académique, qui rappelle celui de la chronique ou celui de romans antiques comme l’Enéas ou Troie et qui dénote même une sorte de régression au plan générique par rapport à ce que présentait son premier ouvrage.
11Or, ce choix ne dure pas : le procédé du personnage anonyme retrouve de la vigueur dans l’écriture des trois derniers ouvrages et s’y développe considérablement. Dans le florilège de figures proposées, certaines d’entre elles, plus durables ou plus importantes, auraient pu déboucher sur l’identification par un nom propre, ce qui ne se fait pas : c’est donc un choix narratif. L’effet-personnage se traduit par diverses exploitations nouvelles qui modèlent le genre romanesque : uniformisation de l’arrière-plan actantiel dans Lancelot, multiplication des différences dans Yvain, surexploitation et caractérisation plus poussée dans Perceval, qui vont de pair avec la création d’un nouveau type de nom.
12Dans Lancelot, l’anonymat est étendu à des personnages qui sont plus que de simples fonctionnalités et il met les êtres en série : on ne peut qu’être frappé par la succession de figures féminines et masculines présentées par une description identifiante pratiquement semblable15. Il en résulte à la fois des jeux de miroirs, propres à montrer des oppositions au niveau syntagmatique (entre le héros et ses ennemis, entre gens de Logres et de Gorre) et des parallélismes au niveau paradigmatique (entre figures féminines ou masculines). L’anonymat écrase ici dans le détail la hiérarchisation des personnages qui ne sont pas des protagonistes, voire l’empêche radicalement : face aux héros qui guident continûment la narration (Guenièvre, Méléagant, Keu, Lancelot, Gauvain, Bademagu), des personnages de rencontre, personnages de second plan, aimantent temporairement l’histoire et l’attention, mais sans pour autant sortir de leur anonymat, comme on l’aurait attendu. Ainsi en est-il des six jeunes filles qui se succèdent sur la route du héros, chacune étant semblablement présentée comme damoisele ou pucele16, ou de la douzaine de chevaliers rencontrés, ainsi économiquement définis17. Indépendamment de leur place narrative, ces personnages reçoivent, de leur uniformité désignationnelle, le même traitement que d’autres figures épisodiques bien plus mineures, pour lesquelles un nom ne se justifie a posteriori effectivement pas : c’est le cas des deux nains18 et de quelques individus isolés (un moine, un écuyer, un héraut d’armes, un home, dénomination de degré zéro pour un être animé masculin qui récuse clairement toute autre précision19). Globalement, tous ces personnages anonymes sont surtout présents dans le premier tiers du roman, avant le passage du Pont de l’Epée, ce qui souligne que leur rôle est, en définitive, d’abord fonctionnel. Quelle que soit l’épaisseur psychologique, comportementale, physique qui leur est donnée, l’absence de nom qui reste définitivement la leur signale qu’ils ne sont, pour le protagoniste, que des jalons rencontrés dans une succession d’épreuves victorieusement passées et menant à l’épreuve qualifiante finale. La seconde moitié du roman enregistre à son tour des personnages anonymes de quelque importance dans la narration, mais pourvus d’un embryon d’identité : une désignation à l’aide d’une description identifiante engageant un nom propre sort ainsi de l’anonymat complet la dame de Nohaut, le fils du roi d’Irlande, la sœur de Méléagant, l’un des sénéchaux de Méléagant et son épouse.
13Dans Yvain, le fonctionnement actantiel est similaire, puisque l’anonymat n’y est pas réservé non plus aux simples figurants, mais les figures anonymes sont étendues, cette fois, à un cercle plus varié. Elles correspondent à des individuations très diversifiées : un vavasseur accueillant et sa fille20, un vilains gardien de troupeau21, la demoiselle sauvage qui a envoyé un message à la dame de Norison22, une dameisele sur un noir palefroi23, un ermite24, l’une des deux suivantes de la dame de Norison, qui reconnaît Yvain25, une jeune fille qui reprend la quête de la cadette du seigneur de Noire-Épine26, une dame au château de Pesme-Aventure qui explique à Yvain la raison des injures qui saluent son arrivée27, et, à la limite à cause de leur fonctionnement en groupe, les trois chevaliers détracteurs de Lunette, identifiés comme le sénéchal de Laudine et ses deux frères28, les deux jeunes filles qui soignent le lion blessé29, les deux fils du netun30. La restriction de l’anonymat, qui concerne quelques personnages, grâce à un lien de parenté (le beau-frère de Gauvain) ou à la mention de leur seigneurie (tels la dame de Norison, le seigneur de Noire-Épine, le châtelain de Pesme-Aventure), profite aussi à certains de leurs proches : le romancier joue ainsi d’une identification minimale, mais visiblement sentie comme nécessaire, qui présente l’avantage d’étoffer et d’organiser le réseau relationnel, et donc la cohérence globale du monde fictionnel. Que les figures soient d’une plus grande variété que dans le roman précédent, semble indubitablement propice à exhiber avec insistance l’altérité que le héros, Yvain, doit affronter dans ses aventures pour mieux se connaître et se faire reconnaître. C’est le même souci qui s’exprimerait dans la rencontre exceptionnelle avec le lion (v. 3344), incarnation de l’étrangeté portée à son comble, puisque l’animal deviendra, on le sait, à la place convenue d’un être humain, le compagnon de route et la détermination du héros, qui, pour un temps dépossédé de son nom, devenu anonyme, sera aux yeux de tous le chevalier au lion.
14Dans Perceval, les personnages anonymes, au nombre d’environ soixante-dix, se mettent véritablement à pulluler, tant féminines que masculines31. Certes, l’inachèvement de l’ouvrage ne permet pas de savoir si, au moins pour quelques-uns de ces personnages, il était prévu que l’anonymat finisse par être levé. Quoi qu’il en soit, le début du roman marque avec insistance ce choix esthétique, puisque la diégèse ne propose, jusqu’à l’arrivée du jeune héros à Carduel, au château d’Arthur, que des personnages anonymes. Alors que la mère du jeune homme a rappelé le fameux proverbe selon lequel le nom est une clé d’accès à l’être et a recommandé à son fils de s’enquérir du nom des gens qu’il côtoiera, pendant quelque neuf cents vers, aucun des personnages intervenant dans la diégèse, comme acteur ou mention au détour d’un discours, ne reçoit un nom, à l’exception d’Arthur. La suite immédiate proposera, de manière plus traditionnelle, des personnages pourvus d’un nom propre et faisant figure de notables du monde arthurien, mais les personnages définitivement anonymes resteront particulièrement nombreux et divers, simples fonctionnalités rendant des services, occupant momentanément la scène (un charbonnier, un serviteur, un messager, un médecin, un écuyer...), ou personnages plus individualisés par une relation étroite avec un tiers ou un lieu nommé précisément, et qui auraient mérité un nom (les frères ou le père de Perceval, le roi d’Escavalon, la cousine de Perceval, la jeune fille violée par Gréorréas...). Conjointement, Chrétien de Troyes adopte en outre dans ce roman une nouvelle stratégie de nomination, qui balance entre l’anonymat et l’identification. Quelques personnages reçoivent ainsi des noms qui ne sont pas traditionnels, qui sont de pures créations originales et qui, par leur allure périphrastique, semblent être des surnoms dissimulant le nom véritable : la Veuve Dame, l’Orgueilleux de la Lande, la Jeune Fille qui rit, l’Orgueilleuse de Logres, l’Orgueilleux de la Roche à l’Etroite Voie... Par ce choix audacieux, le maître champenois semble suppléer à la vacuité que les modernes (et ceux de son époque, d’abord, dans la lignée d’Abélard) attachent aux noms propres : les noms donnés ne sont pas des asémantèmes et sont au contraire, de manière immédiate et transparente, des lexèmes pleins, gorgés de sens et programmatiques des aventures futures. On a donc, dans ce dernier roman, comme une synthèse de tout ce qui a été expérimenté dans les romans précédents, et sans dominante remarquable. Le monde représenté en acquiert, en même temps qu’un fort effet de réel, un caractère touffu, composite, semblant fait de relations multiples et parfois complexes, traversé d’individualités très diverses qui alimentent le mystère autour du protagoniste.
15Ainsi, les personnages anonymes sont à apprécier en relation directe avec l’avènement du nouveau roman, tel qu’il se développe dans la seconde moitié du xiie siècle. S’il revient aux romans antiques de les employer comme de simples fonctionnalités, plus que ne le faisaient par le passé la chanson de geste ou les chroniques antérieures, laissant apparaître le monde quotidien commun au contact des héros, c’est Chrétien de Troyes qui, à partir de son troisième roman surtout, commence à en faire un usage original, en ce sens qu’il refuse désormais de nommer immédiatement les personnages de premier plan ou systématiquement les personnages de second plan, conservant l’anonymat à des personnages qui ne sont pas de simples figurants, pris dans la foule de son personnel romanesque. Il s’ensuit non seulement une nouvelle hiérarchisation des personnages, un nouvel éclairage actantiel, centré sur un protagoniste désormais vu en relation avec autrui, avec le monde dans lequel il vit, ce qui ne manque pas de désarçonner le public, parfois, mais aussi de puissants effets d’attente et de surprise dans la narration. L’effet-personnage, dont le nom propre est un déclencheur et une marque privilégiés, on le sait, doit être désormais causé et assumé par de nouveaux moyens. Cette gestion novatrice des ressources humaines de la fiction entraîne dans son sillage une restructuration de la narration, de nouvelles formes de cohérence et de cohésion, une nouvelle poétique dans laquelle le genre romanesque connaît son avènement.
Notes de bas de page
1 Cf. Ph. Hamon, Le Personnel de roman, Genève, Droz, 1998 et V. Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1998.
2 Les éditions utilisées dans cette étude sont les suivantes : Les Romans de Chrétien de Troyes édités d’après la copie de Guiot (Bibl. nat.,fr. 794), I. Érec et Énide, éd. M. Roques, Paris, Champion, CFMA, 1978 ; II. Cligès, éd. A. Micha, Paris, Champion, CFMA, 1978 ; III. Le Chevalier de la Charrete, éd. M. Roques, Paris, Champion, CFMA, 1983 ; IV. Le Chevalier au Lion (Yvain), éd. M. Roques, Paris, Champion, CFMA, 1978 ; V et VI. Le Conte du Graal (Perceval), éd. F. Lecoy, Paris, Champion, CFMA, 1975, 2 t.
3 C. Pierreville, Gautier d’Arras. L’autre chrétien, Paris, Champion, 2001, p. 98-99.
4 Le plus bel exemple en est, sans aucun doute, La Chanson de Guillaume (éd. Fr. Suard, Paris, Classiques Garnier, 1999), qui offre de nombreux personnages anonymes individualisés par leurs actions, guerriers païens ou figures du quotidien des héros : un messager, un bouteiller, le portier de la ville d’Orange, un pèlerin ou un marchand, l’épouse du roi Louis, le maître de Renouait... Il m’est agréable de remercier ici J.-P. Martin d’avoir attiré mon attention sur cet exemple atypique.
5 La Chanson de Roland, éd. et trad. I. Short, Paris, LGF, Le Livre de Poche, « Lettres gothiques », 1990.
6 La Prise d’Orange, éd. Cl. Régnier, Paris, Klincksieck, 1983 : un Sarrasin, à chaque fois : celui qui délie Guillaume (v. 117), le soldat qui garde l’entrée de la ville d’Orange (le portier, v. 421) et deux soldats en poste que les trois complices rencontrent dans le palais (v. 454).
7 Wace, La partie arthurienne du Roman de Brut, éd. I. D. O. Arnold et M. M. Pelan, Paris, Klincksieck, 1962.
8 Id., « quelqu’un » (aucuns) qui voit l’embuscade des Saxons et prévient Arthur (v. 535) ; la mère de Guenièvre (v. 1112) ; la vieille femme, nourrice d’Hélène (v. 2825 sq.) ; un adversaire de Gérin de Chartres (v. 3228) et un adversaire de Bos d’Oxford (v. 3247). Seul le personnage de la vieille nourrice joue un rôle un peu plus consistant que les autres dans l’histoire, ce qui aurait pu amener l’auteur à lui donner un nom. Mais il est vrai que la vieille femme est aussi un type littéraire, bien représenté dans la littérature latine notamment (c’est la vetula). Wace s’inscrit donc ici dans une tradition de l’anonymat générique, mais son choix ne passe pas inaperçu. D’abord, parce que Bédoier questionne la vieille femme sur son identité (« Di moi qui es », v. 2841) et que celle-ci choisit de répondre par une description contingente qui la définit mieux qu’un nom : « une esgaree, une lasse maleüree ». Ensuite, parce que cette question ne figurait pas chez son modèle. En effet, dans l’Histoire des Rois de Bretagne de Geoffroy de Monmouth (trad. et comm. L. Mathey-Maille, Paris, Les Belles Lettres, « La roue à livres », 1992, § 165, p. 232), la vieille, en apercevant Bédoier, s’adressait à lui immédiatement : elle lui racontait ce qui s’était passé et se présentait comme la nourrice d’Hélène ; il n’y avait donc pas de question préalable l’interrogeant en particulier sur son identité.
9 Ph. Hamon, Le Personnel de roman, op. cit., p. 137.
10 Le Roman de Thèbes, éd. G. Raynaud de Lage, Paris, Champion, 1991, 2 t. ; Enéas, éd. J.-J. Salverda de Grave, Paris, Champion, CFMA, 1985, 2 t. ; Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie (extraits), éd. E. Baumgartner et Fr. Vielliard, Paris, LGF, Le Livre de Poche, « Lettres gothiques », 1998. Sur les raisons qui poussent à ne pas retenir le Roman d’Alexandre, cf. C. Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage. Poétique de la ville dans le roman antique au xiie siècle, Paris, Champion, 1996, p. 13-14.
11 Une étude précise reste à faire sur le sujet, trop importante pour trouver place dans ce cadre. Dans Le Roman de Thèbes, toujours en exceptant les pluralités ou les collectivités qui favorisent l’anonymat, les exemples de ces figurants à peine individualisés sont nombreux : cf. les vers 867, 882, 1023, 1350, 1893, 1953, 2542, 2701, 2763, 3225, 3531, 3569, 4870, 5326, 5454, 5472, 5548, 5917, 5928, 6186, 6623, 6629, 6948, etc.
12 Par exemple, un chevalier à Bénévent (v. 3127 sq.), un messager de Parthénopée (v. 4685 sq.).
13 On retiendra ainsi : la suivante qui accompagne la reine Guenièvre au début du roman, la jeune fille et le nain qui accompagnent Yder, le comte de Laluth, oncle d’Énide et sa nièce, la cousine d’Énide, l’écuyer obligeant qui ravitaille les héros et les mène au château du comte vaniteux, le comte vaniteux qui, croyant Érec mort, demande à Énide son amour et l’épouse, le chapelain de Limors, le garçon qui mène son cheval à l’abreuvoir dans le château de Limors, l’amie de Cadoc de Cabruel, la cousine d’Énide, amie de Maboagrain et fille du comte de Laluth. Les trois chevaliers puis les cinq chevaliers pillards sont à excepter de ce relevé dans la mesure où leur quantification est essentielle et où ils fonctionnent, indépendamment de variantes narratives individuelles, comme des entités collectives. Je ne retiendrai pas non plus dans les relevés suivants les groupes qui s’accommodent avec facilité de l’anonymat.
14 Ph. Hamon, Le Personnel de roman, op. cit., p. 132.
15 Cf. B. Milland-Bove, La Demoiselle arthurienne. Ecriture du personnage et art du récit dans les romans en prose du xiiie siècle, Paris, Champion, 2006.
16 Cf. v. 431 sq., 607 sq., 733 sq., 933 sq., 3635 sq., 5637 sq.
17 Cf. v. 732 sq., 1065 sq., 1509 sq., 1649 sq., 2016 sq., 2176 sq., 2207 sq., 2384 sq., 2490 sq., 2511 sq., 2567 sq.
18 Cf. v. 347 sq., 5059 sq.
19 Cf. respectivement les vers 1847 sq. pour le moine, 2284 sq. pour un écuyer, 5537 sq. pour un héraut d’armes et, pour un homme, 2201 sq., 2257 sq., 3481 sq.
20 Cf. v. 196 sq. et 225 sq.
21 Cf. v. 286 sq.
22 Cf. v. 1624. La dénomination dameiselle sauvage est presque un nom véritable, du type de ceux qui se développeront en particulier dans le roman du Conte du Graal et qui affichent un signifiant périphrastique transparent. Peut-être faudrait-il choisir d’écrire Dameisele Sauvage...
23 Cf. v. 2707 sq.
24 Cf. v. 2831.
25 Cf. v. 2885-2886.
26 Cf. v. 4824.
27 Cf. v. 5137.
28 Cf. v. 3610 sq.
29 Cf. v. 4691.
30 Cf. v. 5267.
31 Cf. les vers 74 (la mère de Perceval), 157 (le chef des cinq chevaliers), 412 (le père de Perceval), 454 (les deux frères aînés de Perceval), 461 (le roi d’Escavalon), 669 (la demoiselle de la tente), 833 (un charbonnier), 1033 (la jeune fille qui rit en le voyant), 1052 (le fou qui a prédit l’avenir), 1548 (un serviteur de Gornemant), 1722 (une jeune fille de Beaurepaire), 1775 et 1779 (un serviteur de Blanchefleur, un autre), 2364 (un jeune homme au service de Clamadeu), 2592 (un messager de Clamadeu), 2640 (un serviteur à Beaurepaire), 2993 (un rameur dans une barque), 3119 (le serviteur apportant l’épée), 3133 (la jeune nièce du Roi-Pêcheur), 3168 (un jeune serviteur du Roi-Pêcheur), 3179 (le jeune homme qui porte la lance où perle une goutte de sang), 3209 (la jeune fille qui porte le Graal), 3218 (la jeune fille qui porte le tailloir d’argent), 3242 (un serviteur du Roi-Pêcheur), 3419 (la cousine de Perceval), 3440 (l’ami mort de la cousine de Perceval), 3450 (le chevalier qui a tué l’ami de la cousine de Perceval), 4316 (un médecin d’Arthur), 4514 (un chambellan de Gauvain), 4587 (une demoiselle hideuse), 4683 (la jeune femme assiégée dans son château près de Montesclere), 4734 (le seigneur de Guingambrésil), 4763 (le roi d’Escavalon), 4791 (un écuyer de la maison de Méliant de Lis), 4814 (le père de Méliant de Lis), 4820 (la fille aînée de Tiébaut), 5024 (une des suivantes de la fille aînée de Tiébaut), 5027 (une des suivantes de la fille aînée de Tiébaut), 5029 (une des suivantes de la fille aînée de Tiébaut), 5031 (une des suivantes de la fille aînée de Tiébaut), 5082 (un écuyer chauve), 5086 (une des suivantes de la fille aînée de Tiébaut), 5213 (les deux filles de Garin), 5466 (un écuyer à qui Gauvain confie un cheval), 5658 (la sœur du roi d’Escavalon), 5660 (le seigneur qui conduit Gauvain à Escavalon), 5766 (un vavasseur qui reconnaît Gauvain à Escavalon), 5882 (le maire d’Escavalon), 5886 (le vavasseur qui conseille le roi d’Escavalon sur la conduite à adopter vis-à-vis de Gauvain), 6093 (l’ermite, oncle de Perceval), 6199 (le père du Roi-Pêcheur), 6313 (l’amie de Gréorréas), 6371 (le chevalier qui a blessé Gréorréas), 6538 (le chevalier près du palefroi), 6728 (un chapelain), 6738 (l’écuyer désavenant), 6873 (la jeune fille violée par Gréorréas), 7039 (le neveu de Gréorréas), 7123 (le nautonier), 7298 (un clerc versé dans l’astronomie), 7399 (un homme estropié portant une jambe d’argent), 7597 (un vilain libérant un lion), 7640 et 7643 (deux serviteurs au château de la Roche Champguin), 7657 (un serviteur au château de la Roche Champguin), 8307 (le chevalier tué qui était l’ami de l’Orgueilleuse de Logres), 8513 (le père de Grinomalant), 8516 (un cousin germain de Grinomalant), 8803 (le messager de Gauvain à Arthur).
Notes de fin
* Cette étude a fait l’objet d’une première communication orale présentée lors du XXIe Congrès arthurien qui s’est déroulé à Utrecht en juillet 2005. Je remercie vivement Chantai Connochie-Bourgne et l’équipe du CUER MA de m’avoir donné le plaisir de reprendre en le poursuivant ce travail.
Auteur
Université Paris-Sorbonne – Paris IV
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