Camel de Camois, anti-héros problématique
p. 67-75
Texte intégral
1Symptomatiquement, le principal manuscrit du Meliador de Froissart (BnF fr. 12557) est longtemps demeuré inaperçu à cause du titre Roman de Camel et d’Hermondine sous lequel il était répertorié. De fait, Camel de Camois, seigneur gallois, est nommé dès le vers 16, tandis que le héros éponyme véritable, Meliador1, fils du duc de Cornouaille, n’est mentionné qu’au vers 2526. Durant tout le premier tiers du roman (qui compte, dans l’état où il nous est parvenu, 30771 vers), Camel occupe le devant de la scène. Mais, comme dit le fabuliste, « rien ne sert de courir, il faut partir à point » : Camel, prétendant malheureux à la main de la princesse d’Ecosse Hermondine, est tué au vers 9139 par Meliador, dès lors promis, d’une manière qui n’est que trop prévisible, à un bel avenir nuptial. Or, si le héros de roman est pour G. Lukacs un héros « problématique2 », c’est le anti-héros qui, dans Meliador, pose problème. Camel est en effet un bien curieux opposant dans la quête qui structure le récit – et qui précisément ne vise qu’à l’éliminer3 : sincèrement épris d’Hermondine, il pourrait prétendre au statut de fin amant4, si seulement il n’était pas somnambule5 ! Plusieurs critiques se sont déjà intéressés à cette tare singulière : M. Zink réintègre le cas de Camel dans un système folklorique aussi fascinant que complexe et le met en relation avec le somnambulisme réel de Pierre de Béarn, évoqué par Froissart au livre III des Chroniques6. J. Grisward voit davantage dans la fantaisie de Pierre de Béarn (et donc de Camel ?) un cas de « frénésie guerrière » redevable à un scénario mythique d’initiation guerrière7. A. H. Diverres privilégie, quant à lui, la recherche d’éventuelles realia historiques dans le roman de Froissart : il se risque à identifier le château de Camois à celui de Lochmaben (au nord de Carlisle) et à entrevoir un lien entre le Camel de la fiction et la dynastie écossaise des Bruce, visée par la politique d’assimilation territoriale d’Edouard III d’Angleterre8. Aucune de ces lectures, toutefois, ne rend totalement compte du personnage de Camel : plusieurs détails discordants résistent à l’interprétation. Peut-être faut-il donc prendre son parti de l’ambiguïté de Camel, y voir même une caractéristique constitutive de son personnage. Dans cette perspective, je recentrerai l’analyse sur le domaine littéraire et tâcherai de comprendre dans quelle mesure le personnage de Camel résulte d’un travail intertextuel ; cette lecture n’est pas davantage une clef universelle, mais elle est susceptible d’éclairer d’autres facettes du curieux chevalier imaginé par Froissait.
2« Par lo sornon conoist en l’ome » : c’est à son nom qu’on connaît un homme, apprend Perceval de sa mère9. Que nous révèle donc, tout d’abord, une enquête onomastique au sujet de Camel ? Il convient de rappeler que Froissait situe délibérément l’intrigue de son roman dans une sorte de préhistoire de l’âge d’or de la Table Ronde,
Environ ou .ix. ans ou .x.,
Avant que li preus Lanselos,
Melyadus, ne li rois Los,
Guiron, Tristrans ne Galehaus,
Gauwains, Yewains, ne Perchevaus,
Ne chil de la Table Reonde
Fuissent cogneü en ce monde.
(v. 28-34)
3Par voie de conséquence, la quasi-totalité10 des personnages sont inventés par Froissart. Ils conservent toutefois une tonalité arthurienne : Meliador n’est pas sans évoquer les noms, attestés dans d’autres romans et dans les armoriaux des chevaliers de la Table Ronde, de Meliaduc, Meliant, Melion, Melior, etc. Or Camel de Camois, dont il est dit incidemment qu’« il porte un bon nom » (v. 8369), déroge presque à toute consonance arthurienne11, ce qui, au second degré, tend à en faire un intrus dans le personnel du roman. Son nom ne rime d’ailleurs pas avec ceux des principaux protagonistes (Meliador, Agamanor, Sagremor).
4Par le biais d’une comparaison récurrente, Camel se dote aussi d’un nom d’élection, et non des moindres : celui de Paris. Lorsqu’il prend conscience de son amour, Camel adresse, en son for intérieur, ces mots à la princesse d’Ecosse :
« Or vous jure jou, foy et ame,
Que de vous ferai ma dame,
Ou je demorrai en le painne,
Si com Paris fist pour Helainne,
Et, se mors sui pour vostre amour,
Il me venra a haute honnour. »
(v. 239-244)
5Le performatif « jurer » et l’hypothèse envisagée d’un devenir funeste constituent ces paroles en une sorte d’autoprédiction où le personnage s’assigne une tâche impossible qui le voue à l’échec. Camel réitère cette comparaison dans une lettre qu’il envoie à Hermondine (v. 6165-6167), en écho à cette dernière elle-même qui y a recouru dans une lettre destinée à abuser son prétendant indésiré (v. 2138). L’analogie avec Pâris, amant célèbre, est en apparence flatteuse mais problématique : le partisan de Vénus est aussi, par l’enlèvement d’Hélène, l’artisan de la perte de Troie et de la sienne propre12. Amant dangereux, donc...
6Mais, replacé dans un champ intertextuel plus vaste, le nom de Camel se charge paradoxalement de connotations favorables. À l’issue du duel fatal avec Meliador, le narrateur range Camel parmi les martyrs d’amour qui « le mort [ont] rechut pour bien amer » (v. 9123). Le voilà en bonne compagnie littéraire et mythologique :
Leander en morut en mer.
Si fist Narcissus13 pour Equo,
Tristrans, Priamus et Porro ;
Et li rois Mennon, on me tonde
S’il n’en fu mués en aronde.
Si en morut Deucalyon
Et Acilles, qui de renom
Passoit tous aultres chevaliers.
On en trouveroit .iii. milliers
Qui en sont mort ; il n’est pas doubte.
Tele est Amours qu’elle ne doubte
Cop d’espee ne cop de lance.
(v. 9124-9135)
7Le narrateur ne peut alors s’empêcher de manifester sa compassion pour Camel : « Ce fu pour li trop povre estrine » (v. 9108), « il rechut ce povre don / Pour amer la belle Hermondine » (v. 9118-9119).
8Camel figure aussi, avec d’autres protagonistes de Meliador, dans un poème allégorique plus ancien de Froissart, Le Paradis d’Amour (1361 ou 1362). L’amant-poète aperçoit au paradis du dieu d’Amour d’aimables gentilshommes vêtus de vert14 qui s’apprêtent à danser. Ce sont « [...] Melyador, / Tanghis et Camels de Camois » (v. 986-987)15, ainsi que Troïle, Pâris, Lancelot, Tristan, Durmart, Perceval, Lot, Galehaut, Mordred (sic), Meliaduc, Erbaus16, Agravain, Brun, Yvain, Gauvain (v. 974-990). Cette liste qui réunit de grands noms arthuriens et mythologiques a un double effet : derechef elle réintègre Camel dans le « bon » camp ; à un autre niveau, la notoriété des héros cités rejaillit sur les personnages créés par Froissart.
9Camel suscite peut-être même plus que des rapprochements nominatifs. Froissart ne signerait-il pas discrètement, à travers ce personnage, un nouveau jeu ovidien, comme il les aime17 ? Camel éprouve bien un innamoramento ovidien :
En ce regart li vient la darde
D’amours, c’onques senti n’avoit ;
Mais je croi que la en devoit
Estre ferus pour la pucelle,
Car si fort l’esprent l’estincelle
D’amours, qui ens ou coer le lance,
Qu’il dist la [...]
(v. 226-232)18
10La halte que fait Camel, après une deuxième visite à Montgriès, chez Hermondine, à « une fontainne » (v. 556) préfigure peut-être la comparaison ultérieure avec cet autre chasseur passionné qu’est Narcisse. Camel y compose un rondeau amoureux au thème significatif : « Je me loue de mes ieuls » (v. 569). L’histoire de Camel comme de Narcisse repose sur un regard fasciné. L’orgueil reproché ultérieurement à Camel est aussi le défaut emblématique de Narcisse19 – Camel s’en distingue cependant en ce qu’« orguilleus fu sans nul malice » (v. 9208). Pour le reste, les données du mythe sont totalement inversées : Camel, s’adonnant à la chasse, découvre l’amour (lorsqu’il est hébergé chez Hermondine) au lieu de le négliger ; c’est la belle princesse qui se refuse obstinément à toutes ses avances (elle y est encouragée par sa cousine Florée qui connaît la tare secrète de Camel).
11Le motif de la chasse, déjà présent dans le mythe de Narcisse, et plus précisément de la chasse au cerf, rapproche également Camel d’Actéon, autre héros favori de Froissart. M. Zink a bien montré l’analogie entre les vers 117-169, décrivant la première chasse au cerf de Camel, et l’histoire d’Actéon telle qu’elle est relatée dans Le Joli Buisson de Jonece et dans le livre III des Chroniques20.
12Actéon, coupable d’une faute involontaire, et Narcisse, volontiers réhabilité par Froissart21, restent des héros tragiques. À cet égard, ils désignent analogiquement Camel sinon comme anti-héros, du moins comme héros à éliminer.
13Ces cousinages ovidiens nous entraînent finalement du côté du merveilleux, bien que plusieurs critiques aient jugé pauvre la part de celui-ci dans le roman de Froissart, tenu plutôt pour réaliste. Et pourtant...
14Le somnambulisme de Camel, ce « visce [...] grant et mervilleus » (v. 6358-6359), met déjà Camel à part, sinon dans un Autre Monde. Cet état, au Moyen Âge, inquiète beaucoup car il dépossède en quelque sorte l’individu de lui-même – ce qui peut devenir aussi gênant pour un personnage de fiction. « [D]ans l’action du somnambule, explique A. Boureau, ne se manifeste aucune des puissances opératives qui assure la maîtrise de l’âme sur le corps : la volonté, la mémoire et l’intelligence22 ». L’âme elle-même ne semble plus gouverner le corps, au grand dam des théologiens. Le discours médical s’appuie quant à lui sur un fonds aristotélicien pour interpréter de façon naturaliste le phénomène23. Jean de Meung, dans un passage du Roman de la Rose24, propose une explication ambivalente du somnambulisme, hésitant entre le naturel et le surnaturel : il serait engendré par certaines visions oniriques, mais le réflexe de la victime somnambule, à son réveil, est d’y voir l’action du diable. Le somnambulisme sera d’ailleurs associé à la sorcellerie au xve siècle25. Cette interrogation angoissée rejaillit sur le personnage de Camel26, bien qu’il cherche à sublimer son somnambulisme dans la rhétorique courtoise27. Un modèle littéraire, proprement merveilleux, peut discrètement venir prendre le relais là où toute autre explication se dérobe. Camel n’est pas sans rappeler le type du chevalier faé présent dans certains lais. Ainsi, Tydorel ne peut dormir et doit constamment être veillé par ses gens28 ; Robert le Diable doit également à son origine de ne pouvoir dormir. À cause de son propre trouble du sommeil, qui lui fait poursuivre l’activité diurne et l’empêche de dormir seul (v. 3811 ; « deffaut / Tres mervilleus et tres dur », v. 3814-3815), Camel est un peu leur cousin.
15Le récit nous suggère d’autres associations de Camel à un chevalier faé. Lorsque Florée et Hermondine voient Camel pour la première fois, Florée dit du chevalier, qui vient de tuer le cerf après avoir traversé l’étang : « Ne sai comment il est issus / De l’estanc, quant bien l’imagine » (v. 180-181). Remarque fort curieuse si l’on reste dans une optique réaliste, puisqu’il est bien précisé aux vers 170-171 que les deux demoiselles ont assisté à la scène. Le verbe imaginer se charge dès lors d’un sens plus fort, impliquant l’imaginaire merveilleux associé à la « frontière humide » (J. Frappier). Florée pense peut-être à l’un de ces êtres faés capables de vivre sous les eaux : Tydorel et son père, par exemple ; du côté féminin, on songe à la Dame du Lac, aux nymphes. Dans cette même séquence narrative, la fin de la chasse au cerf est sonnée à grand renfort de cor ; or il s’agit souvent d’un instrument merveilleux qui provoque l’enchantement ou y met fin29. Le narrateur, en insistant durant sept vers (156-162) sur ce motif, invite à y voir plus qu’un geste de vénerie ordinaire ; de fait, les habitants du château de Montgriès s’en « esmerveillent » (v. 160). La familiarité qu’entretient Camel avec la forêt, lieu par excellence du mystère et du danger, n’est pas non plus soulignée en vain (v. 292-293, 344-345) : elle fait de lui un être à part, marqué du sceau de l’étrange et lié à la sauvagerie. L’ambiguïté de Camel serait alors redevable à l’instabilité ontologique du chevalier faé, tantôt adjuvant (voire héros), tantôt opposant dans divers lais et romans arthuriens.
16La chasse au cerf rappelle elle-même, bien sûr, outre le mythe d’Actéon déjà signalé, un motif merveilleux que plusieurs critiques ont relevé. L. Harf-Lancner a fort bien montré comment la première chasse de Camel (v. 117-165)30, tout en se cantonnant dans le réalisme, résonne du scénario bien connu de l’animal faé entraînant un chasseur intrépide auprès des fées amoureuses de l’Autre Monde31, tandis que la seconde chasse (v. 1068-1102) parodie la précédente en en inversant toutes les données32. Froissart joue ici, à deux niveaux différents, avec l’horizon d’attente de son public. Il met en œuvre une technique narrative que j’ai autrefois qualifiée de « déceptive33 » et qui consiste à créer chez le lecteur une attente au moyen de quelques indices textuels qui paraissent annoncer une séquence typique puis, dans un second mouvement de gommage de la tradition, à décevoir cette attente34. Comme dans les lais merveilleux, la chasse au cerf mène le chasseur à la découverte de la femme dont il va s’éprendre : valeur symbolique soulignée négativement par la seconde chasse de Camel, au terme de laquelle il ne retrouve pas Hermondine et comprend qu’il n’est point aimé d’elle. La non-réciprocité de l’amour voue Camel à un destin fatal ; le narrateur le rappelle au moment de la mort du malheureux et insiste sur le fait que la chasse au cerf est à l’origine de tout (v. 9108-9117).
17Dès lors qu’il est piégé par son amour non payé de retour, Camel se laisse manipuler par ces jeunes perverses que sont Hermondine et surtout Florée. Il accepte ainsi d’être assigné à résidence chez lui et de combattre tout chevalier qui se présentera sur sa terre (v. 3757-3766, 5815-5820). Il ne semble pas se rendre compte que cela l’exclut de fait de l’ordenance de la quête édictée par Hermondine35, qui repose sur la mobilité des candidats (v. 2996-2998). Fait plus grave, cela l’empêche de participer au tournoi décisif de la Garde où les autres chevaliers vont pouvoir faire étalage de leur vaillance (v. 6278-6287, 6434-6441). Et Meliador viendra le tuer pour ainsi dire à domicile. Le confinement de Camel peut faire penser, sur le versant réaliste, à la mode des pas d’armes. Mais il évoque plus sûrement le motif lyrique de la prison d’amour, ici romanesquement transposé, et l’enchantement qui, dans Érec et Énide, tient Mabonagrain enfermé dans un verger clos d’air en vertu de la promesse qu’il a faite à son amie36. L’inquiétante rangée de pieux sur lesquels sont fichés la tête et le heaume des adversaires tués par Mabonagrain37 trouve son pendant dans la salle des trophées de Camel recélant les « blasons » de tous ceux qu’il a vaincus (v. 8546-8631). Mais là encore, si Froissart a cet hypotexte en tête, il s’ingénie à en inverser les principales données : Mabonagrain était par cet enchantement emprisonné auprès de son amie alors que Camel est tenu à l’écart d’Hermondine ; si la dame espérait ainsi garder à jamais Mabonagrain à ses côtés, Hermondine et Florée escomptent bien qu’un adversaire suffisamment puissant saura les débarrasser de Camel ; de fait, Érec délivre Mabonagrain à l’issue de son combat victorieux, quand Meliador, sans scrupule particulier, met à mort son adversaire.
18Décidément, l’ambiguïté axiologique de Camel ne se laisse pas aisément résoudre, et sa mise à mort semble pour le narrateur une façon de trancher le nœud gordien qui s’est noué autour de son personnage dans l’intrigue. À plusieurs reprises, la caractérisation de Camel repose sur une locution exceptive qui introduit de façon assez forcée un défaut dans son portrait autrement pétri de qualités38. Froissart ne parvient pas à définir ce qu’il faut vraiment penser de ce personnage, qui présente toujours une part irréductible à toute interprétation. Le romancier a certes besoin d’un catalyseur de quête pour construire son histoire39 ; Camel remplit à cet effet sa fonction de anti-héros, au sens mécanique du terme : c’est l’adversaire désigné du héros dans la dynamique de l’action. Pour autant, il ne devient jamais complètement un anti-héros au sens moral du terme. Il est sincèrement épris et fait amende honorable après avoir cherché à faire pression sur Florée et Hermondine pour parvenir à ses fins ; s’il se montre outrecuidant40, c’est malgré lui et seulement parce que les jeunes femmes qui le manipulent l’ont amené à se méprendre sur ses chances réelles de succès41. Éveillé ou endormi, il est toujours agi, manipulé par des forces qui le dépassent, le vouant à une sorte de tragique. Il en devient presque un « bouc émissaire » (au sens girardien du terme) permettant au monde arthurien gentiment dépeint par Froissart d’exorciser sa violence latente. Camel ne serait-il pas, à un autre niveau, le représentant d’une chevalerie devenue archaïque42 au xive siècle, vouée à périr pour n’avoir pas compris les règles du jeu social contemporain ? Il n’en reste pas moins vrai que le narrateur – et avec lui le lecteur – garde une sympathie évidente pour l’infortuné Camel.
19L’équivocité propre à cet anti-héros inclassable gagne le critique, forcément tiraillé entre une analyse structuraliste considérant le personnage comme actant et une approche psychologique plus traditionnelle. Alors qu’on a souvent reproché à Froissart de n’avoir su mettre en scène dans Meliador que des personnages conventionnels dans une intrigue banale43, Camel frappe par son ambiguïté. Celle-ci procède en partie de la densité intertextuelle du personnage, qui le distingue là de ses comparses beaucoup plus univoquement stéréotypés. Mais cette singularité en vient à le désigner comme un intrus au sein de la belle ordenance du roman. Froissart a peut-être sacrifié à regret Camel sur l’autel des nécessités de la construction romanesque, regret dont l’ambivalence du personnage serait l’indice. Car Froissart ne pouvait qu’admirer la prouesse intrépide de Camel, cette prouesse qui est la valeur cardinale des Chroniques et dont il vante toutes les manifestations, de quelque camp, anglais ou français, qu’elles proviennent. Le romancier retrouve d’ailleurs le vocabulaire du chroniqueur lors du duel de Meliador et Camel : « Merveilles d’apertises font, / Et plaisant les fait regarder » (v. 8892-8893)44. En fin de compte, Froissart prête à Camel une formule éminemment poétique – sans équivalent dans le discours des autres personnages – pour décrire son infortune : « Li solaus esconse / Sus moy a heure de midi » (v. 1027-1028). Au midi du roman, Meliador, le chevalier au soleil d’or, s’abat sur Camel. L’étrangeté du langage – la métaphore – pouvait seule signer la condamnation de l’étrange chevalier somnambule.
Notes de bas de page
1 Première allusion aux vers 2466-2467. Par la suite, Meliador sera régulièrement désigné par des périphrases emblématiques : « le chevalier au soleil d’or » (v. 3418), « li bleus chevaliers » (v. 3581). Toutes les citations renvoient à l’unique édition de Meliador par A. Longnon, Paris, Firmin Didot (SATF), 1895-1899, 3 vol.
2 G. Lukacs, La théorie du roman, trad. J. Clairevoye, Paris, Gonthier, 1963.
3 Cf. v. 1791-1802.
4 Les termes choisis dans lesquels il exprime son amour, notamment dans les lettres qu’il adresse à la dame de ses pensées, le confirment. Camel est aussi le premier personnage, dans ce roman, à chanter son amour grâce au procédé des insertions lyriques, ce qui l’assimile quelque peu à la figure bien connue de l’amant-poète, à l’instar du Châtelain de Coucy.
5 Cf. v. 331-350, 6331-6341.
6 M. Zink, « Froissart et la nuit du chasseur », Poétique, 41, 1980, p. 60-77. Sur Pierre de Béarn, cf. Froissart, Chroniques. Livres 111 et IV, éd. P. Ainsworth & A. Varvaro, Paris, LGF, 2004, p. 189-190.
7 « Froissart et la nuit du loup-garou. La « fantaisie » de Pierre de Béarn : modèle folklorique ou modèle mythique ? », Le modèle à la Renaissance, J. Lafond dir., Paris, Vrin, 1986, p. 21-34.
8 « The geography of Britain in Froissart’s Meliador », Medieval Miscellany presented to E. Vinaver, Manchester University Press, 1965, p. 97-111 ; « Froissart’s Meliador and Edward III’s policy towards Scotland », Mélanges Rita Lejeune, vol. II, Gembloux, Duculot, 1969, p. 1399-1409. Signalons incidemment la présence d’un chevalier anglais nommé Thomas Camois dans le livre II des Chroniques (éd. P. Ainsworth & G. T. Diller, Paris, LGF, 2001, p. 781).
9 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, éd. C. Méla, Paris, LGF, 1990, v. 526.
10 Font exception « li rois Artus », sous l’égide duquel le roman se place dès le v. 1, et « Kex li seneschaus » (v. 25627), qui ne prend pas part aux aventures.
11 On ne peut guère en rapprocher que Camelin, prince irlandais chevalier de la Table Ronde dans Yder ; mais c’est un personnage secondaire.
12 Cf. la harangue d’Hélénus dans le Roman de Troie, éd. et trad. E. Baumgartner & F. Vielliard, Paris, LGF, 1998, v. 3955-3982.
13 Au sein de la liste d’amants célèbres (en grande partie d’origine ovidienne), la réévaluation positive de Narcisse met en abyme celle de Camel. Plusieurs textes, dans le sillage du Lai de Narcisus, réintègrent Narcisse dans la courtoisie.
14 Couleur emblématique (et ambivalente) de Camel...
15 15 Les vers 985-988 sont probablement interpolés ; cf. Le Paradis d’Amour. L’Orloge amoureus, éd. P. F. Dembowski, Genève, Droz, 1986, p. 117. En effet, Meliador a dû être composé vers 1365, puis remanié après 1388.
16 Ce personnage n’a pu être identifié.
17 Cf. D. Kelly, « Les inventions ovidiennes de Froissart : réflexions intertextuelles comme imagination », Littérature, 41, 1981, p. 82-92.
18 Cela crée une opposition supplémentaire de Camel avec Meliador qui, lui, s’éprend d’Hermondine sur sa seule réputation (v. 3627-3628, 6529, 8156-8157). Camel se gausse ainsi de Meliador : « Pour ce que la belle Hermondine / Ay amé tous jours d’amour fine / Et vous famés par oïr dire. / On en doit bien truffer et rire. » (v. 8943-8946). Agamanor semble aussi lui donner raison lorsqu’il affirme que « trop plus fortes sont amours / De regars, ce scevent pluisours, / Que elles ne sont de renommée » (v. 22594-22596). Cf. J. Lods, « Amour de regard et amour de renommée dans le Meliador de Froissart », Bulletin bibliographique de la Société Internationale Arthurienne, 32, 1980, p. 231-249.
19 L’Ovide moralisé, les arts de seconde rhétorique du xve siècle y insistent.
20 M. Zink, art. cit., p. 71. Le Joli Buisson de Jonece, éd. A. Fourrier, Genève, Droz, v. 2242-2260 ; Chroniques, III, éd. citée, p. 194-195.
21 Cf. Le Joli Buisson de Jonece, éd. citée, v. 3252-3335.
22 « La redécouverte de l’autonomie du corps : l’émergence du somnambule (xiie-xive siècles) », Micrologus I, 1993, p. 27.
23 Ibid., p. 33-35.
24 Éd. et trad. A. Strubel, Paris, LGF, 1992, v. 18291-18330.
25 Cf. A. Boureau, art. cit., p. 37.
26 Ainsi que sur le somnambule historique dont on l’a rapproché, Pierre de Béarn. Ceci amène M. Zink à supposer que Froissart aurait introduit le somnambulisme de Camel après 1388 car il ne pouvait avoir lu à la cour de Béarn un roman présentant un personnage somnambule aussi trouble sans offenser Pierre de Béarn (cf. « Froissart et la nuit du chasseur », p. 62). D’un point de vue strictement littéraire, il paraît pourtant difficile d’imaginer une version primitive du roman où Camel ne serait pas somnambule puisque c’est l’unique trait qui le désigne comme anti-héros et qui déclenche la quête. Sans lui, la matrice structurelle du roman disparaît.
27 Dans une lettre adressée à Hermondine, Camel se présente « Com cilz qui ne poet nuit ne jour / Avoir repos, ne sejour, / Que il ne pense a [elle] toutdis » (v. 873-875), évoquant plus loin « [son] tres amoureus esperit, / Qui est nuit et jour travilliés » (v. 912-913).
28 Lai de Tydorel, in Lais féeriques des xiie et xiiie siècles, éd. et trad. A. Micha, Paris, Garnier-Flammarion, v. 122-124, 179-182.
29 Cf. Chrétien de Troyes, Érec et Énide, éd. et trad. J.-M. Fritz, Paris, LGF, 1992, v. 5810-5814, 6150-6156 ; Robert Biket, Lai du Cor ; le cor d’Aubéron.
30 Cet épisode fait l’objet de l’unique miniature du ms. BnF fr. 12557, où elle figure en frontispice et a pu contribuer à l’identification erronée de Camel comme héros du roman.
31 Cf. lais de Guigemar, de Graelent, de Guingamor ; cf. F. Suard, « Le projet narratif dans Lanval, Graelent et Guingamor », Mélanges André Lanly, Nancy, 1980, p. 357-369.
32 L. Harf-Lancner, « La chasse au Blanc Cerf dans le Meliador : Froissart et le mythe d’Actéon », Mélanges Charles Foulon, t. II, Liège, 1980 (Marche romane, 30), p. 143-145.
33 « Froissart et la matière de Bretagne : une écriture « déceptive » », Arturus Rex, Acta conventus Lovaniensis 1987, vol. II, W. Van Hoecke, G. Tournoy, W. Verbeke dir, Leuven University Press, 1991, p. 367-375.
34 Cette prise de distance quelque peu ludique à l’égard du merveilleux se retrouve dans d’autres récits tardifs, tel le Livre du Cœur d’amour épris de René d’Anjou (1457).
35 Camel se met également hors concours en envoyant ses prisonniers à Montgriès au lieu de les adresser à la cour d’Arthur où se trouvent les juges qui entérinent les exploits des participants à la quête (v. 1745-1760, 2857-2887).
36 Chrétien de Troyes, Érec et Énide, éd. citée, v. 5731 -6161.
37 Ibid., v. 5772-5775.
38 Cf. v. 319-332, 458-462, 3809-3811. Les vers 3775-3779 dressent aussi un bilan mitigé au sujet de Camel.
39 « Ceste queste [...] Est faite [...] Ou nom de Camel de Camois » (v. 8111-8114).
40 L’outrecuidance est liée au péché capital de l’orgueil, ce qui peut en faire un vice rédhibitoire ; cf. v. 2888-2890, 3775-3776, 9207-9208 (où il n’est plus question de la tare du somnambulisme). Cf. aussi J. Picoche, Le vocabulaire psychologique dans les Chroniques de Froissart, Paris, Klincksieck, 1976, p. 65-68.
41 Cf. v. 1778 : « Pour li mettre en oultrecuidance ».
42 Camel est dès le début du roman un chevalier expérimenté et redouté, alors que Meliador est adoubé à dix-huit ans à peine par Arthur parmi deux cents « chevaliers nouveaus » (v. 2651). Agamanor est un chevalier « fors et jones » (v. 4491) ; quant au jeune Sagremor, il apprend le métier des armes à Carlion afin de devenir chevalier (v. 25726-25812).
43 Même M. Zink, auteur d’analyses pénétrantes sur le roman, écrit : « Meliador n’échappe pas à la platitude conventionnelle en offrant une sorte d’image officielle et complaisante d’un monde chevaleresque à la perfection vide » (« Les chroniques médiévales et le modèle romanesque », Mesure, 1, 1989, p. 42).
44 Cf. Chroniques, III, éd. citée, p. 264 : « Et sachiez que pluseurs chevaliers et escuiers y firent grant foison d’appertises d’armes de l’une part et de l’autre ». La plaisance y fait également partie du vocabulaire appréciatif des combats.
Auteur
Université de Toulouse II – Le Mirail
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