Rainouart au pays des fées. Interchangeabilité des personnages et dialogisme dans La Bataille Loquifer
p. 99-122
Texte intégral
L’œuvre d’art, même en tant que pure expression de l’individuel [...] est cependant conditionnée par l’« altérité », c’est-à-dire par la relation avec l’autre comme conscience compréhensive.
Hans Robert Jauss1.
Car l’an portons [Renoart] trestout esbaionan
a Avalon, nostre cité vaillant [...],
s’i soit o nos, s’il velt, tout son vivant,
Avoc Artu et avoques Yvain,
Avoc Gavain et avoques Rolant ;
la gent faee sont iloques manant.
La Bataille Loquifer, v. 3634-392.
Du type au personnage : perméabilité et éclatement des genres
1Un personnage littéraire, la manière dont il est façonné par le récit, les attributs (paroles, gestes, vêtements, éthique comportementale, etc.) lui conférant une dimension sémiologique complexe, peuvent-ils dicter l’appartenance ou l’exclusion d’un texte à genre poétique donné ? Certes, à lui seul, ce critère n’est sans doute pas suffisant, bien qu’il constitue néanmoins une structure déterminante dans la mesure où tout personnage sélectionne nécessairement une matière, un registre et un modus dicendi spécifiques (et vice versa) qui, au-delà ou en deçà de toute poétique normative, dessinent les contours programmatiques d’une œuvre et signe, avec le lecteur/auditeur, un pacte narratif (implicite ou explicite) qui influence « l’horizon d’attente ». Ainsi, sans nier la pertinence d’autres caractéristiques, procédés et fonctions dont dépend l’inclusion d’un texte dans un système donné, Hans Robert Jauss considérait, dans sa célèbre analyse synchronique et structurale des genres au Moyen Âge3, « l’épreuve de la commutation » des personnages comme un moyen infaillible pour constater les différences constitutives entre genres. Après l’exemple de la princesse du conte de fée placée dans le contexte dissonant d’une nouvelle, Jauss aborde le cas plus emblématique encore du récit médiéval :
Voici un autre exemple : la non-interchangeabilité des personnages de la chanson de geste et du roman courtois. Des héros comme Roland ou Yvain, des dames comme Alda ou Énide, des souverains comme Charlemagne et Arthur ne furent jamais transférés d’un genre à l’autre dans la tradition française, malgré l’assimilation progressive de l’épopée au roman chevaleresque4.
2Il semblerait donc exister une impossibilité logique (tout comme idéologique, le point de vue synchronique ne pouvant éluder le rapport entre le système des genres et un contexte historique donné) empêchant la communication ou le transfert d’un genre à l’autre de personnages appartenant à des registres poétiques différents. Cette étanchéité est évidemment le fait d’une conception trop rigide du genre qui parvient toujours, selon Jauss, à annuler (intégrer) les diverses entorses aux lois du discours dominant5. Elle participe, d’autre part, d’une conception du personnage qui rapproche davantage celui-ci d’un type et qui établit une séparation très nette entre la parole épique et le roman, la première étant de l’ordre de la liturgie commémorative qui place l’action héroïque au service du collectif, le second traduisant le « principe esthétique de la nouveauté6 », l’imprévisibilité du héros romanesque (reflet de la nouvelle place que l’individu occupe au cœur de la société), son ambiguïté intrinsèque, scellant l’émiettement de cette forme-type prédéterminée et immuable et l’émergence du personnage qui reflète, à son tour, une lente érosion du symbole (ancrage de la chanson de geste dans la propriété des mots et des choses, l’ordre grammatical du discours faisant miroiter, dans sa nature de relique verbale, la vaste syntaxe du monde7) au profit de l’empire muable et toujours incertain du signe8. En tant que type9, le héros épique participerait ainsi d’une esthétique du lieu-commun basée sur les topoi toujours disponibles (et lisibles) de la tradition poétique et culturelle. En tant que personnage, celui du roman s’emploierait à déjouer sans cesse la logique de la re-connaissance en se déviant constamment du paradigme créé par cette même tradition. L’exemple de Gauvain, de son évolution au long des récits de Chrétien de Troyes, est particulièrement éloquent, dans la mesure où nous voyons l’écart par rapport au personnage-modèle (ou type) – le parangon de la sémiologie courtoise, l’emblème des valeurs chevaleresques, l’un des pôles fondamentaux et fondateurs du logos arthurien, l’image suprême de la stabilité et de l’intégrité qui incarnent dans un signifiant nominal transparent et affiché sans ambages10 – s’accentuer de plus en plus à partir d’Yvain et du Chevalier de la charrette (où son parcours se caractérise par une systématique absence intertextuelle) pour culminer dans la seconde partie du Conte du Graal. L’éclatement du vernis qui recouvrait jusqu’alors la persona romanesque (et la poétique du roman qui en portait l’empreinte) devient alors si inquiétante et déstabilisatrice qu’elle en vient à troubler le discours critique visiblement désorienté, à en croire Jacques Ribard11, après avoir perdu un important pôle référentiel de l’herméneutique du roman. Comment percevoir, en effet, les déviances par rapport au centre, au modèle, à la loi, quand c’est justement ces valeurs identificatrices (paramètres de contrôle) qui peu à peu s’émiettent, se déplacent et s’absentent12 ?
3Faut-il pour autant nier au héros épique toute plasticité, toute ambiguïté existentielle, symbolique et narrative et continuer, en ce sens, à en faire un élément structural de l’univers épique vu lui-même comme un monde statique, monochrome et à tendance monosémique, profondément conservateur. Il nous suffit de considérer quelques lectures plus récentes et audacieuses de la Chanson de Roland pour nous apercevoir que la notion de geste pure est davantage le produit d’une fiction créée par l’histoire littéraire (fiction tributaire du mythe romantique et philologique des origines ainsi que des présupposés idéologiques qui le sous-tendent) que le reflet d’une quelconque réalité textuelle, et qu’aucune composition poétique n’échappe entièrement à la tension entre les non-dits qui émanent des profondeurs (inconscientes ou non) du texte et la pression idéologique qui, opérant sur la surface littérale du récit, dénie, contredit, efface (comme dans le palimpseste) ou réinterprète (sous forme de gloses, de remaniements et de ré-écritures) incessamment la faille qui persiste cependant à affleurer et à brouiller le miroir trop parfaitement poli de la fiction épique13. Ainsi, à y regarder de plus près, ni Roland, ni Ganelon, ni même Charlemagne ne sont – et ceci dès la geste fondatrice qui leur donne corps – des personnages linéaires, typés, parfaitement cohérents, homogènes et stables. En ce sens, ils ne sont pas non plus des figures entièrement exemplaires (au sens positif ou négatif) et ce sera justement dans les failles et les hiatus perçus dans les entrelignes du discours poétique ainsi que dans les doublures du voile narratif que les poèmes trouveront souvent un prétexte fertile à la pratique de la ré-écriture qui se manifeste dans les gloses et les continuations épiques et romanesques. L’entrée en fiction implique donc toujours une densification du personnage qui finit inévitablement par briser le moule trop étroit du type (du stéréotype) qui l’informe.
4Mais le mythe (surtout lorsqu’il s’agit d’un mythe des origines) est cependant, nous le savons, un discours particulièrement tenace et résistant. Bien que depuis Jauss le regard porté sur les genres se soit considérablement nuancé et élargi, l’approche dialogique et intertextuelle14 ouvrant aujourd’hui de nouvelles perspectives face à l’analyse structurale, formelle ou thématique, bien que la chanson de geste soit désormais considérée comme un genre particulièrement instable qui, très tôt, se transforme en « épopée romanesque15 », en « chansons d’exil16 », « d’errance17 » ou en « chanson d’aventure18 », 90 % des textes épiques produits entre le xiie et le xiiie étant imprégnés de motifs généralement tenus pour typiquement romanesque19 (motifs qui confèrent à ce registre une tonalité satyrique ou ironique permettant un distancement critique par rapport au(x) modèles(s) poétiques sur lesquels ils se fondent nécessairement20), bien que, en somme, et dans ces conditions, la geste dite « pure » soit davantage une entorse à la loi du genre (une exception qui, ne pouvant confirmer la règle, s’érige elle-même en règle, occupant – usurpant – le lieu de la Loi) qu’un paradigme proprement dit21, nous sommes régulièrement surpris de voir la geste plus tardive (et encore faudrait-il, pour être cohérent, considérer comme tardive pratiquement toute la tradition post-rolandienne, sous peine d’exclure des textes aussi atypiques – bien qu’à des niveaux très différents – comme Le Pèlerinage de Charlemagne, La Prise d’Orange, Aliscans et tout le micro-cycle de Rainouart, entre beaucoup d’autres) être pensée en termes de dégradation, de corruption, de contamination par rapport à un modèle idéalisé et artificiel, donc inexistant. « L’agent infectieux » – pour reprendre l’expression de Claude Roussel22 – qui se trouve à l’origine de cette souillure poétique est d’ailleurs unanimement identifié : il réside dans la force dissolvante du roman, dans la puissance du signe qui émiette la cohérence et la cohésion du symbole, mettant fin à la supériorité historique, morale et quasi-métaphysique du discours épique23. La chanson de geste, rendue impure par de son contact avec le « vain et plaisant » (et donc éminemment subversif) conte de Bretagne, d’après la célèbre définition de Jean Bodel dans son Prologue à la Chanson des Saisnes, était ainsi condamnée à disparaître comme s’il s’agissait d’un système de représentation qui se révèle suranné pratiquement dès sa naissance24. Dans cette perspective, nous sommes à peine surpris par les commentaires de Gerald A. Bertin dans son introduction à l’édition du Moniage Rainouart, lorsqu’il compare ce récit à celui qui va justement faire l’objet de nos remarques, La Bataille Loquifer :
Par contraste avec la Moniage Rainouart, où tout est soigneusement motivé et où la matière épique est préservée malgré les incidents héroï-comiques, La Bataille Loquifer, qui est moitié moins longue (3890), est caractérisée par une suite médiocre d’évènements mal liés où le merveilleux et les coïncidences réduisent l’épopée au niveau du roman d’aventure banal25.
5Or, comme nous verrons par la suite, ce singulier récit d’aventure n’a absolument rien de commun, l’émergence du merveilleux relevant d’un programme narratif extrêmement cohérent qui ne doit rien à la coïncidence ou à la banalité médiocre. Ne vaudrait-il pas mieux abandonner définitivement cette pensée de la contamination malsaine en admettant qu’assez tôt l’une des marques caractéristiques de la chanson de geste réside dans sa tendance holistique26, totalisante et omnivore ? Davantage que le « nouveau » roman arthurien, l’épopée française survit et se régénère sans cesse grâce à une croissante complexification de ses modèles narratifs27, une complexification qui s’accentue, certes, au xiiie siècle, mais qui s’amorce déjà durant le siècle précédent où plusieurs œuvres témoignent clairement d’une dynamique qui ne se limite plus à une simple confluence de registres stylistiques distincts (épique, courtois, burlesque ou satirique, moral et didactique), mais qui devient véritable confluence de genres. Cet éclatement progressif des frontières inter-génériques montre ainsi que la chanson de geste est paradoxalement un genre moins conservateur et stable que le roman, dans la mesure où l’évolution de sa structure tend à accompagner justement l’éclatement des structures idéologiques de la féodalité et la complexification d’un univers (mental et social) que les diverses et profondes transformations qui parcourent le xiie siècle (nouveau mode de représentation ou de symbolisation à travers l’usage croissant du signe monétaire et l’émancipation/divulgation du roman – langue et discours poétique – par rapport aux modèles hérités de la latinité ; progressive laïcisation du savoir ; imaginaire de la noblesse traditionnelle menacée par le pouvoir inquiétant et irréversible de l’univers urbain et marchand, etc.) rendent plus opaque, plus inquiétant et bien moins lisible ou compréhensible. L’histoire des rapports entre chansons de geste et romans n’est pas non plus celle d’un Œdipe poétique où le Fils viendrait mettre à mort un genre qui, dans la tradition, assume le statut d’autorité ou de paternité textuelle incontournable28. Chansons de geste et romans, formes contemporaines de représentation poétique qui puisent, par conséquent, dans un fond culturel et littéraire commun (qui engendre schémas structuraux et matrices narratives toujours disponibles)29, sont plutôt deux figures jumelles qui maintiennent entre elles un intense et puissant rapport intertextuel ou dialogique tissé de rivalités secrètes, d’antagonismes manifestes ou latents, de clins d’œil complices. Ce sont, en quelque sorte, des « fictions politiques » placées sous le signe de Janus offrant ainsi une vision/lecture différenciée du monde. Cette thèse a été remarquablement développée par Sara Kay30 à la suite des positions de Francis Jameson31 et stipule, grosso modo, que tout texte est le produit de tensions profondes que le discours qui, ne parvenant jamais à traduire/supporter entièrement ses tensions, les refoule dans l’interdit ou le non-dit de la métaphore fictionnelle, les efface ou bien les codifie (symbolise) en recourant au langage (thèmes, motifs, structures narratives, topoi) dont il dispose. En s’aventurant dans l’univers arthurien, la chanson de geste peut ainsi surgir comme une sorte d’inconscient poétique (et idéologique ou politique) du roman, traduisant (au sens médiéval de la translatio, d’un transport discursif et métaphorique des signifiants fictionnels), questionnant ou rendant manifeste ce que celui-ci a voulu réprimer au niveau du dit32. Or, au cœur de ce dialogisme, de cette translatio poétique, le personnage est appelé à jouer un rôle central, surtout lorsqu’il s’agit d’une figure comme Rainouart dont les ambiguïtés, la richesse et la plasticité témoignent à l’évidence à quel point le personnage peut troubler ou faire basculer le rapport entre les genres et faire éclater la frontière parfois ténue qui les sépare. La confluence qui dès lors se produit engendre une véritable écriture réflexive (ou de second degré) où la geste, en se rêvant comme un roman (et vice versa), interroge à la fois le pouvoir et les limites de ces deux systèmes poétiques de représentation et la vision du monde qui sous-tend chacun d’entre eux.
Un personnage dans tous ses états... Rainouart
6Qu’il soit un nouvel avatar des nombreux héros herculéens et telluriques issus de la mythologie de l’aire indo-européenne33 ou un personnage issu du folklore et de la tradition carnavalesque34, la présence de Rainouart au sein du discours épique peut sans doute être déroutante tout en ne constituant pas, en elle-même, une surprise. En effet, l’exploitation parallèle de schémas narratifs (notamment empruntés au répertoire folklorique et à la tradition littéraire romanesque), schémas toujours disponibles, malléables et facilement combinables, est une caractéristique bien connue du renouvellement des matériaux et de l’écriture épique dès le xe siècle. Ce qui est surprenant et bien plus intéressant, c’est la fonction que ce personnage assume au cœur du Cycle de Guillaume d’Orange. Héros à la fois chtonien et solaire (une ambivalence dont participe pleinement le rire ou le sourire qu’il provoque), menaçant et séduisant grâce à son pouvoir et à la beauté luciférienne qu’il exhibe, figure marginale et centrale à la fois, humilié, puis racheté (au sens figuré comme propre du terme) pour être à nouveau rabaissé, moitié monstre et moitié chevalier, prince, guerrier et esclave, sarrasin d’origine mais chrétien par conviction innée35, Rainouart au tinel, personnage étrange (exogène) à l’univers épique traditionnel, désigne l’Autre par excellence, introduisant la Différence qui vient régénérer un discours marqué, au moins depuis la première partie de la Chanson de Guillaume (G1) et d’Aliscans, par la faille et l’impuissance. Faisant ressurgir, en le déplaçant sur un autre champ/chant de bataille, le spectre traumatique et fondateur de Roncevaux, les différentes versions de la mort de Vivien36, l’échec des différents couples épiques face au triomphe des païens, l’impuissance déroutante et consternante de Guillaume – un personnage naguère tellurique et civilisateur – qui semble avoir désormais totalement perdu toute prise sur le monde qui l’entoure, traduisent clairement un univers en décomposition. Guillaume ne fait plus la différence, la chanson de geste s’étant engluée dans ce que j’appellerais volontiers une sorte d’endogamie poétique saturée dans la répétition du Même. Est-ce une coïncidence si le personnage élu destiné à briser cette circularité stérile du langage et de l’imaginaire épiques est un être qui, bien que participant originairement de la souveraineté (il est fils du roi païen Desramé) puis de la fonction guerrière (malgré sa rénitence à prendre l’épée et à assumer les attributs de la chevalerie), est surtout un être de la troisième fonction dumézilienne37, une fonction longtemps refoulée et cachée par la chanson de geste et qui, par le biais de Guillaume, redevient manifeste, assumant à nouveau sa place dans l’ordre textuel, social et symbolique qui s’en trouve ainsi régénéré38. Recentrant cette problématique sur la question du personnage, il se pourrait alors que la progressive paralysie (déjà discernable dans la Prise d’Orange39) et l’inefficacité du légendaire Guillaume et de sa geste (se) traduisent justement (par) une rupture du héros par rapport aux structures profondes de l’imaginaire (et de la légende) qui façonnaient le personnage et lui conféraient son pouvoir et sa plasticité (visible notamment à travers un fréquent recours au masque discursif et vestimentaire), son affaiblissement correspondant alors à une sorte de régression du personnage au niveau du type. Héros prométhéen qui transgresse la Loi implicite du genre épique pour en élargir et renouveler le sens, Rainouart met en lumière cette lente agonie du (stéréo)type épique en réinventant la notion de personnage au sens narratif fort, i. e., en tant que figure dynamique et transformationnelle qui, au seuil de la modernité, remodèle sans cesse les contours du texte au-delà des contraintes topiques et rhétoriques dont il continue de se nourrir.
7Au début du xiiie siècle, La Bataille Loquifer conduit cette expérience poétique du renouveau, de la rupture et de l’imprévisible jusqu’à une limite qu’aucun poème épique n’avait jusqu’alors, me semble-t-il, clairement osé franchir, explorant ainsi un univers encore relativement vierge. Ce poème se place, en effet, entièrement sous le signe de la déviance et du désœuvrement qui entraînent naturellement un certain désarroi herméneutique. Rien ici n’évoque encore l’hypertrophie remarquable des épopées tardives dont parle Claude Roussel40 : plus court que la plupart des romans et gestes du xiie siècle (moins de cinq milles vers), ce texte, assez dense et centré, ne peut donner lieu aux interminables entrelacements de ces récits épiques qui finissent par s’enrouler sur eux-mêmes en multipliant les aventures à foison. Rien n’évoque non plus l’adaptation forcée de motifs passe-partout où le merveilleux d’importation (folklorique ou arthurien) perd son pouvoir inquiétant, toujours selon Roussel41, pour se transformer en une pure machinerie, en pure mécanique narrative. Cet univers fictionnel, dont l’ambiguïté soulève bien plus de questions qu’il n’apporte de réponses, garde ici, en effet, toute son étrangeté énigmatique et signifiante. Les éléments arthuriens ne tiennent d’ailleurs pas, dans l’œuvre, une place marginale en se limitant à de simples et commodes mentions textuelles, mais forment une séquence narrative cohérente et autonome qui occupe près d’un quart de la chanson (laisses 72 à 94). À bien des égards, La Bataille Loquifer constitue donc un « paradigme de l’étrangeté42 » non seulement vis-à-vis de la tradition épique, mais également de la tradition arthurienne dont elle bouleversera également la morphologie et la syntaxe narrative tout comme symbolique43. En effet, après une longue séquence épique centrée sur la bataille qui oppose Rainouart au géant Loquifer et qui rend compte, en amont, d’un premier stratagème (manqué) des païens (déguisés en marchands) envoyés par Thibaut pour s’emparer de Rainouart et d’Aélis (laisses I-XI), l’objectif étant la reconquête d’Orange et d’Orable (comme si le Cycle de Guillaume d’Orange se déployait maintenant à rebours), et, en aval, de la naissance de Maillefer (qui entraîne la mort d’Aélis – laisse XI) et de son enlèvement par l’étrange Picolet lou legier, le nain au service du géant païen Loquifer et de Thibaut (laisses 48), la chanson de geste, recourant au topos particulièrement fertile de la famille dispersée, se détourne de son registre poétique dominant pour entrer dans le Royaume de la Féerie. Ainsi, alors qu’il quitte Guillaume pour partir à la recherche de son fils prisonnier à Loquiferne, Rainouard s’endort sur la rive de Porpaillart et est lui-même ravi par trois fées (dont Morgue et sa sœur Marsion) qui l’emportent en Avalon44 où il sera présenté à Arthur, Roland, Gauvain, Yvain, Perceval et Guenièvre (dans cet ordre : v. 3898-3908) qui ont fini leur vie et passent maintenant l’éternité en compagnie des fées. Le héros devra alors affronter, sur le commandement d’Arthur, Chapalu, une laide beste (v. 3750) à tête de chat et corps de cheval, durant un combat qui dissipera à la fois l’enchantement dont il fut victime (recouvrant alors sa figure humaine) et, à en croire les paroles énigmatiques du roi, les enchantements de l’Autre-Monde, car, à la suite de cette victoire, Rainouart « l’ostel desraisnera » (v. 3789) à Chapalu, prenant alors possession du Royaume de Féerie. Une fois l’exorcisme opéré, Rainouart passe la nuit avec Morgue et conçoit le diabolique Corbon. Le retour d’Avalon est assez agité, car Chapalu (sur le conseil de Morgue) provoque un naufrage durant lequel le héros, gravement blessé et ne sachant pas nager, croit toucher à sa fin. Il sera cependant sauvé par les sirènes qui l’endorment de leurs chants et le ramènent exactement au point de départ, i. e., sur le rivage de Porpaillart où il se réveille endeuillé par la mémoire d’Aélis et la perte de Maillefer. Contrairement à ce qu’affirmait Jauss, des personnages comme Yvain et Roland peuvent donc bel et bien se déplacer d’un genre à l’autre et cohabiter dans un même espace fic-tionnel. Remarquons d’ailleurs que, dans La Bataille Loquifer, la matière carolingienne ne bascule pas seulement dans la matière arthurienne grâce à la figure de Rainouart, ce processus s’étant déjà esquissé, comme le suggère l’étrange présence de Roland (et non celle de Charlemagne, ce qui compromettrait le devenir de la Geste du Roi) aux côtés d’Arthur dans le panthéon des héros de la Table Ronde45.
8En ce sens, certains critiques comme Gerald Bertin avaient donc bien raison lorsqu’ils insinuaient que cette aventure de la chanson de geste en territoire arthurien est absolument gratuite et inutile. En effet, lorsque survient le rapt de Rainouart en Avalon, le projet narratif du récit était déjà bouclé, parfaitement accompli avec la mort de Loquifer (par le héros) et celle de Desramé (par Guillaume). Il y a certes, comme toujours, une ouverture répondant à la logique de la continuation au sein de l’écriture cyclique : d’une part la menace sarrasine qui pèse à nouveau sur Porpaillart et Orange ; d’autre part, l’enlèvement de Maillefer que le voyage entrepris par Rainouart devrait résoudre et colmater. Cependant, le séjour chez les Fées ne résout (ne clôt) aucun de ces deux manques narratifs, le seul renseignement que le héros obtient sur son fils (donné par Chapalu pour le remercier de l’avoir aidé à reprendre sa forme humaine : laisse 83) étant une fausse piste qui renverrait Rainouart – si elle était suivie – à un passé textuel non actualisé46. La circularité même de cet épisode – qui commence et s’achève sur les rives de Porpaillart et qui est entièrement subordonné au topos du ravissement merveilleux durant le sommeil47 – confère au séjour l’inconsistance d’un rêve, d’une irréalité, ce qui renforce l’autonomie de la séquence et son statut hors-texte, rien dans le récit ne nous indiquant qu’à son réveil Rainouart songe à reprendre son chemin vers Loquiferne ou vers une quelconque autre direction48. Finalement, contrairement à la plupart des récits épiques de la même époque, la clôture de La Bataille Loquifer ne transmet aucune pensée théologique ou simplement édifiante, aucun enjeu religieux (la voix même de l’ange qui est venue deux fois au secours de Rainouart lorsque celui-ci se sentait proche de la mort – laisses 9 et 42 – s’est totalement effacée), les préoccupations idéologiques ou lignagères étant elles-mêmes assez ténues. Espèce de texte suspendu et en souffrance à l’image même du rêve, le voyage en Avalon représente ainsi un déplacement, une translatio géographique et métaphorique, non seulement dans l’espace de l’Autre-Monde, mais également dans un espace textuel radicalement Autre. Avalon (et la matière que l’épisode actualise) est ainsi l’Autre dialogique de la chanson de geste qui se regarde au miroir (déformé et déformant) de toute une tradition poétique. Or, ce que les critiques ont peut-être oublié de signaler, c’est que c’est justement dans la mesure où cette séquence est apparemment gratuite et inutile qu’elle devient autrement in-signifiante au sein même de l’imaginaire qui gouverne l’écriture épique. La nature et le statut ambigus et troublants de ce poème se reflètent d’ailleurs au sein même de l’organisation du cycle dans lequel il s’insère et où il apparaît généralement comme un espace de transition entre Aliscans et le Moniage Rainouart. En analysant, d’une part, l’étroite unité et parenté entre ces deux récits et, d’autre part, les hiatus et contradictions existants entre le Moniage et La Bataille49, Gerald Bertin a fait remarquer que La Bataille Loquifer aurait pu être composée après Le Moniage, son intercalation postérieure ayant été réalisé par un éditeur cyclique qui aurait lui-même remanié la fin d’Aliscans (qui contient déjà, en puissance, tous les motifs nécessaires au développement du cycle : mort d’Aélis, enlèvement de Maillefer, bataille contre Loquifer) en vue de cette addition50. À en croire le bien-fondé de ces arguments, quels seraient l’objectif et le sens d’une telle insertion, d’une telle manipulation ? Il ne s’agit certainement pas ici de créer un pré-texte signifiant qui, par le biais d’une antériorité chronologie toute fictionnelle, permettrait d’introduire ou d’éclairer le Moniage (comme il arrive avec les Enfances). Il ne s’agit pas non plus de colmater des lacunes textuelles pour rendre le cycle plus intelligible. Ce remaniement traduirait-il ainsi le désir secret d’intégrer cette altérité menaçante et fuyante de La Bataille Loquifer dans un ordre plus clairement subordonné à la logique et à l’imaginaire épiques ? S’agirait-il, par conséquent, de neutraliser et d’exorciser une différence radicale et troublante en cerclant ce poème d’un co-texte formé par deux œuvres déjà consacrées par la tradition ? Quoi qu’il en soit, remarquons que l’instabilité même de l’épisode d’Avalon dans les différentes versions du texte est assez révélatrice de sa nature dérangeante, vu que certains manuscrits (Arsenal, F, E et peut-être C) effacent cette séquence, la dissocient du reste du texte (B2) ou l’associent directement aux premiers vers du Moniage Rainouart (B1), les versions qui donnent cet épisode présentant néanmoins entre elles une cohérence remarquable51. Nous sommes donc en présence d’une « marginalité fonctionnelle52 » que le récit prépare d’ailleurs soigneusement dès le départ à travers une série d’indices (plus ou moins discrets) qui s’accumulent et se regroupent justement autour du personnage de Rainouart (dont ils altèrent progressivement les contours), indices qui démontrent que, malgré tous les éventuels remaniements, l’épisode d’Avalon (et la confluence des genres qui en résulte) devait bel et bien faire originellement partie du dispositif diégétique et symbolique qui a présidé à l’écriture de cette chanson.
9Ces indices, « syndrome boulimique », selon l’expression imagée de Clause Roussel53, d’une chanson de geste de plus en plus vouée à l’encyclopédisme où « le merveilleux est venu occuper un espace laissé vacant par l’éloignement du surnaturel54 » (surtout le surnaturel chrétien du miracle qui semble avoir le plus vieilli), n’auraient évidemment rien d’une véritable rupture si ce n’était la logique narrative extrêmement bien élaborée au service de laquelle ils se placent. Ainsi, dès les premiers vers, Rainouart est vu par les païens comme un être enchantés (v. 113) et faeez (v. 120) dont les origines même sont inquiétantes et menaçantes. Ce n’est pas le seul, l’étrangeté radicale attribuée généralement aux héros sarrasins (héros telluriques et lucifériens) étant souvent traduite dans un langage qui s’appuie sur les archétypes du merveilleux féerique et diabolique. Aussi le cruel guerrier Ysabras (qui conduit les opérations contre Rainouart) est-il également décrit comme un personnage qui, ayant subi un enchantement à sa naissance, a été condamné à vivre sous l’aspect d’un monstrueux noitons55 durant trente ans (v. 193-204). À la laisse XXIII, nous apprenons que le combat entre Rainouart et Loquifer – qui est lui-même un géant (tout comme Rainouart et Maillefer) dont l’armure merveilleuse a été confectionnée dans l’Autre-Monde (v. 1552) – se déroule sur une île au large de Porpaillart (espace étranger à la tradition épique que l’on retrouvera dans le Moniage Rainouart) et commence un mercredi (le milieu de la semaine) à midi (l’heure, extrêmement délicate, de l’ouverture entre les deux mondes, l’heure du passage par excellence56). Sans oublier, bien entendu, le baume magique dont Rainouart finira par s’emparer et dont les multiples occurrences (au moins dix entre les vers 1588 et 2308) sont elles-mêmes surprenantes. La fonction de cet onguent qui est alternativement mis au service du héros chrétien et du héros sarrasin est ambiguë, car si d’une part il permet la constante restauration de l’intégrité du corps57, étanchant l’hémorragie de l’écriture et du sens58 qui caractérise et menace généralement le registre épique59, il condamne, d’autre part, la chanson de geste à l’infini répétition du même, à l’inachevable (d’où l’importance de l’épisode où Rainouart s’empare du baume qui sera désormais mis au service de la chrétienté carolingienne). C’est au cours de cette bataille, et justement dans le discours de Rainouart, que nous trouvons discrétement, au vers 1629, une première référence à Chapalu (« Dahait ait ons qui croit en Chapalu »), une référence certes encore figée dans sa forme et sa fonction proverbiales60 mais que l’épisode d’Avalon se chargera d’amplifier (rhétorique de la dilatatio) au point de lui donner corps et de lui conférer le statut à part entière de personnage au sein d’un récit fictionnel autonome. Avouons que dans un pareil contexte où domine clairement la matière de Bretagne, les adjuvants chrétiens de Rainouart (la voix de l’Ange et le brief protecteur où « escrit i sont li digne non Jhesu » – v. 2385 – que nous retrouvons dans Aiol) dont la fonctionnalité est d’ailleurs presque réduite au statut d’un topos cristallisé qui ne produit qu’un impact très limité sur le développement du récit, se trouvent quasiment effacés et neutralisés.
Des or orés chanson anluminee : L’épopée ou le devenir du roman
10Au-delà de ces motifs stratégiquement dispersés au long de la partie à prédominance épique de La Bataille Loquifer, il est possible de détacher deux séquences qui accentuent l’éclatement des frontières intergénériques et annoncent plus nettement encore la confluence des genres que l’épisode d’Avalon incarne et accomplit pleinement. La première gravite autour du personnage extrêmement riche et ambigu de Picolet lou ligier (v. 965), le messager au service de Loquifer. Bien que le texte ne le dise pas explicitement, son nom révèle qu’il s’agit bien d’un avatar du nain (« Petit estoit », v. 3314), miroir négatif et complémentaire du géant, dont la présence scande les récits arthuriens. Les trois yeux (v. 966-967) qu’il exhibe en font une figure de la totalité qui joint les différents axes séparés de l’espace et du temps (passé, présent et futur). Quant aux brides que le poème nous fournit sur la généalogie de ce personnage, elles sont également révélatrices de son appartenance à un domaine culturel et poétique autre que celui de la chanson de geste traditionnelle. Nous savons, en effet, qu’il est frère d’Aubéron « qui de Monnuble tenoit la regïon » (v. 3315). Ce sera d’ailleurs dans ce territoire que Picolet emportera et élèvera courtoisement Maillefer – un enfant qui présente tous les signes du héros exceptionnel et prédestiné61 – pour éviter qu’il ne soit mis à mort, sous l’ordre de Thibaut, par une monstrueuse et perverse nourrice62. Compte tenu de cette parenté (inouïe dans la tradition) entre Picolet et Aubéron dont la légende est amplement développée, sensiblement à la même époque, par la chanson de Huon de Bordeaux et, plus tard, par Le Roman d’Aubéron, ce personnage serait-il également fils de la fée Morgue (et donc demi-frère du diable Corbon engendré durant le séjour de Rainouart à Avalon) et neveu d’Arthur ? Oscillant entre la sagesse et la cruauté, la féerie et la diablerie, serait-il tout simplement un avatar métamorphique (don de la métamorphose qui est notamment attesté dans le roman tardif d’Ysaïe le Triste où Aubéron assume les contours du nain Tronc) d’Aubéron lui-même dont le poème nous apprend qu’il est mort (v. 4093)? Quoi qu’il en soit, remarquons que le domaine de Monuble, dont Picolet se présente comme le légitime héritier, se situe apparemment dans l’espace balisé du monde païen63 tout en échappant à sa géographie imaginaire, ce qui explique pourquoi Thibaut échoue à retrouver Maillefer bien qu’il le fasse rechercher partout (v. 4137-39). Il est d’autre part intéressant d’observer que la digression narrative qui raconte ce nouveau rapt de Maillefer emporté maintenant vers l’Autre-Monde de la féerie et du roman arthurien, se place justement au cœur de la séquence d’Avalon (laisses 89-91) et non pas dans la partie épique du poème. Picolet le nain apparaît ainsi comme une figure médiatrice par excellence qui opère un premier déplacement géographique et métaphorique (une véritable translatio poétique) de la chanson de geste vers l’espace romanesque. Or, comme nous le verrons par la suite, le fait que ce soit un personnage romanesque qui protège et assure le devenir du chant et du lignage épiques (par le biais de l’éducation de Maillefer) n’est pas sans importance en ce qui concerne la relation dialogique (au sens d’une complémentarité davantage que d’une rivalité conflictuelle et destructrice) qui s’établit entre ces deux genres narratifs majeurs.
11La seconde séquence se lie au motif de l’épée. Nul n’ignore que cet objet qui prolonge métonymiquement le corps et l’être du héros en assumant même, dans la chanson de geste, le statut d’un alter ego digne de porter un nom propre, est très souvent l’emblème visible de l’intégrité du discours et de l’imaginaire épiques. Que l’on songe à Durendal que Roland, malgré son effort, ne parviendra pas à briser au moment de sa mort. Que l’on songe également à Joyeuse (que Guillaume hérite de Charlemagne) dont La Bataille Loquifer fait le panégyrique durant le combat menaçant qui oppose Fierebrace à Desramé en la présentant comme symbole étincelant de l’intégrité de la geste carolingienne64. Inversement, nous savons que dans l’univers épique ou romanesque le motif de l’épée brisée (dont l’image du tinel brisé – laisse 34, v. 1443, par exemple – est une projection aux contours burlesques ou ironiques) représente toujours une cassure plus profonde au niveau du symbolique et de la parole poétique même. Dans La Bataille Loquifer, en revanche, cette arme apparaît sous le signe de la multiplication à travers les trois épées que Loquifer exhibe : Recuite « qui Alixandre fu », Douloureuse « qui fut Roi Chapalu » et Hideuse « qui fu faite a Val Bru / c’est une terre ou li home sont nu » (v. 2394-98). Cette singulière trilogie représente, nous le devinons, une véritable trinité poétique, chaque épée s’érigeant en emblème d’une matière narrative particulière (la matière antique avec Alexandre, celle de Bretagne avec Chapelu et la matière de la chanson de geste traditionnelle avec Hideuse façonnée dans l’espace païen de Val Brun65). Faut-il s’étonner qu’à ce moment du récit la matière arthurienne incarnée par Douloureuse émerge comme le miroir inversé de la matière carolingienne représentée par Joyeuse ? C’est à Rainouart qu’il incombera de faire converger ces trois traditions narratives différentes et étanches au sein d’un discours épique totalisant et entièrement renouvelé. Ce n’est d’ailleurs pas une simple coïncidence si le héros coupe la tête de Loquifer à l’aide de Recuite dont le nom fait miroiter l’image du feu régénérateur (l’élément archétypal de Rainouart) associée à celle du forgeron, support métaphorique bien connu de l’activité scripturaire qui se présente ici comme refonte de matériaux de diverses natures et origines, i. e., comme acte de ré-écriture par excellence (la translatio dont résulte le roman antique étant justement l’un des emblèmes les plus achevés de cette opération). Ce discours méta-poétique subliminaire est d’autant plus important que la séquence de l’appropriation des trois épées (laisses 45-46) se situe peu avant le court prologue intercalé qui attribue l’inventio de la chanson à un dénommé Jendeus de Brie (laisse 49)66, épisode qui est lui-même suivi (dans la même laisse et la laisse suivante) de l’éloge tissé à Joyeuse.
12Ainsi, lorsqu’il est enlevé par les fées dans l’univers d’Avalon, Rainouart n’est-il plus un « simple » et prévisible personnage épique (re)construit par la tradition antérieure. Il est déjà, tout comme le récit qui le façonne et le reforge, une figure métamorphosée, plus complexe, pluridimensionnelle, une figure située au carrefour de plusieurs matières et registres narratifs qu’il incorpore pleinement. Après toutes les incertitudes qui scandent le chant épique particulièrement menacé lors du duel entre Guillaume et Desramé67, le poème peut donc désormais, et de bon droit, annoncer l’avènement d’une geste nouvelle qui renaît de ses cendres, une « chanson anluminee / [qui] ans de jugler ne fut mellor chantee » (v. 3569-70), celle qui raconte précisément l’aventure de Rainouart au pays des Fées.
13L’entrée au Royaume de Féerie représente un moment particulièrement délicat pour le récit qui se voit alors dans l’obligation de déployer l’habituelle rhétorique de la vérité de l’estoire ancrée dans une source écrite (« Verités est, ce tesmoigne l’escris », v. 3602). Elle ne correspond ainsi nullement à un simple déplacement de la chanson de geste dans le domaine narratif et imaginaire du roman arthurien en tant que lieu commun (ou pur collage) aisément re-connaissable. La Bataille Loquifer est gouvernée, dès les premiers vers, comme nous l’avons vu, par une véritable poétique de la dérive (terme important compte tenu le rôle central joué par l’élément aquatique tout au long de ce poème : navires marchands, combat sur l’île, assoupissement sur le rivage, naufrage, etc.) qui transforme à la fois l’univers épique et l’univers romanesque. Il serait alors trop réducteur de vouloir limiter le rapt de Rainouart par les fées à une représentation fictionnelle d’une chanson de geste qui soudain se rêve (ou serait-ce plutôt un cauchemar ?) comme un roman. En effet, si ce voyage apparemment gratuit et sans conséquences a pour but de régénérer un discours qui, tout comme dans la première partie de La Chanson de Guillaume ou celle d’Aliscans, semble souffrir d’épuisement (à l’image de Rainouart s’endormant sous cette figuration de l’axis mundi qu’est l’Arbre qui Fant – v. 3635), il prétend également confronter la matière arthurienne avec ses propres limitations. Il n’est donc pas étonnant que la séquence d’Avalon s’ouvre sur une métamorphose qui relève clairement de la conversion poétique. Les attributs qui façonnent habituellement Rainouart comme personnage épique sont transformés par les fées en objets qui renvoient à l’univers courtois, le tinel devenant un faucon, le haubert un jongleur gascon et le heaume cinquante Bretons qui entonnent avec douceur le lai de Goron, l’épée devenant un garçon (laisse 75). Remarquons que la métamorphose ne se limite pas à produire (ou à reproduire) une structure de type romanesque, mais oblige la matière arthurienne à remonter à ses sources orales fondatrices pour s’y régénérer (comme l’a fait Marie de France dans les Lais). Ce dépassement de la tradition scripturaire transmise par Geoffroy de Monmouth, Wace ou Chrétien de Troyes est bien visible lorsque l’une des fées présente Rainouart à Arthur comme étant le meilleur champion « qui onques fust en fable n’en chanson » (v. 3669). Mais tout lecteur/auditeur attentif des prologues épiques et romanesques des xiie et xiiie siècles sait justement qu’il faut toujours se méfier des histoires rapportées oralement par ces jongleurs (surtout lorsqu’ils sont gascons ?) qui n’ont cessé de déformer et de corrompre la vérité du conte, de briser l’intégrité de la parole poétique. Ce renvoi à une source non-autorisée, déviante en quelque sorte – une source d’où émerge également le personnage de Chapalu68 –, est donc extrêmement ambigu, à l’instar des nombreuses notes dissonantes qui caractérisent le voyage à Avalon, à commencer par la minutieuse description de ce séjour qui, dans les romans ou dans les lais, se place toujours sous le signe de l’imprécision, de l’interdit, du silence ou de l’ellipse narrative. Que penser également du rire sardonique et merlinien d’Arthur – qui semble gouverner Avalon (« par lou conment Artu », v. 3741) – conférant au combat décisif (pour le devenir des personnages prisonniers de l’Autre Monde des fées et de la mort) entre Rainouart et Chapalu l’allure d’un divertissement, d’un immense gab (laisse 81) ? Que dire, d’autre part, de la figure de Morgue, enceinte de Corbon, dont le discours se teinte soudain, et de façon inédite, d’une coloration typiquement épique et féodale centrée sur la biopolitique du lignage qui motivera d’ailleurs son projet de faire périr le héros afin que celui-ci ne retrouve pas Maillefer et que Corbon puisse hériter des riches fiefs de Porpaillart et de Toulouse69 ? Nous pourrions multiplier les exemples.
14L’extrême ambiguïté sur laquelle se clôt La Bataille Loquifer – qui assume effectivement, en ce sens, les contours fantasmagoriques et troubles d’un rêve – soulève ainsi bien plus de questions qu’elle n’offre de réponses. En dispersant les enchantements du Royaume de Féerie auquel, en la personne de Chapalu, il redonne forme humaine, Rainouart délivre et régénère, certes, la matière arthurienne prisonnière du carcan d’une topique romanesque qu’elle a elle-même créé. Vaincre le monstre et quitter sans entraves l’Autre Monde de la mort témoignerait ainsi de la supériorité de la geste sur la matière arthurienne70. Cependant, la présence de Roland aux côtés d’Arthur, révèle que le geste du héros sauve également l’épopée carolingienne traditionnelle aux prises elle aussi avec un modèle narratif apparemment épuisé, inopérant et sans doute inadéquat pour répondre aux transformations profondes subies par la civilisation médiévale. L’épisode du naufrage au cours duquel Rainouart, le corps transpercé et déchiré par les épaves, se trouve au seuil de la mort, est à cet égard très révélateur. L’heure est à la confession, au planctus et à la prière. Dans son credo épique peu orthodoxe, le héros invoque la sainte Vierge, la belle sirène qu’il avait accepté de libérer peu de temps auparavant (laisse 87) et saint Julien71 (laisse 93). Cependant, comme si toute sémiologie épique était vouée à l’échec, aucuns des adjuvants célestes ne viennent en aide à Rainouart, et ce sera à nouveau un être extérieur à cet univers poétique (la sirène) que nous devrons la survie du personnage et de la geste.
15À une époque où le chant épique est concurrencé et menacé par la multiplication des cycles romanesques, ce rapport dialogique entre les genres n’est pas exempt de tensions qui relèvent de la rivalité et du conflit, une situation qui néanmoins se transforme assez vite en une complémentarité (ou complicité) qui exorcise les dangers inhérents à toute rupture définitive. Ainsi, face à une descendance diabolique (Corbon) issue de l’union apparemment contre-nature de l’épopée et du roman (de Rainouart et de Morgue), face, d’autre part, à la trahison perpétrée par le roman qui, en tuant le héros, compromet sérieusement le devenir de la geste carolingienne72, cherchant même à s’emparer de son héritage, à usurper son territoire fictionnel, il reviendra à Picolet (personnage éminemment arthurien) de défendre, par le biais de Maillefer, le lignage de Rainouart, de garantir son droit légitime au patrimoine matériel et poétique de l’univers carolingien, d’assurer, en un mot, la survie d’une chanson de geste nécessairement enrichie par le contact avec cette matière radicalement autre que le nain représente73. En ce sens, La Bataille Loquifer marque bien, comme le suggérait Nelly Andrieux, simultanément la fin d’une écriture et l’accomplissement d’une parole74, manifestant le désir – ne serait-ce que le temps d’un rêve – de dépasser, de gommer ou d’absorber toute frontière discursive, et de s’aventurer, par l’intermédiaire d’un singulier personnage comme Rainouart, dans l’espace du pur jeu poétique. Thibaut avait ainsi, bien malgré lui sans doute, entièrement raison lorsque, au début du récit, il s’exclamait devant le pouvoir du héros : « tot ensin est mal jeus nos est parti » (v. 884). Car, en remplaçant la traditionnelle casuistique amoureuse ou guerrière par un véritable dialogue poétique, La Bataille Loquifer assume effectivement les contours d’un singulier jeu-parti au résultat extrêmement incertain et ambigu qui engage tout à la fois la nature, le statut et le devenir de ces deux adversaires/partenaires privilégiés de l’écriture fictionnelle aux xiie et xiiie siècles que sont la chanson de geste et le roman, la matière de France et la matière de Bretagne.
Notes de bas de page
1 « Littérature médiévale et théorie des genres », Théories des genres, Paris, Seuil, 1986, p. 41 (cet article fut publié pour la première fois dans la revue Poétique, 1, 1970). L’altérité dont parle Jauss renvoie, bien entendu, à la façon dont le texte ménage l’« horizon de l’attente » sur lequel se fonde, en partie, son rapport au lecteur/auditeur comme figure de l’Autre. Toutefois, isolé de son contexte, cette altérité pourrait aussi bien être celle d’un texte par rapport à un autre texte ou à un texte radicalement Autre, i. e., appartenant à une sphère poétique (registre, genre) distincte.
2 Éd. M. Barnett, Oxford, Medium Aevum Monographs, New Series, 6, 1975.
3 Op. cit.
4 Op. cit., p. 46.
5 Il suffit de d’observer la présence, notamment dans la chanson de geste du xiiie siècle, de nombreux motifs provenant du merveilleux arthurien : ceinture magique, baumes guérisseurs, herbes ou pierres réparatrices (Fierabras, Moniage Rainouart, Bataille Loquifer, Enfances Guillaume pour ne citer que quelques exemples tirés de la Geste du Roi).
6 M. Stanesco, « À l’origine du roman : le principe esthétique de la nouveauté comme tournant du discours littéraire », Styles et valeurs. Pour une histoire de l’art littéraire au Moyen Âge (textes réunis par D. Poirion), Paris, SEDES, 1990, p. 141-165.
7 « Non seulement l’épopée est remplie de vestiges, mais son discours fonctionne selon une présence “reliquaire” des choses dans les signes, unissant la généalogie au schème narratif d’ensemble [...]. La chanson de geste entend reproduire dans le texte le monde qui existe au-delà du texte, et le reproduire fidèlement. Dans cet univers où règne le sens de la collectivité et de l’intégrité du langage, les mots sont censés signifier ce qu’ils disent, et le monde être ce qu’il paraît » (H. Bloch, Étymologie et généalogie. Une anthropologie littéraire du Moyen Age français, Paris, Seuil, 1989. p. 135-136). En ce sens, la chanson de geste traditionnelle semble s’ancrer profondément dans une conception de la grammaire héritée du Haut Moyen-Âge (à ce sujet, je renvoie à nouveau à l’excellente synthèse de H. Bloch, op. cit., p. 42-89 ; pour le cas spécifique de la chanson de geste, cf. p. 126-173).
8 Je renvoie, à ce sujet, aux considérations de H. Bloch (« L’économie du roman », op. cit., p. 217-270) et à celles de M.-L. Ollier : « Dans l’un et l’autre cas [Lancelot, Yvain], la surprise ne joue pas sur l’identité du héros, mais sur ce qu’il est, dans la distance entre le nom propre et la périphrase qui pour un temps lui succède : le roman tout entier est nécessaire pour transformer cette périphrase en paraphrase, pour faire coïncider le nom et la désignation emblématique. Le texte romanesque de Chrétien de Troyes, de façon particulièrement explicite, met ainsi l’accent sur l’écart, non seulement entre le type et le personnage, mais entre le symbole et le signe [...]. Son personnage est en effet le lieu d’une évolution, d’un changement qui affecte de concert le comportement (l’action) et la connaissance ; il est une manifestation, analogue à celles que son siècle a produites en d’autres domaines, de l’humanisme en face à la transcendance, une affirmation de la réalité du devenir, qui rend abstraite la notion du non-changement » (« Prolégomènes à la lecture d’un roman courtois : Yvain de Chrétien de Troyes », La forme du sens. Textes narratifs des xiie et xiiie siècles. Études littéraires et linguistiques, Orléans, Éd. Paradigme, 2000, p. 62-63).
9 Suivant P. Zumthor, on peut définir le type comme « un ensemble de fragments descriptifs, au moins partiellement figés, au moyen desquels, à travers lesquels et (davantage à mesure que l’on descend le cours du temps) malgré lesquels se constitue en langue [...] toute représentation de la “réalité”. Dans le discours, dans le texte (qu’il soit ou non littéraire), dans la figuration picturale, le type se concrétise en image (j’emploie le mot dans le sens précis) grâce à diverses figures de style ainsi que, parfois, par allusion à quelque détail, à nos yeux “vrai” mais qui relève moins d’une volonté de faire voir que d’une rhétorique de la persuasion » (« L’espace de la cité dans l’imaginaire médiéval », Un’ idea di città, L’imaginaire de la ville médiévale, Supplemento italo-francese di Nuevo Argomenti, 43, Instituto Italiano di Cultura di Parigi, Arnoldo Mandadori Editore (textes réunis par R. Brusegan), 1992, p. 17. Du même auteur, cf. aussi, La mesure du monde : représentation de l’espace au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1993, p. 17-18).
10 « Sire, Gavains sui apelez ; / Onques mes nons ne fu celez / En liu ou il me fust enquis, / N’onques encore ne le dis / S’ançois demandez ne me fu » (Le Conte du Graal, v. 5621-25 de l’éd. de W. Roach, Genève/Paris, Droz/Minard, 1959).
11 J. Ribard, « Un personnage paradoxal : le Gauvain du Conte du Graal », Lancelot, Yvain et Gauvain. Colloque arthurien belge de Wégimont, Paris, Éditions A. G. Nizet, 1984.
12 Alors, « Finie la trompeuse sécurité qui nous permettait de mesurer à ce personnage prétendument immobile tous ces chevaliers en devenir, les Yvain, les Lancelot, les Perceval. C’est désormais la mesure elle-même qui perd sa fixité – et avec quoi alors la mesurera-t-on ? D’où l’embarras de la critique, sa sourde inquiétude et finalement sa fuite devant ce Gauvain paradoxal dont on préfère se taire. D’où l’interrogation à laquelle on ne peut se dérober : qui est-il, en définitive, ce nouveau Gauvain, ce Gauvain inattendu, et de quel sens profond Chrétien a-t-il voulu le charger ? » (J. Ribard, op. cit., p. 7).
13 Pour ce qui est de la Chanson de Roland, je renvoie aux études de J. Alter (« L’esprit antibourgeois exorcisé dans la Chanson de Roland », Romanic Review, 78, 3, 1987, p. 253-270), de P. Harris-Stäblein (« L’or du texte : la plénitude et la fissuration dans l’économie héroïque du Roland d’Oxford et du Lion de Bourges », L’Or au Moyen Âge : monnaie, métal, objets, symboles (Senefiance, 12), Aix-en-Provence, CUER MA, 1983, p. 415-433), P. Jonin (« Deux langages de héros épiques au cours d’une bataille suicidaire », Olifant, 9, 1-2, 1982, p. 83-98 ; « L’or dans la Chanson de Roland », L’Or au Moyen Âge, op. cit. p. 225-243). La façon dont est mise en scène la mort de Roland – pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres – est particulièrement intéressante surtout en ce qui concerne la disposition des objets sur le corps du héros moribond : en plaçant sur sa poitrine l’olifant ébréché (r. e., marqué par une faille qui finirait sans doute par donner naissance à une male cançun), Roland procède en véritable manipulateur des signes et du sens. Il est, dans cette perspective, le premier à récrire le drame de Roncevaux pour en effacer toute ambiguïté et le premier aussi à convertir la démesure et l’orgueil en une image du martyr car, en l’absence de tout autre témoin vivant qui pourrait rapporter une leçon différente de la chanson, qui pourra désormais affirmer que le héros n’a pas effectivement sonné du cor à temps ? Cf., à ce sujet, l’intéressante lecture de J. Beck : « Prist l’olifan, que reproce n’en ait : Roland et le signe menteur », Olifant, vol. 9, 1-2, 1981, p. 49-52.
14 Malgré le flottement de ces concepts depuis que Baktine a développé la notion de dialogisme et Gérard Genette celle d’intertextualité, j’emploie le terme de dialogisme au sens très élargi d’un dialogue intertextuel qui ne se limite pas à une co-présence (explicite ou implicite) de diverses œuvres dans un récit, mais qui peut également comprendre l’attitude critique d’un texte par rapport à un genre littéraire autre que celui auquel il appartient, ainsi que par rapport au contexte culturel, idéologique et poétique qui le sous-tend. En ce sens, il participe aussi bien des concepts de métatextualité (la relation de commentaire entre les textes), d’hypertextualité (unissant un texte à un autre d’une manière qui n’est pas celle du commentaire) et d’architextualité (comprise comme relation d’un texte à son genre littéraire) également élaborés par G. Genette (Palimpsestes : La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982).
15 H. R. Jauss, « Chanson de geste et roman courtois », Chanson de Geste und Höfischer Roman, Heidelberger Kolloquium 1961, Studia Romanica, 4, Heidelberg, Carl Winter, 1963, p. 63.
16 M. Rossi, « L’accueil aux voyageurs d’après quelques chansons de geste des xiie et xiiie siècles », Senefiance, 2, Aix-en-Provence, CUER MA, 1976, p. 381-394.
17 Selon F. Suard, « Chanson de geste traditionnelle et épopée de croisade », Au carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste (Actes du Xe Congrès de la Société Rencesvals), Senefiance, 12, Aix-en-Provence, CUER MA, 1987, p. 1033-1055.
18 Selon la terminologie employée par W. Kibler, « La chanson d’aventures », Actes du IXe Congrès International de la Société Rencesvals, Modena, Mucchi, vol. 2, 1984, p. 510.
19 W. Kibler, op. cit., p. 510.
20 À ce sujet, je renvoie aux considérations de S. Kay, The Chanson de Geste in the Age of Romance. Political Fictions, Oxford, Clarendon Press, 1995, p. 10.
21 Ce qui prouve également, comme le suggérait déjà Croce dans son Estetica (bari, 1902), que le propre d’un chef-d’œuvre c’est de s’ériger en modèle esthétique qui contient cependant, en lui-même, les semences d’une transgression de ce modèle qui le minent de l’intérieur, obligeant le critique à élargir ou à redéfinir incessamment les contours du genre.
22 « Le mélange des genres dans les chansons de geste tardives », Les chansons de geste. Actes du XVIe Congrès Internationale de la Société Rencesvals pour l’Etude des Épopées Romanes (Granada, 21-25 juillet 2003), éd. C. Alvar et J. Paredes, Granada, Université de Granada, 2005, p. 65.
23 W. Kibler évoque ironiquement cette nostalgie d’un temps où la frontière entre les genres était aussi tranchée que la vision du monde qui les produisit : « Il y avait une fois une distinction claire et nette entre la chanson de geste et le roman courtois. Tout le monde la connaissait et tous les manuels ne se lassaient pas de la répéter. Était épique tout poème en laisses assonancées ou monorimes, ayant comme toile de fond l’époque carolingienne, et prenant comme thème la lutte entre chrétiens et païens. Était roman toute œuvre d’une certaine longueur en octosyllabes à rimes plates, ayant comme héros un fidèle du roi Arthur, et défilant un thème amoureux. La chanson de geste correspondait aux goûts et aux aspirations de toute une communauté ; elle était offerte à un public qui partageait encore unanimement une même conception du monde. Le roman célébrait les aventures d’un individu et reflétait un clivage entre le peuple et la noblesse ; il était une sorte de “littérature de classe”, destinée aux seuls élus » (op. cit., p. 509).
24 Même des critiques autrement avisés comme M.-L. Ollier, pour ne citer qu’un exemple, semblent avoir parfois du mal à échapper à ce lieu-commun particulièrement tenace de la mémoire littéraire : « Mais quel qu’ait été le succès du genre, on aperçoit aussi les limites qui lui sont inhérentes ; la chanson de geste, comme système de représentation, ne peut pas être protéiforme, comme le sera le discours romanesque ; sa primarité s’entend aussi en termes d’unicité ; cette forme de discours est historiquement condamnée [...]. Son rôle prend fin dès que, par elle et à travers elle, une communauté s’est reconnue comme telle ; dès que chacun de ses membres s’y définit par son appartenance » (M.-L. Ollier, op. cit., p. 35).
25 Gerald A. Bertin, Le Moniage Rainouart I (publié d’après les manuscrits de l’Arsenal et de Boulogne), Paris, Éd. A. & J. Picard & Cie 1973, p. LV-LVI.
26 Cf. D. Boutet, La chanson de geste : forme et signification d’une écriture épique du Moyen Âge, Paris, PUF-Écriture, 1993, p. 205-220 et Cl. Roussel, op. cit., p. 65-66.
27 B. Guidot, « Continuité et rupture : l’univers épique de Garin le Lorrain et Gerbert », Olifant, vol. 13, 3-4,1988, p. 132.
28 Ou, comme l’affirmait D. Maddox, « Parler des rapports entre romans et chansons de geste au xiiie siècle revient à constater que “ceci ne tuera pas cela” : la naissance d’un genre littéraire français au xiie siècle ne préfigure nullement la mort – ni même la maladie progressive – de la poésie épique au xiiie siècle [...]. Tout genre qui se perpétue sans subir aucune modification de ses conventions de base peut bientôt être voué à la seule consommation des masses, ce qui n’arrive à la chanson de geste qu’au xive siècle, selon François Suard. La chanson de geste du xiiie siècle évite un tel sort, et cela grâce à la soi-disant “contamination de sa pureté primordiale” par des éléments hétérogènes qui proviennent du roman. De nombreuses études ont démontré que, malgré les niveaux multiples auxquels ont lieu les rapports intergénériques, le roman n’engloutit pas l’épopée au xiiie siècle ; il s’agirait plutôt de confluences bien perceptibles mais intermittentes. De tels rapports ont modifié profondément le caractère des textes dits “tardifs”. L’exemple de Rainouart dans la Bataille Loquifer, lorsqu’il est convive du roi Arthur en Avalon et amant de la fée Morgue, n’est qu’une instance parmi bien d’autres qui indiquent combien le champ du possible épique s’est élargi au xiiie siècle. Malgré cette transformation du genre, ces textes épiques ne cessent de signifier leur appartenance cyclique, et ils gardent presque toujours leur identité générique sans pour autant “dégénérer” » (« Les figures romanesques du discours épique et la confluence générique », Actes du IXe Congrès international de la société Rencesvals, vol. 2, éd. citée, p. 517-518).
29 Cf. Cl. Roussel, op. cit., p 73.
30 The Chanson de Geste in the Age of Romance. Political Fictions, éd. citée.
31 The Political Unconscious : Narrative as a Socially Symbolic Act, New York, Ithaca, Cornell University Press, 1981.
32 Ainsi, selon S. Kay (op. cit., p. 6), le roman mettrait en scène « a politics of evasion which sanitize or disguise the rifts in the social and symbolic order which chansons de geste exhibit. »
33 Cf., à ce sujet, J.-M. Pastré, « Rainouart et Rennewart : un guerrier aux cuisines », Burlesque et dérision dans les épopées de l’Occident médiéval (Actes du Colloque International des Rencontres Européennes de Strasbourg), éd. B. Guidot, Paris, Les Belles Lettres, coll. Littéraires, 3, p. 123-131.
34 Cf. J.-P. Martin, « Le personnage de Rainouart, entre épopée et carnaval », Comprendre et aimer la chanson de geste (A propos d’Aliscans), Fontenay aux Roses, Feuillets de l’E.N.S. Fontenay-Saint-Cloud, 1994, p. 63-86.
35 M. de Combarieux du Grès, « Aliscans ou la victoire des “nouveaux” chrétiens (étude sur Guibourc et Rainouard) », Mourir aux Aliscans. Aliscans et la légende de Guillaume d’Orange, Paris, Champion, col. Unichamp, 1993, p. 55-77.
36 Il nous suffit d’observer les différentes versions racontant la mort de ce héros dont le corps déchiré par les Sarrasins, vidé de ses entrailles et perdu – un corps qui ne peut même plus être l’objet de la commémoration épique – deviendra corps retrouvé, i. e., réinventé par le puissant désir d’effacer et de récrire qui traverse Aliscans. Comme on l’a souvent remarqué, la mise en scène de la mort de Vivien (qui permet, après l’échec des différents couples épiques, l’apparition rédemptrice de Rainouart) constitue seulement l’une des nombreuses symétries que l’on peut trouver entre ces œuvres et la Chanson de Roland, entre le drame de Roncevaux et celui d’Aliscans (ou Larchamp).
37 Appartenance de Rainouart au monde inférieur et transformateur des cuisines et du feu ; archétypes en rapport avec la fonction nourricière ; histoire intimement liée, dès le départ – i. e., lorsque Louis l’achète à des marchands contre une somme assez exorbitante -, à l’échange commercial et monétaire. Remarquons qu’il deviendra également le sénéchal de Guillaume (responsable de la gestion/distribution de la richesse) et le fief de Porpaillart qui lui sera remis, à la fin d’Aliscans, par le roi Louis nous est surtout décrit comme un espace fertile et prospère grâce à une intense activité marchande. Cf., à ce sujet, A. Labbé, « De la cuisine à la salle : la topographie d’Aliscans et l’évolution du personnage de Rainouart », Mourir aux Aliscans, op. cit., p. 209-225 ; B. Guidot, « Un éminent protagoniste d’Aliscans : le tinel de Rainouart », Burlesque et dérision dans les épopées de l’Occident médiéval, op. cit., p. 134-150 ; G. Gros, « Rainouart aux cuisines, ou : les enfances d’un héros (Aliscans, laisses LXXI à LXXV) », Burlesque et dérision dans les épopées de l’Occident médiéval, op. cit., p. 111-122 ; A. Labbé, « De la cuisine à la salle : la topographie d’Aliscans et l’évolution du personnage de Rainouart », Mourir aux Aliscans, op. cit., p. 209-225.
38 Cf. D. Boutet, « Aliscans, une expérience esthétique », Mourir aux Aliscans, op. cit., p. 31-53.
39 Cf. M. Grunmann-Gaudet, « From Epic to Romance : The Paralysis of the Hero in the Prise d’Orange », Olifant, vol. 7, 1, 1979, p. 22-38.
40 Op. cit., p. 61-11.
41 Op. cit., p. 71-75.
42 N. Andrieux, « Arthur et Charlemagne réunis en Avalon : la Bataille Loquifer ou l’accomplissement d’une parole », Actes du IXe Congrès international de la société Rencesvals, op. cit., vol. 2, p. 425-434.
43 Remarquons, par exemple, qu’Avalon n’est plus ici une île vaguement décrite ou suggérée d’après les topoi du locus amoenus, mais une cité « molt riche et asazee » dominée par la splendeur et la merveille (mur guérisseur, portes d’ivoires, une tour dont les pierres sont soudées avec de l’or et qui possède cinq mille fenêtres – modèle d’une transparence au seuil de la perversion car il permet de voir sans être vue, forme de panopticon avant la lettre ? Souvenons-nous du palais des dames dans le Royaume des Mères Mortes dans la seconde Partie du Conte du Graal de Chrétien de Troyes -, un aigle d’or tenant dans son bec une pierre qui éclaire le jour et la nuit, satisfaction totale du désir : v. 3678-3700). Quant à Chapalu, le monstre-chat (fils de la fée Bruneholt violée par le luiton Grigalet dans l’île d’Orion et condamné, à la suite d’un enchantement produit par sa propre mère, à vivre dans cet état jusqu’à ce qu’il parvienne à boire le sang du talon du meilleur chevalier du monde, i. e., de Rainouart) que le héros devra combattre, il échappe à la tradition arthurienne issue de Geoffroy de Monmouth, de Wace ou de Chrétien et s’enracine probablement dans le folklore celte. Notons finalement que Rainouart quitte Avalon de plein gré sans que personne ne s’y oppose.
44 Le thème de l’enlèvement fondé sur le schéma structural de la famille séparée (conte-type Placide-Eustache : AT 938), un schéma abondamment exploré par la chanson de geste à partir du xiiie siècle, permet, au niveau structurel, de relier la partie épique du récit (rapt de Maillefer par Picolet, un personnage qui appartient lui aussi – j’y reviendrai – à l’univers féerique et qui finira par emporter l’enfant à Monuble, espace au seuil de la Merveille) et la partie romanesque (Rainouart à Avalon).
45 Remarquons néanmoins que tous les héros épiques et romanesques à l’exception d’Arthur (i. e., Perceval, Yvain, Gauvain et Roland) apparaissent comme des personnages complètement statiques qui ne jouent aucun rôle dans l’Autre Monde, qui ne prennent même jamais la parole. Ce sont donc de pures formes-types fruits d’une rhétorique épuisée et gaste, vidée de son sens, coupée de son rapport à une matière originelle peut-être déjà sentie comme trop lointaine. Désignés à peine par un signifiant nominal, ils ne sont qu’une présence reliquaire de la tradition poétique. Il incombera donc à Rainouart d’ébranler ces formes figées dans le lieu-commun, de redonner vie à ces lettres mortes de la fiction romanesque et épique.
46 Chapalu affirme que Maillefer a été sauvé par Picolet et élevé à Odierne, i. e., Loquiferne, alors que plus tard (laisses 89 à 91) le texte nous apprend que le nain, pour éviter la mort prématurée de l’enfant, l’a transporté – je reviendrai sur ce déplacement géographique – à Monuble, domaine de son frère Aubéron.
47 Le passage s’ouvre et se clôt sur un vers pratiquement identique : « Renoars iert sor mer en .I. laris » (v. 3603) ; « Renoars dort sor mer an .I. larris » (v. 4211).
48 R. Trachsler (Disjointures – Conjointures. Étude sur l’interférence des matières narratives dans la littérature française du Moyen Âge, Tübingen-Basel, A. Francke Verlag, Romanica Helvetica, 120, 2000, p. 163 sq.) voit dans les poèmes qui s’aventurent dans l’Autre Monde de la Féerie un certain pessimisme qui a recours au motif du rêve pour répondre à la situation d’un héros qui a désormais du mal à trouver sa place dans le monde (c’est emblématiquement le cas de Rainouart). Mais ce motif se revêt également d’une importante stratégie narrative et idéologique : en prenant les contours d’un rêve parfaitement délimité (circulaire) et apparemment sans conséquences, La Bataille Loquifer joue, en effet, sur la frontière fluide (à l’image de cet espace aquatique qui sépare les deux mondes) entre le réel et l’irréel, ce qui lui permet de s’aventurer dans une matière radicalement autre tout en préservant l’intégrité de la structure épique du récit. En ce sens, si nous évoquons ici la présence d’une logique romanesque, c’est souvent par souci (toujours réducteur) de commodité terminologique qui ne doit aucunement nous faire oublier que ce genre d’incursion (qui figure aussi dans les deux remaniements de la Chevalerie Ogier, dans le bâtard de Bouillon, Lion de Bourges, Tristan de Nanteuil et Dieudonné de Hongrie par exemple, chansons où intervient parfois la frontière aquatique vue comme infranchissable et jouant souvent un rôle médiateur analogue à celui qu’elle assume dans La Bataille, et où l’Autre Monde arthurien surgit aussi naturellement – sans aucune rupture logique ou narrative – que dans notre poème) n’atteint jamais ni l’ampleur, ni la complexité diégétique et symbolique du discours romanesque. Il s’agit donc plutôt d’une entrée dans la matière romanesque qu’une entrée dans l’espace du roman stricto sensu. Sur la conception différente d’aventure dans la chanson de geste et le roman, je renvoie aux remarques de Cl. Roussel (op. cit., p. 77-78).
49 Malgré tous les parallélismes évidents (séquences des païens déguisés en marchands, luttes contre des païens géants – Loquifer, Gadifer –, mort d’Aélis et disparition de Maillefer, présence du motif du baume magique qui restaure l’intégrité des corps blessés, désespoir de Guillaume, etc.). Le Moniage Rainouart présente, par exemple, une version très différente, voire contradictoire, de l’épisode central de l’enlèvement et de l’éducation de Maillefer (nourri et éduqué, dans la BL, à Monuble par Picolet qui le sauve ainsi, par enchantement, du sort que lui réservait une méchante nourrice disposée à le faire mourir sur l’ordre de Thibaut ; élevé dans la meilleure tradition épique et chevaleresque par son oncle le roi Thibaud dans le MR). Il n’y a aucune référence (ne serait-ce qu’implicite) à l’épisode d’Avalon (ni aux personnages qu’il met en scène comme le monstre Chapalu, par exemple) dans aucun manuscrit du MR comme si les poètes ou les remanieurs de ce texte ignoraient totalement l’existence de la BL (ou, du moins, des manuscrits intégrants cette séquence) qui pourtant figure avant le MR dans tous les manuscrits cycliques où le texte est présent.
50 G. Bertin, Le Moniage Rainouart I, op. cit., p. li-lx.
51 Sur la place qu’occupe La Bataille Loquifer dans le cycle de Guillaume d’Orange et, plus particulièrement, sur la mouvance matérielle qui affecte l’épisode d’Avalon dans la tradition manuscrite, je renvoie à l’excellente étude de Nelly Andrieux, op. cit.
52 N. Andrieux, op. cit., p. 429.
53 Ibid, p. 76.
54 J.-C. Vallecalle, « Du surnaturel au merveilleux : les apparitions célestes dans les chansons de geste tardives », Personne, personnage et transcendance aux xiie et XIIIe siècles (Études réunies par M.-E. Bély et J.-R. Valette, Lyon, PUL, coll. Littérature, 4, 1999, p. 185, n. 61). Comme nous l’avons déjà signalé, ce n’est pas un hasard si le motif de l’Ange protecteur (qui se trouve déjà clairement cristallisé sous forme de rouage rhétorique) finit par disparaître durant le récit comme s’il était destiné à perdre toute son efficacité narrative et symbolique face à la toute-puissance de la topique arthurienne qui domine l’épisode d’Avalon.
55 Remarquons que c’est également un luiton nommé Grigalet qui a violé Bruneholt sur l’île d’Orion et engendré Chapalu (laisse 82). Le motif celtisant du viol de la fée, explicite dans la séquence d’Avalon, ne serait-il pas, en ce sens, déjà contenu, en puissance, dans la figure d’Ysabras ? Le discours de ce héros païen est éclairant ; en effet, répondant aux craintes de ses hommes, il déclare non seulement sa ferme volonté de capturer Rainouart (pour le livrer à son père) mais également de violer Aélis (« et de sa feme ferons nos volentés », v. 129).
56 Cf., à ce sujet, l’excellent article de M. Stanesco, « Du démon de midi à l’Eros mélancolique : topologie du féerique dans le lai narratif breton », Poétique, 106, 1996, p. 131-159.
57 Face au spectre de la fragmentation et du morcellement du corps (physique et poétique) qui menace la chanson de geste, la présence du baume magique alimente le rêve d’une unité/intégrité infiniment retrouvée ; « n’i parut plaie an ses jambes ne trous » (v. 2310).
58 Idée que j’emprunte à A. Leupin, « Raoul de Cambrai : la bâtardise de l’écriture », Romanic Review, 79, 1988, p. 89-104.
59 Remarquons que la dubia locutio du vers « Li sens conmence contreval a filer » (v. 1745) ainsi que l’expression « l’erbe en est roge, tainte et encoloree » (v. 2268), liée à l’image du sang répandu sur le champ de bataille, autorisent un déplacement du sens littéral vers le sens figuré, ces vers pouvant s’ériger en métaphore de l’écriture elle-même.
60 Le fait que Chapalu soit tout d’abord évoqué à travers une expression à valeur proverbiale montre qu’il appartient à un fond culturel ancien (d’origine celte ?) antérieur à la tradition arthurienne transmise par Geoffroy de Monmouth, Wace ou Chrétien, et déjà parfaitement cristallisé dans la langue. La forme française Chapalu résulte probablement d’une déformation de Cath Palug, le monstre marin à forme de chat (imaginaire qui se reflète encore dans La Bataille Loquifer où ce sera en mer que Chapalu essayera de tuer Rainouart) qui apparaît pour la première fois dans un poème arthurien du viiie ou ixe siècle intitulé Pa gur yv y porthaur ? basé lui-même sur une tradition orale antérieure. Dans le domaine français, Le Capalu surgit originellement dans le texte normand de la fin du xiie siècle attribué à André de Coutances, Le Romanz des Franceis, où il perd cependant une partie de sa force mythique et mythologique vu qu’il est mis au service d’un discours satirique dirigé contre les Français par un sujet normand des Plantagenêts (d’où la parodie burlesque de la conquête de la France par le roi Arthur qui inaugure le récit). Outre les toponymes auxquels la légende a donné naissance (le col du Chat, le mont du Chat), d’autres textes en langue vernaculaire y font référence, en liant néanmoins toujours cette figure au domaine breton. C’est le cas « Dou miracle qui avint aus Bretons de Chartres » (qui raconte l’aide de la vierge qui guide les Bretons dans l’obscurité lorsqu’ils se dirigent avec leurs chars à Chartres pour reconstruire l’église : « Hors ne furent pas li Breton / De la mesnie Chapalu » – v. 94-95) ou d’un passage de Galeran de Bretagne qui fait référence au roi Arthur comme étant celui « Que le chat occist par enchaus » (v. 5071 de l’éd. de L. Foulet, Paris, Champion, CFMA, 1975). Remarquons d’ailleurs que ce vers est assez ambigu dans sa syntaxe dans la mesure où il peut signifier la victoire d’Arthur sur le chat ou le contraire. Dans ce dernier cas, nous trouverions ici une référence (dont notre texte se ferait peut-être encore l’écho) à une légende différente de celle que nous présentent les versions « canoniques » (où Arthur meurt suite à une blessure infligée par Mordret durant la bataille de Salesbiere, étant alors transporté dans l’île d’Avalon pour être guéri par sa sœur Morgue) qui racontent que le roi Arthur fut mis à mort par cette redoutable créature. Cela expliquerait en partie la relation privilégiée qui existe, dans La Bataille Loquifer, entre Arthur et Chapalu (c’est sous les ordres du roi que le monstre hybride est libéré pour combattre Rainouart : laisse 79 ; d’après les paroles d’une fée, le souverain semble être le seul, en dehors de la victime, à connaître la forme humaine de Chapalu) et le fait que celui-ci soit en quelque sorte à l’origine des enchantements qui règnent sur Avalon. Admettant cette hypothèse, il serait extrêmement révélateur que le poème épique puise dans une matière arthurienne autre que celle qui fut transmise par la tradition héritée de Geoffroy de Monmouth, ce qui traduirait une nouvelle entorse non seulement aux lois qui régissent la chanson de geste, mais aussi à celles qui règlent l’écriture romanesque. La présence de ce personnage énigmatique (que l’on retrouvera plus tard dans les remaniements d’Ogier le Danois) est l’un des nombreux éléments dissonants qui, comme nous le verrons par la suite, caractérisent toute une poétique de la déviance mise en œuvre par ce poème.
61 Outre le gigantisme de l’enfant que déchira le corps de la mère durant l’accouchement et outre sa force exceptionnelle qui se manifeste lors du ravissement, Maillefer refuse de boire le mauvais lait de sa nourrice (laisses 11 et 48) et s’alimente uniquement d’une énorme quantité d’eau (laisse 89).
62 La description de cette nourrice infanticide – avatar de la sorcière du folklore – est particulièrement imagée : « Es la norrice, ses cors soit vergondés / que plus est noire que aremens triblés ; / grant ot la gole, demi piet mesuré ; / de ses mamelles vos dirai verité, / en .I. lit ot .VI. paien engendré ; / li .III. sont mort, et li .III. sont remés. / Chascons estoit de Maillefer ans né ; / sous qui sont mort ot a ses poinz tués, / et au .III. autres chascon les iolz crevés ; / de ses joiaus Ior avoit ja mostré » (v. 4063-72).
63 Rappelons, comme le souligne A. Bertholot (« Les Continuations de Huon de Bordeaux : chansons de gestes ou roman », Les Chansons de geste. Actes du XVIe Congrès Internationale de la Société Rencesvals, op. cit., p. 104), que Monuble a été conquis par le petit roi de Féerie sur des géants qui, nous le savons, sont une figure par excellence de l’altérité et, par conséquent, les alliés naturels des Sarrasins.
64 « Bien ait de Deu qui Joiose forja, / car onques fevres mellor ne manoia / fors Durondart que Rollant tant ama » (v. 3094-96). Remarquons que cette apologie de l’épée de Guillaume et de la geste carolingienne se présente comme l’envers de la révolte de Fierebrace contre cette arme qu’il maudit durant le combat qui l’oppose à Aarofle dans Aliscans : « Par Deu, Joieuse, droit ot qui te blasma ; / Quant Charlemaine a Es [Aix] vos me dona, / Voiant François, mout forment vos loa, / Qu’il n’ot si bone el mont fors Durendal. / Maldahé ait jamés te prisera / Ne tendra chiere nul jor que il vivra ! / Par pou a tere li quens ne la gita. / Dist li paiens : “Mauvesement vos va ; / Vostre proesce hui cest jor vos faudra. / Qui fist t’espee ? Mauvés hom la forja” » (v. 1577-86 de l’édition de Cl. Régnier, Paris, Champion, CFMA, 2 vol., 1990. C’est toujours moi qui souligne).
65 Outre le fait que la laideur soir un attribut caractéristique de la description des païens dans l’épopée traditionnelle, remarquons que dans la Chanson de Roland, par exemple, de nombreux Sarrasins exhibent un nom construit sur le morphème val- (la vallée symbolisant souvent les profondeurs abyssales de l’enfer). C’est le cas de Justin de Valferee à la laisse 107 ou celui de Valdabrun à la laisse 117 (éd. critique de Ian Short, Paris, Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, Coll. Lettres Gothiques, 1990).
66 Un prologue où nous retrouvons les éléments structuraux qui constituent la topique de la création littéraire au Moyen Âge : ancienneté intemporelle de la source qui assure le prestige et l’authenticité du récit, sa trouvaille (dimension du trobar, rhétorique de l’inventio), sa transmission secrète et presque initiatique et, finalement, sa mise en écrit où l’intégrité de la source et de l’estoire (de la parole poétique, en un mot) est garantie par le fait qu’elle se trouve scellée dans la matérialité du livre : « Ceste chanson est faite grant piece a ; / Jendeus de Brie qui les vers en trova I por la bonté si tres bien les garda ; / ans a nul home ne l’aprist n’ensaigna, / mais grant avoir en ot et recovra / entor Sezile lai ou il conversa ; / cant il mourut a son fil la laissa. / Li cuens Guillelmes a celui ansaigna, I que la chanson trait a soi et sacha/ et en .I. livre la mist et seela [...]/ Si faitement ceste chanson ala, / la mercit Deu qui por nos se pena » (v. 3040-51).
67 En effet, et reprenant les paroles inquiètes de Bertrand qui se montre perplexe à l’égard de l’issu du dialogue aux contours théologiques entre Guillaume et Desramé, nul ne sait encore, à ce stade du récit, « cornent cist chans prendra a definer » (v. 3012).
68 Après Rainouart lui avoir appris son désir de quitter Avalon pour partir en quête de Maillefer, Morgue, la fée-amante et source de vie, assume à nouveau son visage destructeur et mortel : « Morgue l’antent, lou sanc cuide desver. / Chapalu fait isnelement mander : / “Ami”, dist elle, “ses que voil conmander ? / Tu conduiras Renoart par la mer, / et se il puet Maillefer conquester, / Corbans mes fils ne poroit rien clamer / a Porpaillart, n’a Tolose sor Mer” » (3949-55).
69 Cf. n. 58.
70 Cf., à ce sujet, N. Andrieux, op. cit., p. 433.
71 Invocation qui permet d’ailleurs au poète (ou le remanieur) d’introduire discrètement Le Moniage Rainouart : « “Saint Julïen”, dist Renoars lou ber, / “s’or me voliez de cest peril geter, / moines seroie, a Deu le vol voer” » (v. 4193-95).
72 Que nous suivions la version présentée par la BL où l’Autre-Monde des fées semble vouloir usurper l’espace géographique de la chanson, ou celle que transmet le MR (ou Maillefer, élevé par Thibaut, sera un valeureux guerrier sarrasin qui participe à la reconquête du territoire de Guillaume), avec la mort de Rainouart, c’est toujours le futur de la geste carolingienne qui se trouve en jeu.
73 Dans sa qualité de protecteur du lignage épique, Picolet joue ici un rôle analogue à celui d’Aubéron dans Huon de Bordeaux.
74 « Dans l’hypothèse où la Bataille Loquifer assurerait la fin d’une écriture – donc d’une parole – est-ce que, au moment où la geste est menacée et concurrencée dans l’ensemble de ce qui la fonde, il n’y aurait pas là une revendication de la supériorité conférée par le chant que ferait cette écriture moins en s’accommodant à un autre texte qu’en s’appropriant celui-ci, en l’excitant ? Est-ce que la séquence d’Avalon, si bizarre et étrangère en apparence, ne serait pas précisément l’enjeu où se desraine le texte comme l’ostel d’Arthur en Avalon ? » (N. Andrieux, op. cit., p. 433). Sur cette problématique, je renvoie également aux réflexions de F. Suard, « La Bataille Loquifer et la pratique de l’intertextualité au début du xiiie siècle », VIIIe Congreso de la Société Rencesvals, 15-25 de Agosto de 1978, Pamplona, Instituciόn Principe de Viana, 1981, p. 497-503.
Auteur
Université Aberta, Lisbonne (Portugal)
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