Construction concurrentielle du personnage romanesque : trois exemples tirés du roman médiéval
p. 87-97
Texte intégral
1On sait que l’identité du personnage romanesque est en devenir. Le récit auquel il appartient est la mise en scène de cette évolution. Il est constitutif du genre que l’identité du personnage principal, ne lui soit plus accordée en toute quiétude, et la somme des attributs qui la définisse, régulièrement remise en cause : pour le héros de roman, sa renommée, l’estimation de sa valeur, sa place dans la hiérarchie sociale que son roman représente, sont toujours le fruit d’une conquête ou d’une reconquête. Ce trait structurel profond, mis en valeur il y a longtemps, se distingue parfaitement dès les débuts de l’ère romanesque1 : le traitement réservé par Chrétien de Troyes au problème du nom de ses personnages, que ce soit dans Yvain2, plus encore dans le Chevalier de la Charrette, ou plus encore dans le Conte du Graal, en est la preuve la plus connue, la plus explicite et la plus éclatante.
2L’identité du personnage est dès lors volatile. Un des facteurs qui conditionnent son évolution au fil de l’action, qui organisent son mouvement en lui donnant une direction, est la présence éventuelle, dans le récit, de modèles ou de contre-modèles proposés au personnage et auxquels ce dernier tente, accepte, refuse ou évite à tout prix de se conformer. Il arrive donc que la conquête par le héros de sa place dans le monde prenne la forme d’un affrontement non avec un monstre ou un typique « méchant », mais avec un modèle, qui est aussi un rival (parfois très positivement connoté), et que cette confrontation avec une sorte de double du héros soit un élément majeur de la fondation par ce dernier de son identité héroïque.
3C’est cette relation de concurrence qui est le sujet de cette communication : après avoir décrit plus en détail son fonctionnement, nous tenterons d’observer ses manifestations dans différents exemples, empruntés aux romans d’Érec, de Tristan et de Lancelot en prose, et de déterminer quelles significations les épisodes concernés sont amenés à prendre au sein de la formation (ou reformation) identitaire du personnage.
Définition
4Lorsque Érec rencontre Yder, lorsque Tristan rencontre Tristan le Nain, lorsque Lancelot devient l’amant de la reine, le personnage voit son individualité essentielle mise en cause par le spectacle, en dehors de lui, de qualités analogues aux siennes et qui dès lors ne lui sont plus propres, comme disposer de la plus belle femme du monde, porter le nom de Tristan, partager la couche de la reine. Il tente alors, dans la confrontation avec cet autre lui-même qu’est le concurrent, de fonder, de rétablir ou de préciser son identité personnelle, d’arriver à une connaissance éprouvée de soi.
5Le mouvement d’une relation de concurrence est semblable à la dialectique qu’Hegel, dans un passage célèbre, a décrite à propos des consciences de soi3. Méléagant et Lancelot se disputent la même femme, ils partagent un trait qui définit aussi bien la situation actuelle de chacun des deux personnages : tous deux ont le même objet de quête (Guenièvre). Lancelot et Méléagant se voient sur ce point identiques – « e[ux]-mêmes dans l’Autre », comme le dit Hegel. Chacun est alors privé d’une part de son individualité et, pour la recouvrer et « acquérir ainsi la certitude de soi-même comme essence », doit supprimer ce qui en l’autre est similaire : en l’occurrence, mettre fin à l’ambition de l’autre personnage de posséder Guenièvre. Une fois écartée cette ambition rivale, le personnage vainqueur « se recouvre [lui]-même [...] par la suppression de son être-autre » : rien ne s’oppose plus à l’expression et à la caractérisation de son identité. Il a également supprimé ce qui dans l’autre était semblable à lui, en mettant un terme à son ambition ; quant au vaincu, il y gagne lui aussi une identité mieux individualisée, et est « libéré » de la relation concurrentielle, ce qui achève le processus. Le vainqueur s’est substitué au vaincu à la place que ce dernier souhaitait occuper. Et chacune des deux individualités y a gagné une définition plus spécifique : entre autres, Lancelot a confirmé son droit d’amant, Méléagant a acquis un élément de définition hiérarchique nouveau, puisqu’il est désormais défini aussi comme inférieur à Lancelot4.
6La concurrence, c’est donc le fait qu’un personnage soit représenté comme aspirant à en remplacer un autre, à prendre pour lui – et sans partage – le rôle qui est déjà assumé, ou qui doit être assumé, par cet autre personnage. La terminologie canonique nous permet de dire qu’il y a concurrence quand un (ou plusieurs) objet(s) de quête, unique(s) et impossible(s) à partager, est (sont) convoité(s) par deux personnages ou plus. C’est-à-dire que le récit met en scène ou fait mine de mettre en scène un ou plusieurs personnages en trop, dont la présence simultanée dans le récit constitue un problème.
7Cette concurrence peut reposer sur une saine voire amicale émulation, comme pour Tristan et Lancelot dans le Tristan en prose, ou bien sur une relation plus explicitement conflictuelle, comme entre Lancelot et Méléagant, mais elle tend, quoi qu’il en soit, à supprimer le personnage-cible dans sa spécificité individuelle, à organiser ou réorganiser le récit de telle sorte que le concurrencé vaincu pourrait en être absent, et que le vainqueur affine sa propre définition, et confirme sa légitimité à occuper le récit.
Érec
8Le roman d’Érec, de Chrétien, présente plusieurs occurrences de cette relation, et l’identité d’Érec repose sur l’issue d’une épreuve concurrentielle en au moins trois endroits d’importance.
9Au début du roman, quand Érec poursuit Yder, le chevalier qui a offensé Guenièvre et sa suivante, il est amené bientôt, alors qu’il vient de faire la rencontre d’Énide chez le père de celle-ci, à affronter l’outrecuidant. Ce combat se déroule dans le cadre d’une coutume locale fort intéressante, la coutume de l’épervier, qui fait désigner par un chevalier son amie comme la plus belle, et s’affronter ceux dont le choix est contradictoire, pour qu’ils revendiquent chacun la supériorité de sa drue :
« Qui l’esprevier voldra avoir,
avoir li covandra amie
bele et saige sanz vilenie ;
S’il i a chevalier si os
qui vuelle le pris et le los
de la plus bele deresnier,
s’amie fera l’esprevier
devant toz a la perche prandre,
s’autres ne li ose desfandre. »
(570-578)5
10La dimension identitaire de l’épreuve est particulièrement visible. Les qualités des dames et des chevaliers (beauté et valeur) et leur position hiérarchique (meilleur chevalier que l’autre, plus belle dame que l’autre) sont ambitionnées en commun par les deux couples. L’affrontement concurrentiel qui oppose Érec au chevalier et la victoire du héros permettront de répartir plus clairement et plus justement les qualités, les positions et les ambitions. Pour Érec, cette victoire est (re)fondatrice d’une identité chevaleresque que son apparition dans le roman avait mise à mal. Lors de la première rencontre d’Érec et Yder, en effet, le héros avait dû, faute d’un équipement adéquat, et donc d’une disponibilité suffisante à l’aventure, laisser outrager et la reine, et lui-même :
« Dame, fet il, or est plus let ;
si m’a li nains cuiverz blecié,
que tot le vis m’a depecié ;
ne l’osai ferir ne tochier,
mes nus nel me doit reprochier,
que ge toz desarmés estoie [...]. »
(234-239)
11Vaquant sans armes6 et incapable de défendre immédiatement l’honneur de sa souveraine, Érec, empêché de manifester sa nature de chevalier, avait besoin de trouver l’occasion d’amender cette défaillance initiale. Le vavasseur, pourvoyeur d’identité, lui fournira des armes et également une épouse dont l’extrême beauté, selon cette correspondance idéale affectionnée par les auteurs du Moyen Âge, sera un signe extérieur de la valeur de l’époux. Quant à Énide, la reconnaissance publique de sa beauté superlative, sanctionnée et confirmée par la victoire d’Érec sur son rival, met un terme au scandale criant de sa situation précédente, où la jeune femme noble et belle devait se contenter d’une toilette vilaine : avec la fin de cette disjonction choquante entre aspect et nature, c’est bien l’occasion pour l’identité d’Énide de s’affirmer, puisque s’efface sa dévalorisation originelle7. La victoire est acquise, le couple rival est déclassé, et, à l’issue du mariage d’Érec et de sa victoire au tournoi, sa place au sein du monde romanesque est établie.
12Le conte pourrait s’arrêter là. On sait que ce n’est pas le cas, et que le mariage d’Érec, légitimement, provoque une nouvelle mise en cause de l’identité du héros : oublieux de ses obligations, peu soucieux désormais de prouver sa valeur, Érec perd l’image de lui chèrement acquise et voit disparaître sa renommée : Érec n’est plus Érec, et doit repartir en aventures pour le redevenir – l’incognito du chevalier est à cet égard parfaitement signifiant. Le fait, étrange à première vue, qu’il emmène avec lui sa femme, rappelle sur quelle équivalence l’identité du héros s’était en grande partie fondée : il est le plus brave de même qu’elle est la plus belle et de même qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Ces trois attributs sont liés. Il n’est donc guère étonnant que, parmi les épreuves refondatrices que traverse Érec, certaines reposent sur la convoitise des hommes pour son épouse.
13Alors que le héros, vainqueur de deux géants, revient auprès d’Énide, il tombe évanoui et celle-ci tente de se suicider, indiquant par là qu’elle n’a plus de raison d’être, si son mari – qui est aussi son compagnon identitaire, le support sur lequel sa propre valeur se fondait et s’estimait -n’est plus.
14Survient le comte de Limors, attiré par les cris et les pleurs de la supposée veuve. Une fois qu’il a compris la situation, le comte, aussitôt, se propose à Énide comme remplaçant d’Érec. L’entreprise de substitution est tout à fait explicite, puisque le comte envisage immédiatement le mariage. Mais elle est confirmée par d’autres éléments qui déterminent plus précisément la concurrence entre les deux hommes. Ainsi, au chagrin qu’éprouve Énide pour son mari, le comte oppose, avec une lourde insistance, la joie qu’une union avec lui-même devrait lui procurer :
« De vos ferai contesse et dame :
ce vos doit molt reconforter. »
(4666-67)8
15Il recourt même aux menaces pour l’obliger à esleescier (v. 4746), mais en vain. Par ailleurs, la précipitation du comte, son désir que les noces soient célébrées sans le moindre délai, formulé à deux reprises9, indique assez que le rôle qu’il prétend jouer s’inscrit dans la continuité parfaite de celui d’Érec, comme si Énide devait passer de l’un à l’autre indifféremment et sans transition. Enfin, le soin apporté par le comte à la dépouille d’Érec, le projet de s’occuper personnellement de ses obsèques10, relèvent également de la concurrence entre les deux personnages : cette attention maligne offre au concurrent l’occasion de se réapproprier la mort de son rival, d’accomplir personnellement l’exigence concurrentielle de sa disparition ; c’est le comte qui, croit-il, enterrera Érec. Si l’on considère ces deux derniers points, la présence du corps du héros au repas de noces est à double titre le trophée du comte de Limors, la preuve matérielle de cette substitution en voie d’achèvement.
16Le moment où les rêves du comte s’effondrent est particulièrement significatif. Lorsqu’il avait trouvé Érec, l’usurpateur avait demandé à Énide
S’ele estoit sa fame ou s’amie.
« L’un et l’autre »,
(4650-51)
17avait-elle répondu. On sait que cette affection matrimoniale n’est pas la norme de l’époque ; ce que dit Énide ici n’est pas sans importance11. Or, si le comte a bien fait d’Énide sa femme, premier et dernier succès sur son rival, il n’a pas pu l’amener à se réjouir de sa compagnie ; il est si loin d’en avoir fait son amie, que, trop impatient, il la frappe deux fois de suite pendant le repas, à l’indignation de ses barons.
18Il provoque alors la belle déclaration d’Énide, qui l’assure que jamais, malgré les pires violences, elle ne sera autrement envers lui (4806-4814). On ne peut mieux dire que la place d’Érec est demeurée libre. Il peut donc réintégrer le récit et, dans les vers qui suivent immédiatement les propos de sa femme (4815 sq.), revenir opportunément à lui, et pourfendre le comte – tant il est vrai, d’une part, que la présence simultanée des concurrents constitue un problème qu’il faut résoudre urgemment, d’autre part que le retour d’Érec à la vie et l’échec du prétendant sanctionnent l’inutilité fonctionnelle définitive de ce dernier.
19Un dernier passage s’explique fort bien selon la perspective concurrentielle. Il est évident que Maboagrain, ce chevalier enlevé à la société chevaleresque, enfermé dans sa prison12 dans son verger aux funestes appas qui symbolise la vie exclusivement conjugale, est un reflet de l’Érec recreant du début du roman. L’analyse concurrentielle sera attentive à la manière dont certains détails du texte signalent cette assimilation possible entre les deux chevaliers : non seulement l’adversaire d’Érec s’est trouvé à la cour du roi Lac avant de devenir chevalier, définition qui pourrait s’appliquer à Érec lui-même13, mais en outre, afin de parachever la similitude des deux couples, Énide retrouve en l’amie de Maboagrain une cousine14, autre signe éloquent d’assimilation. Ce sont donc des indices objectifs qui autorisent à affirmer que, sans doute, avec cette victoire, le héros reconquiert pour de bon une identité positive, renouvelée en surclassant ce double périmé, cet amant asservi, cet Érec de naguère qu’est Maboagrain.
Tristan
20Dans le Tristan de Thomas, la concurrence foisonne. Le nombre et la variété des situations probablement concurrentielles qu’on y trouve sont étonnants. Thomas redouble, par exemple, la concurrence entre Tristan et Marc autour d’Yseut en introduisant un troisième personnage qui soupire après la reine : Cariado. Tristan subit donc la concurrence avec un individu supplémentaire, concurrence qui se manifeste fort bien lorsque le roman met en scène l’annonce à Yseut par Cariado du mariage de Tristan :
« Males noveles vos aport
Endreit de Tristran, vostre dru.
Vos l’avez, dame Ysolt, perdu.
En altre terre a pris moillier.
Des ore vos purrez purchacer,
Car il desdeigne vostre amor
E ad pris femme a grant honor,
La fille al dux de Bretaigne. »
(1062-1069)15
21En tant que concurrent du héros, il est normal que le rival amoureux se charge de propager la nouvelle de sa disqualification (Des ore vos purrez purchacer), tout comme il était normal que le comte de Limors souhaitât s’occuper de l’enterrement d’Érec.
22Le roman de Thomas est rempli de doubles. Tout comme la « version commune », il donne à Yseut une rivale, avec laquelle l’assimilation est largement encouragée : Yseut aux Blanches Mains, que Tristan épouse en lieu de l’autre pour soul le non que ele porte (v. 211) et parce que sa beauté se rapproche de celle de la princesse d’Irlande.
23C’est le dénouement du roman que nous allons examiner. Il commence avec une épreuve concurrentielle. Elle repose sur l’intervention d’un double évident de Tristan : Tristan le Nain, dont le nom, bien sûr, mais aussi la situation tragique – car l’amie de Tristan le Nain, enlevée et retenue par un autre qui en fait ce qu’il veut, n’est-elle pas dans une situation similaire à celle d’Yseut ? – démarquent l’autre Tristan :
« Castel i oi e bele amie,
Altretant l’aim cum faz ma vie.
Mais par grant peiché l’ai perdue,
Avant er nuit me fud tollue.
Estult l’Orgillius del Castel Fer
L’en a fait a force mener ;
Il la tent en sun castel,
Si en fait quanque li est bel. »
(2365-2372)
24La demande d’aide formulée par le personnage est immédiatement revêtue d’une forte valeur identitaire : l’apparition du double provoque tout d’abord une définition plus précise de l’identité de Tristan, qui devient, dans la bouche de Tristan le Nain, Tristan l’Amerus. Ensuite, la demande de service se transforme en défi lorsque Tristan suggère de repousser d’une journée l’intervention :
Par curuz dit : « Par fei, amis,
N’estes cil que tant a pris.
Jo sai que, si Tristran fuissét,
La dolur qu’ai sentissét.
Car Tristran si ad amé tant
Qu’il set ben quel mal unt amant.
Si Tristran oït ma dolur,
Il m’aidast a iceste amur.
Itel peine ne itel pesance
Ne metreit pas en purlungance.
Qui que vus seiét, baus amis,
Unques ne amastes, ço m’est avis. [...]
A Deu seiez ! Jo m’en irrai
Quere Tristran, quel troverai. »
(2402-2424)
25Comment ? Est-il envisageable, réellement, que Tristan « l’Amoureux » comprenne moins bien les exigences et les urgences de l’amour, que ne le fait Tristan « le Nain » ? Voilà qui rentre en conflit avec la définition du personnage, ce que Tristan le Nain, plus tristanien que Tristan en cette circonstance, le manifeste en niant l’identité du héros, en affirmant qu’il n’est pas Tristan et même qu’il n’a jamais aimé.
26Le protagoniste, pour maintenir son identité et demeurer, devant ce Tristan plus exemplaire que lui, Tristan l’Ameru16, se résout à obéir aux exhortations de son double et à intervenir immédiatement contre Estout, double monstrueux de Marc. Il n’est pas impossible que dans la structure du récit, ce soit ce passage à l’acte qui autorise Tristan à faire venir Yseut auprès de lui : dans cet épisode, Tristan fait pour un autre, qui est son fantôme (Tristan le Nain est tué aussitôt et disparaît du récit, v. 2471), ce qu’il aurait dû faire pour lui-même (reprendre la jeune femme à Estout/Marc) : n’est-ce pas en cette occasion qu’il reçoit à nouveau la blessure rituelle, et qu’Yseut peut à nouveau, comme à l’origine17, jouer son rôle de guérisseuse? Mis aux prises avec cette image de lui-même, avec cet autre Tristan qui le privait de son identité propre, le héros se sort brillamment de l’épreuve, se montre fidèle à ce qu’il doit être et prouve ainsi qu’il est digne de continuer à figurer dans son récit – alors que le critique Tristan le Nain, qui y est devenu inutile, en disparaît.
Lancelot
27Que le Lancelot du Lancelot en prose soit l’amant de la reine et soit le premier des chevaliers, alors que la primauté de ceux-ci dans le récit suppose, depuis Chrétien de Troyes, l’effacement du roi, place Lancelot en concurrence directe avec Arthur. On aurait aimé donner une analyse précise de cette relation ; mais elle a déjà été menée, par Annie Combes, qui propose dans sa thèse ce commentaire de la lutte contre les Saxons, menée par Lancelot en l’absence d’Arthur, enchanté :
Ce n’est plus le preux chevalier que l’on voit ici agir : entre le roi chef de guerre et lui a débuté un échange de rôle.
Ce processus se poursuit lorsque la reine envoie à Lancelot un hiaume trop rice qui fu au roi (Micha, VIII, p. 439). Le jeune homme investit alors véritablement la place du souverain conquérant des chroniques.
[...] Lorsque Lancelot, après son accès de folie, revient sur le champ de bataille, l’échange de rôle entre Arthur et lui s’accomplit de manière parfaite. La reine lui donne à nouveau des armes appartenant à son époux, dont une épée tranchante qui avoit non Seure, c’estoit une espee que li rois ne portoit s’en bataille mortel non (Micha, VIII, p. 465 et p. 468). Et Lancelot est confirmé dans son rôle de chef de guerre quand il entraîne à sa suite tous les Bretons dans une victoire grandiose où il semble qu’il soit rois coronés de tot le monde. [...]
Cet épisode réalise ainsi la métamorphose du héros : le chevalier prend la place du roi Arthur des chroniques et montre là des talents qui le situent sur un pied d’égalité avec le roi breton, sinon même plus haut. [...]
Immergée dans la parenthèse, dans le vaste flot du type breton, cette opération d’échange entre Arthur et Lancelot s’accomplit donc sur le plan guerrier en même temps que sur le plan de la passion amoureuse, puisque c’est au début du conflit contre les Saxons que le héros passe sa première nuit avec la reine18.
28C’est là, sans doute, la mise en valeur d’un modèle de construction concurrentielle du personnage. En somme, « l’image du roi conquérant glisse sur les épaules de Lancelot » (ibid.), comme son heaume. Lancelot prend simultanément la place du roi auprès de la reine et sur le champ de bataille. Faute de commenter le passage, nous allons commenter le commentaire. La dévoration des qualités spécifiques d’Arthur est très aisément constatable, et cette lecture indique avec quels signes évidents et divers le texte la manifeste. L’auteur du Lancelot a ici multiplié des éléments qui superposent leur sens : le texte compare Lancelot à un roi, ce qui est un phénomène d’assimilation analogue à celui qui unit Tristan et Tristan le Nain (homonymie) ; Lancelot joue dans l’action le rôle du roi, du chef de guerre, qui était dévolu normalement à Arthur (communauté d’action) ; Lancelot est paré d’objets qui appartiennent à son rival – le texte est très soucieux sur ce point de bien se faire comprendre (communauté d’objet). Lancelot prend la place du roi dans un type d’action qui, normalement, relève d’un type de texte qui n’est pas le sien, la chronique : une lecture concurrentielle peut prendre en compte cette dimension intertextuelle de la rivalité.
29Le vocabulaire employé est, du reste, spontanément « concurrentiel » : l’insistance sur les termes de « rôle » et d’« échange » (désigné comme un « processus »), des expressions telles que « investit la place du souverain conquérant », « échange de rôles », « prend la place », correspondent parfaitement à l’opération de substitution que tend toujours à être une concurrence en cours. On voit ici combien le concept de concurrence ne fait que modéliser des phénomènes déjà ressentis et déjà exprimés par la critique.
Conclusion
30Pour conclure, définissons la concurrence comme le rapport entretenu entre un personnage et un rival qui lui renvoie une image de lui-même à laquelle il faut se confronter. Cette relation peut s’avérer un important facteur de caractérisation, de définition identitaire du personnage considéré.
31Il ne faut pas tant voir, du reste, dans la concurrence, une manière d’expliquer qu’une manière de regarder : en elle-même, l’analyse concurrentielle n’explique rien, elle paraphrase. C’est dans la réflexion sur la légitimité des indices concurrentiels repérés et dans la tentative de rendre compte de façon cohérente de la multiplicité de ces indices, que l’explication se construit., et que l’on affûte sa perception du personnage, en accordant du sens à certains faits textuels qui perdent dès lors leur éventuelle gratuité.
32Avec la concurrence, il s’agit avant tout d’un modèle de description qui semble se prêter favorablement à l’observation de textes fondés sur la problématisation d’une identité. La recension des phénomènes concurrentiels doit éclairer l’évolution de ce personnage et aider à comprendre avec une précision supplémentaire le rôle que jouent certaines de ses épreuves au sein de son parcours.
33Le concept de concurrence n’est réservé ni à un roman en particulier, ni, certainement, à la littérature médiévale. Mais, appliqué à celle-ci, il est une nouvelle preuve que le roman primitif, dès l’origine du genre ou à peu près19, attentif aux variations de l’identité, à sa perpétuelle mobilité, aux questionnements de l’individualité, est déjà roman tout entier.
Notes de bas de page
1 On aura reconnu l’analyse classique de Lukàcs (La Théorie du roman), dont il faut élargir la perspective chronologique en l’adaptant au Moyen Âge, ignoré par le critique hongrois. Le non moins classique ouvrage d’Erich Köhler, L’Aventure chevaleresque. Idéal et réalité dans le roman courtois, trad. Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Idées, 1974, s’est chargé de cet élargissement nécessaire.
2 Rappelons que le héros, après sa crise de folie et la victoire sur le géant Harpin, prend le nom d’emprunt de « Chevalier au Lion ».
3 Hegel réfléchit dans ces termes sur l’autonomie de la conscience de soi (W. C. F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, tome 1, B, IV, A, « Indépendance et dépendance de la conscience de soi ; domination et servitude », trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1939, p. 156) :
1° La conscience de soi s’est perdue elle-même, car elle se trouve comme étant une autre essence ; 2° elle a par là même supprimé l’Autre, car elle ne voit pas aussi l’autre comme essence, mais c’est elle-même qu’elle voit dans l’Autre.
Elle doit supprimer cet autre être-sien. C’est là la suppression du premier double sens, et, par là même, un second double sens : 1 ° elle doit se mettre à supprimer l’autre essence indépendante pour acquérir ainsi la certitude de soi-même comme essence ; 2° elle se met par là à se supprimer soi-même, car cet autre est elle-même.
Cette suppression à double sens de son être-autre à double sens est aussi un retour à double sens en soi-même, car : 1 ° elle se recouvre elle-même par cette suppression, elle devient à nouveau égale à soi-même par la suppression de son être-autre ; 2° mais elle restitue aussi à elle-même l’autre conscience de soi, car elle était certaine de soi dans l’autre ; elle supprime son propre être dans l’autre, et ainsi rend de nouveau l’autre libre.
4 Dans la réflexion sémiotique sur la détermination du signifié, deux théories s’opposent : la « théorie du dictionnaire », selon laquelle le signifié est déterminé a priori par l’ensemble des propriétés que le concept est censé désigner (les propriétés supposées du signifié donnent leur sens au signifiant), et la « théorie de l’encyclopédie », qui détermine le signifié en fonction de l’ensemble des référents possibles du signifiant (Umberto Eco, Sémiotique et philosophie du langage, Paris, PUF, coll. « Quadriges », 1988, trad. de Semiotica etfiloso-fia del linguaggio, 1984, chap. 2, « Dictionnaire versus encyclopédie », p. 63-137). Selon la première, un ensemble circonscrit de qualités détermine le signifié de |chat|, et de cette relation dépend la possibilité de se référer à un chat réel. Selon la seconde, le signifié est déterminé par l’ensemble des référents possibles de Ichatl : « Un chat, c’est non seulement un félin domestique, mais c’est aussi l’animal défini par les classifications zoologiques comme felis catus, l’animal adoré par les Égyptiens, l’animal qui figure dans l’Olympia de Manet, l’animal que l’on mangeait comme un morceau de roi dans Paris assiégé par les Prussiens, l’animal chanté par Baudelaire, l’animal que Collodi associe au renard pour la ruse et la méchanceté, l’animal qui dans une certaine fable est au service du marquis de Carabas, l’animal paresseux qui s’attache aux lieux mais ne va pas mourir d’inanition sur la tombe de son maître, l’animal de prédilection des sorcières, etc. : tout cela ce sont des interprétations de l’expression Ichatl. Elles sont toutes enregistrées, posées intersubjective-ment dans quelque texte de cette immense bibliothèque idéale dont le modèle théorique est l’encyclopédie. Chacune de ces interprétations définit sous quelque rapport ce qu’est un chat, et pourtant elle fait toujours connaître quelque chose de plus à propos du chat. Chacune d’elle est valable et actualisable dans un contexte donné [...]. » (ibid., p. 109-110). Il semble que ce soit de cette manière que procède la narration médiévale dans la caractérisation progressive de ses personnages : au fil d’un même texte ou d’un texte à l’autre, Tristan, Lamorat, Gauvain, Lancelot, tous se voient développer des qualités que d’autres textes ont posées comme définitoires du personnage. Sur le rôle que peut jouer la confrontation avec un autre, dans le processus de construction du personnage, cf. Tzvetan Todorov, Mikhaïl Baktine, le principe dialogique, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1981, p. 146, le rôle des éléments « transgrédients ».
5 Les références sont celles de l’édition Roques, Paris, Champion (CFMA 80), 1953.
6 Édition Dembowski, vers 103-104 : N’ot avoec lui arme aportee / Fors que tant seulemant s’espee.
7 C’est d’ailleurs quand elle est venue à la cour d’Arthur, et après le mariage avec Érec, qu’elle reçoit un nom jusqu’alors inconnu (v. 1973-1979).
8 Cf. également aux vers 4660-62 (« Ne vos metez en nonchaloir ; / confortez vos, ce sera sans ; / Dex vos fera liee par tans. »), 4670-71 (« Lessiez ester vostre dolor, / que folemant vos deduiez. »), 4744-46 (et li cuens auques l’angressoit, / par proiere et par menacier, / de pes fere et d’esleecier).
9 Aux vers 4662 (par tans, c’est-à-dire « bientôt » selon le glossaire de l’éditeur) et 4714 (isnelemant).
10 « Et g’en ferai le cors porter, / s’iert mis an terre a grant enor. », 4668-4669.
11 Érec avait lui aussi, de son côté, établi le même rapport avec sa femme : N’avoit mais soin de tornoier : /a sa fame volt dosnoier, /si en fist s’amie et sa drue, 2433-2435.
12 Le terme est celui qu’il emploie, vers 6047.
13 « Oïs onques parler, fet il, / del roi Lac et d’Érec son fil ? / — Oïl sire, bien le conui, / car a la cort le roi Lac fui / mainsz jorz, ainz que chevaliers fusse / ne ja, son vuel, ne m’an mëusse / d’ansanble lui por nule rien ./ — Dons me dois tu conuistre bien, /se tu fus onques avoec moi / a la cort mon pere le roi », v. 5987-5996.
14 Aux vers 6207-6210 ; le passage entier de cette reconnaissance occupe tout de même environ 130 vers.
15 Les références sont empruntées à l’édition Marchello-Nizia, Tristan et Yseut. Les premières versions européennes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade n° 422, 1995.
16 La réplique citée ci-dessus assimile continuellement la douleur des deux Tristan.
17 « De nostre amur fine et verai, / Quant ele jadis guarri ma plai » (2645-2646).
18 Annie Combes, Les Voies de l’aventure. Réécriture et composition romanesque dans le Lancelot en prose, Paris, Champion, 2001 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge 59), p. 162-163.
19 Un travail futur devrait examiner les occurrences concurrentielles dans les romans antiques ; d’ores et déjà, il apparaît, bien que des manifestations de la concurrence soient facilement détectables (en particulier dans Énéas), que le rôle d’édification du personnage mis en valeur dans les pages qui précèdent, ainsi que l’aspect dramatique du processus concurrentiel, n’aient pas dans ces textes plus anciens la même portée. Sans doute le statut l’individu dans ces romans – et dans la réalité qui les entoure ? – n’est-il pas encore assez déterminé.
Auteur
Université de Nancy 2
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