Li Chevaliers as deus espees : la fabrique ratée d’un personnage?
p. 77-86
Texte intégral
1Le Chevalier aux deux épées1, roman anonyme de la première moitié du xiiie siècle, nous est parvenu grâce à un seul manuscrit (BnF fr. 12603), ce qui témoigne peut-être d’une faible diffusion de cette œuvre au Moyen Âge. Hormis certains travaux de la critique américaine qui s’y est récemment intéressée2, la bibliographie est assez restreinte à ce sujet. Du moins, ce roman est rarement étudié pour lui-même et on le considère souvent comme un simple témoin dans le corpus des romans en vers après Chrétien de Troyes3, ou dans celui des romans épisodiques consacrés en tout ou partie à Gauvain4. De ce fait sans doute, sa datation reste approximative, entre 1225 et 12505. S’il demeure sans conteste un roman arthurien en vers tardif, le flou autour de la date de sa composition pose problème pour appréhender la fiction romanesque telle que son auteur pouvait la concevoir, et pour comprendre le personnage principal, Mériadeuc, le chevalier aux deux épées.
2Ce jeune homme, inconnu de tous et ignorant de son nom, arrive un jour à la cour d’Arthur et demande à être fait chevalier. Sitôt adoubé, il réussit l’épreuve où tous les autres ont échoué et parvient à dénouer les renges merveilleuses de l’épée ceinte à la taille de la Dame de Caradigan. L’épreuve qualifiante obéit à un schéma classique qui déclenche l’amour des jeunes gens et le départ de la cour du nouveau chevalier. Pour mériter la main de Lore, il doit en effet prouver dans l’aventure sa valeur chevaleresque. Au terme de celle-ci, il découvre, gravée sur une troisième épée, son nom : Mériadeuc, fils de Bléhéri, le chevalier mort dont le corps est, au début du roman, transporté à la Gaste Chapelle où Lore s’empare de son épée. Seul le meilleur chevalier pourra la déceindre, ce qu’accomplit ensuite Mériadeuc. La structure du roman n’est cependant pas linéaire car l’histoire de Mériadeuc est entrelacée à celle de Gauvain, parti en quête du chevalier inconnu et qui se révèle le meurtrier malgré lui de Bléhéri.
3Tous les ingrédients sont manifestement réunis dans ce qui semble un roman arthurien clairement inspiré de ses illustres prédécesseurs, Chrétien de Troyes ou Renaut de Beaujeu. Toutefois, malgré des situations et des motifs bien connus de la littérature arthurienne, le chevalier aux deux épées ne semble qu’un fantoche sans réelle consistance littéraire. Au-delà de l’impression de lecture, il faut s’interroger sur les modalités d’une fabrication a priori ratée du personnage, c’est-à-dire sur les critères qui se révèlent, par leur absence, nécessaires à la construction du personnage littéraire. Comment s’opère ainsi chez Mériadeuc la réécriture de modèles ? Pourquoi ne permet-elle pas de créer un véritable effet-personnage ? Quelles en sont finalement les conséquences dans la réception du roman et la conception du genre ?
L’héritage littéraire du Chevalier aux deux épées
4La construction du Chevalier aux deux épées se fonde d’abord sur la réécriture de deux personnages bien connus : Perceval et Guinglain, le héros du Bel Inconnu. Comme eux, il se présente à la cour d’Arthur pour être fait chevalier et découvre à l’issue d’une série d’aventures, où il prouve sa valeur, son identité. Il possède ainsi une fonction de mémorabilité par rapport à la tradition littéraire et s’inscrit dans la lignée du héros arthurien type. Celui-ci, mû par le désir de devenir un valeureux chevalier, commence par un passage obligé à la cour d’Arthur où le récit ultérieur de ses exploits assoira sa renommée. Comme Perceval et Guinglain, Mériadeuc entreprend une quête ou une épreuve qui ont laissé en échec les autres chevaliers : Perceval venge l’honneur du couple royal en tuant le Chevalier Vermeil ; Guinglain délivre la dame de la Gaste Cité ; Mériadeuc tente en dernier l’épreuve du baudrier, et seul la réussit. Chevaliers inexpérimentés, ils suscitent aussi le doute quant à leur capacité d’accomplir cette tâche, voire la moquerie. On se souvient des paroles peu courtoises de Keu à l’encontre de Perceval et de la déception d’Hélie quand Arthur mande à contrecœur le Bel Inconnu pour délivrer la dame de Sinadon. Lore de Caradigan ironise de même sur la prétention de cet autre inconnu à la défaire de l’épée sans daigner descendre de cheval, et qui lui demande de monter sur une table :
Vous desistes que je montaisse
Par vostre grant mesaventure.
Vous tornast il donc a laidure,
Se devant moi descendissies ?
(v. 1624-27)
5D’emblée, le personnage se construit sur une réécriture par fusion de deux modèles littéraires : Mériadeuc n’est pas un nice gallois, mais son refus de descendre de sa monture rappelle celui de Perceval qui insiste pour être adoubé sur la sienne. L’unique nom qu’il se connaisse, « biaus valles » (v. 1661) et les périphrases de sa mère, « biau seignor et biau fil » (v. 6552), évoquent les surnoms des deux autres héros également appelés « biax » ou « biel fil(s) » par leur mère.
6Le Chevalier aux deux épées entretient par ailleurs d’autres liens avec Balaain, le chevalier mescheant de La Suite du Roman de Merlin6. Dans ce texte, Balaain, uns povre chevalier [...] de Norhomberlande (p. 67), tente aussi en dernier l’épreuve du baudrier et parvient à déceindre l’épée de la demoiselle qui s’était présentée à la cour. Une nouvelle fois, l’épée désigne li mieudres chevaliers [...] et li plus loiaus (p. 66). C’est ici que le flou autour de la datation de ce roman devient problématique. La Suite du Roman de Merlin a certainement été écrite entre 1235 et 1240, et il s’agit donc de savoir si Balaain représente une autre source d’inspiration pour le chevalier aux deux épées ou s’il découle de ce personnage7. Après cette aventure, Balaain perd en effet son nom et gagne le surnom de Chevaler as .II. Espees (p. 75) qu’il garde tout le cycle durant et que l’on retrouve à la fin de la Queste post-Vulgate8, quand le Roi Méhaigné révèle à Galaad l’origine de sa blessure : « Veez ci li Cop Doloreus que li Chevalier as Deus Espees me fist » (p. 321). Dans ce cycle, le chevalier aux deux épées, responsable du Coup Douloureux qui dévaste la terre de Logres, n’a plus grand-chose à voir avec le héros du roman en vers, indépendant des aventures du Graal. Que Mériadeuc exerce une fonction de mémorabilité ou d’engendrement vis-à-vis de Balaain, il diffère profondément de ce personnage qui, contrairement à lui, est traité avec une certaine originalité. Seuls l’épreuve initiale et l’attribut d’une seconde épée autorisent leur rapprochement ; ils ne partagent ensuite guère qu’un surnom et non un parcours comme avec Perceval et Guinglain. Touché par la mescheance qui condamne chacun de ses actes et le mène au combat fratricide, Balaain connaît une destinée tragique en accord avec la tonalité de l’œuvre, mais totalement opposée au parcours initiatique et glorifiant de Mériadeuc et de ses autres modèles. Si Li Chevaliers as deus espees est postérieur à la Suite du Merlin, alors son auteur n’aurait retenu, pour construire son personnage, que la situation-type de l’épreuve qualifiante propre à de nombreux romans arthuriens en vers bien antérieurs ; il aurait ainsi sciemment gommé toute trace d’un traitement plus original lié à un mode d’écriture – la prose –, à un thème – le Graal –, et à une version spécifique du cycle arthurien. Si en revanche Balaain est un avatar de Mériadeuc, il gagne vis-à-vis de son modèle une indépendance que celui-ci n’a pas en regard des siens. L’auteur de la Suite du Roman de Merlin excelle en effet dans la réécriture de motifs narratifs auxquels il confère un thème nouveau en adéquation avec sa vision de l’univers arthurien.
7Dans tous les cas, les caractéristiques primaires de Mériadeuc – origine, attributs, parcours romanesque – ne s’autorisent aucune variation par rapport à la tradition. Certes, on sait combien le mode d’écriture médiéval se soucie peu de l’originalité, mais la lecture des romans témoigne souvent de jeux de réécriture où se manifeste une volonté – si ce n’est une subjectivité – narratrice ou auctoriale. Le Bel Inconnu semble par exemple partager les traits de Perceval et être promis à un type d’aventure similaire ou préétabli, mais le motif de la rencontre spéculaire, tel que le définit Donald Maddox9, où le personnage, confronté à sa propre individualité, transforme sa perception de lui-même, permet de déceler une différence majeure entre le héros de Chrétien et celui de Renaut. Tandis que Perceval – comme Érec ou Yvain – tend à travers ces épisodes à unifier des tendances opposées, Guinglain reste profondément divisé entre son amour pour Blonde Esmerée et les exigences de la chevalerie. À une vision optimiste d’un héros médiateur de ses intérêts personnels et de ses obligations sociales, succède la représentation d’une individualité irrémédiablement divisée10. Le rapport de Mériadeuc à ses modèles n’appelle cependant aucun commentaire de la sorte, car ce héros relève davantage du type que du personnage. Fabriqué à partir de traits conventionnels qui, à eux seuls, ne définissent jamais l’identité propre des personnages, que ce soit Perceval ou Guinglain, il concentre les lieux communs d’un type bien connu : le jeune chevalier anonyme promis aux plus belles aventures, et auquel il ne dérogera pas. Le titre même du roman repose sur une structure syntaxique récurrente des romans biographiques, tels que Le Chevalier au lion ou Le Chevalier à la charrette, inscrivant encore le héros dans une tradition bien établie.
8Mériadeuc se construit ensuite par rapport à un autre personnage célèbre, Gauvain, dont les aventures sont entrelacées à celles du héros. Parangon de la chevalerie, Gauvain traverse dans les œuvres en vers et en prose du xiiie siècle une crise qui met en cause les valeurs initialement portées par ce personnage. Li Chevaliers as deus espees ne fait pas exception car Gauvain est d’abord blessé et laissé pour mort par Brien des Iles. Une longue partie du roman lui est alors consacrée, où il doit prouver son identité et regagner une réputation. L’entrelacement des aventures des deux protagonistes permet de façonner par comparaison et par opposition le personnage de Mériadeuc. L’un, au départ inconnu de tous, accumule les indices qui le mènent finalement à la révélation identitaire. L’autre, célébrissime héros récurrent de nombreux romans épisodiques, fait d’abord face à la perte d’une identité qu’il doit reconquérir. Contrairement à Mériadeuc, Gauvain sait trop bien qui il est et ne cesse d’ailleurs de répéter son nom, parfois en vain. Amoureuse depuis toujours de Gauvain, la fille du seigneur du Castel du Port refuse ainsi de se donner à celui qui l’a sauvée d’un sort tragique, qu’elle aime sans l’avoir jamais vu mais qu’elle ne reconnaît pas dans son propre lit ! Face à l’idole inconnue11, signe plein, mais opaque et problématique qui lutte pour rétablir l’harmonie d’un signifié – la renommée de l’être – et d’un signifiant – le nom –, Mériadeuc n’est qu’un signe vide qui se nourrit des attributs d’autres personnages et dont, malgré les apparences, le signifiant ne mène à aucun signifié réel. Quand le nom du héros apparaît gravé sur l’épée qui saigne trouvée à la fontaine – sa troisième épée –, Mériadeuc constate simplement « k’ainsi fu ses taions nommes » (v. 10867). Mais qui est cet ancêtre ? Tandis que la révélation du nom de Perceval et de Guinglain inscrit les personnages dans une lignée signifiante qui éclaire l’être du héros et métamorphose sa perception, et la nôtre, de son individualité – Perceval appartient à la lignée des gardiens du Graal et Guinglain est le fils de Gauvain –, celle de Mériadeuc n’est que la conclusion obligée mais creuse de son parcours. Les noms de Perceval et de Guinglain offrent en effet un programme narratif que celui de Mériadeuc, lexème vide, ne transmet pas12. Son ancêtre n’est, comme lui, qu’un illustre inconnu dont le nom échoue ici à faire connaître l’homme.
Un effet-personnage réduit et problématique
9Le chevalier aux deux épées se dessine donc en creux par rapport à ses modèles et le jeu de la réécriture ne génère qu’un fantoche qui fait pâle figure en comparaison de ceux-ci. Le traitement romanesque de Mériadeuc met en effet en évidence des manques qui sapent l’effet-personnage13 nécessaire à sa constitution. Les outils d’analyse pour comprendre le personnage de roman médiéval sont peu nombreux, et l’on mesure toute la distance entre les études théoriques aujourd’hui de référence, fondées notamment sur les romans du xixe et du xxe siècles, et le champ d’application qui nous intéresse. Certains principes formulés par Philippe Hamon peuvent cependant nous aider à analyser notre impression de lecture sur Li Chevaliers as deus espees : l’effet de vie du personnage est, dit-il, « lié à la mise en œuvre de techniques rhétoriques et stylistiques précises », c’est un « objet de stylistique romanesque », « une unité diffuse de signification14 ». Mais il répond aussi à une fonctionnalité qui détermine en partie sa fictionnalité.
10Au niveau textuel, Mériadeuc remplit de façon minimale sa fonction de personnage : il a un nom, ou du moins, avant la révélation de celui-ci, des surnoms : biaus valles, li chevaliers as deus espees, li chevaliers as dames, et des attributs qui permettent son intégration et sa reconnaissance par les autres personnages et le lecteur dans la narration. Son portrait initial le dessine à gros traits de façon canonique sans pour autant susciter de représentation bien précise :
Un valles biaus et gros et grans
Et apers et plains a droiture
De toute biautés ke nature
Puet en un cors d’omme asseoir,
Et si ne pooit pas avoir
Plus de .ij. ans avoeques .xx.
D’eage [...]
(v. 1506-12)
11Le portrait médiéval du héros répond le plus souvent à des normes esthétiques et littéraires auxquelles les auteurs dérogent peu, mais celui de Mériadeuc, élogieusement lisse, ne met en valeur aucun trait spécifique du personnage. Perceval et Guinglain sont aussi les plus beaux jeunes hommes qu’on ait jamais vus, mais la niceté de l’un et les armoiries d’azur et d’hermine de l’autre leur confèrent une caractéristique qui les distingue de la masse, avant même qu’ils aient accompli quoi que ce soit. La possession d’une deuxième épée, et bientôt d’une troisième, constitue le seul attribut qui individualise Mériadeuc. Si l’on admet que La Suite du Roman de Merlin lui est postérieure, son auteur n’aurait d’ailleurs retenu que cela pour construire Balaain. Il remplit ensuite une fonction narrative en tant qu’agent du récit, engagé dans une triple quête : venger la mort de son père, apprendre voire novele de l’épée qui saigne trouvée à la fontaine et mériter l’amour de Lore. Mais, en un sens, il est plus patient du récit qu’agent : la vendetta familiale se résout sans lui car, pour le remercier d’avoir victorieusement défendu son château, sa mère pardonne à Gauvain le meurtre involontaire de Bléhéri ; Lore a compris dès le début qu’il pouvait prétendre à son amour, et l’ultime révélation de l’Epée Vermeille se fait presque à son insu. Mériadeuc ne s’interroge en effet jamais sur son identité et c’est le chevalier Gaus de Norual qui le pousse à lire son nom sur la lame de l’épée. Il peine enfin à remplir une fonction axiologique ou herméneutique : il n’induit en effet que des valeurs topiques partagées par tous les héros de romans arthuriens, comme la prouesse ou la courtoisie, à l’inverse de Perceval qui symbolise à travers la démarche herméneutique une nouvelle relation au savoir. On peut, au mieux, considérer qu’au niveau méta-narratif, il possède une fonction générique en tant que représentant-type du héros de roman arthurien en vers.
12Le trait le plus marquant de Mériadeuc est en réalité son absence de progression : malgré les apparences, son parcours est statique. À aucun moment, le personnage n’est confronté à une crise générée par une faute ou une faille ; l’occasion ne lui est donc jamais donnée de rétablir un équilibre rompu et, de ce fait, de s’assagir, de mieux anticiper le monde, de s’améliorer ou tout simplement de se connaître : autant d’étapes que traversent habituellement les héros des romans en vers. Érec, Yvain, Perceval connaissent tous une situation de crise où ils manquent à leur mission, si bien qu’ils doivent ensuite réparer la faute commise pour finalement parvenir à un statut ou à un savoir supérieurs. Guinglain n’échappe pas à cette règle car, au faîte de sa gloire, il traverse une crise insoluble qui laisse le personnage comme l’auteur bien amers.
13Chez les héros de type « bel inconnu », la révélation du nom ne se fait d’ailleurs pas à la fin du roman comme dans Li Chevaliers as deus espees, mais au milieu, ce qui leur confère de façon récurrente une structure bipartite. Ce motif-clé est intrinsèquement lié à la crise qui frappe alors le personnage : Perceval devine son nom alors qu’il vient d’échouer au Château du Graal, et quand Guinglain apprend le sien, il se trouve confronté à un véritable dilemme. Le nom n’est donc pas chez eux une fin en soi, mais un déclencheur qui pousse le héros vers le difficile apprentissage de son individualité, de ses valeurs et de sa mission propre. Dans notre roman, la révélation du nom est l’étape ultime des aventures du héros. Il ne lui reste plus ensuite qu’à vaincre un dernier ennemi d’Arthur avant de retourner à la cour et de célébrer ses noces. L’individualité de Mériadeuc se limite donc à ce nouveau prénom qui semble bien peu le préoccuper. L’épisode se réduit à quelques lignes et n’offre aux personnages qu’un sujet de conversation parmi d’autres :
Et ont de ce parle asses
Et d’autres coses, et puis vont
Couchier.
(v. 10868-70)
14Lors de son mariage à Caradigan, le héros n’est toujours, aux yeux de la cour, que li chevaliers as deus espees (v. 12235) ; il devient li rois Meriadues seulement dans les derniers vers, l’acquisition du nom n’équivalant alors qu’à une progression sociale et non morale. En l’absence de faille, il ne peut donc prétendre à une subjectivité que ses prédécesseurs ont su atteindre. Son parcours unilinéaire progresse certes d’épisode en épisode, et l’on peut constater des étapes dans l’apprentissage de son identité, puisque sa mère lui révèle le nom de son père et ses titres nobiliaires avant l’épisode de l’épée. Mais cette structure est aussi responsable de son absence de progrès en dehors des aventures prévisibles et codifiées. Celles-ci favorisent l’émergence progressive du signifiant, le nom, la semblance du chevalier, mais pas de son être, contrairement aux aventures du Gauvain qui témoignent de l’exact opposé. Crise après crise – fausse mort, accusation de meurtre, perte d’identité ou non-reconnaissance – Gauvain est un personnage sans cesse remis en question qui doit prouver son individualité et qui est donc appelé, inlassablement, à être modifié et à se réécrire. Ce faisant, il acquiert une densité et une complexité qui favorisent cet effet-personnage qui manque tant à Mériadeuc. Gauvain illustre ainsi paradoxalement un idéal qui le pousse à se dépasser, tandis que Mériadeuc ne forme qu’une simple exception qui l’élève au-dessus de la masse des chevaliers. Bien que protagoniste du roman, il doit se contenter de pseudo-aventures où la recherche de l’harmonie cède la place au schéma archaïque de la vengeance du père, inconnu des romans de Chrétien de Troyes15.
Réception et conception du roman
15Ce traitement par défaut du personnage, qui aboutit à une création statique et fantomatique, à une époque où le roman arthurien a connu son heure de gloire, suscite plusieurs interprétations. Au-delà du jugement de valeur, « la fabrique ratée du personnage », ce qui revient simplement à condamner les qualités de l’auteur, on peut envisager quelques solutions à une telle réception de ce type de héros dans le roman.
16Selon N. Corbett16, Li Chevaliers as deus espees forme le support d’une propagande sociale où l’on célèbre le mode de vie aristocratique et chevaleresque par opposition aux autres catégories sociales qui menacent l’ordre établi. Pour ce critique, l’œuvre aurait donc été composée vers 1250 et répondrait aux préoccupations des familles nobles. En tant que signe vide, Mériadeuc est donc disponible pour défendre une vision du monde selon une visée sociologique qui lui confèrerait alors une fonction axiologique. Héros inconnu et nouveau dans le personnel arthurien, il permettrait aussi plus facilement aux jeunes chevaliers du xiiie siècle de se comparer et de s’identifier à lui. Peu d’éléments du texte nous autorisent cependant à envisager cette seule possibilité.
17En l’absence de fonction herméneutique réelle, le personnage se concentre sur sa fonction narrative dans un récit composé de situations et de motifs traditionnels des romans arthuriens. La double épreuve de l’épée, d’abord celle qualifiante du baudrier, puis celle glorifiante de l’épée qui saigne dont seul peut s’emparer le meilleur chevalier et qui doit lui permettre de connaître son nom, repose sur des motifs narratifs bien connus des lecteurs. L’auteur en retravaille le parcours figuratif à partir des célèbres épisodes de l’épée au perron, de l’épée brisée des Continuations de Perceval, ou de la lance qui saigne, tout en leur conservant leur sémantisme d’origine : le test et l’élection. Pris dans cet univers de tradition et de recomposition, Mériadeuc n’a guère qu’une fonction structurante qui permet au récit d’enchaîner différents motifs essentiels à la fable et qui lui donnent sa couleur arthurienne. Le personnage se réduit alors à un actant qui joue le rôle d’un fil conducteur permettant de s’orienter dans la masse des motifs caractéristiques du roman arthurien17. Pour ce faire, il ne peut être qu’un fantoche sans passé ni consistance littéraire.
18En ce sens, il constitue encore un anti-Gauvain, son pendant opposé du roman qui, s’il est toujours disponible pour une nouvelle aventure, ne peut guère s’effacer derrière elle. Il en est au contraire à chaque fois l’instigateur et le vecteur essentiel. L’entrelacement des épisodes consacrés à Gauvain et à Mériadeuc nous offre finalement, à travers un jeu de miroirs inversés, deux modes de fabrication du personnage et, par conséquent, deux modes de composition romanesque antithétiques. Le traitement de Mériadeuc dénote peut-être une mise en cause du roman arthurien, critique d’autant plus acerbe si l’on pense que le roman fut composé en 1250. Le personnage favorise alors une mise à distance de ce genre de récit où les aventures tournent à vide, privées du sen qui fit le succès des romans de Chrétien de Troyes, et où la molt bele conjointure cède la place au tricotage de motifs sans surprise. À tout le moins, Li Chevaliers as deus espees procède sans doute d’une interrogation sur l’écriture et la vocation du roman arthurien à une époque où le genre commence à s’épuiser.
19Mériadeuc, le chevalier aux deux épées, est donc un personnage riche d’un passé littéraire prestigieux auquel il peine pourtant à faire honneur. Signe vide qui ne renvoie qu’à ce qu’il n’est pas ou ce qui lui est extérieur, il ne parvient pas à une individualité voire à une subjectivité propres. Privé d’un réel parcours romanesque qui ferait de lui un héros complexe comme Perceval ou Guinglain, il ne peut prétendre non plus à une fonction herméneutique qui lui conférerait cette densité. À moins de souscrire à une interprétation sociologique du roman, on ne peut y voir qu’un élément structurant du récit, porteur malgré lui de réflexions et d’interrogations sur l’avenir du roman arthurien, voire du genre romanesque. Il est pour cela difficile de considérer définitivement Li Chevaliers as deus espees comme une œuvre mineure du Moyen Âge, laquelle apparaît d’ailleurs en tête du manuscrit qui le contient, signe peut-être de l’importance que lui accordait son commanditaire. L’étude de ce manuscrit complet, composé de genres narratifs aussi variés que le roman arthurien, le roman antique, le lai, la fable, le fabliau, le récit allégorique18, nous livrerait peut-être une nouvelle clef interprétative de ce roman pris alors dans un ensemble de fictions littéraires vraiment diverses.
Notes de bas de page
1 Li Chevaliers as deus espees, éd. Foerster Wendelin, Halle, Niemeyer, 1877, réimpr. Amsterdam, Rodopi, 1966.
2 Corbett Noel, « Power and Worth in The Knight of the Two Swords », Philologies old and new. Essays in honor of Peter Florian Dembrowski, éd. Tasker Grimbert J., Chase C. J., Princeton, The Edward C. Armstrong Monographs, 2001, p. 319-37 ; Kelly Douglas, « The Name Topos in the Chevalier aux deux épées », Por le soie amisté. Essays in honor of Norris J. Lacy, éd. Busby Keith, Jones C. M., Amsterdam, Rodopi, 2000, p. 257-68 ; Rockwell Paul V., « Appellation contrôlée : Motif Transfer and the Adaptation of Names in the Chevalier as deus espees », ibid., p. 435-42 ; Lacy Norris J., « Naming and the construction of identity in Li Chevaliers as deus espees », Romance Philology n° 56, 2003, p. 203-16.
3 Trachsler Richard, Les Romans en vers après Chrétien de Troyes, Paris-Roma, Mémini, 1997 ; Delcourt Thierry, La littérature arthurienne, chap. IV « Les romans en vers après Chrétien de Troyes », Paris, PUF, 2000.
4 Atanassov Stoyan, L’Idole inconnue. Le personnage de Gauvain dans quelques romans du xiiie siècle, Orléans, Paradigme, 2000.
5 W. Foerster et N. Corbett, op. cit., situent le roman vers 1250, R. Trachsler, op. cit., entre 1230 et 1250, T. Delcourt, op. cit., en 1225.
6 La Suite du Roman de Merlin, éd. Roussineau Gilles, Genève, Droz, 1996, 2 vol.
7 Introduction, ibid., p. xl.
8 La Version post-Vulgate de la Queste del Saint Graal et de la Mort Artu. Troisième partie du Roman du Graal, éd. Bogdanow Fanni, Paris, SATF, 1991-2001, 4 vol.
9 Maddox Donald, Fictions of Identity in Medieval France, Cambridge, University Press, 2000, p. 3.
10 Ibid., p. 107.
11 Stoyan Atanassov, op. cit.
12 Gaston Paris note que seul le nom du héros est emprunté à la tradition. C’est selon lui « le nom d’un personnage fort énigmatique, de ce Conan Mériadec qui, dans la légende érudite des Bretons de France, a longtemps passé pour avoir fondé leur établissement en Gaule ». Il observe qu’un autre roman écrit en latin « a pour héros un personnage qui porte le même nom sous la forme galloise Meriadoc », récit cependant « fort différent du poème français », in « Mériadeuc ou le Chevalier aux deux Epées », Histoire littéraire de la France, XXX, Paris, Imprimerie Nationale, 1888, p. 245. Si le nom du personnage l’inscrit dans la tradition de la matière de Bretagne, la clef du chevalier aux deux épées ne se trouve donc pas dans les textes où figure un Mériadec ou Meriadoc.
13 Jouve Vincent, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992.
14 Hamon Philippe, Le Personnel du roman. Le système des personnages dans les Rougon-Macquart d’Emile Zola, Genève, Droz, 1983, p. 13-22.
15 Cf. Van Coolput Colette-Anne, « La réaction de quelques romanciers épigones », The legacy of Chrétien de Troyes, éd. Lacy Norris J., Kelly Douglas, Busby Keith, Amsterdam, Rodopi, 1987-1988, 2 vol., vol 1, chap. IV, p. 91-114.
16 Art. cit., p. 319-20.
17 Tomachevski, « Thématique », extrait d’un ouvrage publié à Leningrad, 1925, traduit in Théorie de la littérature, textes réunis par Todorov T., Paris, Seuil, 1965, revu en 2001, p. 298, cité par Montalbetti Christine, Le Personnage, Paris, Flammarion, 2003, p. 17-19.
18 N. Corbett précise : « KTS [The Knight of the two Swords] keeps mostly aristocratic Company in BnF fr. 12603, which contains works of the late twelfth and early thirteenth centuries : Yvain (1177), Enéas (1160), Wace’s Brut (1155), Fierabras (1170), Jean Renart’s Le Lai de l’ombre (1221), Raoul de Houdenc’s La Voie d’enfer (1215?), Huon de Cambrai’s La Male Honte (1242), Marie de France’s Fables (1189), and an undated fabliau entitled La Femme qui conquit son baron. » Le manuscrit a certainement été composé après 1242, art. cit., p. 322. R. Trachsler a rédigé une notice du manuscrit : « Le recueil PARIS, BN. fr. 12603 », Cultura Neolatina, LIV, 3-4, 1994, p. 189-211.
Auteur
Université de Haute-Bretagne – Rennes 2 (CELAM-CETM)
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