Steeny et Guillaume : « À l’heure où l’adolescence étend ses ombres »
p. 79-92
Texte intégral
1Roman noir, singulièrement noir, intégralement noir que ce Monsieur Ouine, dont la rédaction du dernier chapitre au mois de février de l’année 1940 met un terme à la carrière romanesque de Georges Bernanos. Roman noir, au sens générique du syntagme nominal, « dans sa façon de s’intéresser moins à l’élucidation du crime qu’au milieu représenté1. » Roman singulièrement noir, car il place au centre de sa fiction le seul personnage bernanosien « qui est le héros d’un destin scellé dès que le livre s’ouvre », et qui « est irrémédiablement perdu2. » Roman intégralement noir, puisque, conformément à son titre originel « La Paroisse perdue », il relate l’entropie d’un village et la déréliction de ses habitants qui se sont privés de la présence divine.
2Cette noirceur inhérente au roman ne se matérialise pas d’emblée par une plongée dans la nuit, comme l’effectue l’incipit de Nouvelle histoire de Mouchette : « Mais déjà le grand vent noir qui vient de l’ouest – le vent des mers, comme dit Antoine – éparpille les voix dans la nuit3. » Comme l’établit André Not, la scène inaugurale met en place « une dialectique de l’ombre rassurante et protectrice et de la lumière agressive4 ». L’explicit se déroule à la lueur de « la lumière de la lampe posée à terre » (p. 1561), qui confère à cette ultime séquence de l’intrigue romanesque une atmosphère enfin apaisée après le maelström d’événements dramatiques qui défrayèrent plusieurs jours durant la chronique villageoise. Or, aux deux extrémités du récit, la focalisation adoptée par le narrateur épouse la perception de l’ombre et de la lumière propre à Steeny. Regardé par Miss qui le dépossède de sa lumière : « Comme ses yeux sont pâles ! On dirait qu’ils s’effacent peu à peu, se retirent… les voilà maintenant plus pâles encore, d’un gris bleuté, à peine vivants, avec une paillette d’or qui danse. » (p. 1349). Regardant la dépouille de Monsieur Ouine maintenant dépossédée par la mort de toute couleur : « Cette masse prend peu à peu, d’ailleurs, la couleur de l’argile, semble durcir à l’air, au point que la clarté de la lampe se refuse à en épouser les contours. » (p. 1562). La même « paillette d’or » danse sur une même surface uniformément grise.
3 Entre l’angoisse qui l’étreint lors des jeux sensuels de l’amour et la gravité qui sied face à l’évidence de la mort, Steeny incarne cette frêle tache de lumière vivante qui s’agite au sein d’un univers caractérisé par sa grisaille. Lumière trompeuse toutefois, pâle reflet de celle qui illumina naguère une enfance solaire ; lumière fragile déjà prête à s’éteindre pour embrasser l’imposture de l’âge adulte et renoncer à la grâce que constitue l’accès instinctif au surnaturel. Cette période de la vie est propice aux trahisons, comme le déplore le Bernanos des Grands cimetières sous la lune qui, avec une extrême lucidité, évoque cet âge maudit : « Dieu veuille que je ne revoie jamais les chemins où j’ai perdu vos traces, à l’heure où l’adolescence étend ses ombres, où le suc de la mort, le long des veines, vient se mêler au sang du cœur5 ! » L’adolescence, parce qu’elle détourne de l’amour de Dieu en requérant de l’amour de l’homme plus qu’il ne peut offrir, conduit inéluctablement les deux Mouchette vers leur mort. « […] si le premier suicide est don à Satan, le second est aspiration à l’amour humain6. » Grâce à un effet de concentration et d’inversion, Bernanos substitue au diptyque de l’adolescence féminine réparti sur deux œuvres et orienté vers la mort un duo d’adolescents témoins de la mort d’autrui, mais nullement acteurs de leur propre mort.
4Afin de rendre compte des dernières lueurs portées par le roman bernanosien sur les ombres de l’adolescence, il nous faudra déterminer les propriétés de cet âge maléfique, interroger ses ambiguïtés et évaluer l’impact qu’il possède sur les autres âges de la vie représentés au sein de la fiction.
Propriétés
5L’adolescence ne saurait à proprement parler constituer une période de la vie. Elle se situe, en effet, sur le chemin de l’existence entre la frontière de l’enfance qui est déjà loin derrière les pas du marcheur et celle de l’âge adulte qui se profile maintenant à son regard. « Madame, nous vous prenons un enfant, nous vous rendrons un homme. » (p. 1356), promet pompeusement le supérieur du collège de Boulogne à une Michelle peu encline à se satisfaire des clauses d’un tel marché. La coutume requiert de fait que l’adolescence se déroule, comme le stigmatise l’auteur des Grands cimetières sous la lune, au sein de l’institution scolaire, sous ces « préaux funèbres », dans ces « classes puantes » et ces « réfectoires à la grasse haleine7 ». C’est sur ces chemins que lui-même perdit la trace de ses « compagnons inconnus », de ses « vieux frères » vers lesquels l’avait dirigé son enfance et qu’il ne retrouvera qu’aux portes du royaume de Dieu8 » Cette épreuve est épargnée à Steeny : « Depuis dix ans, sauf pour de brèves vacances, Philippe n’a vu du monde que la maison cernée par les pins, avec son jardin vieillot, son potager, ses charmilles. » (p. 1365). Néanmoins, la liberté d’aller et venir qui lui est octroyée par les gardiennes de son royaume, il la ressent comme une incarcération occulte dont il revendique le droit de s’affranchir. Il exprime une première fois son désir de s’évader à Monsieur Ouine qui ne l’écoute pas : « Tôt ou tard, il faudra bien que je traverse pour la dernière fois ce jardin ridicule, ses escaliers croulants, sa charmille et ses deux pâtures rôties. […] », « Sur le seuil, M. Ouine lui fait un signe amical, referme soigneusement la porte. » (p. 1365). Il le réitère en présence de Miss qui dans un premier temps ne lui répond pas : « Je pense que vous serez joliment heureuses lorsque je serai parti. » (p. 1443). Dans un second temps, si elle souscrit à ses dires, ce n’est qu’afin de démontrer au jeune homme fougueux l’inanité de son projet :
Elle a détourné la tête, semble parler pour les hautes fenêtres où passent et repassent, solennelles, toutes les ombres du jardin. « Vous sauterez la barrière. Sauter la barrière n’est rien. Que de poneys tels que vous ont été ainsi du premier coup jusqu’aux Indes ! Partir n’est rien. Rentrer seul compte. » (p. 1448)
Comme le précise le texte, s’adressant à Steeny, c’est en fait à l’adolescence aussi impétueuse qu’inconséquente qu’elle destine ses propos, l’adolescence matérialisée par les ombres du jardin qui constituent son champ de vision au moment où elle prononce ces paroles. L’image de l’être qui se tient en face d’elle lui apparaît singulièrement floue, le reflet d’« un visage pâle et tendre », « parmi les ombres bleues » (p. 1449). Elle paraît incapable de le caractériser : est-ce encore un enfant ? Est-ce déjà un homme ? Or, l’adolescence est précisément cet écran de brouillard qui interdit de procéder à toute dénomination, cet état hybride qui conjoint le « déjà plus » et le « pas encore », cet entre-deux dont s’extrait l’enfant mais où n’a pas pénétré l’homme. Cette nature duelle est emblématisée par la dualité de la nomination dont l’adolescent fait l’objet. Miss, s’avérant incapable de trancher entre le garçon et l’adulte, associe le prénom et le surnom lorsqu’elle voit fondre sur elle le jeune homme : « Philippe ! Steeny ! ». Quand elle pense avoir identifié la nature de cette agression, instantanément son choix est arrêté : « Philippe ! Assez, Philippe ! » (p. 1446). Monsieur Ouine, quant à lui, feignant de considérer le « brave petit garçon » (p. 1363) qui lui rend visite comme un alter ego, opte en faveur du prénom : « Ah ! Philippe (il me serait trop pénible de vous donner ce nom absurde de Steeny) » (p. 1362). Michelle, enfin, étant celle qui l’a affublé de ce sobriquet, ne recourt qu’à cette seule dénomination, tant afin de tenir à distance d’elle l’ombre de son époux disparu, que pour se prémunir de toute résurgence de sa part sous les traits de son fils : « […] elle éloigne le plus qu’elle peut l’heure certaine, l’heure fatale où elle verra paraître une fois encore, une dernière fois, l’ennemi de tout repos, le tyran, un autre Philippe… » (p. 1356). Et, ce surnom, le narrateur nous l’apprend, elle l’a « emprunté à son roman anglais favori » (p. 1355) renvoyant ainsi le vivant dans ces ombres indistinctes qu’habitent les créatures de papier, figeant le temps pour se doter d’un fils littéralement sans âge, car préservé des atteintes du temps. Cette stratégie visant à réifier celui qu’elle craint de voir se métamorphoser en un autre Philippe diffère du tout au tout avec cet acte gouverné par l’amour qui consiste à attribuer à l’être aimé un nom propre, un nom qui sera propre au donateur. Ce choix ici opéré ne saurait être tenu pour négligeable. Bernanos apporte un soin tout particulier au choix du nom qu’il confère à ses personnages. Parfois, la pudeur le retient même d’effectuer ce choix : « […] et vous, vous seul de mes créatures dont j’ai cru parfois distinguer le visage, mais à qui je n’ai pas osé donner de nom – cher curé d’un Ambricourt imaginaire9. » Le plus souvent, le nom s’impose à lui, traduisant de la sorte la profonde empathie qui le relie à ses personnages : « Dès les premières pages de ce récit le nom familier de Mouchette s’est imposé à moi si naturellement qu’il m’a été dès lors impossible de le changer10. » Mais, l’élection de ce surnom factice ne saurait empêcher Philippe de percer sous Steeny et surtout, comme le déplore Miss, ne saurait faire en sorte qu’un « garçon français » devienne « un petit gentleman anglais » : « À votre âge, un petit gentleman anglais n’en sait pas beaucoup plus long qu’un jeune chien, son imagination est aussi rose et fraîche qu’une tranche de bœuf. La vôtre est en avance d’une vie d’homme, […] » (p. 1448).
6Cette opposition frontale fondée sur des critères nationaux qui dénie toute survivance de l’esprit d’enfance chez l’adolescent français tend à ériger Steeny en type et à le priver de toute individualité propre. De même, le curé d’Ambricourt intègre au sein d’un même jugement dépréciatif les jeunes adolescents qui suivent ses cours de catéchisme : « J’ai tout de suite senti la résistance des garçons, je me suis tu. Après tout, ce n’est pas leur faute, si à l’expérience précoce des bêtes – inévitable – s’ajoute maintenant celle du cinéma hebdomadaire11. »
7Mais, comme le comprendra l’humble curé de campagne au contact de Séraphita Dumouchel, ce dont l’adolescent a besoin pour se dégager de la gangue que constitue l’esprit grégaire se traduisant par l’adoption de comportements communs au sein du groupe formé par les jeunes gens, c’est d’un maître. De la qualité de ce maître découlera pour l’adulte en gestation la qualité de sa vie présente et de sa vie future. Le jeune poney qu’est Steeny, qui « n’a peur d’aucun cheval », (p. 1357) le garçon inconséquent qui ne sait « employer [son] temps plus utilement qu’à boire du porto », (p. 1561) bien qu’il n’appartienne à aucun groupe composé d’adolescent de son âge, se cherche lui aussi un maître. Cette quête est d’autant plus essentielle pour lui qu’il est dépourvu de père et contraint de vivre dans un univers exclusivement féminin. Ce maître, apte à lui faire peur aujourd’hui, mais susceptible de le faire rire demain (p. 1370), il pense l’avoir identifié en Monsieur Ouine. Sa surprise est extrême, car il ne se le représentait pas ainsi :
Il s’étonne seulement de ne pouvoir faire une place à son nouveau maître parmi ses héros favoris. Quelle sérénité autour de ce bonhomme épais, au front livide… « C’est peut-être ce qu’ils appellent un saint ? » pense Philippe avec une terreur comique. (p. 1366)
Au même titre que l’oxymore sarcastiquement formulé par le narrateur pour souligner à l’intention du lecteur l’ampleur de la méprise commise par le jeune homme, la confusion des valeurs qu’il commet en la circonstance, interprétant la chute dans le néant comme une élévation vers Dieu, ne peut être sanctionnée que par l’irruption d’une peur dont la nature n’est nullement sacrée et qui, de ce fait, suscite un rire proprement satanique. Avant, lors de son agonie, de requérir auprès de Steeny le don de son enfance, Monsieur Ouine, dès leur première rencontre, dépossède l’adolescent de cette enfance : « Jamais encore, au cours de cette journée capitale, il ne s’était senti plus loin de l’enfance, de l’univers maintenant décoloré de l’enfance, des joies et des peines d’hier, de toute joie, de toute peine. » (p. 1365).
8Or, Steeny, fidèle à sa devise, « foncer droit devant moi, toujours » (p. 1387), ne sait s’il doit se réjouir ou se plaindre du rapt de son enfance auquel a procédé Monsieur Ouine. Mouchette déplore qu’un voile funèbre se soit substitué à la couronne festive qui devait célébrer dans la joie la perte de son innocence :
Elle hait sa déception fondamentale, la hideuse erreur où a sombré d’un coup sa jeunesse, sa vraie jeunesse, celle qui, hier encore, attendait de se détacher de l’enfance, de naître au jour, unique occasion perdue – ô souillure ineffaçable ! (p. 1305)
Steeny, assommé par le madère, ne sait si la « main prudente, inconnue [qui a creusé] soigneusement l’oreiller autour de sa nuque brûlante12 » (p. 1374) appartenait à son rêve ou à la réalité. Il ne peut savoir. Il ne veut pas le savoir. L’ambiguïté de l’adolescence qui désire simultanément une chose et son contraire, le long dialogue que le jeune héros développe avec Guillaume l’établit à la manière d’une épure.
Ambiguïtés
9Si la nature de l’adolescent est double, comme est double l’identité, la personnalité et le comportement de Steeny, Bernanos, afin d’établir ostensiblement ce caractère duel, dédouble dans son roman la représentation de cette période de la vie en plaçant aux côtés de son héros un autre personnage masculin de son âge. Toutefois, Guillaume diffère profondément de Steeny. Alors que « le jeune poney » fait preuve à plusieurs reprises de sa souplesse et de sa dextérité physique, son compagnon est infirme et ne se déplace qu’au moyen de béquilles. Mais, cette déficience physique lui confère par compensation un sens moral dont son ami est dépourvu et surtout une force spirituelle qu’il met sans contrepartie au service d’un Philippe, que ses foucades aussi incessantes qu’imprévues placent constamment en danger. Le sentiment qu’il possède de sa mission sacrificielle au service de Steeny est telle qu’il craint sans cesse d‘être incapable de se montrer à la hauteur de la tâche qui lui est dévolue :
[…] il me semble que vous tirez sur moi de toutes vos forces, je vais tomber, mon cœur se vide.
– Hé bien ! lâche-moi, mon vieux, je puis bien tomber tout seul.
– Jamais, dit l’enfant d’une voix sourde, jamais ! (p. 1375)
Cette répartition des rôles a pour conséquence d’irriter Steeny qui désire jouir d’une liberté sans entrave et qui, loin de tenir compte des mises en garde de ce compagnon plus mesuré, plus lucide que lui, s’efforce de lui démontrer qu’ils sont semblables. Afin de couper court aux évidences que lui assène sans ménagement celui qui en la circonstance assume le rôle de conscience vivante, l’orphelin qui vient d’apprendre que son père n’est pas mort et que cette nouvelle a si profondément troublé qu’il feint de la traiter par le mépris, se retourne contre son contradicteur, l’accuse d’être de mauvaise foi et lui démontre que leur situation est semblable : « Eh bien, nous voilà logés à la même enseigne, toi et moi, plus d’ancêtres, le monde commence. J’aime mieux ça. » (p. 1389). Mais Guillaume, qui connaît mieux son ami que celui-ci ne se connaît, à qui la solitude et l’immobilité ont enseigné les mille et un replis que comporte un cœur humain, n’est pas dupe du procédé et se borne à rétorquer « avec douceur » : « Allez-vous-en, […] allez-vous-en ! Je veux dire éloignez-vous un peu, tournez-moi le dos, je suis sûr que vous allez pleurer. » (p. 1390).
10L’esprit de charité, qui anime celui que la vie a placé hors de la communauté des villageois rudes à la tâche et âpres au gain, lui confère une aptitude à la commisération pour son prochain qui l’a destiné à devenir le réceptacle de toutes les détresses humaines. Le vieux Devandomme, qui a consenti sans sourciller au mariage de sa fille avec un bâtard, n’a confié qu’à l’infirme le soir des noces le secret de sa honte : « Garçon, dit-il, garçon, nous sommes humiliés. »» (p. 1377). Il n’est nullement nécessaire de lui en dire davantage. Ces mots, il les avait entendus avant même qu’ils ne fussent prononcés. Il est également inutile qu’il réponde, son silence exprimant sa compréhension et sa compassion. Sa position en surplomb l’institue de facto en chroniqueur des turpitudes qui constituent l’ordinaire de la vie villageoise : « […] je vois plus de choses qu’on ne pense, d’ici, de ce perchoir, avec ce sale village sous mes yeux tout le jour. » (p. 1384). À l’ordinaire, comme le curé d’Ambricourt, il vit seul avec sa souffrance qui est toujours présente jour et nuit aux tréfonds de lui-même. Et, comme le curé d’Ambricourt, sans solliciter ce faisant l’esprit d’orgueil, vivant corps du Christ souffrant, il offre cette souffrance pour apaiser la souffrance d’autrui. « Un prêtre n’a d’attention que pour la souffrance, si elle est vraie13. », rappelle humblement le curé de campagne à la comtesse. L’oblation de Guillaume est plus entière encore : « Maintenant, je ne cherche plus à vous comprendre, je n’ai pas besoin : il me semble que toutes vos peines passent par moi. » (p. 1384). Il exerce donc auprès de Steeny la fonction d’ange gardien et s’est placé auprès de lui pour empêcher sa chute, pour éviter qu’il ne se damne sans rémission aucune. Cet ange gardien que le curé d’Ambricourt mentionne parfois d’un ton amusé, cet ange gardien auquel Mouchette désirerait tant confier son secret et qui lui fait si cruellement défaut, Steeny l’a auprès de lui, mais se refuse à l’écouter. Guillaume d’instinct a appréhendé l’ampleur du danger que court son ami en se dotant d’un mauvais maître qui ne peut que l’entraîner vers l’abîme. « J’ai peur pour vous. » (id.), ne peut se retenir de dire l’infirme qui en rêve a été confronté à l’évidence de la damnation de son ami :
Oh ! Steeny, mon petit Steeny, je vous ai vu l’autre nuit, en rêve, cloué par le milieu de la poitrine sur un rocher aride, une espèce de muraille flamboyante, un mur de sel et, avant que j’aie pu seulement prononcer un mot, vous m’avez crié : « Non, non, reste là, ne bouge pas, laisse-moi », absolument comme si vous étiez déjà damné. (p. 1380)
Le caractère chaotique de l’évocation, le recours aux images convenues de l’enfer suscitent l’agacement du « damné ». Toutefois l’adolescent, en écartant d’un geste désinvolte cette ombre trop familière pour paraître menaçante, offre à l’ombre autrement inquiétante car en apparence inoffensive de Monsieur Ouine toute latitude de le recouvrir. Celui que les incises nomment tantôt « l’enfant », tantôt « le petit infirme » a su préserver en lui la part de surnaturel que l’enfance et la souffrance confèrent au monde mystérieux qui les environne. Cette conversation, se tenant à l’aube hors des habitations et mettant en présence deux êtres si semblables par leurs aspirations, mais si différents dans leur projet de les réaliser, semble n’être qu’un soliloque de Steeny profondément troublé par le mystère que constitue pour lui la nuit antécédente. Cette occasion offerte au jeune homme, désemparé par le lourd secret qui lui a doublement été révélé, de le confier à un être apte à le recevoir en faisant montre de sollicitude, c’est l’opportunité qui par deux fois sera refusée à Mouchette : « Écoute, m’man, commence-t-elle14 […] » ; « M’man, commence-t-elle, faut que je te dise15… », « À l’heure où l’adolescence étend ses ombres », un mot peut suffire pour engager une vie entière, pour orienter une destinée dans une direction ou dans une autre. À l’heure où meurt l’enfant, peut naître le héros ou le martyr. Bernanos conclue la préface des Grands cimetières sous la lune en ces termes : « Amère ironie de prétendre persuader et convaincre alors que ma certitude profonde est que la part du monde encore susceptible de rachat n’appartient qu’aux enfants, aux héros et aux martyrs16. »
11Les plaintes de l’agonisante, puis le silence de la morte ont dissuadé Mouchette d’ouvrir son âme à quiconque : « Elle ne s’est jusqu’ici jamais confiée à personne – au sens exact du mot – et l’élan qui l’a jetée quelques heures plus tôt au chevet de sa mère déjà morte est le seul qu’elle ait connu17. » Aucun être humain n’étant susceptible de lui indiquer la voie à suivre, la jeune fille, murée dans son silence, suivra tout naturellement la pente qui conduit jusqu’aux eaux du « minuscule étang solitaire18 ». Steeny lui-même, avant de livrer ses confidences à Guillaume, avait discerné dans un rêve éveillé qu’une route s’ouvrait désormais devant lui ; il l’avait entrevue, mais s’était endormi avant de l’avoir vue véritablement. (p. 1375). Cette route était-elle réelle, était-elle celle qu’il lui faudrait désormais suivre ? André Not, démontrant que « Toute réalité devient douteuse, seules prennent valeur de certitude les visions que les personnages expriment. » Et, de fournir comme preuve de cet état de fait « l’opposition marquée entre la route rêvée par Steeny […] et la route concrète, réelle, qui dessert Fenouille19 […] » Mais, durant son entretien avec Guillaume, tout à sa course, Steeny ne se préoccupe plus de connaître la nature de la route sur laquelle il court. L’évidence de sa damnation lui est apportée en deux occasions par Jambe de laine. Une première fois, au moment précis où l’infirme venait de percer le point sensible de sa cuirasse, l’arrivée inopinée de Madame de Néréis en ce lieu et à cette heure constitue une malencontreuse diversion pour le jeune homme sommé de se confronter à sa vérité. La jument domptée, mais la châtelaine sortant victorieuse de la lutte qui les a opposés, Steeny ne recueille que de la boue sur son visage et du sang sur la main qu’elle a mordue. La seconde fois, alors qu’il a renoué avec la magie de la route et que « […] la pensée lui revenait sans cesse d’une vie toute neuve, toute brillante, intacte, – intacte, immaculée – miraculeusement remise entre ses mains à son bon plaisir, […] » (p. 1409), tel un attelage surgi de l’enfer, la voiture de la châtelaine de Wambescourt fond sur lui et le contraint à se plaquer dans la glaise du fossé. Cette seconde chute, comme la première, possède en contexte une portée symbolique : à chaque fois que Steeny s’efforce de s’élever en faisant retour sur lui-même, Madame de Néréis le cloue au sol, le nez dans la fange. Le destituant de toute identité humaine, elle l’animalise, justifiant de la sorte l’agression à son encontre dont elle s’est rendue coupable : « […] vous étiez si petit, si mince… À-t-on pitié d’une mouche ? » (p. 1422).
12L’ambiguïté de l’adolescent réside précisément dans son refus de s’indigner de cette intrusion manifeste dans le jardin secret de son intimité, de se révolter contre ce mouvement centrifuge qui l’éloigne de lui-même pour sans cesse le ramener vers Monsieur Ouine. De retour dans la maison maternelle, l’agressé devient agresseur sans parvenir à coordonner ses actes, à leur conférer une quelconque cohérence. Victime ou bourreau, mouche pour Jambe de laine lançant sa jument sur lui, ou innocent « plus seulement capable de faire mal à une mouche » (p. 1453), après l’agression qu’il vient de perpétrer sur Miss, il semble déjà condamné sa vie durant « à rêver d’admirables folies jusqu’à la satiété, jusqu’à l’écœurement, pour accepter à bout de forces, par pur défi, un risque sans grandeur, dont l’absurdité l’enivre » (p. 1426), comme le note le narrateur, à ne se rassasier jamais, ni de lait, ni de sang, de rester sur sa soif, ainsi que le résume Miss (p. 1453). Derrière ces femmes, œuvre Monsieur Ouine, que l’une hait et que l’autre ignore, mais que toutes deux servent à leur corps défendant ; Monsieur Ouine, qui fonde sur la part d’enfance de Steeny l’espoir de se prémunir contre la crainte qu’il éprouve face à la mort. Cet adolescent privé de ses repères habituels constitue une proie de choix pour ce prédateur de l’ombre, dont Ginette connaît l’étendue du pouvoir : « Notre ami fait ce qu’il lui plaît, rien ne l’arrête, et toujours à l’heure qu’il a choisie. Nous empêcherions plutôt Dieu de tonner. » (p. 1425).
13L’araignée lovée au cœur de sa toile, sans douter un seul instant que sa jeune victime viendra s’y empêtrer, observe les soubresauts de cette mouche vibrionnante qui incessamment se porte d’un extrême à un autre : « Vous me faites peur, […] Demain, peut-être, […] vous me ferez rire. » (p. 1370) ; « Lâchez ma main, fit brutalement Steeny, et il regretta aussitôt cette inconvenance. » (p. 1546) ; « Il ne sait plus s’il en veut à M. Ouine de mourir ou de n’être pas mort. » (id.) Le danger qu’il court d’être dépossédé de lui-même, d’être englouti par le vieil homme qui se sent vide et qui craint que rien désormais ne puisse le remplir, et de devenir en contrepartie le réceptacle de la substance maléfique que secrète le gros homme, inquiète Guillaume. Mais il a compris qu’il est déjà trop tard pour ressusciter en Steeny l’enfant qu’a tué Monsieur Ouine, pour replacer son ami sur la voie de l’autonomie et il ne peut au moment où ils se séparent que lui avouer sa peur et lui offrir sa pitié. « À Dieu, Guillaume » (p. 1392), lui crie Steeny avant de s’enfuir. Cet adieu qu’il conçoit comme l’affirmation d’une liberté recouvrée résonnera de manière sinistre quand lui fera écho plus tard l’adieu « écrit en lettres capitales, mais d’un dessin puéril » qu’a tracé sur les murs du presbytère le maire de Fenouille. Adieu à Dieu, adieu à la vie, adieu à sa liberté, de la nature de cet adieu dépendent l’ampleur et la noirceur des ombres qui s’étendent sur l’adolescent livré à lui-même.
Liberté
14Le tissu fictionnel de Monsieur Ouine est constitué de la juxtaposition d’histoires autonomes que l’assassinat du petit vacher, point de concentration de l’action romanesque, va faire converger de manière dramatique, conférant ainsi sa signification au titre primitif de l’ouvrage, La Paroisse morte. Les habitants de Fenouille, en effet, se sont affranchis de l’assistance de Dieu afin de se ménager la liberté de mener à leur guise leurs petites affaires sordides, sans se préoccuper des conséquences collectives et individuelles de leurs actes mesquins. Or, ni Steeny, ni a fortiori Guillaume, ne sont concernés par ce modus vivendi. Leur existence se déroule à l’écart de la ville, Guillaume ne quittant pas le domaine familial et Steeny faisant des allers et retours entre la « cage de brique » (p. 1385) maternelle et « la maison ténébreuse » (p. 1417) de Wambescourt. À aucun moment du récit, les deux adolescents ne se trouvent en présence des principaux protagonistes de la chronique villageoise, ces notables de Fenouille que sont le maire, le curé et le médecin. Ni l’un, ni l’autre n’est présent lors des obsèques du petit vacher et, de la sorte, ils ne sont en nulle manière mêlés aux événements terribles qui se déroulent ce jour-là. Le petit infirme, abandonné par Steeny, se trouve, « en pleine crise, à l’hôpital de Mérenghien. » (p. 1481). Son compagnon n’est mentionné que par son prénom crié deux fois par Jambe de laine avant de mourir. L’univers des deux garçons s’est longtemps réduit aux dimensions exiguës de leur sphère familiale respective. Seule leur amitié leur permettait d’acquérir une liberté véritable fondée sur la répartition des tâches, le héros forçant l’obstacle que constitue la vie et le martyr portant le poids des péchés de son compagnon. Cette liberté, nous nous en souvenons, Bernanos la considère comme la seule possible pour l’homme qui n’est plus un enfant. Cette association du prêtre et du soldat fait verser des larmes au curé d’Ambricourt quand il envisage, à l’issue de son entretien avec M. Olivier, la reconstitution de ce couple médiéval qui œuvrait pour la plus grande gloire de la chrétienté :
Hélas ! Dieu s’est remis entre nos mains – son Corps et son Âme – le Corps, l’Âme, l’honneur de Dieu dans nos mains sacerdotales – et ce que ces hommes – là prodiguent sur toutes les routes du monde… « Saurions-nous seulement mourir comme eux ? » me disais-je20.
Mais, s’étant trouvé un maître, Steeny traite par la dérision l’héroïsme du soldat que célèbre Guillaume, avant d’adresser machinalement à Dieu son ami dont il ne perçoit déjà plus la souffrance qu’il lui cause. Au moment du choix, il opte pour cet « héroïsme à rebours » (p. 1389) que stigmatise l’infirme comme étant indigne de lui. Ainsi cette relation, miraculeuse dans le contexte où elle s’est forgée et qui était parvenue à se préserver des souillures caractérisant les habitants de la paroisse morte, meurt-elle en un instant par la volonté d’un homme qui ne l’a jamais énoncée expressément et qui est absent au moment des faits. Or, loin d’ouvrir les possibles de son avenir, Steeny réduit son futur à un enfermement dans l’exiguïté d’une chambre dont l’air est irrespirable.
15Cette scène relatant l’agonie de Monsieur Ouine, nous le savons, fut rédigée en 1940 longtemps après les autres chapitres composant l’ouvrage. Elle retrace un épisode que jamais jusqu’alors le romancier n’avait traité, l’agonie d’un « prêtre de Satan21 », le retour au néant d’un être qui n’a possédé que l’illusion d’exister. Elle constitue un point d’orgue au sein de l’économie du roman, en ce sens où cette chronique de la paroisse morte qui abonde en morts aussi peu édifiantes que possible, de l’agonie ellipsée d’Anthelme au suicide suggéré du maire, consacre ses dernières pages à la représentation oxymorique d’une déchristianisation dont la marche désormais ne connaîtra plus de terme. En effet, elle n’a pour témoin qu’une sage-femme devenue passeuse et un jeune disciple fasciné par le spectacle dont il est le témoin. Certes, des principaux protagonistes de l’action romanesque, Steeny est l’un des seuls à être épargné par la mort. Mais s’il échappe à une fin funeste, le prix qu’il doit payer est considérable. « La même tragique solitude22 » qui accompagne la vie et la mort des deux Mouchette est du moins atténuée, pour la première par l’esprit de charité de l’abbé Donissan qui accède à son désir « d’être conduite au pied de l’église pour y expirer23 », et pour la seconde par le regard du romancier « qui est présent à ce drame comme un personnage invisible24. » Par contraste, aucun prêtre ne figure aux côtés de l’enfant rebelle, et le narrateur n’assume que sa fonction de régie au long de l’épisode.
16La longue séquence de la lente agonie de Monsieur Ouine peut être lue comme un doublet inversé de la première scène mettant en présence le maître et le disciple. Lors du premier épisode, Steeny entraîné au château de Wambescourt par Jambe de laine, parvenait dans la chambre du vieil homme à la suite de circonstances mystérieuses que ne précise pas le texte. Cette fois, les visites de Steeny sont l’expression de sa volonté et procèdent de manière itérative : « Chaque après-midi, le déjeuner avalé en hâte, il arrive ainsi échauffé par la course, étourdi de soleil et, dès le seuil, la maison solitaire l’enveloppe d’ombre et de silence, ainsi que d’un frais linceul. » (p. 1529).
17Cette course le conduisant d’une « cage dorée » à un froid tombeau trahit chez le jeune homme une secrète fascination pour la mort. Monsieur Ouine n’est plus assis, comme lors de la première entrevue, mais couché dans l’étroit lit de fer. Sa « vareuse boutonnée jusqu’au col » se trouve, pliée « comme d’habitude avec un soin minutieux » sur « le dos de l’unique fauteuil », « ses gros souliers soigneusement cirés » sont rangés sous ce même fauteuil (p. 1362 et 1527-1528). Un ordre identique règne en apparence dans la vie du professeur de langues, un ordre qui impressionne Steeny. Néanmoins, l’agitation du mourant contraste avec le calme qu’il manifestait durant leur premier entretien. Madame Marchal met d’ailleurs en garde le jeune homme contre cette agitation intempestive du mourant, qu’elle explique par sa présence au chevet du vieil homme : « Et puis, Monsieur Philippe, vous présent, croyez-moi, il s’agitera trop. » (p. 1543). Pourtant, la situation des protagonistes s’est modifiée entre les deux scènes : le goûter que prend Steeny lui est cette fois servi dans la cuisine par la sage-femme, la bière a remplacé le madère, la conversation n’est plus dirigée par Monsieur Ouine, mais porte sur ses menées secrètes… Toutefois, dès que le jeune homme est de retour dans la chambre où repose l’agonisant, le scénario antécédent semble se reproduire à l’identique : en dépit des mises en garde du maître, l’élève s’enivre de nouveau ; il se retrouve étendu en contrebas de l’adulte qui le domine de sa masse corporelle ; les « bras cruels » se refermant sur lui, qu’il identifiait autrefois comme étant ceux de Miss, ont fait place à la main du vieillard qui pèse lourd sur son épaule ; le « grand rire farouche, triomphal » qui conférait une atmosphère diabolique à la scène de naguère devient cette fois « un rire d’abord étouffé, puis franc et limpide »… Certes, durant cette scène qui paraît être une reprise à l’identique de celle déjà vécue par Steeny, c’est lui-même qui « posa sur la nuque de M. Ouine sa paume fraîche », alors que précédemment la « main prudente, inconnue » qui creusait « soigneusement l’oreiller autour de sa nuque brûlante » ne pouvait être que celle de son mentor. L’inversion des rôles aura cependant pour résultat de placer l’imprudent jeune homme à la merci du moribond qui, semblable au mauvais ange, couvre Steeny de l’ombre de ses fortes épaules : « […] elles avaient la forme d’un arc surbaissé, d’une voûte puissante, exactement calculée, inébranlable. » (p. 1554). À l’heure où il se doit de quitter la vie, ne pouvant prier Dieu, Monsieur Ouine requiert de celui qu’il domine la révélation d’un secret qui endiguerait la déliquescence qu’il sent se produire en lui, sachant cependant, comme le note Michel Estève, qu’il « ne peut se raccrocher au secret le plus insignifiant car il n’a plus aucune consistance25. » À nouveau, le narrateur évoque l’ombre que projette sur le jeune homme à terre le corps en surplomb de celui qui fut un détrousseur d’âmes : « Au-dessus de Steeny l’ombre des épaules dessinait toujours sa courbe trapue, solide, et cette image donnait aux dernières paroles de M. Ouine un sens sinistre. » (p. 1344). « […] le noir abîme n’accueille que les prédestinés26. », précisait le narrateur de Nouvelle histoire de Mouchette. Steeny, contrairement à Mouchette, ne porte pas son regard en contrebas, mais l’élève vers des ténèbres qui le surplombent. Au sens strict du terme, dès cet instant, Monsieur Ouine s’est dématérialisé pour lui et le dialogue qu’il poursuit avec lui est dans les faits un monologue qu’il mène avec lui-même. Soliloque qui a commencé il y a déjà longtemps et qui est destiné à se prolonger encore longtemps, comme lui-même en prend conscience dans l’état de demi-sommeil qui précède son réveil : « Et d’ailleurs cela ne s’élevait pas, cela coulait de l’ombre ainsi qu’un mince filet limoneux, insaisissable, intarissable, c’était sans commencement ni fin. » (p. 1561).
18De même que le vicaire de Campagne « ne rencontra que le vide et l’ombre27 » lorsqu’il se rua sur le maquignon, Steeny ne recueille que railleries de la part du médecin auquel il jure « qu’au moment même où [il a] ouvert la porte, [Monsieur Ouine et lui causaient] ensemble […] » (p. 1561). En fait, quand a débuté ce soliloque ? Était-il déjà engagé lorsqu’il se rendit la première fois dans la chambre du vieil homme ? Se poursuivait-il quand il refusa l’assistance que lui offrait Guillaume ? A-t-il réellement tenté d’étrangler Miss ou était-ce le bouton de la porte qu’en la circonstance il secouait violemment ? L’ombre du mourant, qui le recouvre, le submerge et le tient prostré à terre, semble n’être que l’ultime épreuve imposée à l’adolescent afin de déterminer s’il peut vivre ou s’il doit mourir. La première Mouchette s’est convertie « in articulo mortis28 », la seconde sentit monter « à ses narines l’odeur même de la tombe29 » au moment où la vie se déroba sous elle. À Steeny est donné d’assister à la disparition de l’homme derrière le cadavre. « Dépouillé de son enveloppe familière », Monsieur Ouine qui n’était rien de son vivant, mais qui le dissimulait habilement grâce au mouvement de sa pensée, privé de sa pensée révèle mort son néant. Le jeune homme stupéfait découvre l’inanité d’une liberté privée de signification, car elle s’est construite sans référence aucune à un quelconque élan spirituel.
19Les ombres déployées par l’adolescent dans une paroisse morte sous la conduite d’un maître tel que Monsieur Ouine apparaissent singulièrement noires. Dépossédé prématurément de son enfance, le maître n’a pu, n’a su retrouver l’esprit d’enfance qui confère à l’agonisant la joie lorsqu’il quitte ce monde. Comme le rappelle Michel Estève, « Pour [Bernanos], c’est donc la fidélité à l’enfance qui préserve de la crainte de la mort – la fidélité à l’esprit d’enfance retrouvé pendant l’adolescence30. » Cette évidence, la sage-femme devenue passeuse l’a parfaitement comprise, car œuvrant aux deux extrémités de la vie, elle s’est vite convaincue que « naître et mourir, c’est tout de même » (p. 1544). Accessible à un surnaturel qui le conduit à privilégier les visions que lui forge son esprit aux faits que lui révèlent ses yeux, Steeny revendique une liberté qui ignore Dieu et dont aucune grâce ne vient lui révéler la cécité dont il fait montre en la circonstance. Aussi le roman peut-il maintenant s’achever, la voie qui sera désormais la sienne est ici toute tracée.
20Georges Bernanos écrit dans « La liberté n’est pas morte » : « Car chaque génération nouvelle doit se trouver en opposition plus ou moins ouverte avec celle qui la précède : il y a là un mouvement aussi naturel que la diastole et la systole cardiaques31… » Cette nécessité pour la jeunesse de se dresser contre la génération qui l’a précédée dans les âges de la vie, dont le pamphlétaire propose une explication qui constitue en soi une variante de la théorie freudienne de la mort du père, ne saurait stricto sensu être incarnée par Steeny au sein du roman. Peut-être précisément parce qu’il n’a pas connu son père, il affirme ouvertement sa révolte contre les tourterelles qui l’ont enfermé dans leur cage dorée. Mais, comme le souligne sarcastiquement le narrateur, cette rébellion relève davantage de l’enfant frêle trop gâté que de l’homme désireux d’assigner une signification à son existence : « Hors de la présence de M. Ouine, il retrouve aussitôt le ton d’insolence qui exaspère, là-bas, les deux amies. » (p. 1531). Ainsi, celui qui revendiquait peu auparavant face à l’ancien professeur la liberté de ne pas rentrer le soir chez lui, se targue soudain de ne pas vouloir être libre : « Non, je ne suis pas libre, hurla Philippe. Je-ne-veux pas l’être. Cela me plaît de jouer un rôle, n’importe quel rôle, un vrai rôle. » (p. 1372). Il désire se donner un maître pour remplacer le père qu’il n’a pas eu, et pour arrêter son choix il s’en remet entièrement à son instinct. Mais, s’étant placé sous l’autorité d’un maître, non d’un prêtre, comme l’établit André Not, le dialogue qu’il engage avec lui n’est pas « traducteur de conflits », mais « négateur de conflits par la soumission de l’un des partenaires32. » En l’occurrence, Steeny bien évidemment. Au moment où un dialogue véritable lui serait nécessaire, il est réduit au rôle de réceptacle des propos de Monsieur Ouine, sans posséder nulle possibilité d’être entendu de lui.
21Doté d’une identité floue, caractérisé par ses ambiguïtés, inapte à s’élever jusqu’à l’idée de liberté, l’adolescent qu’est Steeny ne déploie ses ailes qu’afin de les refermer aussitôt dans le giron d’un maître. Se prémunissant également contre le bonheur et le malheur, il opte pour la sécurité que selon lui confère cette tutelle. Or, procédant de la sorte, il effectue selon Bernanos le pire des choix : « Messieurs, le bonheur et le malheur forment également les grands peuples, mais la sécurité fait les esclaves33. » Ne voulant rien donner, il ne peut rien recevoir. Ne s’aimant pas, il ne peut aimer les autres. « L’enfer, madame, c’est de ne plus aimer34 », s’exclame le curé d’Ambricourt à l’intention de la comtesse. Cette phrase opérera une brèche dans cette âme qui s’est fermée à Dieu lors du décès de son fils et permettra son retour vers son créateur qui est Amour : « Répétez cette phrase… cette phrase sur… l’enfer, c’est de ne plus aimer35. » N’aimant pas, son maître n’ayant jamais aimé et étant de ce fait incapable d’ouvrir son cœur à l’amour, Steeny se condamne dès cet instant au désespoir. Contrairement aux deux Mouchette, il ne lui est même pas offert de mourir pour ab ultimo conférer à sa mort le sens qu’il n’est pas parvenu à donner à sa vie. La mort constitue, en effet, une réponse satisfaisante à l’insatisfaction que suscite un monde qui est mort, parce qu’il a tué en son sein tout esprit de chrétienté authentique : « Moi je m’en fous, […] Je serai tué avant36. », telle est la conclusion que formule M. Olivier au terme d’un long réquisitoire contre la trahison dont l’Occident s’est rendu coupable à l’encontre de l’espoir que délivrait le message christique.
22La première partie de Sous le soleil de Satan s’intitule « La Tentation du désespoir ». La seconde partie du roman, « Le Saint de Lumbres », constitue un dépassement de cette étape, qui institue cette épreuve en piédestal de l’accession à la sainteté. Ce mouvement ascensionnel est absent de Monsieur Ouine. La curiosité qu’éprouve Steeny face à la dépouille de son maître démontre que l’adolescent ne parviendra pas à s’extraire du désespoir qui l’habite en cet instant. L’ombre qui s’étend alors sur l’adolescent l’intègre au sein de la paroisse morte, sans qu’il ne lui soit loisible, ni maintenant, ni plus tard, de se déprendre de cette terrible captation. Noir, formidablement noir, ce dernier roman bernanosien non seulement n’épargne personne, mais de surcroît il damne et condamne sans rémission aucune la plus faible de ses créatures. À l’évidence, comme il l’écrivait à Palma de Majorque en janvier 1937, lors de cette terrible année que fut 1940 pour Georges Bernanos, « le plus mort des morts est le petit garçon que je fus37. »
Notes de bas de page
1 Élisabeth Lagadec, « L’Information du lecteur ou l’enquête interdite », in Joseph Jurt et Max Milner (dir.), Bernanos et ses lecteurs, Berlin, Klincksieck, 2001, p. 173.
2 Gaëtan Picon, « Préface », in Georges Bernanos, Monsieur Ouine, ŒR, p. XXV.
3 Georges Bernanos, Nouvelle histoire de Mouchette, ŒR, p. 1266.
4 André Not, « Roman et scénographie : le lecteur, metteur en scène de Monsieur Ouine », in Joseph Jurt et Max Milner (dir.), Bernanos et ses lecteurs, p. 206.
5 Georges Bernanos, Les Grands cimetières sous la lune, EEC I, p. 355.
6 Michel Estève, « Notes et variantes : Nouvelle histoire de Mouchette », in Georges Bernanos, ŒR, p. 1888.
7 Georges Bernanos, Les Grands cimetières sous la lune, EEC I, p. 404.
8 Ibid., p. 355.
9 Georges Bernanos, Les Grands cimetières sous la lune, EEC I, p. 355.
10 Georges Bernanos, Nouvelle histoire de Mouchette, ŒR, p. 1263.
11 Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, ŒR, p. 1051.
12 Les variantes de l’épisode, provenant des cahiers déchiffrés par l’abbé Pezeril, sont, elles, sans équivoque sur la nature de l’épisode : cf., ibid., p. 1906-1907.
13 Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, ŒR, p. 1148.
14 Georges Bernanos, Nouvelle histoire de Mouchette, ŒR, p. 1311.
15 Ibid., p. 1315.
16 Georges Bernanos, Les Grands cimetières sous la lune, EEC I, p. 355-356.
17 Georges Bernanos, Nouvelle histoire de Mouchette, ŒR, p. 1330.
18 Ibid., p. 1343.
19 André Not, art. cit., p. 206.
20 Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, ŒR, p. 1221.
21 Albert Béguin, in Georges Bernanos, Monsieur Ouine, Paris, Club des Libraires de France, 1955, p. 315.
22 Georges Bernanos, Nouvelle histoire de Mouchette, ŒR, p. 1263.
23 Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan, ŒR, p. 231.
24 Albert Béguin, Bernanos par lui-même, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1954, p. 80.
25 Michel Estève, « Notes et variantes », p. 1918.
26 Georges Bernanos, Nouvelle histoire de Mouchette, ŒR, p. 1344.
27 Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan, ŒR, p. 184.
28 Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan, ŒR, p. 232.
29 Georges Bernanos, Nouvelle histoire de Mouchette, ŒR, p. 1345.
30 Michel Estève, « Biographie », in Georges Bernanos, ŒR, p. XLII.
31 Georges Bernanos, Le lendemain, c’est vous !, Paris, Le Livre de poche, 1974, [1969], p. 205.
32 André Not, Les dialogues dans l’œuvre de Bernanos, Toulouse, EUS, 1989, p. 73.
33 Georges Bernanos, Le lendemain, c’est vous !, p. 213-214.
34 Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, ŒR, p. 1157.
35 Ibid., p. 1163.
36 Ibid., p. 1221.
37 Georges Bernanos, Les Grands cimetières sous la lune, EEC I, p. 355.
Auteur
Aix-Marseille Université
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